Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XX

 

 

DE 368 A 361 Av. J.-C. - Influence des Perses en Hellénie. - Épaminondas en Thessalie. - Flotte thébaine. - Combat aux Cynocéphales. - Mort de Pélopidas. - Troubles partout. - Athènes contre Thèbes. Bataille de Mantinée. Mort d’Épaminondas. - Athènes seule encore vivante. - Thucydide : son caractère et son œuvre. - Xénophon et ses œuvres. - L’Athènes phénicienne.

 

LES projets du Grand-Roi échouèrent, parce que Thèbes refusa d’abandonner Messène, cette forteresse menaçant Sparte. L’envoyé d’Ariobarzane, Philiscos, disposant de ses trésors, leva des mercenaires pour l’armée de Lacédémone. Les Thébains envoyèrent des négociateurs à Suse, qui y rencontrèrent des députés venus d’Argos, de l’Élide, de l’Arcadie, de Sparte et d’Athènes. Artaxerxés, sans avoir combattu, tenait les Grecs dans sa main. L’intégrité de Pélopidas avait fait une grande impression sur l’esprit du monarque, habitué à voir les Hellènes dans l’attitude de mendiants. Pélopidas obtint que les Perses abandonneraient les Lacédémoniens, consacreraient l’indépendance de Messène.

Revenu à Thèbes, oit les Alliés étaient réunis pour sanctionner l’accord avec les Perses, les Thébains seuls votèrent pour le traité. Les députés avaient admiré les splendeurs de la cour du Grand-Roi, mais en même temps reconnu qu’avec tout son or, Artaxerxés II ne parviendrait pas à relever son peuple abattu : La magnificence du roi n’est qu’une parade ; son platane d’or tant vanté ne donnerait pas d’ombre à une cigale.

Pendant que la légende persique s’évanouissait, Épaminondas restait en armes devant Sparte, s’alliait aux Achéens. Les intrigues contre Thèbes réussissaient, et les Arcadiens et les Achéens eux-mêmes se méfiaient. Épaminondas envoya Pélopidas en Thessalie pour s’assurer le concours d’Alexandre de Phères ; le monstre fit emprisonner Pélopidas et s’unit aux Athéniens (366) qui venaient, sans y réussir, de tenter une action contre Corinthe.

Les Hellènes s’agitaient, s’excitaient, guerroyaient, sans autre excuse, sans autre raison que leur agitation même. En Thessalie, Épaminondas délivra Pélopidas, au prix d’une trêve de trente jours ; Timothée d’Athènes reprit Samos au Grand-Roi ; un satrape livra aux Athéniens une partie de la Chersonèse, tandis qu’une partie de la Chalcidique revint à l’alliance. Corinthe, prête à tout pour obtenir la paix, se soumit à Athènes à son tour. Épidaure et Phlionte l’imitèrent (364).

Thèbes, forte au milieu des terres, se construisit une flotte de 100 trirèmes et envoya Pélopidas en Thessalie. Vainqueur d’Alexandre de Phères aux Cynocéphales, Pélopidas y mourut. Les Thessaliens soumis, Thèbes voulut tout le Péloponnèse, profitant des troubles qui y régnaient, des luttes qui y ensanglantaient les villes se disputant Olympie, dont le temple était riche et qui resta aux Arcadiens. Le trésor du dieu servit à solder les mercenaires. Ce sacrilège, aussitôt constaté, fit excommunier les Arcadiens, qui prirent peur, licencièrent les troupes souillées et prescrivirent de rendre ce qui avait été enlevé aux prêtres. A Tégée, Arcadiens et Éléens célébraient leur réconciliation, lorsque l’harmoste béotien qui gouvernait Tégée se saisit de l’Assemblée des pacificateurs, pour livrer la ville aux Lacédémoniens. Les Arcadiens indignés, en armes, sottement, appelèrent Sparte et Athènes à la fois à leur secours.

Ces événements, dont l’incohérence était manifeste, expliquaient les vues ambitieuses d’Épaminondas ; il vint camper devant Tégée et pénétra ensuite, de nuit, dans la Laconie. Agésilas couvrit immédiatement Sparte. Forcé de se retirer en Arcadie, Épaminondas allait prendre Mantinée, lorsqu’une sortie de cavaliers athéniens arrêta les Thébains.

Devant Mantinée, Athènes et Thèbes allaient se disputer la suprématie. Épaminondas, renouvelant sa tactique de Leuctres, trompant ses adversaires, les attaqua furieusement avec une faible partie de ses troupes, lançant ensuite la masse profonde de son armée, tenue en réserve pour le succès de cette action hardie. Entraîné par sa propre ardeur, Épaminondas tomba couvert de blessures, dans la mêlée. Victorieux mais voyant la mort, il appela ses lieutenants Elidas et Daïphantos. Apprenant qu’ils venaient de succomber, il ordonna la paix et mourut. Ce combat, dit Xénophon, laissa autant de confusion en Grèce qu’il y en avait auparavant. La paix consacra l’indépendance de Messène et des autres villes du Péloponnèse. Sparte protesta, mais en paroles seulement.

Quelques hommes encore, très grands ou très audacieux, avaient su maintenir au loin le prestige des cités helléniques, intelligentes et belliqueuses ; ces hommes disparus, il n’y avait plus rien : plus d’armée, plus de Cités, plus de Peuples. La Grèce eut été au premier venu, d’Orient ou d’Occident, ou du Nord. Les Perses, heureusement, n’existaient guère davantage que les Grecs. Les Romains rebâtissaient Rome incendiée par les Gaulois. Des Thessaliens de Jason, nul ne se préoccupait plus. La Macédoine était méconnue.

En Hellénie, Athènes offrait encore la meilleure apparence d’État constitué. Sa flotte protégeait suffisamment le trafic revenu à ses ports ; le calme régnait dans ses murs ; ses artistes, ses philosophes, ses orateurs et ses savants honoraient la Grèce ; mais la corruption des mœurs, l’insouciance du Peuple et le dégoût des Grands, faisaient que les Athéniens, sans préoccupation du lendemain, sans principes et sans buts, vivaient comme au hasard : Rien ne nous réussit, dit un personnage d’ Euripide, eh bien ! faisons le contraire ; ce sera notre salut.

Les citoyens intelligents et instruits, capables de penser et d’agir, abandonnaient Athènes à son désordre intellectuel, se donnant, au loin, la jouissance tranquille de critiques réfléchies, de récriminations enfiellées, de leçons tardives, où la vengeance personnelle s’étalait, avec cette sorte de satisfaction que donnent les maux éprouvés par des hommes réputés ingrats et que l’ingratitude d’autrui a touchés.

Le patriotisme des citoyens, la gloire des généraux et l’héroïsme des guerriers avaient moins impressionné Thucydide que l’applaudissement des Athéniens entendant lire par Hérodote ses histoires. Dès ce jour Thucydide eut l’ambition d’écrire, non d’agir. Officier malheureux, il se retira en Thrace où il écrivit, au fur et à mesure des événements, bien renseigné, la guerre du Péloponnèse. Prévoyant la fin d’Athènes, il en fit le sujet d’une épopée en prose où l’émotion résulte surtout de l’implacable et froid récit de l’inévitable agonie.

Fils d’un père qui, disait-on, descendait d’un roi de Thrace, un immense orgueil obligeait Thucydide à accepter longtemps son exil ; mais Athénien par l’émotion ressentie au contact de ses compatriotes, le goût de la mesure le contient. Au merveilleux d’Hérodote, il oppose la grandeur du vrai. Riche, il emploie sa fortune à se procurer des renseignements positifs. Spectateur curieux des angoisses de sa patrie, collectionneur des tourments de l’Hellénie, il utilise ce qu’il appelle ses loisirs, à exposer, pour les siècles futurs, les causes de la décadence hellénique. Son impartialité, voulue, ne résiste pas à la haine qu’il avait vouée à Cléon, et il ne parvint pas à dissimuler la jalousie que lui fait éprouver le renom d’Hérodote, plus préoccupé, écrit-il, de flatter l’oreille que de suivre la vérité.

Élève du vertueux Antiphon, l’âme du parti aristocratique à Athènes, Thucydide lui reste fidèle ; il condamne historiquement la démocratie. Revint-il à Athènes après vingt ans d’exil ? y mourut-il assassiné ? Son œuvre s’arrête à la bataille de Mantinée, alors qu’il avait annoncé sa résolution de poursuivre son récit historique bien au delà de cette journée.

Loin d’Athènes, Thucydide en a emporté l’impression des Tragiques, et son œuvre est un drame dont il voit le dénouement. Son éloquence, rappelant les chœurs d’Eschyle, est affranchie de l’influence des rhéteurs abondants ; il écrit avec concision, mais la pure lumière athénienne ne s’étendant plus jusqu’à lui, il perd la clarté, puis la grâce, et ses périodes s’obscurcissent parfois jusqu’à l’énigmatique.

Il parle la langue attique, en écrivant les mots dans l’ordre rigoureux où les amène le cours de sa pensée, sans se préoccuper de leur placement artistique. Sa force pittoresque résulte d’un peu de barbarie ; d’apparence simple, naïve, grande, en réalité brutale et dédaigneuse, flegmatique. Il fait discourir ses héros, donnant à tous le même langage : le sien. Sa personnalité est absorbante.

Il ne s’inquiète ni de logique, ni de grammaire, disant ce qu’il pense, exactement comme il l’a pensé, les mots venus se heurtant, les faits se succédant sans liens, procurant de la fatigue au lecteur, — tantôt sec et mystérieux, tantôt attendri et poétique, et puis, comme cédant à un besoin irrésistible, discourant et jetant à flots ses pensées débordantes. Jamais un sourire. Il constate et mène le deuil de l’Hellénie, n’ayant d’admiration que pour les morts, les ancêtres, les héros d’autrefois, niant ainsi, devant l’histoire, la grandeur de tous ses contemporains.

S’il parle des femmes, ce n’est que pour exprimer son mépris, les reléguant dans une inaction subordonnée. Taciturne, vaniteux, infatué, il ne puise qu’en lui-même les leçons qu’il donne. Et — il est intéressant de le remarquer, — Thucydide ne devient vraiment historien qu’à mesure qu’il avance dans son œuvre, alors qu’il cesse de faire discourir ses héros, ayant comme la hâte de terminer sa nomenclature.

Aux Athéniens qui avaient eu Alcibiade après Périclès, il conseille la ruse et n’exalte que le succès. Son cours de politique argumente des victoires et des revers, pour montrer que l’intérêt de l’État est au-dessus de toute justice, de tout sentiment : la force domine le droit ; la haine est préférable à l’amitié, parce que la haine prépare et justifie les châtiments cruels ; les divinités sont avec les forts ; les peuples doivent se garder de toute reconnaissance ; le point d’honneur est un danger. C’est l’apologie de Sparte.

Aristocrate partageant la passion qui excitait les Nobles contre le Peuple, Thucydide repousse même le gouvernement oligarchique, voulant un maître, un Roi, un Tyran, la démocratie ne donnant, dit-il, qu’une indépendance bâtarde. Il raconte, sans en paraître autrement ému, le désastre des Athéniens en Sicile ; il admet, parce que la République en retira un avantage manifeste, la judiciaire sanglante qui suivit la mutilation des Hermès ; il préfère le gouvernement des médiocres, et déclare que les trois fautes les plus funestes aux gouvernants, c’est la Pitié, la Séduction du discours et l’Indulgence : Gouverner, c’est délibérer sur le parti le plus utile à prendre. Mélos devait se soumettre parce qu’elle était la plus faible.

Partial aux Lacédémoniens, ne pardonnant pas son exil, ou son insuccès, aux Athéniens, il applaudit à la tromperie de Brasidas, et il admire Sparte : Les habitants de Chio, écrit-il, sont, à ma connaissance, le seul peuple, après les Lacédémoniens, qui aient uni la sagesse à la prospérité ; et il justifie la défection des Villes qui, trahissant Athènes, se donnent à l’aristocratique Lacédémone, dont il définit inexactement la politique, dont il travestit les sentiments, mentant à l’histoire pour en accabler les Athéniens : Nous connaissons bien la démocratie, nous tous doués de quelque intelligence, moi aussi bien que personne ; et je pourrais au besoin faire le tableau de ses vices : mais on ne saurait rien dire de nouveau sur une démence dont tout le monde est d’accord.

Sur les vices et les hypocrisies de Lacédémone, Thucydide ferme volontairement les yeux : Après tout, nous habitons une ville (Sparte) qui n’a jamais cessé d’être libre et heureuse entre toutes ; et ce qu’on blâme en nous n’est peut-être que prudence et sagesse. C’est grâce à cette disposition que seuls nous ne sommes ni insolents dans la prospérité, ni abattus comme tant d’autres dans le malheur...

Général vaincu, Thucydide se montre dans son ouvre stratège avisé. Ici sa morale décevante, spartiate, pratique, répond aux nécessités, puisque Lacédémone a imposé à l’Hellénie la bataille à outrance, la victoire quand même, par tous les moyens : c’est-à-dire le territoire ravagé avant l’action ; la supériorité trop éclatante à éviter, l’effroi disposant aux alliances ; la garantie des amitiés dans la seule crainte égale et réciproque ; la guerre transportée aux points faibles, quelque éloignés qu’ils soient, — car ce n’est pas dans l’Attique que sera, comme quelques-uns le pensent, le siège de la guerre ; c’est dans les contrées d’où l’Attique tire ses ressources ; — la méfiance perpétuelle des Alliés ; les illusions de la victoire, à cause de l’incurie naturelle aux vainqueurs ; l’ingratitude des secourus ; la nécessité de traiter durement les amis fidèles, et avec précaution les amis révoltés ; l’importance des réserves de toutes sortes, de la discipline, de la volonté, du respect de soi-même ; l’immobilité des troupes avant l’attaque, la supériorité de l’offensive, etc., leçons excellentes.

Mais pourquoi Thucydide, au prix d’un risque personnel, ne revient-il pas à Athènes, donner aux Athéniens le secours de son intelligence mûrie, le fruit de ses méditations, de ses observations ? Il reste loin des dangers, assistant impassible au développement tragique des fautes qui se succèdent, et il note, et il écrit, spectateur abrité, mécontent, souvent injuste, les actes du drame auquel il assiste. L’inaction de Thucydide fait absoudre Alcibiade complètement.

Xénophon, plus instruit encore que Thucydide des choses de la guerre, car il l’avait pratiquée, également exilé, à cause de sa liaison étroite avec Agésilas, roi de Sparte, conseillé par Socrate et approuvé par Delphes, passe aux Perses de Cyrus. Du moins Thucydide ne mit-il pas son intelligence et ses armes au service de l’ennemi de sa patrie.

Dans la milice des adolescents, chargée de surveiller les frontières, Xénophon apprit de bonne heure l’art de déjouer les ruses d’un ennemi. La Retraite des Dix-Mille, qu’il conduisit, lui donna le sentiment de sa propre valeur. Brave, beau, studieux, son ambition s’impatientait sans doute du rôle restreint que l’organisation d’Athènes lui offrait. Le Grand-Roi n’étant pas le maître qui lui convenait, il combattit dans les rangs des Lacédémoniens, et — récompensé de sa trahison a-t-on dit, — il se retira en Élide, à Scillonte, pour y écrire. Il mourut à Corinthe, âgé de quatre-vingt-dix ans.

Xénophon a sur Thucydide, — au point de vue du caractère, — le mérite d’une courageuse sincérité, d’une activité personnelle extraordinaire. Lui aussi, abandonnant ses compatriotes, déserteur d’Athènes et de la philosophie, il ne cache ni ses ambitions, ni ses sympathies. Ses enfants seront élevés à Sparte, au su de tous. Religieux, affectueux et bon, ayant l’horreur du mensonge et la passion de la justice, au même degré, — ce qui n’est pas peu dire, — que la passion du commandement guerrier, ses actes et ses œuvres sont l’expression véridique de ses opinions et de ses sentiments. Ce n’est pas lui qui, comme le fit Platon, eut osé substituer la fiction au vrai, abrité ses hardiesses sous le nom de Socrate mort.

Sa philosophie, très personnelle, il en accepte la responsabilité, comme il prit, ouvertement, la direction des mercenaires grecs que le désir des aventures, l’appât du gain, ou quelque peine judiciaire encourue, avaient fait déserter l’Hellénie pour s’enrôler aux ordres de Cyrus ; comme il combattit de sa personne à Coronée contre les Athéniens.

Et cependant, au fond de ce caractère il y avait de la crainte, de l’hésitation. Il avait peur des Démagogues et ne se décidait qu’avec lenteur ; mais une fois décidé, son ardeur devenait indomptable, et son activité, — qui étonna Platon, — ne reculait devant aucun labeur. Chasseur, guerrier, ou philosophe, il ne cesse d’agir, de penser, ou d’écrire. Ses œuvres sont nombreuses, et toutes profondément réfléchies, complètes, touchant à tous les sujets.

Des mémoires sur Socrate à l’Économique, traité d’équitation, d’agronomie, de cynégétique, etc. des Helléniques, — continuant Thucydide dont il fut l’éditeur, — jusqu’au roman de La Cyropédie, Xénophon écrit une sorte d’encyclopédie des connaissances nécessaires. Son chef-d’œuvre vécu est, et devait être, l’Anabase, récit de l’expédition de Cyrus le jeune et de la Retraite des Dix-Mille.

Sa Politique, confuse et désordonnée, prouve un esprit droit que la morale du succès ne peut convaincre, qui ne comprendra jamais rien aux spéculations d’un politicien. Son goût de l’ordre, de la mesure, de la logique, l’empêche même de s’initier aux raisons de la Politique. C’est pourquoi, simplificateur, croyant au bien, âme candide et généreuse, Xénophon ne conçut comme gouvernement que le despotisme idéal du Cyrus qu’il avait imaginé.

Xénophon défend et venge Socrate en disciple dévoué, prêtant à sa glorieuse victime, — fidélité touchante, — les meilleures de ses propres pensées. Il voudrait que l’on revint à la vie aryenne, au temps où la femme, maîtresse dans la maison, chaste et forte, était l’égale de l’époux ; il admet les plaisirs décents, sorte d’épicurisme tempéré, les jeux de l’esprit et les danses à la fin du repas.

Il donne de la vie d’un tyran un tableau triste, tuais demande si la tyrannie ne pourrait pas être utilisée au profit général, s’il n’en résulterait pas une plus grande somme de bonheur ?

Il excelle dans ces Traités divers où sa science éclate, amoureux du détail, riche d’observations précises et méthodiques, donnant des règles qui seraient comme un canon religieux.

Historien, la tâche de Xénophon dépasse ses forces ; il marque l’entrée du droit chemin ; et c’est consciencieusement qu’il écrit son livre, — pour Sparte, contre Athènes, — lourdement, sèchement, sans trace d’émotion, sans intérêt, sauf quelques pages où l’artiste aryen se manifeste, où le stratège passionné atteint au lyrisme, dans cette leçon, par exemple, à un chef de la cavalerie : Si, animant ton cheval, tu ne conduis ta troupe ni trop vite ni trop lentement, mais que tu prennes l’allure qui convient aux coursiers les plus généreux, les plus fiers ; si tu conduis ainsi tes cavaliers, tous tes chevaux frapperont la terre en même temps, henniront, souffleront ensemble ; alors ce ne sera pas seulement toi, mais tous les soldats qui offriront un admirable spectacle ! Il décrit le prétendu jardin de Cyrus, pour satisfaire son goût de la symétrie des plants, de l’alignement des allées, du dessin correct des rectangles... On conçoit que la remuante Athènes fut peu plaisante à cet Aryen désemparé qui avait perdu l’amour de la Patrie.

La morale de Xénophon, toute naturelle, ne s’obscurcit d’aucun mystère, ne se complique d’aucune doctrine : La première instruction morale, dit-il, vient de la Nature. L’éducation ensuite, la consultation des hommes vraiment sages et éclairés, achèvera l’œuvre. Cet achèvement est indispensable ; il faut savoir : Ceux, dit-il, qui apprennent pour la première fois à jouer de la cithare gâteraient même les lyres. Son grand éducateur c’est Homère : Mon père, fait-il dire à Nicératus dans son Banquet, désirant que je devinsse honnête homme, m’a forcé à apprendre toutes les œuvres d’Homère.

Le style de Xénophon proclame son honnêteté. Pas la moindre surprise, jamais ; un langage simple, logique, clair, où chaque mot vient à sa place naturellement, sans recherche et non sans grâce parfois ; ses leçons bien amenées, très nettes, qu’il s’agisse pour lui de condamner les sophistes ou de dire comment une maison doit être tenue, un cheval élevé, une bataille conduite, un citoyen éduqué.

Mais ces leçons admirables Xénophon ne les donnait pas aux Athéniens, car il croyait Athènes finie, ayant vu de trop près ses mœurs, ses fautes, ses crimes, s’imaginant que d’autres hommes valaient mieux. Pour lui, Athènes n’était peuplée que de sacrilèges, de démagogues, de délateurs et de coquins s’enrichissant, prenant à la lettre l’accusation du Carion d’Aristophane. Cette Athènes corrompue appartenait aux Asiatiques, aux Phéniciens, au roi Plutus : On a amené, ici, avait ajouté Carion, ô mes pauvres amis ! un vieillard dégoûtant, tout courbé, tout ridé, l’air des plus piteux, chauve et édenté ; je crois même, sur ma parole, qu’il est circoncis ! — Voilà l’excuse de Xénophon : Athènes n’est plus sa patrie ; mais une ville asiatique, une ville phénicienne, une ennemie donc.