Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE IV

 

 

DE 138 à 161. - Antonin empereur. - Le Droit et les jurisconsultes. - Paix profonde. - Administration et politique d’Antonin. - Persécution des Chrétiens. - Conflit social. - Christianisme judéo-hellénique. - Apologie de Justin. - Philosophie. - La langue grecque et la langue latine. - Contre les juifs et les Chrétiens. - Victoires des martyrs. - Antonin tolérant. - Chrétiens et philosophes. - Littérature : Fronton, Aulu-Gelle, Apulée.

 

DANS son proconsulat d’Asie et son administration d’une partie de l’Italie, Antonin avait su se faire apprécier ; empereur, il ne toucha pas aux rouages du gouvernement organisé et bénéficia des extravagances d’Adrien, en ce sens que les Romains surmenés, éprouvant toutes les lassitudes, ne désiraient qu’un long repos d’esprit. Ils dédaignaient la gloire et venaient, précisément, au point de vue social, de concevoir une idée du Droit qui leur promettait la garantie d’une quiétude. Des formules écrites, des lois, non point indiscutables mais acceptées, et qu’il était entendu que l’on considérerait comme au-dessus des contestations, marquaient ce qu’il était permis ou défendu de faire ; et cette réglementation, connue, fixée, paraissait offrir l’avantage d’une protection. De graves et mystérieux personnages — les jurisconsultes, — gardaient, ainsi que des lévites, le précieux recueil des lois.

Une paix, que l’on qualifia de profonde, — invention d’Adrien, — illustra le règne de son successeur. La réputation de vertu et de sage bonté d’Antonin se répandit ; de l’Hyrcanie, de la Bactriane, de l’Inde même, on l’interpellait pour terminer des querelles ; on le surnomma Père du genre humain. Il s’appliquait en effet à modérer, à ralentir, pour mieux dire, la marche fatale des destinées romaines, laissant les fonctionnaires à leurs charges le plus longtemps possible, procédant à d’intelligentes économies, créant des lieux de refuge pour les orphelins, confiant à l’impératrice Faustine, malgré les désordres de sa vie, — qu’il affectait d’ignorer, dont il essayait peut-être de racheter le scandale, — le soin de surveiller et de diriger même les œuvres charitables. Il s’assura la reconnaissance de certaines provinces en y installant des professeurs renommés, qu’il payait, et secourut de son trésor Narbonne, Rhodes, Antioche et Rome, frappées de fléaux. Il vivait simplement, accessible à tous, écoutant les réclamations, inaugurant une ère de félicité. Menacé de conspirations, Antonin risqua l’exemple d’une justice vengeresse n’atteignant que les chefs des complots.

Ne visant que la conservation de l’Empire qu’il avait reçu, Antonin chargea des lieutenants de réduire les Maures d’Afrique révoltés, — occupant l’Aurès ? — de faire sentir la force romaine aux Alains et aux Quades trop remuants sur le Danube ; de réprimer quelques audaces des Juifs ; de contenir les Bretons qui avaient tenté de renverser le mur d’Adrien, Les Arméniens et les Lazes acceptèrent les rois qu’il leur désigna. Des Barbares lui ayant envoyé des députés, avec une proposition d’alliance, il refusa de les recevoir, pour ne s’engager à rien. Il montra beaucoup trop, dès le début de son règne, l’intention d’une politique diminuée, beaucoup plus restreinte encore que ne l’avaient été celle d’Auguste et celle d’Adrien.

Antonin considérait l’Empire comme suffisant, voulant éviter toute guerre, ne prévoyant pas que l’inaction prolongée des camps détruirait l’armée, ne comprenant pas les exigences de l’histoire romaine. Pacifique jusqu’à la plus extrême exagération, drapant sa paresse foncière d’un humanitarisme paradoxal, — mais sans hypocrisie, — l’empereur donna ce double spectacle, bizarre, contradictoire, de restituer aux Parthes, avant de mourir, le trône doré de Ctésiphon, cette preuve à la fois symbolique et réelle de la domination romaine en Orient, et de faire apporter la statue d’or de la Victoire dans l’appartement de son fils adoptif, Marc-Aurèle. Il mourut (7 mars 161) en philosophe, pieusement, méritant les éloges qui affirmèrent sa sainteté, inconscient du ridicule qu’avait été, au monde, l’image singulière d’un Empereur romain plein de sagesse. Il laissait à son successeur un trésor de 300 millions.

Cependant, ce philosophe débonnaire, dupe des Grecs, — des Grecs modernes, — avait continué de persécuter les Chrétiens ; son règne, terminé par de la conciliation, s’était illustré de grands martyrs. L’élévation des jurisconsultes obligeait à l’exécution stricte des lois qu’ils avaient sanctionnées, et c’était exécuter la loi que traquer, prendre, torturer et condamner à mort les sectateurs de Jésus. Mais le Christianisme exerçait sur les jurisconsultes eux-mêmes une influence qui, progressivement, lentement, sûrement, humanisait leurs interprétations ; la jurisprudence s’adoucissait en même temps que le pouvoir des jurisconsultes augmentait, chacun d’eux se préoccupant de sa réputation. Auguste avait eu Atéius Capiton et Antistius Labéon, deux génies dont l’autorité s’était imposée ; Adrien, plus prudent, ne voulant pas avoir à sa droite de telles célébrités, ne donna force de loi — c’était une innovation révolutionnaire, — qu’aux délibérations des jurisconsultes appuyées d’un accord unanime. Antonin s’honora du concours des Vindius Varus, Selvius Valens, Marcellus et Mœcianus.

Le conflit social entre Rome et les Chrétiens, aigu, se résolvait légalement, donc cruellement. Rome en était encore — famille, propriété, religion, — au symbolisme de la lance, à l’application rigide des droits d’une aristocratie armée ; tandis que le Christianisme affichait le principe de l’égalité morale, base de toutes les égalités. Rome parlait aux hommes avec cette âpreté du style judiciaire que signale Quintilien ; le Christianisme, même pour sa défense, n’usait que de douces paroles, chantantes. Philon de Byblos, en ses généalogies divines, d’un hébraïsme atténué, avait déjà des attraits gnostiques, et on l’écoutait avec complaisance. Il eût fallu peu de chose alors, semble-t-il, pour que l’harmonie des leçons évangéliques séduisît les conseillers attentifs de l’empereur ; malheureusement, les Chrétiens d’Hellénie, — les Chrétiens d’Athènes surtout, — écrivains et orateurs, avocats, polémistes, appelaient à des controverses provocantes, impatientantes, précisément ceux qui commençaient à éprouver le charme des nouveautés apostoliques, et c’était le conflit perpétué, accentué.

Ce fut certes, à ce moment, une période remarquable de l’histoire du Christianisme, peut-être même l’instant où le Christianisme, en s’entendant parler haut, eut pour la première fois conscience de sa vitalité ; mais ce fut aussi, à Rome et ailleurs, l’affirmation d’une chrétienté décidément judéo-hellénique, où la canaille bavarde d’Alexandrie — le mot est de Dion Chrysostome, — faisant chorus avec l’insupportable Sanhédrin, les vrais Évangélistes, étourdis, restèrent muets, à l’écart. Et comme les Romains exécraient les Juifs, dont retentissaient de nouveau les insolentes imprécations, dont ils voyaient, ou croyaient voir, — fait plus grave, — avec les yeux de Pompée, les richesses fabuleuses, le temple mystérieux dont la voûte était un ciel d’or, ils les confondaient plus que jamais avec les Chrétiens, pour donner proche et facile carrière à leur convoitise, à leur vindicte. Les artistes représentaient la communauté juive d’Alexandrie sous la forme d’une grenade pleine, compacte, aux grains serrés, rouges, innombrables.

Heureusement pour l’Église du temps d’Antonin et de Marc-Aurèle, l’hellénisme bruyant manqua de cohésion, de discipline, n’apporta au personnel du Christianisme actif que peu d’adhérents ; les disputes en furent notablement retardées. L’hellénisme brouillon mélangea la philosophie et la mythologie grecques, retourna à Pythagore, fit d’Apollonius son messie, et opposa, en espèce de mercantilisme spéculatif, une concurrence à la religion des Évangélistes et des Apôtres. Un très grand danger fut ainsi évité, car l’esprit grec s’était assis sur le trône des Antonins, et le Christianisme en eût subi la néfaste influence s’il eût été capable de s’y installer. Il demeura, dans Rome, à l’état d’ombre, de reflet, pour mieux dire, de lueur mouvante, ce qui était plutôt propice à son développement futur, par l’apaisement actuel qui en résultait. C’est à cette faiblesse apparente des Chrétiens véritables qu’il faut attribuer le succès de l’apologie du Christianisme que le philosophe Justin remit à Antonin le Pieux.

Justin obtint la paix pour les sectateurs de jésus, de la tolérance, une promesse de protection relative. La philosophie, elle, toute libre, étendait sur la cité de Romulus le linceul blanc d’une neige engourdissante ; la rhétorique grecque elle-même se réfrigérait, croyant se résoudre en bontés sentimentales, empruntant aux Chrétiens leurs séductions : On légiférait en faveur des esclaves, on permettait aux juifs de circoncire leurs enfants, le soulagement des misères devenait un souci universel ; les philosophes dépassaient ouvertement en prédications de morale les sectateurs les plus exigeants de l’Église du Christ.

La langue philosophique, la langue grecque, supplantait la langue latine ; on ne voulait plus que des domestiques grecs dans les maisons. La grâce de l’idiome attique se prêtait mal aux rudesses des idées romaines, mais les mots latins, trop forts ou trop épais, ne pouvaient exprimer les idées nouvelles, helléniques ; il fallait donc choisir entre le génie des deux langues : on adopta le dictionnaire des Grecs forgeurs de mots. Quintilien lui-même se résigna : Nous pouvons égaler les Grecs pour la mesure et pour le goût, conclut-il ; quant à la grâce de l’expression, puisqu’elle n’est point dans le fond de notre langue, suppléons-y par des secours étrangers. Sans les auteurs africains, la langue grecque eût été la langue de la catholicité, et le Christianisme purement romain — un Christianisme hellénisé, — l’emportant sur l’hellénisme païen, les successeurs des Apôtres auraient été vaincus, annulés par les philosophes.

En effet, dans cette Rome traditionnellement victorieuse, dont le bras distendu, lassé, tombait le long du corps, inerte, et qui n’avait plus l’appétit insatiable des gloires guerrières, dans cette Rome que les fausses splendeurs d’Adrien laissaient inassouvie, les superstitions des temps primitifs renaissaient. Une accablante tristesse courbait les fronts ; une débauche basse, crapuleuse, achevait logiquement l’histoire de cette Cité vouée dès sa fondation à l’abus de toutes les forces matérielles, maintenant épuisées.

La rage romaine — dernier effort — s’était heurtée, impuissante, aux Juifs et aux Chrétiens ; les premiers, véritablement sublimes d’insolence dans la défaite, les seconds, inouïs de sérénité dans la persécution. Les juifs, publiquement, en un langage prophétique, disaient que Rome s’était prostituée, comme une courtisane, à mille amants qui l’avaient enivrée, et que son tour d’être esclave approchait ! La sibylle judéo-chrétienne annonçait la destruction de l’Empire, la fin du monde ! Antonin avait édicté la peine de mort contre ceux qui posséderaient ou liraient ces pages outrageantes ; or, ces pages, toutes les mémoires les possédaient, tous les yeux les lisaient gravées dans les esprits. Quelle violence assurera l’exécution de cette loi ? Quelle terreur garantira le respect de la majesté impériale ? La torture ? la mort ? Écoutons Tertullien, en son apologie : On a permis aux Épicuriens de se faire de la volupté l’idée qu’il leur a plu ; si nous nous en faisons une autre idée, où est le crime ? C’est ainsi que le martyre de Justin et de Polycarpe aboutit, sous Antonin, — par la seule constatation de son inutilité, — à la tolérance découragée du prince, bien plus observateur et homme d’État, en la circonstance, que philosophe.

Le vigneron, avait écrit Justin, taille sa vigne pour la faire repousser, il en ôte les branches qui ont porté du fruit pour lui en faire jeter d’autres plus vigoureuses et plus fécondes ; il arrive la même chose au peuple de Dieu, qui est comme une vigne fertile... Antonin le Pieux comprit qu’à tailler la vigne du Christ par les martyres, il en hâterait plutôt le développement fructueux.

Antonin, alors, eut le grand mérite d’imposer sa juste et sagace volonté aux Romains, qui croyaient aux abominables légendes dont on accusait les sectateurs de jésus : réunions mystérieuses, rites monstrueux, débauches infâmes, incestes, infanticides. Le baiser sacré, échangé sur la bouche, sans distinction de sexe, était le thème populaire des plus abjectes imaginations. Le flagrant mépris des divinités — réel celui-ci, évident, — faisait attribuer au courroux des dieux, c’est-à-dire aux Chrétiens provocateurs, les incendies, les tremblements de terre, les calamités, les catastrophes. Le calme surhumain, incompréhensible, des Chrétiens martyrisés, faisait penser à des philtres prodigieux versant une insensibilité déconcertante. Enfin les juifs, cette nation impie, semblaient excusables aux yeux des Romains lorsqu’ils les comparaient à cette secte chrétienne, persiflante, irréductible, insultant aux dieux, se moquant des oracles, bravant les lois, désirant, recherchant les tortures, jouissant de la mort.

Cela devenait si extraordinaire, qu’on soupçonna les Chrétiens de posséder une science occulte, et qu’on leur fit une place dans la nomenclature des philosophies ; dans des réunions de peuple on criait, d’une même voix : A la porte les épicuriens ! et : A la porte les Chrétiens ! Épicuriens et Chrétiens ne niaient-ils pas également le surnaturel puéril et les merveilles ridicules ? Ne s’attaquaient-ils pas avec la même ardeur aux mêmes superstitions ? — Ou bien, mais moins généralement, confondait-on les Chrétiens et les Cyniques, ces orgueilleux qui recherchaient des morts théâtrales et se brûlaient vifs pour faire parler d’eux. En effet, dans les apologies, le martyre était philosophiquement la preuve d’une orthodoxie : argumenter de la mort n’était-ce pas philosophera la manière des Cyniques et des Stoïciens ? Et combien de conversions retentissantes — Justin, Tertullien, — résultaient du seul spectacle de ces agonies miraculeuses de Chrétiens sur le bûcher, sous la griffe des lions, au croc des écorcheurs, morts voluptueuses, morts épicuriennes ! La rage des persécuteurs procurait aux écrivains — apologistes ou narrateurs — de magnifiques sujets au moment où la littérature latine expirait, et c’était un nouveau moyen de propagande, inattendu.

Pauvre littérature latine ! Les derniers prosateurs, après Adrien, furent Cornélius Fronton, le rhéteur de Cirta, qu’on rapprochait de Cicéron ? Gaius Sulpicius Apollinaris de Carthage, Justin, l’abréviateur de Trogue-Pompée, et des compilateurs de l’histoire d’Auguste. Claudius Mamertinus, sous Dioclétien, et Euménius, sous Constantin, panégyristes. Censorinus, l’agronome Palladius, les grammairiens Solin et Aulu-Gelle. Pas un historien. Et dans le champ des imaginations poétiques, les jolis petits vers à son âme d’Adrien, l’Âne d’or d’Apulée.

Fronton — dont Marc-Aurèle sera le chef-d’œuvre vivant, — ne saurait être apprécié, comme maître au moins, que par le témoignage de l’élève. Mais Aulu-Gelle, son disciple et son ami, a l’importance d’un document contemporain, à l’heure où les philosophes, en antagonisme avec les Chrétiens, aspirent au gouvernement du monde. Il écrivit ses Nuits attiques, curieuses, pendant une campagne d’hiver en Grèce, pour s’amuser. Jamais langue plus obscure et plus prétentieuse, piquée de locutions étranges et bourrée d’archaïsmes, ne trahit davantage un esprit pourtant judicieux, fin, capable de critique. Il lut bien Platon : — Platon, observa-t-il, avait porté sur la volupté des jugements si divers, qu’il semble que les opinions diverses et contradictoires que je viens de citer aient été toutes empruntées à ses ouvrages. Il a en effet professé chacune d’elles tour à tour. — Il dit des stoïques : Voilà bien les partisans de l’insensibilité, qui veulent se montrer tranquilles, intrépides, immuables, sans désir, sans douleur, sans colère et sans plaisir ! Ils ont émondé l’âme de tous ses sentiments et vieillissent dans un corps mort. — Et il grave ailleurs, en son œuvre, ce trait caractéristique : Dire que la volupté est la fin de l’homme, c’est une opinion de courtisane ; dire qu’il n’y a point de providence, c’est encore une opinion de courtisane.

Saint Augustin louera l’élégance du style d’Aulu-Gelle, et ce ne sera pas là un exemple à dédaigner de la partiale et audacieuse passion du polémiste, si habile à utiliser l’ignorante crédulité de ses auditeurs.

Apulée, l’Africain de Madaure, qui mourra après avoir écrasé ses rivaux sous le poids de sa prodigieuse réputation, et qui vit le peuple saluer ses statues, raconta sa vie, ses aventures, se faisant un style personnel avec le ramassis de toutes les formes et de tous les mots — langues et patois — qu’il avait entendus. Son éloquente vanité donna de l’allure à son œuvre, et son latin cosmopolite aboutit à la satire qui, sous le titre de Métamorphoses ou l’Âne d’or, nous est un précieux tableau de mœurs. La multiplicité des archaïsmes, l’outrance du langage et la brutalité des expressions ne nuisent ni à la facilité de sa verve native, ni à la richesse de son imagination enjouée. Il aida, sans le vouloir probablement, à l’émancipation des esprits — par trop grossièrement sans doute, — en dénonçant la débauche et l’hypocrisie des sacerdotes, les fraudes éhontées des prêtres ; et il enchâssa, comme par caprice, dans cette fable, le délicieux épisode de l’Amour et Psyché, dernier camée de la littérature latine.