Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXII

 

 

Platon : son caractère et son œuvre. - La Philosophie. - Orphée. - Ères théologique et philosophique. - Homère et Hésiode. - Ioniens et Doriens. - Thalès. - Écoles ionique et italique. - Anaximandre, Anaximène, Héraclite, Démocrite, Pythagore, Xénophane, Parménide, Zénon, Empédocle et Anaxagore. - Les Sophistes. - Socrate et les socratiques : Antisthène, Aristippe, Euclide, Platon.

 

COMME Xénophon, et comme Thucydide, Platon a perdu toute foi patriotique ; il ne croit pas à l’avenir des Athéniens. C’est à Athènes cependant que Platon s’établira. Là seulement, son ambition personnelle pourra trouver son aliment et sa satisfaction. Ce qu’il veut, c’est être connu, devenir célèbre, universel ; comment il utilisera ensuite cette célébrité, c’est ce qu’il ignore lorsqu’il inaugure sa carrière : Il faut d’abord, dit-il, se faire un nom ; après cela, le reste viendra. La destinée de Socrate l’encourageait peu. Il avait d’ailleurs abandonné son maître. Platon ne figura pas dans le groupe des disciples qui consolèrent et qui soutinrent la victime ; et il justifiera, plus tard, le crime des Athéniens, la condamnation de Socrate. Mais profitant avec une extrême habileté de la réaction qui suivit la mort du Philosophe, il se couvrira prudemment du souvenir de cette grande figure, se donnera comme l’écho de cette grande parole. Socrate est obligé de protéger Platon, qui l’a trahi.

On ne reprocherait à Platon ni son habileté, ni sa prudence, s’il s’était dévoué à quelque grande mission. La turbulence des Athéniens, leurs perpétuels caprices, eussent expliqué les précautions, les lâchetés du philosophe. Il fut un charmeur délicieux, une intelligence parfaite, mais il ne sut pas s’imposer à ses concitoyens avec l’autorité d’un éducateur, l’influence d’un révolutionnaire. Toujours masqué de Socrate, pourrait-on dire, qu’il évoque et qu’il fait parler, donnant à ses leçons la forme de scènes dramatiques, de comédies dialoguées, Platon est, pour les Athéniens, qu’il intéresse bien plus qu’il ne les émeut, un émule d’Aristophane ; il n’impressionna pas ses auditeurs.

Sa légende est toute poétique : Il est l’ami de Socrate, le fils d’Apollon ; les abeilles de l’Hymète ont déposé leur miel sur ses lèvres ; un jeune cygne, envolé de l’autel d’Éros, a annoncé la venue du philosophe ; la parole lui fut donnée pour charmer les hommes et les dieux... Il s’agissait bien de charmer, à cette heure où la patrie hellénique craquait de toutes parts ; de philosopher doucement, avec grâce, alors qu’il eût fallu saisir le fouet bienveillant d’Osiris et pousser les peuples vers l’avenir. Mais Socrate, sans doute, avait versé à ses disciples le découragement qui les endormait, le poison qui avait détruit tout sentiment patriotique, car tous s’en furent fonder des Écoles hors de l’Hellénie. Platon eut le mérite, au moins, lorsque le danger fut passé il est vrai, de venir à Athènes, moins fidèle à son Maître que Xénophon, mais plus actif.

La Critique n’admet pas encore comme étant entièrement de Platon, ses écrits sur Les Lois et La Politique. Le Banquet, imité de Xénophon, est son chef-d’œuvre artistique. Il importe de rappeler que Platon avait hésité entre la philosophie et la poésie, et que devenu philosophe, il demeura poète, poète dramatique surtout. Ses ouvres, avec des digressions philosophiques étendues, sont une série de scènes, tragiques, dramatiques ou comiques. Sophron le subjuguait ; il admirait Aristophane ; mais s’il emprunta aux Siciliens leurs dialogues, où les personnages parlaient le langage populaire, cru, et s’il écrivit des comédies vraiment humaines, moins courageux que les poètes dramatiques, ne voulant pas se compromettre, ses leçons dramatisées ne donnèrent jamais un dénouement. Platon expose, insinue, il fait parler les vivants et les morts, développe l’action et l’idée, discute, affirme, riposte, prouve, rétorque, mais ne se prononce pas. On lui dénie la paternité du Sophiste, où la phraséologie est véhémente.

Son style, admirable d’harmonie, de richesse, se plie merveilleusement aux exigences des sujets divers que le philosophe veut traiter, tour à tour grave ou plaisant, grotesque ou sublime. Platon n’est tout à fait lui que dans ses développements, alors que son imagination, délivrée de toute crainte, se donne libre carrière. Philosophe, il classe, il réunit, il résume, il s’approprie, avec une patiente et extraordinaire industrie, les dires de ses prédécesseurs, s’élevant au-dessus de tous, comme il le voulait, par l’ordre qu’il impose à l’anarchie intellectuelle des philosophes ses contemporains, conciliant Héraclite et les Éléates, montrant toutefois un goût particulier pour le pythagorisme.

Ayant abandonné la poésie, Platon poursuivra les poètes de ses sarcasmes ; il les cinglera de moqueuses, d’impitoyables condamnations, — y compris Homère, — parce que resté poète, il reste jaloux. Il faut dire qu’à ce moment les poètes et les philosophes, en rivalité, se détestant, se disputaient l’attention du peuple. Platon poursuit également les orateurs, ces autres concurrents. Le philosophe entraînant, séducteur, s’efforce d’enlever aux Athéniens leurs derniers enthousiasmes, n’admettant dans les mouvements rythmiques, — Actions, Paroles et Arts, — que ce qui est coulant et grave, ce qui a lieu avec une opportune lenteur.

Né à Athènes, surnommé Platon, c’est-à-dire, large — car il s’appelait Aristoclès, — fort, robuste, passionné, ardent en toutes choses, ne disposant que d’une voix grêle dans un corps puissant, le philosophe sut se dominer jusques au point de nous laisser une contradiction flagrante entre le calme mesuré de ses leçons et l’impétuosité de son caractère. Nul ne fut jamais plus maître de soi que Platon ; si bien, que cet athlète vigoureux devint, pour ses auditeurs le louangeant, le rival des cigales qui font retentir de leurs chants harmonieux les ombrages d’Écadémos.

Septentrional par sa faculté de travail, l’audace de ses assimilations, la hardiesse de ses vues nouvelles, Platon s’imposait ainsi qu’une force. Autoritaire comme un Dorien, infatué comme un Saxon, il imaginait des sciences dont il dictait imperturbablement les lois, et sachant tout, dédaignait les expérimentateurs susceptibles de le contredire. Aristocrate, nécessairement, la démocratie blessait son idéal de mesure et d’harmonie ; mécontent de ses concitoyens, il cherchait des appuis au delà de sa ville natale ; tenace et personnel, tout ce qui le gêne ou le trouble est condamnable sans merci ; et il affecte d’ignorer ceux qui sont près de lui, dans sa propre voie : il n’écrira pas une seule fois dans ses œuvres le nom de Xénophon.

Après douze ans d’absence, ayant visité Cyrène, oit parlait le mathématicien Théodoros, questionné les prêtres d’Égypte, fréquenté les pythagoriciens en Italie, Platon, rassuré, revint à Athènes fonder son école (388 ou 387) dans les jardins de l’Académie, qu’il occupa pendant quarante années, jusqu’à sa mort. Il ne semble pas que pendant longtemps les Athéniens, en tant que Peuple, se soient beaucoup préoccupés de cette fondation ; et c’est ce qui expliquerait le mécontentement chronique du philosophe. Il dut, plus tard, transformer ses causeries en cours véritables, instituer les banquets pour retenir ses disciples autour de lui. Il accaparait ses élèves, les enlevant à la famille, à l’école, aux fêtes, aux jeux nationaux, au théâtre et à l’agora.

Comme Socrate, Platon conservait le droit d’aborder librement tous les sujets, suivant son impression du quart d’heure ; il donnait ses leçons en marchant, sans aucune suite, sans plan, sans cadre systématique, causant, s’abandonnant à son imagination, poétisant ses périodes, distribuant sa science, faite de formules et de théorèmes, à l’aide d’un vocabulaire qui nécessitait une sorte d’initiation. Les paroles ailées dont parle Homère, poétiques et fugitives, ramenées à la prose, retenues, pénétraient dans les esprits sous cette forme de sentences, de phrases courtes, déconcertantes, obscures parfois, dont les oracles de Delphes avaient fixé la tradition.

La jeunesse qui entourait le philosophe, suspendue à sa parole, séduite, subjuguée, était l’orgueil et la joie de Platon. Il aimait à attirer et à tenir embrassés sur sa large poitrine ces adolescents captivés qu’il caressait de la main, s’abandonnant. Il veut, dans sa République idéale, que les prêtres et les vieillards en Conseil aient auprès d’eux, chacun un jeune homme entre trente et quarante ans, que lui-même aurait choisi, et qui ne le quitterait pas ? L’idéaliste se croyant dégagé de tout lien terrestre, et qui prétendait supprimer la passion, qui se donnait comme un exemple du dédain que l’homme était capable d’éprouver pour la grâce féminine, s’enivrait de chair publiquement, chantait les amours monstrueuses du Banquet et du Phédon.

Quelle organisation sociale pouvait concevoir un tel homme ? Et quelle politique ? Un communisme général, idéalisé, c’est-à-dire le pire des communismes, sentimental ; un despotisme asiatique, absolu, vertueux, disposant de son infaillibilité ; une politique vulgaire, régie par des lois absurdes : L’autorité de l’homme sur la femme ; la suppression de la famille par le sacrifice immédiat des enfants à l’État ; l’agriculture et l’industrie abandonnées aux esclaves ; les propriétés égalisées ; le commerce restreint et le nombre des citoyens limité ; ces lois, appuyées de recommandations pratiques, telles que le meurtre des enfants malingres et chétifs ! Pour obtenir, dans cette Cité idéale, le Citoyen parfait, Platon donne une formule qu’il croit simple : l’équilibre des exercices du corps et de l’esprit ?

Cette Cité, c’est l’État, tout l’État, à qui tous et tout se subordonnent, sous l’autorité d’un monarque supérieur aux lois. Platon, en ceci, condamne Athènes qu’il méprise, glorifie Sparte qu’il ne connaît pas. Incapable de ressentir la moindre émotion patriotique, il lui est impossible de comprendre la Nation. Dédaignant de descendre aux soins vulgaires dont l’Agora s’occupait, le philosophe plane au-dessus de l’humanité, qu’il perd de vue, et retombe législateur ridicule, mauvais citoyen.

La philosophie accélérait l’effondrement d’Athènes, aidait à l’asservissement de l’Hellénie. Se disant citoyens du monde, les philosophes hautains ne voyaient pas qu’ils livraient les Aryens aux Finnois, le monde aux Barbares.

Platon drapait ses ignorances de poésie, substituant des phrases vagues aux démonstrations positives, cachant les doutes qui le dévoraient. — Tu viens à propos, dit un personnage d’Alexis, car semblable à Platon je me promène en long et en large, embarrassé, incertain et ne trouvant rien de bon ; je ne fais que me fatiguer les jambes. — L’orgueil du philosophe aboutissait à de décevantes utopies. Les savants l’impatientent, avec leurs problèmes posés, résolus et prouvés. Il accuse Archytas d’abaisser la Science à des applications mécaniques. Ne comprenant pas les principes de la théorie des triangles, il déclare, après un essai infructueux d’explication, que Dieu seul, et parmi les hommes ceux qui sont les amis de Dieu, les connaissent !

Protagoras avait relevé l’homme en le faisant la juste mesure de toutes choses ; Platon, pour le combattre, va chercher en Phénicie, chez les juifs, l’omnipotente et commode divinité des despotes : Jéhovah, Celui qui est, l’indiscutable, que le prêtre fait intervenir sans courir le risque d’une protestation, comme Platon faisait parler Socrate mort, impunément. Ce sont les dieux, ces maîtres souverains, implacables, Platon le rappelle aux Grecs, qui ont poursuivi le malheureux Œdipe ; ce sont les dieux qui donnent ou refusent le courage aux hommes ; et simplifiant, renversant tout l’Olympe pour y introniser son Jupiter nouveau, unique, Platon écrit : La vertu ne s’enseigne pas, c’est un don de Dieu. Le philosophe reprend le Zeus hébraïque d’Hésiode, le Krônion qui, du haut de l’Ouranos, envoie ses grandes calamités, la famine et la contagion à la fois ; et les peuples périssent, les femmes n’enfantent plus, et les familles décroissent, par la volonté de Zeus l’Olympien ; ou bien encore le Krônion détruit leur grande armée, ou leurs murailles, ou engloutit leurs nefs dans la mer.

Qu’est l’homme sous cette puissance ? A quoi peut lui servir sa science ou sa vertu ? Jouet d’une divinité qu’il ignore, ne vaut-il pas mieux qu’il se soumette, qu’il attende les décrets d’en haut ? Disposant des loisirs sans nombre que ce renoncement de soi va lui laisser, ne peut-il pas, créature vile, essayer de se rapprocher de ce Dieu en tâchant de le comprendre, de l’expliquer ? Cette recherche, exclusive de toute autre préoccupation, voilà ce que Platon offre à l’humanité. Plus de famille, plus d’amour, plus de patrie, rien que la recherche de Dieu ; et comme jouissance, les longs et stériles bavardages que peut susciter le seul énoncé d’un tel problème.

L’homme subordonné au ciel, par conséquent livré aux prêtres, dans un monde nouveau imaginé, telle est l’œuvre de Platon. Dans l’œuvre des Nabis d’Israël, la Jérusalem nouvelle rêvée, promise, n’est pas plus extraordinaire que l’Athènes nouvelle du philosophe grec.

Cependant Platon n’ose pas imposer tout de suite son Jéhovah. Il explique d’abord les êtres divins par l’analyse philologique de leurs noms. Il prend la théorie de la transmigration aux Égyptiens, comme il empruntera aux Indiens la légende fameuse et mystérieuse de l’Atlantide. Car Platon, phénicien en ceci, ne créant rien, concilie, résume, adapte, exploite, et influencé d’aryanisme, laisse une œuvre d’art accomplie, formée des débris de tout ce qu’il a atteint et par conséquent absorbé.

Contrairement à ce que désirait Socrate, avec Platon l’imagination a repris tous ses droits, l’art toutes ses prérogatives ; de là, ces spéculations métaphysiques interminables, cet amalgame confus de doctrines et de principes divers ; le tout si magnifiquement présenté, affirmé, que toutes les écoles, puisant dans les Livres de Platon, dans les brassées d’idées qu’il a pétries, y trouveront chacune son bien. Il n’est pas une école philosophique, pas une secte, qui ne puisse se prévaloir d’une page de Platon. Les Pères de l’Église chrétienne, qui volontiers eussent fait de Platon le Premier Saint, s’appuyant de ses paroles, savaient cependant que le philosophe avait écrit, à propos de l’immortalité de l’âme : Y croire, c’est un beau risque à courir, mais l’espérance est grande, ingénieuse défaite d’un philosophe au bord du gouffre, très grand artiste.

Platon portait le dernier coup aux Athéniens, en leur prêchant l’indifférence politique, en blasphémant l’héroïsme national, en dénonçant la guerre comme un vol, — ce qui, vrai, ne doit pas être dit aux peuples dévoyés ou vaincus, — en jetant le mépris sur tout ce qu’il y avait encore de méritant et de noble à Athènes. Et il diminuait sa patrie, au profit de la grandeur de Sparte, — il le savait, — au profit de l’omnipotence de Delphes, — s’en doutait-il ?

Si Platon s’attaque aux interprètes, aux devins qui parcourent l’Hellénie, c’est pour ramener les fidèles aux temples désertés. Il a appelé l’homme un animal religieux ; il est donc logique, lorsqu’il livre l’homme au prêtre. Il attriste l’Aryen, jusqu’à lui faire entrevoir la mort, — la séparation de l’âme et du corps, — comme une délivrance ; et il le prive de toute jouissance terrestre : sans enfants autour du foyer, sans poésie, sans art. Il règlemente la cléricature, il épouvante l’humanité avec sa description de l’enfer, et promettant, par delà l’épaisseur bleue de l’atmosphère, une éternité de satisfaction aux élus, il s’acharne à la dépopulation de l’Hellénie, transporte la patrie au-dessus des nuages.

Puisqu’il y avait des philosophes, et que la philosophie s’était emparée de toutes les intelligences, Platon eut la gloire de dominer les écoles diverses qui, partout répandues, ayant chacune son maître, eussent affolé ou épuisé l’humanité.

On trouverait dans Orphée les premières notions de la philosophie hellénique. C’est Orphée qui aurait importé d’Égypte le dogme de la métempsycose, dont Pythagore s’emparera. Les Grecs n’ayant pas de religion, à proprement parler, devenant tristes, par conséquent réfléchis, s’alimentèrent de leurs propres pensées, se prirent à songer longuement aux idées qui leur venaient d’Égypte ou d’Asie. Ce besoin naissant ouvrit l’ère théologique, l’absorption de l’esprit dans la recherche de ce qui est, d’où la Philosophie.

Homère est le dernier poète aryen, respectueux des insondables mystères, puissant consolateur, et dont la grandiose et saine modestie s’arrête au seuil des ténèbres insondables. Hésiode est le premier Philosophe, basant sa spéculation sur la faiblesse humaine, multipliant les dieux, et, imprudent, osant aborder, avec l’intention de les résoudre, tous les mystères.

Les Grecs de l’Asie-Mineure, très déliés, excessivement habiles, d’une grande activité d’esprit, intervinrent au moment précis où les Philosophes prirent la place des Théologiens (600). En même temps, les Grecs venus au sud de l’Italie philosophèrent : Cet art nouveau ne parut à Athènes que plus tard, parce qu’on n’y était pas aussi riche que dans les îles, qu’on n’y disposait pas encore assez du loisir qui engendre la curiosité. Les Doriens de l’Hellénie, — en même temps idéalistes et spéculateurs, — virent avant les Athéniens tout ce qu’on pouvait extraire de ce fruit prêt à mûrir. Il y eut donc, presque à l’origine, deux esprits philosophiques : l’Ionien, sensualiste et gai, léger ; le Dorien, grave et prétentieux, autoritaire.

On examina le Monde d’abord, la Nature.

Thalès mena les Ioniens et Pythagore les Doriens (école italique) ; les premiers, tout aux phénomènes sensibles ; les seconds, se vouant déjà aux abstractions. Thalès, mathématicien et astronome, matérialiste, voit la Nature comme un Tout vivant rempli de dieux, c’est-à-dire de moteurs dont l’Eau est le principe. Anaximandre explique tout mécaniquement : le Divin c’est l’infini, l’Univers est un, avec la terre au centre. Anaximène définit la matière : tout, pour lui, vient de l’Air. Héraclite d’Éphèse, — l’obscur, — substitue le Feu à l’air et à l’eau. Le premier, semble-t-il, Héraclite s’éloigne du reste des hommes, fait du Philosophe une sorte de prêtre, et de la Philosophie un sacerdoce.

Démocrite, s’embranchant sur l’école d’Ionie, fonde avec Leucippe l’École d’Abdère, franchement matérialiste ; il soumet tout aux lois de la mécanique : Il n’y a pas d’autre Dieu que le Monde ; le Monde n’est qu’un composé d’atomes régis par des lois.

Pythagore de Samos, venu en Italie, à Crotone, instruit en Égypte, d’où il rapporta le dogme du jugement après la mort, ne se contentant pas de l’examen des objets sensibles, mélange les mathématiques, l’idéal, l’astronomie et la musique. Avec lui, Archytas, Philolaos et Hipparque fondent l’École mathématique. Les Naturalistes d’Ionie, physiciens et physiologistes, sont aussitôt en antagonisme flagrant avec les pythagoriciens.

Pythagore, dont la science est imprégnée de religiosité, qui s’empare de la Morale et de la Politique, crée, — avec le mot qu’on lui doit, — la Philosophie, qui est non la possession, mais la recherche et l’amour de la Science : Il définit le Monde, l’ordre et l’harmonie qui règnent dans l’ensemble de l’Univers, et ramène tout aux Nombres. L’honnêteté des pythagoriciens les défendit contre l’abus de leur activité.

L’École pythagoricienne se répandait, séduisante, dominatrice, lorsque Xénophane de Colophon, fondant l’École d’Élée, essaya de concilier les Ioniens et les Italiques : semi-panthéiste et semi-théiste, il admit l’ensemble formant le Monde, mais avec Dieu pour unité. Parménide, après Xénophane, ne garde que l’unité. Zénon enfin, nie le Monde. Les Ioniens et les Pythagoriciens se séparaient à ne plus pouvoir se réunir ; les premiers niant Dieu, les seconds niant la Matière. Les querelles des deux Écoles finirent le siècle (500-400) dans la dispute et la confusion.

Empédocle d’Agrigente, sortant de la lutte, eut une école personnelle, éléate ou pythagoricien suivant le cas, ajoutant la Terre aux trois éléments des Ioniens : eau, air, feu. Son Ame est un composé d’éléments que l’Amour tient en union. Anaxagore, influencé par les Éléates, cherche l’intelligence ordonnatrice des choses. Hermontine établit que la cause de l’ordre universel est en même temps un principe imprimant le mouvement aux choses. Les Athéniens, malgré la défense éloquente de Périclès, condamnèrent Anaxagore à l’exil parce qu’il adorait son principe : Dieu.

Les Ioniens commençaient à se défier d’eux-mêmes ; pressentant l’infini de la tâche qu’ils avaient entreprise, leur bon sens et leur loyauté répugnant à suivre les chefs des Écoles rivales dans la voie des affirmations hasardeuses où ils s’étaient engagés, s’abandonnant au scepticisme. Vinrent alors, s’emparant de l’esprit public, les Sophistes bavards, sans conviction, qui dépassèrent les Philosophes. Les Pythagoriciens, seuls capables alors de combattre les Sophistes avec succès, restèrent hors de l’Hellénie.

Il y eut autant de Philosophies distinctes qu’il existait de Philosophes : Gorgias, le Sicilien, sophiste principal, colportant les négations de l’école d’Élée ; Protagoras et Diagoras, atomistiques ; Cratyle, continuant Héraclite. — Prodicus, Euthymène, Hippias, Polus, Calliclès, Thrasyinaque, et d’autres sophistes, nombreux, voyageaient, exploitant l’art nouveau, philosophant, faisant métier de leurs bavardages, recueillant de l’argent et des honneurs. Ces sophistes furent, hélas, les premiers dominateurs de l’esprit hellénique éveillé.

Socrate naquit pour arrêter l’exploitation néfaste des sophistes envahissants. Atteint lui-même, cependant, par la sophistique, son robuste bon sens et son admirable abnégation le délivrèrent de ce mal. Brave contre les sophistes,- comme il l’avait été, sur le champ de bataille, contre les ennemis armés des Athéniens, — il les poursuivit de son ironie pendant trente années et succomba sous leurs intrigues.

Socrate emprunta à Anaxagore sa conception de l’Intelligence cause première, et compléta l’idée par le principe des causes finales. Son moyen d’instruire c’était le doute, — arme de combat excellente, admirablement appropriée, puisque les sophistes s’imposaient par l’affirmation, — et il battait ses adversaires en les acculant à l’absurde. Faisant de l’Homme l’objet principal, l’être d’un prix infini, le plus digne objet de la pensée, il dépassa le but et prépara, — ses disciples le prouveront trop tôt, — l’outrecuidante ambition de chaque penseur imbu de sa science, jaloux de son autorité, convaincu de sa propre suffisance, de sa légitime grandeur. L’homme socratique étant Tout, et pouvant tout, quelle carrière ouverte aux prétentions individuelles ! Et quelles confusions, quels désordres dans l’avenir !

Après Anaxagore, Socrate fit rejeter le hasard, la force sans conscience d’elle-même moteur universel, pour y substituer la Providence, ouvrier sage dont le bien est le but suprême, Dieu qui a formé tous les êtres et qui veille à la conservation de son ouvrage. C’est ce qui permit à Aristophane d’accuser Socrate devant les Athéniens, de le dénoncer, au théâtre, comme ayant renversé la colonne d’Apollon dressée au seuil des demeures, pour y placer un sphinx d’argile, en niant Jupiter : Il n’y a pas de Jupiter ! lui fait-il dire audacieusement.

En relations, en communion avec les prêtres de Delphes ; indifférent aux splendeurs artistiques d’Athènes, et montrant trop cette indifférence ; s’attaquant, chaque jour, à l’immoralité de ses concitoyens, et devenu insupportable au Peuple ; ne faisant rien pour la Patrie ; également haï des démocrates, des prêtres d’Athènes, des sophistes et des poètes ; accusé, appelé à se défendre, insolent devant ses juges, n’ayant pour disciples que des aristocrates, — Critias, Alcibiade, Théramène, Charmide, Charidès, Xénophon et Platon, — il fut condamné : Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopèce, est coupable de ne pas reconnaître les dieux que reconnaît l’État et d’introduire des divinités inconnues. Il est coupable aussi de corrompre la jeunesse. Peine, la mort.

Socrate mort, ses œuvres n’étant pas écrites, chacun le fit parler : Xénophon, Platon, Aristote et Diogène de Laërte. Le cordonnier Simon, chez qui le philosophe discourait parfois, nota quelques souvenirs, ainsi qu’Eschine, fils de Lysanias. Socrate resta comme le fondateur de l’École Attique, rejetant dans l’ombre les Ioniens et les Italiques, dont il avait utilisé les travaux.

Les Socratiques, — généralement des étrangers, — s’infatuèrent de l’importance que le maître avait donnée à l’Individu. La révolution philosophique dépassa la mesure. Antisthène aboutit au Cynisme, destructeur de tout lien social ; Aristippe, au Cyrénaïsme ne plaçant le bonheur que dans le plaisir ; Euclide, au Scepticisme, par la métaphysique que Socrate dédaignait ; Platon, au Platonisme, expression dernière de l’orgueil humain, voué à l’ascension de l’inaccessible, l’homme arraché à sa mission terrestre, le monde vaincu, abandonné, fini, rendu à son auteur, à Dieu.