Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XIX

 

 

DE 353 à 361. - Constance empereur. - Église grecque et Église latine. - Gallus et Sylvain usurpateurs. - Julien en Gaule. - Défaite de Chnodomar, roi des Alamans. - Guerres de Constance en Germanie et en Orient. - Julien, auguste. - Francs et Alamans. - L’Occident et l’Orient séparés. - Dédicace de Sainte-Sophie à Constantinople. - Le pape Libère et l’antipape Félix. - Disputes religieuses. - Victoires de Sapor II. - Perses et Romains. - Julien empereur, apostat. - Édit de tolérance universelle. - Constance et Julien

 

CONSTANCE, timide et soupçonneux, exagéra plutôt l’Empire asiatique de Dioclétien ; les courtisans, les femmes et les eunuques du palais gouvernèrent. L’empereur, exclusivement occupé des questions de préséances ou d’étiquette, ne s’inquiétait, ni de la révolte de l’Orient déjà bruyante, ni de l’indignation des Gaules — Gaule, Espagne, Bretagne, — soumises à un atroce régime d’inquisitions, de confiscations, de supplices, sous prétexte de châtiment à infliger aux amis de Magnence. Il s’intéressa cependant aux querelles religieuses que le développement de l’arianisme soulevait, et il se prononça pour le christianisme arien en opposition au christianisme occidental. L’entrée de Constance à Rome avait été caractéristique : Sur un char couvert d’or et de pierreries, debout, immobile, les yeux fixement ouverts et comme sans regard, la tête et les mains conservant pendant toute la marche processionnelle la rigidité divine conseillée par les eunuques, l’empereur, se donnant en spectacle, stupéfia les Romains.

La vaniteuse faiblesse de Constance permettait l’efflorescence de toutes les ambitions, le tremblement de toutes les craintes. La fondation de Constantinople n’avait pas seulement coupé l’Empire en deux matériellement, elle avait aussi divisé l’Église du Christ en Église latine et Église grecque. L’antagonisme religieux préludait, en outre, à un antagonisme social. Tout en empruntant ses armes de combat à l’arsenal biblique, et sa hiérarchie, son gouvernement, au despotisme asiatique imité des derniers Empereurs, l’Église de Rome ne pouvait plus secouer — l’impression en était trop profonde dans le peuple chrétien — le goût de médiocrité et de résignation qui, en attendant le ciel, s’était répandu et amollissait. Les fidèles concevaient l’Église comme une vaste commune se suffisant à elle-même, cette vie ne valant vraiment pas un effort.

Et tandis que les Chrétiens, inertes, amoindris, perdaient le sens de la vie civile, l’aristocratie régentant l’Église, accapareuse, se chargeait de tout, privant systématiquement l’humanité des satisfactions humaines — forum, gymnase, théâtre notamment, — transformait le citoyen en une sorte de reclus prisonnier de sa chair, humilié, ne devant songer qu’à la délivrance de son âme, répugnant à l’action, acceptant les désastres comme « la confirmation des prophéties, et sans se réjouir jamais de rien. Le cosmopolitisme des stoïciens, si funeste à l’Empire, tournait, dans l’Église de Rome, en un catholicisme apathique. Au contraire, le christianisme arien, dont l’Empereur était le chef, se soudait à l’État, faisait de chaque citoyen fidèle un croyant armé. On vit la différence des deux Églises au concile de Milan (355), où 300 évêques d’Orient et d’Occident, assemblés, reçurent de Constance l’ordre impérieux de sanctionner une profession de foi extraite des doctrines d’Arius.

Alors, directement menacé, le christianisme romain résista. Les évêques orthodoxes, Eusèbe de Verceil, Lucifer de Cagliari, Denis de Milan et le pape Libère, contraints de se rendre au concile, refusèrent de condamner Athanase, qu’un synode avait déposé comme prévaricateur et devin. Furieux, Constance fit arrêter Athanase, de nuit, et enlever le pape, l’un et l’autre réfractaires à la volonté impériale, aux décisions de leurs collègues de l’épiscopat. Le caractère de Constance, son absolue soumission aux caprices, aux passions et aux intérêts de sa cour, sa méchanceté lâche, son impitoyable hypocrisie, sa pusillanimité soupçonneuse, justifiaient toutes les épouvantes. La peur bien connue que le prince avait des Barbares, — que Julien signalera, — et l’inéluctable nécessité de trouver une force à opposer aux soldats de l’Empire soutiens de l’hérésie, de recruter une armée capable de vaincre ces milices dont Constance aimait à étaler la puissance factice, théâtrale, pompeuse, aux yeux des Romains, décida les maîtres de l’Église à préparer sérieusement sa revanche chez les Barbares.

Gallus, dépêché en Orient par Constance pour y combattre les Perses, s’était arrogé le titre d’auguste. L’empereur dissimula sa colère, attira l’usurpateur par de flatteuses promesses, et lorsqu’il l’eut amené en Pannonie à Pola, il le fit prendre et décapiter. La mort de Julien était également décidée ; mais l’impératrice Eusébie obtint qu’il fût épargné, seulement relégué à Athènes. Ces deux compétiteurs supprimés, Constance se crut définitivement le maître de l’Empire ; quiétude sotte, absurde, et qui fut de courte durée d’ailleurs.

Sylvain, qui surveillait les Barbares à Cologne, apprit qu’on le suspectait à cause de ses relations avec les Francs. Pour éviter une mort certaine, il se fit proclamer empereur (355). Constance, qui se crut joué, mais embarrassé, rappela Julien d’exil, par précaution, et envoya à Cologne Ursinus — qu’Ammien Marcellin accompagnait, — avec la mission secrète de tuer l’usurpateur. Surpris dans une chapelle chrétienne, où il s’était réfugié, invoquant en vain le droit d’asile, des soldats massacrèrent impitoyablement Sylvain.

Rassuré, à Milan, Constance donna sa sœur Hélène pour femme à Julien et le chargea de délivrer la Gaule, envahie par les Barbares après la mort tragique de Sylvain. Julien, qui portait le costume des philosophes, était chrétien. Les troupes l’acclamèrent dès son arrivée, en faisant résonner avec fracas le bouclier sur le genou. La Gauleclef de voûte de l’Empire en Occident — venait de subir de sanglants outrages : quarante-cinq villes florissantes saccagées, Mayence et Strasbourg détruites par les Alamans, des troupes innombrables de Gallo-romains transportées sur la rive droite du Rhin et assujetties au dur labeur du défrichement des terres (355). La Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie paraissaient abandonnées. Julien s’appuya des conseils du préfet Salluste, agit avec prudence et résolution, gagna plusieurs batailles sur les Barbares, — à Strasbourg notamment (août 357), — rétablit la sécurité de Bade à Cologne et fit prisonnier le roi des Alamans, Chnodomar. Il franchit le Rhin, fortifia le Taunus, et ramena un grand nombre de captifs gaulois, laboureurs et légionnaires.

La valeur de Julien, sa légitime popularité, la sagesse de son administration, la sûreté de sa politique et la promptitude inouïe de ses victoires successives, éveillèrent la jalousie farouche de l’empereur. La capture du roi Chnodomar surtout, miraculeuse, — sans doute un dieu propice intervint ce jour-là pour nous, écrivit Ammien Marcellin, — excita la fureur de Constance. Cette victoire de Julien, en effet, ranima le courage des Gaulois, non seulement par la constatation du succès militaire remporté, mais aussi par le spectacle de la bassesse du roi vaincu. Chnodomar montra, la pâleur au front, tandis qu’on l’entraînait, la contenance dégradée d’un esclave ; ce féroce dévastateur, dont le drapeau de pourpre, seulement arboré, épouvantait la Gaule hier, s’humiliait étrangement ; ces hordes d’envahisseurs, ces soldats de haute taille, fougueux, terribles, ne résistaient décidément pas au sang-froid, à la discipline et au calcul, ces forces véritables des armées. Les Barbares alamans, insolents dans le succès, étaient sans dignité dans le malheur...

Julien infligea quelques défaites aux Francs qui occupaient le Rhin inférieur, leur enleva Cologne, en enrôla beaucoup dans ses légions (357). Les Gallo-romains admiraient et aimaient Julien, le Victorieux et le Sage, vaillant et habile, audacieux et instruit ; on le qualifiait d’Empereur clément, d’Empereur fortuné ; il devenait légendaire. Les païens pressentaient qu’il rétablirait les temples des dieux, tandis que les Chrétiens remarquaient qu’il était entré dans une église le jour de l’Épiphanie, joignant ses prières aux prières publiques. A Vienne, un jour, on l’entendra dire aux soldats : Placé bien jeune au milieu de vous, par la volonté de Dieu..., se donnant ainsi, selon la formule chrétienne, comme le Maître prédestiné.

Tandis que Julien s’affermissait en Gaule, Constance prétendait diriger, de Sirmium, une campagne entamée par ses généraux contre les Germains du Danube ; s’inquiétant aussi, à juste titre, des Perses constamment victorieux en Orient. La guerre en Germanie — cette fabrique des nations — se termina brusquement, après quelques succès sur les Quades et les Daces. La politique romaine sur le Danube et sur le Rhin demeurait, depuis Varus, seulement défensive. Constance voulut aller combattre et réduire Sapor II, avec l’armée de Syrie renforcée ; il envoya donc Décence à Julien, pour demander à ce dernier toutes ses troupes auxiliaires, composées d’Hérules, de Bataves, de Pétulants et de Celtes. Les légions gauloises, mécontentes, effrayées, refusant d’obéir à l’appel de l’empereur, secouant leurs lances en signe de colère, proclamèrent Julien auguste, malgré sa résistance (357).

Hissé sur le bouclier d’un fantassin, couronné par un certain Maurus, dit Ammien, simple hastaire chez les Pétulants, qui détacha le collier qui le distinguait comme porte-enseigne et le mit audacieusement sur la tête de l’empereur, Julien convoqua les troupes au Champ de Mars pour les haranguer : Votre volonté bien arrêtée m’a porté du rang de césar au faîte de la puissance. C’est toute une révolution que vous venez de faire ; il reste à la consolider par de sages mesures... Nous avons attaqué et repoussé les Alamans jusqu’alors indomptés ; mais ce qu’on ne peut oublier, ni passer sous silence, c’est cette journée d’Argentoratum (Strasbourg), l’aurore de la liberté des Gaules !

Et Julien ajouta : A vous qui avez si bien mérité de la patrie, dirai-je ce qui reste à faire pour que le souvenir en soit vivant chez la postérité la plus reculée ? Défendre aussi énergiquement contre toute agression celui que vos propres mains ont élevé au pouvoir suprême. De mon côté, pour maintenir l’ordre, conserver intacte la règle d’équité dans l’avancement, et fermer la porte aux envahissements secrets de l’intrigue, je déclare, sous la sanction de cette glorieuse assemblée, que pour toute promotion dans l’ordre civil et militaire, il ne sera fait acception d’autre titre que le mérite personnel, et qu’une recommandation sera regardée comme un déshonneur pour quiconque aurait employé ce moyen. On voit que Julien sortait de l’école d’Athènes.

Sûr de son armée, Julien voulut s’entendre avec Constance, négocier. Ce dernier, sans héritier direct, eût peut-être acquiescé à quelque arrangement, si les courtisans lui avaient permis d’accepter même un essai de diplomatie en vue de la paix. Vite désillusionné, Julien demeura en Gaule, heureux dans sa chère Lutèce, dans la petite ville des Parisiens, dont il appréciait — à son dire — la pureté de l’eau, la douceur de l’hiver et la qualité du vin que buvaient ses habitants. L’audacieuse Lutèce de Jules César captivait l’empereur philosophe, utilisant d’ailleurs ses loisirs à affermir son pouvoir, à étendre son influence, à aguerrir ses troupes, à composer très habilement son empire.

Il entreprit une rapide campagne contre les Francs Saliens qui détenaient la Toxandrie, — entre la Meuse et l’Escaut, — et, leur ayant montré sa puissance, il les laissa sur leur territoire, reculant ainsi sa frontière, marquant bien, en outre, la différence qu’il faisait entre ces Francs, — peut-être les Chérusques de Tacite, — sédentaires, civilisés, braves, fidèles, sobres, et les Alamans nomades, sauvages, orgueilleux, obséquieusement trompeurs, aux appétits insatiables. Julien n’avait pas seulement rendu la liberté à la Gaule, par sa fermeté prudente il en inaugurait le Royaume avec une merveilleuse perspicacité.

L’Occident et l’Orient se particularisaient de plus en plus. Tandis que la Gaule façonnait son indépendance, obéissait à un maître de son choix, collaborait avec lui à l’établissement d’une nationalité libre, et que la Perse s’assujettissait volontairement au despotisme de Sapor II, roi couronné avant de naître, Constantinople s’isolait, la dédicace de Sainte-Sophie par l’empereur (360) dénonçant la préoccupation religieuse, dominante, absorbante, qui avait succédé à l’idée antique, romaine, de conquête et d’exploitation. — A Rome, une émeute contre le préfet Léonce, qui avait osé faire arrêter le cocher Philocome, favori du peuple ! et l’intronisation à la chaire de Pierre de l’antipape Félix — pendant l’exil du pape Libère, — furent les deux événements, également mémorables, qui agitaient au même degré la cité de Romulus !

En Palestine, une querelle retentissante éclata entre l’évêque de Jérusalem, Cyrille, et l’évêque de Césarée, Acacius, suspect d’arianisme.

Au concile de Sirmium, les évêques ariens, étant en majorité, rédigèrent un nouveau symbole contraire au Symbole de Nicée, et achevèrent le scandale en décernant à l’empereur Constance le titre de roi éternel ! Et le pape Libère, lâchement, pour rentrer dans Rome, signa cette formule, participa volontairement à la condamnation d’Athanase (358).

Les conciles de Rimini en Europe et de Séleucie en Asie, simultanément, consacrèrent pour ainsi dire la scission des deux Églises, inaugurant ce qu’on pourrait appeler la Guerre des deux christianismes, ostensible, déterminée. L’empereur envoya au concile de Rimini une formule arienne, que le pape délivré refusa cette fois de sanctionner ; et les évêques du concile de Séleucie se divisèrent en ariens et semi ariens. L’évêque de Poitiers, Hilaire, alors en exil, intervint pour la défense du dogme catholique orthodoxe. La longue et véhémente dispute de Cyrille et d’Acacias s’acheva à l’avantage du premier ; Jérusalem vainquit Césarée. Au sein des Églises en antagonisme, les haines s’accumulaient dans la proportion des ambitions déçues, des intérêts frustrés, des vanités blessées.

Pendant que ces querelles absorbaient l’Europe, Sapor II détruisait Amida, Singare, Besabde en Mésopotamie (359), s’avançait irrésistible, affamant les armées romaines, interceptant les convois de vivres, brûlant les fourrages. Et voici qu’après avoir tant persécuté les Chrétiens, le Roi des rois les protégeait maintenant, ordonnait que l’on respectât leurs autels, garantissait le libre exercice de leurs pratiques religieuses. On attribua ce changement à la trahison d’un pontife supérieur de la loi chrétienne qui, pendant le siège pénible de Besabde, aurait indiqué aux Perses le point faible de la cité, alors attaquée et forcée.

La gloire de Sapor II resplendissait. On comparait sa puissance rayonnante, réelle, à la puissance obscure, factice, des Empereurs ; on vantait sa taille gigantesque et sa majesté, alors que dans un cortège il chevauchait, portant la tiare d’or parsemée de pierreries, entouré de princes de différentes nations, escorté de ses guerriers superbes, et de sa troupe d’éléphants, citadelles mouvantes chargées d’hommes armés. Le Roi des rois Sapor, triomphateur perpétuel, dont l’étendard couleur de feu ne connaissait plus que la Victoire, commandant à une nation indomptable, se dérobait à toute humiliante négociation : Les Perses étaient tous de haute naissance et les travaux de la guerre ni les dangers ne leur faisaient peur.

Ammien Marcellin, enthousiaste, remarque aussi, avec l’accent convaincu d’un historiographe renseigné, qu’après les batailles, en Orient, les cadavres des Romains ne sont qu’un amas de pourriture, tandis que les cadavres des Perses tempérants restent sains jusque dans la mort. Et il oppose la vigueur héroïque et pure de la cour du Roi des rois, à la corruption de la cour de Constantinople, dont les victoires se limitent à l’ordonnance des festins, où les tissus de soie remplacent les armures, où la gloire dépend de la perfection d’une étoffe, d’un raffinement de la science culinaire, du faste inouï d’un ameublement, des proportions énormes d’une maison de marbre. L’armée impériale a vu substituer des airs lascifs aux mâles chants guerriers, le duvet de la couche molle, à la pierre servant jadis d’oreiller, la coupe à boire du soldat, énorme, plus pesante que son épée...

Cette opinion, partout acceptée, de l’effondrement de la puissance impériale, explique comment Julien conçut le projet de renverser Constance. Après une démonstration contre les Barbares, afin que ceux-ci ne vinssent pas tourmenter les Gaulois pendant son absence, Julien partit (361). On lui annonça en Cilicie, près de Tarse, la mort soudaine de Constance (3 octobre) et le vœu suprême de l’empereur, qui l’avait désigné pour lui succéder. Julien était en effet le dernier prince survivant de la famille de Constantin.

Élevé dans la religion chrétienne, et pratiquant, Julien avait subi à Athènes l’influence des rhéteurs, qui y enseignaient l’art de tout résoudre en littérature. Il s’était passionné pour les Lettres grecques, et déplorait en conséquence la chute du paganisme, si favorable aux poésies ; et il philosophait, se révoltant à l’idée de la Raison subordonnée à la Foi, ne prévoyant pas que sa raison à lui ne serait bientôt, au rang où les événements le portaient, que la dupe de son intérêt personnel. Il est vrai que le spectacle des déchirements de l’Église du Christ, l’absurdité de certains dogmes, les leçons encore récentes de la politique maladroite de Constantin, la probabilité d’une raison d’État commandant l’attitude religieuse de Constance — qui en était arrivé à persécuter les évêques fidèles au Symbole de Nicée — troublaient considérablement les esprits.

Devant Julien, avec audace, les païens se moquaient, et non sans esprit, des dissensions ecclésiastiques ; et l’empereur, fin lettré, susceptible, craignait le ridicule. Entre Constantin, le protecteur du Christianisme, le Grand Chrétien, qui avait été le meurtrier du père de Julien, et qui était mort comme le prisonnier moral de l’évêque de Rome, et Constance, qui s’était hautement et courageusement décidé pour l’arianisme, non sans succès, l’empereur hésitait. Il lui sembla, finalement, qu’en retournant au paganisme il reviendrait aux traditions et s’exonérerait d’un embarras. Grégoire de Nazianze attribua l’apostasie de Julien aux conseils des philosophes asiatiques ; elle résulta plutôt de son éducation littéraire, accentuée par le débordement des hérésies, la fureur des sectaires, la licence déjà sans bornes du clergé. L’empereur n’était plus chrétien lorsqu’il prit possession de l’Empire.

L’Édit de tolérance universelle et le rappel de tous les évêques bannis par Constance à cause de leur orthodoxie, aidaient la réaction païenne ; car le Christianisme cessant d’être la religion officielle, les évêques, libres, reprenaient leurs discussions, leurs querelles, passionnés, acharnés. Entouré de philosophes, tenant les Chrétiens en dehors de la renaissance intellectuelle provoquée — en leur interdisant l’accès des écoles profanes, — rétablissant les pompes du paganisme public, écrivant enfin des ouvrages satiriques contre la religion du Christ, Julien eut au moins le mérite de ne rien celer de ses intentions.

L’empereur voyait juste, en ce sens que les progrès du Christianisme dévoyé, judéo-romain, trop précipités, dépassaient la mesure des possibilités humaines. Les convertis ne l’étaient pas, ne pouvaient l’être complètement ; ils venaient à l’Église en souffreteux cherchant une guérison, en curieux poussés vers une doctrine nouvelle, attirante, consolante, mais n’abandonnaient ni leurs préjugés ni leurs superstitions.

Les uns croyaient se rendre les Saints favorables, en leur offrant de sanglants sacrifices ; d’autres formulaient leurs prières, à la fois naïves et calculées, en sorte de contrat donnant, donnant ; tous redoutaient bien plus les mystérieuses manifestations du courroux de Jupiter, qu’ils ne se confiaient à la souveraine bonté de la Providence. Il suffisait de la naissance d’un monstre, à Antioche, pour y terroriser toute la population, Chrétiens et païens. Les visions, les songes, les incidents néfastes, les faits sinistres, n’avaient rien perdu de leur importance dans la vie. En ramenant ses sujets au paganisme, Julien pouvait croire raisonnablement qu’il les restituait à l’Empire et à leur Religion.

Julien ne continuait en rien Constance, mort haï de tous, dont le caractère ombrageux et vindicatif, envieux, cruel, impitoyable, contrastait avec une réputation paradoxale de frugalité, d’endurance et de chasteté. L’émule des Caligula, des Domitien et des Commode, si accessible à la flatterie, et que paraissaient charmer les sons flûtés de la voix des femmes et des eunuques, devenait féroce lorsqu’un soupçon troublait sa quiétude. Ce despote à l’aspect agréable — quoiqu’il eût les jambes courtes et arquées, — à la peau brune, mate, au regard élevé, à la chevelure fine, et minutieusement coquet, n’était plus qu’un être hideux, effrayant, lorsque la peur le tenaillait.

Le règne de Constance avait été détestable. Les impôts écrasaient les provinces, sans qu’il daignât jamais écouter une seule réclamation. L’avidité, la rapacité des officiers de sa cour ; l’absence complète de justice, — la soif de s’enrichir au mépris de toute honnêteté s’étant emparée des principaux personnages de tous les ordres ; — la multiplication des délateurs, ces limiers de bruits publics ; le cynisme des corruptions effrontément négociées, et la pusillanimité du prince ne songeant qu’à déjouer d’imaginaires complots, avaient fait de la mort du tyran une délivrance.

Julien devait donc régner autrement que Constance. Au point de vue religieux, il ne pouvait accepter ce christianisme d’État, bizarre, où l’Empereur intervenait, et s’amoindrissait, en s’abaissant à discuter un dogme, à réglementer une discipline, controverser, subtiliser, finir par concilier étrangement de grandes et hautes vérités avec des superstitions de vieille femme. Et puis, ces synodes, ces conciles répétés, continuels, prolongés et tenus aux frais de l’État, toujours nombreux, — ce n’était sur les routes que nuées de prêtres, — coûtaient au trésor. Enfin, les caprices de Constance, qui le portaient à sévir tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, avaient laissé de lui l’impression d’un empereur théologien persécuteur de toutes les religions. Le successeur d’un tel souverain devait hésiter à accepter cette partie dangereuse de l’héritage.

Julien, comme tous ses contemporains, infatué, jaloux de son autorité, d’apparence résolu, énergique, sûr de soi, doutait cependant de st propre raison. Il avait consulté des devins sur la durée possible de la vie de Constance ; et la mort de cet empereur ayant exactement confirmé la prédiction, il témoigna d’une confiance sans bornes en la science divinatoire.

Il enjoignit de rouvrir les temples, de sacrifier des victimes sur les autels abandonnés, et au même moment, il réunit les évêques (361), leur ordonnant de cesser les disputes, chacun devant, dans l’Empire, professer librement le culte de son choix. Cette manifestation de tolérance fut interprétée comme l’acte d’un politicien spirituel et subtil : S’il se montrait si tolérant, c’est qu’il comptait bien que la liberté multiplierait les schismes, et que de la sorte il n’aurait pas l’unanimité contre lui, sachant par expérience que, divisés sur le dogme, les Chrétiens sont les pires des bêtes féroces les uns pour les autres.