Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE VIII

 

 

DE 222 à 244. - Alexandre Sévère empereur. - Christianisme d’Origène. - Chrétiens et jurisconsultes. - Tertullien. - Littérature chrétienne. - Traduction de la Bible hébraïque. - L’Église d’Afrique. - Triomphe de Paul. - Les Syriens. - Bardesane. - Ardachir. - Guerre en Asie. - Germains en Gaule et en Illyrie. - Maximin empereur, vainqueur des Alamans. - Les deux Gordiens empereurs. - Balbin et Pupien empereurs. - Persécution des Chrétiens. - Gordien III empereur. - Les Francs. - Les Goths. - L’Arabe Philippe empereur. - L’Empire perse et l’Empire romain.

 

EMPEREUR à quatorze ans, Alexandre Sévère gouverna par son aïeule Mœsa et sa mère Mammée. Cette dernière choisit pour son fils des conseillers vertueux, parmi lesquels les jurisconsultes Paul et Ulpien, l’historien Dion Cassius. Les superstitions étrangères bannies, les fausses monnaies retirées, les impôts diminués et des mesures prises contre les excès de luxe, annoncèrent un régime soucieux de l’équité et de la morale. Les vétérans reçurent à titre de bénéfices, sur les frontières, des propriétés dont leurs enfants hériteraient, s’ils restaient dans l’armée. La paix de l’Empire semblait s’étendre, s’affermir, sauf parmi les soldats, qui se querellaient souvent avec le peuple, commettaient parfois de sanglantes atrocités.

La dynastie nouvelle apportait aux Romains un libéralisme sincère, large. Les grandes Syriennes de la famille impériale — Julie Domna, Julie Mœsa, Julie Mammée, Julie Soémis, — exerçaient une saine influence, participaient au gouvernement, siégeaient au sénat, corrigeaient les mœurs par l’exemple de leur autorité modeste, de leur énergie bienveillante. L’empereur avait fait graver cette parole chrétienne à l’entrée de son palais : Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fit à toi-même. Une sorte d’affiliation au Christianisme, moins religieuse que morale, par raison d’État un peu, par tendance ethnique surtout, préparait une entente entre l’Empire et les sectateurs de Jésus. Alexandre Sévère plaça dans son lararium, parmi les bienfaiteurs de l’humanité, Orphée, Abraham et Jésus-Christ. La mère de l’empereur, Mammée, était instruite du christianisme d’Origène.

Mais pendant que la mère et le fils rêvaient de fraternité, d’accord universel, de liberté de conscience, les jurisconsultes, imbus de l’esprit romain traditionnel, collectionnaient et rééditaient les vieilles maximes, féroces. L’empereur — qui écrivait des Règles pour bien vivre — et ses conseillers se trouvaient engagés dans deux voies différentes, opposées

Le christianisme d’Origène — qui était comme le christianisme de la cour, — convenait mal aux circonstances. Ses principes excessifs, ses conclusions insensées, allant jusqu’à la mutilation, avaient alarmé à bon droit l’évêque d’Alexandrie, qui avait frappé d’excommunication le disciple de Clément, presque chef d’école, manquant de charme d’ailleurs, antipathique plutôt. Ce christianisme attristant retarda’ l’heure de Jésus. L’empereur accorda la liberté de conscience, rendit le droit de s’associer ; mais il ne put, comme il le désirait, édifier et consacrer un temple au Christ : On lui démontra, par des textes, que son vœu était irréalisable, illégal. Les jurisconsultes Ulpien, Paul, Ælius Marcianus, acharnés à la codification et à l’application dés anciennes lois, repoussaient systématiquement toutes les formules de la loi nouvelle.

Alexandre Sévère, secondé par les Julies, l’aurait-il emporté quelque jour sur la répugnance des jurisconsultes ? L’attitude provocatrice du défenseur des Chrétiens, de Tertullien, empêcha dans tous les cas la moindre tentative de rapprochement. Aux jurisconsultes, qu’il exaspérait, Tertullien disait publiquement que les lois romaines devaient tout ce qu’elles avaient de bon aux lois de Moïse ; c’était rappeler maladroitement aux Romains l’abominable conduite des Juifs de Jérusalem et faire des Chrétiens les héritiers directs des Israélites. Et en effet, l’avocat des sectateurs de Jésus répétait textuellement les imprécations du Sanhédrin : Quel jour, s’écriait-il, que celui où le Très-Haut comptera ses fidèles ; enverra les coupables à la géhenne et fera flamber nos persécuteurs au brasier des feux éternels ! Cela donnait raison aux jurisconsultes qui, devant la famille impériale, dénonçaient les Chrétiens comme d’irascibles et irréconciliables ennemis, à éloigner sinon à exterminer.

Tertullien menaçait Rome du nombre des Chrétiens, augmentant chaque jour dans le peuple et dans l’aristocratie ; il montrait la ville, les campagnes, le palais, regorgeant de Chrétiens ; il bravait la justice romaine, incapable de faire reculer un seul martyr ; il insultait à la multiplicité ridicule des dieux du paganisme, nouveaux et anciens, barbares et grecs, romains et étrangers, particuliers et communs, males et femelles... divinités qui se querellaient, luttaient de corps à la façon des gladiateurs, se blessaient, s’enchaînaient, se maltraitaient étrangement... divinités burlesques, à têtes de lion, de chien, de chèvre, de bélier, boucs depuis les reins, serpents depuis les cuisses, avec des ailes aux pieds et au dos... statues adorées et cependant faites du même métal que les meubles et la vaisselle, et que l’on peut vendre, faire fondre, transformer en chaudron, en vaisseau à ordures...

Ces insolences sacrilèges, couronnées d’une constatation injurieuse, dont les termes précis étaient une formelle et définitive déclaration d’hostilités : Nous sommes d’hier et déjà nous remplissons tous vos cadres, vos cités, vos places fortes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples !... Nous pourrions vous combattre en nous séparant de vous ; vous seriez effrayés de votre solitude, d’un silence qui paraîtrait la stupeur d’un monde mort.

On conçoit, devant de telles audaces, publiques, les hésitations de l’empereur syrien en ses velléités chrétiennes. D’autant que Tertullien ajoutait : Je pourrais dire que l’Empereur est plus à nous qu’à personne, puisque c’est notre Dieu qui l’a établi. Et ensuite : On remercie Jupiter des faveurs accordées par le Dieu des Chrétiens !... Dans ce langage, les conseillers du maître, les Romains instruits, se souvenant du passé, ne pouvaient pas ne pas reconnaître les prétentions des Juifs de Jérusalem, ces Juifs d’où les Chrétiens tirent leur origine, avait encore écrit Tertullien.

La rhétorique juive inspirait le plus intraitable des anciens Pères de l’Église, le Carthaginois Tertullien, dont le style exotique, disparate, éloquent certes en sa sauvagerie, dédaigneux à la fois de la grâce hellénique et de la dignité romaine, rénovait le prophétisme pur, avec un accent nouveau, africain, berbère, imprévu, forgeant un latin spécial, où le punique s’alliait à la langue de Cicéron, traduisant les hébraïsmes avec brutalité, faisant le latin catholique.

La littérature chrétienne, africaine, débutait bruyamment par l’infaillibilité, l’insulte, le sarcasme et l’ironie, annonçant l’intolérance. Carthage s’apprêtait à expulser les Évangélistes, à oublier Jésus, pour revenir aux temps du Peuple de Dieu. La Bible hébraïque — trésor où se gardent tous les mystères de la religion juive et par conséquent de la religion chrétienne, — allait être, traduite en latin, la base du Christianisme nouveau, belliqueux. Pour en finir avec les apologistes hellénistes, successeurs des philosophes alexandrins, les Africains les méprisèrent, les accusant d’avoir plagié la Bible : Quel est le poète, quel est le sophiste qui n’a pas puisé dans les Prophètes ? C’est à cette source sacrée que les philosophes ont essayé d’étancher leur soif. Exécutant la volonté de saint Paul, Tertullien divinise les Écritures, les Saintes Écritures : Si leur antiquité peut être douteuse, déclare-t-il, leur divinité ne l’est pas.

En somme, Tertullien et ses disciples, ses élèves, gens ambitieux, violents, Phéniciens dans toute la force du terme ethnique, s’appropriaient les dépouilles du montanisme, tournaient en fanatisme le désir de la mort dans les tortures et l’affirmation d’une indiscutable foi, tyrannique, individuelle. Esprit faux, mais écrivain de race, éloquent bien que dépourvu de goût, et de grammaire, Tertullien régenta l’Église universelle, en la servant comme il l’entendait, en l’invectivant lorsqu’elle paraissait lui résister, la traitant de caverne d’adultères et de prostituées.

La plupart des traductions de la Bible hébraïque furent écrites en Afrique à ce moment. Par cette réaction anaryenne, caractérisée, la figure de Paul, grandie, se faisait dominante. Le langage des Pères de l’Église d’Afrique, vide et âpre, d’allure prophétique, impérieuse et insultant, intimidait les Occidentaux ; l’ouvre de Paul, reprise par des ouvriers de sa race, — les Phéniciens de Carthage, — s’achevait. Antioche, longtemps, avait soutenu l’Église de Pierre contre l’Église de Paul ; Rome, contraire au montanisme, et par conséquent à l’Église d’Afrique, impétueuse, impolitique, compromettante, voulait écarter Tertullien, continuer Pierre, nuis elle hésitait, par peur des injures, et elle temporisait. L’école de Tertullien, active, impatiente, n’eut pas de peine à l’emporter sur ces conservateurs d’attitude médiocre. De Tertullien à Augustin, — Paul exalté, triomphateur, — l’Église d’Afrique terrorisa l’Église de Rome, Pierre relégué. Rome se contenta d’organiser l’administration ecclésiastique, de réglementer les hiérarchies, se cantonnant dans cette modération dont Calliste (217-222) dicta les maximes.

Alexandre Sévère, tout ennemi qu’il fût des innovations, au dire suspect de Tertullien, laissait cependant l’Église de Rome aux prises avec l’Église d’Afrique, peut-être avec le secret espoir d’une pacification religieuse finale ? Les Pères africains ruinèrent cette espérance en relevant Jéhovah, en prêchant l’absolutisme hébraïque, en subordonnant l’Évangile à l’Ancien Testament : Notre religion a pour fondement les livres des Juifs. Or l’empire païen, depuis Héliogabale, depuis l’installation d’un culte central au Palatin, concevait le monothéisme asiatique, biblique, et comprenait mieux l’autoritarisme de l’Église africaine, au langage affirmatif, que le modérantisme inconsistant, Vague, de l’Église romaine. Saint Jérôme — écho de ces temps troublés, — dira la jalousie du clergé de Rome contre le succès de Tertullien. En fait, les tertullianistes formaient une Église presque séparée, — l’Église de Carthage, — que saint Augustin fera prédominer.

Les Syriens, répandus en Italie, en Dalmatie, en Dacie, en Espagne ; en Germanie et en Gaule, promoteurs et agents de tous les trafics, parlant le grec, auraient pu, encouragés par la famille impériale, s’opposer à cette renaissance de la religion hébraïque ; ils exerçaient en effet une réelle influence, par leur activité, leurs richesses, la vivacité de leur intelligence, la séduction de leurs manières, le sympathique exemple de leur christianisme conciliant. Mais une indifférence manifeste pour les choses de la religion tenait à l’écart la masse des Syro-Grecs, et lorsqu’ils intervenaient, les orthodoxies les trouvaient trop artistes.

Il y avait précisément en Syrie un Bardesane, poète et musicien, dont les hymnes, chantés sur des airs grecs et accompagnés de la cithare, avaient converti presque toute l’Osrhoëne ; et c’était un scandale. Lorsqu’on voulait éloigner du sein de l’Église un enthousiaste inspiré, dont la voix allait trop directement aux âmes, on disait de lui, sur un ton d’avertissement dédaigneux : C’est un Bardesine ! Les Syriens frivoles, gais, mais susceptibles, laissaient donc les rigoristes à leur tristesse, passaient, ne faisant rien. En Gaule et en Espagne, le monde gallo-romain et hispano-romain aimait son polythéisme atténué, mélangé de croyances aryennes et de superstitions d’emprunt. La Bretagne — suivant Origène — avait eu son Église du Christ fondée par des Phrygiens et des Asiates, comme Lyon et Vienne. L’attitude passive, neutre, simplement libérale mais tout à fait syrienne d’Alexandre Sévère, favorisa l’avènement de la turbulente Église d’Afrique, toute juive, et on qualifia, l’empereur de grand rabbin.

La mort de l’impératrice Mœsa livra le pouvoir à l’impératrice Mammée, détestée des soldats, qui lui reprochaient son avidité et son avarice. Surexcités, un jour, ils égorgèrent leur préfet — Ulpien — devant l’empereur et faillirent tuer Dion Cassius. Alexandre Sévère se perdit en n’osant même pas parler de leur crime aux meurtriers. Une guerre en Asie, sur l’Euphrate, donna au prince menacé l’occasion d’échapper aux séditions militaires.

Sur les ruines apparentes du royaume des Parthes, seulement démembré en principautés héréditaires, le Sassanide Ardachir faisait renaître l’Empire d’Iran (230), réclamant toutes les provinces autrefois possédées par Darius et par Xerxès. Alexandre Sévère se rendit en Asie. Les Parthes, aussi rusés que braves, dit Florus, parlant des deux races — aryenne et anaryenne, — qui formaient à ce moment l’ensemble de l’Empire d’Asie, antagoniste de l’Empire d’Europe, avaient la réputation d’égaler la force romaine. Depuis Trajan, les Empereurs s’étaient pour ainsi dire appliqués à constituer cet Empire rival.

Alexandre Sévère conduisit trois armées contre celui qui revendiquait tout l’héritage des anciens rois de Perse. Après une campagne, mal conduite et stérile, dont les détails demeurèrent ignorés, l’empereur ne ramena dans Antioche qu’une armée mutinée, et refusa, sur les conseils de Mammée, la paix qui lui avait été offerte. Ardachir déclara que les Sassanides, contrairement aux Arsacides négociateurs, feraient aux Romains une impitoyable guerre. L’empereur abusa de quelques succès partiels, vrais mais sans importance, pour se dire victorieux, et se retira en hâte, comme obligé de faire face aux Barbares germains envahissant la Gaule et l’Illyrie. Au camp de Mayence, Alexandre Sévère s’occupa surtout d’acheter la paix, qu’il paya chèrement (235). Ses soldats, humiliés, lui donnèrent la mort.

Un ancien pâtre de Thrace, Maximin, dont le courage brutal et la vigueur extraordinaire faisaient l’admiration des troupes qu’il commandait, reçut des soldats la succession de l’empereur. On lui apporta, sinistre trophée, la tête d’Alexandre Sévère et celle de sa mère Mammée. Le choix du nouvel auguste se justifia par la frayeur qu’en éprouvèrent les Barbares. L’empereur géant — lutteur invincible et buveur effroyable, — poursuivit la masse mélangée des Barbares que l’on désignait sous le nom générique d’Alamans, les battit dans leurs bois et dans leurs marais, et prit le titre de Germanicus.

N’osant pas venir à Rome, se montrer, — persécutant de loin les sénateurs dont il soupçonnait l’hostilité, à cause de ses allures grossières, natives, contraste choquant avec la dignité romaine, — Maximin allait, pillant les temples et les villes, faisant fondre les statues des dieux pour s’en approprier le métal, asséchant les trésors des municipalités, s’emparant de tout, même des réserves — pourtant sacrées — destinées à payer les spectacles et les fêtes. Il marcha contre les Sarmates, en Pannonie, tandis qu’en Afrique le proconsul Gordien, vieillard de quatre-vingts ans, et son fils, descendants des Gracques, étaient proclamés Empereurs malgré leur suppliant refus.

Le sénat s’empressa de ratifier le choix des deux Gordiens et, dénonça Maximin — le Goth gigantesque, — comme ennemi public, organisant aussitôt la résistance à l’usurpateur. En Afrique, le gouverneur de la Maurétanie, fidèle à Maximin, vainquit le jeune Gordien, qui trouva la mort dans sa défaite ; le père se suicida. Les sénateurs désignèrent, pour succéder aux Gordiens, le jurisconsulte Claude Balbin et un ancien soldat, Maxime Pupien. Le peuple exigea que l’on adjoignît à ces deux empereurs, avec le titre de césar, un fils du jeune Gordien. Les soldats s’opposèrent à la volonté du sénat et du peuple, incendièrent une grande partie de Rome, qui fut systématiquement pillée. Maximin vint assiéger Aquilée. Tout le pays ayant été ravagé par Pupien, les soldats de l’empereur goth, affamés, accusant leur maître d’imprévoyance, en finirent par l’égorgement de Maximin et de son fils (avril 238). A ce moment, Ardachir, le Roi des rois, glorieux et persévérant, reprenait la Mésopotamie (235-238), se disposait à franchir l’Euphrate.

Les sanglantes péripéties de la succession des Empereurs favorisaient l’indépendance, de plus en plus tyrannique, des gouverneurs de provinces. Pourtant, comme ils ne possédaient pas le droit de punir, et n’osaient s’en emparer, la plupart imaginèrent d’obtenir légalement la sanction exécutive du bras séculier aux grands-prêtres, dénonçant des contempteurs du culte impérial. C’est ainsi que Maximin avait été amené à ordonner la sixième persécution des Chrétiens (235-238).

Maximin mort, les prétoriens, à Rome, se déclarèrent contre les élus du sénat, Pupien et Balbin, qu’une garde germaine, privilégiée, protégeait. Les deux empereurs furent égorgés dans leur palais (juillet 238), et Gordien, âgé de treize ans, reçut la pourpre. Misithée, précepteur et beau-père de l’empereur enfant, rétablit le gouvernement impérial effectif, que les eunuques conduisaient depuis trois années. Le tribun Aurélien partit pour Mayence, avec la mission de soumettre une tribu barbare, inconnue jusqu’alors, — les Francs, Franci, — qu’il vainquit. A ce même moment, sur le Bas-Danube, les garnisons romaines se virent en présence d’autres Barbares — les Goths, — descendus du nord-est extrême, de la Scandinavie, et qui, par le bassin de la Vistule, se dirigeant vers la mer Noire, s’avançaient innombrables. Ils avaient franchi le Danube, occupaient Istross, la plus septentrionale des villes de la, côte en Mésie, et leur nom, prononcé pour la première fois, causait, dans le monde romain surtout, une grande crainte.

La confédération des Francs — entre le Weser, le Rhin et le Mein, — affrontée par Aurélien et immédiatement battue, se manifestait comme une agglomération particulière, quelque chose de nouveau, d’inquiétant, quelque chose d’autre que cette barbarie germaine avec laquelle la politique romaine s’était familiarisée. A l’orient de l’Europe, arrivée de l’extrême nord ? une nation surgissait, entraînant des peuplades entières, refoulées, ou asservies, englobées, donnant le spectacle inouï d’une horde organisée. En Asie enfin, l’Empire perse, refait, bravait l’Empire des Césars. Et au centre de ce triangle, dont chacun des côtés était une menace terrible, les armées romaines, plus soucieuses de faire des empereurs, de gouverner directement la population de l’Empire, que de guerroyer.

Gordien III, cependant, n’hésita pas à marcher contre les Barbares nouveaux apparus à l’est ; il les expulsa de la Mésie — succès acheté peut-être ? — et prit le titre de Vainqueur des Goths. Il se rendit ensuite en Asie, Misithée l’accompagnant comme pour le conseiller, avec une forte armée. La Mésopotamie traversée, les Romains s’emparèrent de Nisibis fondée par Nemrod, forteresse de l’Empire en Orient. La mort de Misithée — le gardien de la République — valut la préfecture du prétoire à l’Arabe Philippe, de Bosra, que l’on accusa bientôt d’avoir assassiné l’empereur pour lui succéder ; il lui succéda en effet (février 244).

En ce désordre politique et social, généralisé, où les ambitions se résolvaient par le meurtre vulgaire, un irrésistible besoin de pouvoir supérieur, incontesté, de soumission à une providence, d’union politique et religieuse, se manifestait. C’est ce que le Christianisme établissait en Europe, péniblement, — l’Église de Rome incapable de concilier, encore moins de contenir les Juifs, les hellénistes et les Africains. — Et c’est ce qu’Ardachir accomplissait en Perse, en Iran.

L’Empire perse, reconstitué, formait un peuple que la politique des Arsacides avait laissé se mélanger trop de races diverses, la civilisation hellénique cependant préférée. Sur l’étendard des Parthes, de forme assyrienne, l’image des Gorgones remplaçait le dieu Assour tirant de l’arc. Les souverains qui régnaient à Ctésiphon s’intitulaient officiellement rois philhellènes. Antiochus de Commagène, en son épitaphe, se disait Hellène autant que Perse, tout en invoquant les dieux de la Perside et de la Chaldée. Arès, coiffé de la tiare persane, brandissait la massue d’Héraclès. L’État parthe s’était affaibli en cette civilisation hybride, où trois peuples principaux, différents, conservaient en somme leur caractère : les Hellènes, venus principalement d’Asie Mineure, encore très Grecs, disséminés ; les Araméens, immigrés, plutôt massés aux bords de l’Euphrate ; les Iraniens, de pure race, sur les rives du Tigre, en Arménie et en Cappadoce, dépositaires des grandes traditions. C’est chez eux et chez les Perses que se gardait intact le culte aryen des fleuves, le sacrifice védique du cheval : , écrit Tacite, Vitellius sacrifiait un suévotaurille, suivant l’usage des Romains, et Tiridate un cheval, en l’honneur des fleuves...

Les mages chaldéens, savants et prêtres, s’étaient emparés du sacerdoce ; par leur science positive et par les pratiques d’un culte troublant, ils avaient exercé une influence prépondérante, puissamment aidé à la décadence sociale des Parthes. Mais depuis les persécutions d’Antiochus Épiphane, l’esprit zoroastrien s’était réveillé ; un éloignement des mages suspectés annonçait une réaction prochaine. Aussitôt que le roi Ardachir eut intronisé sa dynastie attendue, désirée, le pieux Ardaviraf réédita les livres de Zoroastre, qu’Alexandre avait fait brûler. Le mouvement national suivit le mouvement religieux ; les villes perdirent leurs dénominations helléniques ou syriennes pour prendre un nom perse. L’organisation du zoroastrisme ressemblait à l’organisation du catholicisme : chaque cercle y était soumis à la direction d’un haut-mage (Mobedb) et tous les hauts-mages tenus à l’obéissance envers le mage suprême (Mobedbain-Mobedb), comme les diocèses étaient dirigés par un évêque et les évêques soumis à l’Évêque des évêques assis à Rome. En Iran, déjà, le mage suprême couronnait le Roi des rois.

Ardachir avait adopté le titre de « roi des Aryens » ; Darius, Perse, fils de Perse, s’était contenté de dire qu’il appartenait à la « race aryenne ». Persépolis devint la capitale de l’Empire, bien que Ctésiphon, mieux située, en demeurât le centre administratif. Les Arsacides ne s’étaient jamais considérés comme des rois légitimes en Iran ; il est remarquable, par exemple, que dès leur avènement, les Sassanides usèrent sans hésitation du caractéristique privilège de la souveraineté absolue en faisant frapper des monnaies d’or, comme au temps de Darius. Un esprit national formel cimentait les bans de l’armée perse, dont la cavalerie était réservée aux nobles. Une nouvelle écriture tenta de se substituer à l’écriture parthe. L’effort pour l’unification de la langue parlée fut tel, qu’à la mort du successeur d’Ardachir, Sapor Ier (272), elle sera accomplie. Le mouvement religieux et le mouvement politique achevaient parallèlement leur œuvré, consolidaient l’Empire.

Ainsi, à ce moment, — l’Apocalypse de Jean le constate, — deux seuls grands Empires se disputaient le monde : l’Empire perse, avec son Roi des rois, de race divine, sacré par le chef des mages, ce pape iranien, le culte unique d’Ahoura-Mazda restitué ; l’Empire romain, gouverné par des imbéciles ou des brutes, sans consécration, sans unité religieuse. Ardachir rendait aux Iraniens tout ce qu’Alexandre leur avait enlevé : une nationalité, un culte et un Dieu. A Rome, les Empereurs laissaient l’Empire se disloquer, se décomposer, pourrir dans la débauche et dans le sang. Rome — et c’est une lacune remarquable dans l’histoire de cette époque, — ne sut pas, et n’a pu dire en conséquence, jusqu’où s’étendit l’Empire des Sassanides.