Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

DE 407 A 395 Av. J.-C. - Alcibiade à Athènes et en Asie. - Cyrus le jeune. - Fuite d’Alcibiade. - Callicratidas et Conon. - Bataille des Arginuses. - Victoire et désastre des Athéniens à Égos-Potamos. - Prise d’Athènes. - Les Trente Tyrans. - Mort d’Alcibiade. - Thrasybule reprend Athènes et meurt. - L’ancienne constitution rétablie à Athènes. - Cyrus contre Artaxerxés II à Cunoxa. - Mort de Cyrus. - Retraite des Dix-Mille. Xénophon. - Condamnation et mort de Socrate. - Thimbron et Dercyllidas en Asie. - Agésilas. - L’or persique. - Guerre rallumée en Grèce.

 

ALCIBIADE rêvait de nouveaux triomphes. Dans le port, 100 galères, 1.500 hoplites et 150 chevaux n’attendaient que son ordre de départ ; mais ses intrigues à l’étranger lui avaient montré l’étendue des influences cléricales, et ayant ordonné que l’on reprit, par la voie sacrée, la procession traditionnelle de la statue d’Iacchos portée à Éleusis, il escorta la théorie solennelle avec toute son armée. Dans le Peuple, on disait hautement qu’Alcibiade devrait chasser du Pnyx les bavards troublant l’État et se dire roi d’Athènes. Les Grands s’associaient au Peuple, vantaient surtout les talents militaires du triomphateur, afin qu’excité, il partit ; tout ce que demandait Alcibiade, ils l’accordaient pour hâter son départ.

Il y avait à ressaisir Rhodes, Cos, Chios et Milet, devenues puissantes et fortes. Alcibiade s’embarqua. Sa première démonstration contre Andros n’ayant pas réussi, il continua vers l’Asie, où Darius II venait de confier à son fils, Cyrus, le gouvernement des provinces maritimes de l’empire perse. Or Cyrus, Alcibiade le savait, cherchait à s’illustrer pour régner à la place de son frère, et dans ce but intriguait à Sparte.

Alcibiade avait donc en face de lui Cyrus, que l’ambition dévorait, et les Péloponnésiens menés par Lysandre, fin politique, très habile, très rusé, brave, adversaire également redoutable sur les champs de bataille et dans les négociations. Répondant aux vues de Cyrus, Lysandre obtint du Grand-Roi, à Sardes, un subside permettant d’élever à 4 oboles la solde des matelots et d’armer 90 galères. Alcibiade guerroyait aux dépens des alliés, recueillant des tributs, extorquant des subsides, se faisant un trésor personnel, ravageant le territoire de Cyrus, pendant que les forces péloponnésiennes s’organisaient.

Un lieutenant d’Alcibiade, Notion, perdit 15 galères. Téos et Delphinion, — seul point fortifié que les Athéniens tinssent à Chios, — firent défection. L’alliance de Cyrus et de Lysandre, évidente, active, comparée à la conduite singulière d’Alcibiade, firent que les Athéniens, n’osant pas encore douter des capacités de leur général, le soupçonnèrent de trahison, l’accusèrent de vénalité : on racontait qu’il avait fait bâtir un fort en Thrace, pour s’y retirer après s’être enrichi aux dépens d’Athènes ; on rappelait que cet Alcibiade était celui qui avait conseillé à Sparte d’envoyer Gylippos à Syracuse, le même qui avait livré Décélie aux Lacédémoniens, ameuté Chios et Milet. Le Peuple surexcité nomma dix généraux chargés d’aller remplacer Alcibiade.

L’armée, indignée de l’indifférence d’Alcibiade devant les préparatifs visibles de l’ennemi, abandonna son chef, qui rendit son commandement, ramassa quelques bandes de mercenaires étrangers, et se dirigea vers la Thrace. Thrasybule, également remplacé, acceptant cette disgrâce resta parmi les marins.

Callicratidas venait de remplacer Lysandre dans le commandement des Lacédémoniens. C’était un rude soldat, brutal, incorruptible, plus que brave, téméraire. La flotte que lui remit Lysandre comptait 140 voiles, mais sans trésor. Il se rendit auprès de Cyrus, à Sardes, qui ne le reçut pas, montrant ainsi en quelle estime il tenait les Spartiates, ses obligés. Callicratidas, silencieux sous l’injure, rêva d’une paix définitive entre Athènes et Sparte. Appelé à Méthymne par une faction, il laissa cependant piller la ville prise, ne refusant que d’en laisser vendre les habitants.

Conon, qui avait succédé à Alcibiade dans le commandement principal, arrivé trop tard pour sauver Méthymne, assailli par Callicratidas et refoulé dans Mytilène, restait avec 40 vaisseaux devant les 170 navires ennemis. Athènes prévenue, épuisant ses ressources dernières, envoya 110 bâtiments. Les deux flottes se rencontrèrent aux Arginuses (juillet 406). Le Spartiate Callicratidas fut vaincu et tué pendant le combat. Une tempête ayant empêché les généraux athéniens de recueillir les naufragés et les morts, le peuple d’Athènes accusa ses généraux de sacrilège, pour avoir privé des honneurs funèbres les héros tombés. Un tribun véhément obtint une condamnation à mort.

La victoire éclatante des Athéniens resserra l’alliance des Spartiates et des Perses. Lysandre reprit le commandement effectif des Péloponnésiens, et Cyrus lui fit parvenir assez d’or pour qu’il pût former très vite une flotte, se montrer en force dans la mer Égée. Il descendit en Attique. L’attrait de l’or des Perses largement distribué, excitait aux trahisons ; des Athéniens désertaient pour aller servir sur la flotte ennemie. Le Peuple décréta, pour arrêter les transfuges, que tout prisonnier fait serait mutilé. Philoclès, maître de deux galères prises, exécuta impitoyablement le décret. De part et d’autre les hostilités devenaient cruelles.

Lysandre, après avoir saccagé Lampsaque, se tournait vers l’Hellespont, lorsque 180 galères athéniennes vinrent le défier à Égos-Potamos. Lysandre refusa la bataille. Dédaignant alors leur adversaire, les Athéniens débarqués attendirent. Alcibiade, accouru pour signaler aux Athéniens leur imprudence, fut insolemment chassé par les généraux. Après cinq jours, Lysandre, prêt, ordonnant l’action dans le détroit, — large à peine de 15 stades, — surprit les Athéniens, dont la plupart n’étaient pas à bord de leurs vaisseaux. Conon, saisi de douleur à la pensée du malheur qui menaçait les Athéniens, appelait en vain ses guerriers dispersés. Les Péloponnésiens s’emparèrent des galères vides, rompant les avirons de celles que les marins commençaient à remplir. A terre, les Lacédémoniens massacraient les Athéniens accourant à l’appel de leur général, affolés, désespérés, sans armes. Lysandre compta 3.000 prisonniers, prit toute la flotte, sauf la galère paralienne et 8 vaisseaux (405). Athènes restait sans navires, sans trésor et sans guerriers. Appliquant le cruel décret des Athéniens, Lysandre tua Philoclès de sa propre main, donnant ainsi le signal de l’égorgement.

Nul n’osait plus résister à Lysandre. Les villes devant lesquelles il passait, se montraient ouvertes. Il abolit partout les gouvernements démocratiques, installant des harmostes lacédémoniens, des archontes sûrs, aristocrates. Il arriva enfin devant le Pirée avec 150 galères, et prit Athènes. Pausanias campa dans les jardins d’Academos, implacable, se refusant à toute négociation.

La famine décimait les Athéniens. Théramène partit pour traiter de la reddition à Sparte. Les éphores pensèrent que s’ils détruisaient Athènes, les Thébains et les Corinthiens, enhardis, se disputeraient la domination de la Grèce centrale et que les Spartiates, vainqueurs mais épuisés, abandonnés des Perses, lutteraient difficilement contre de tels adversaires ? Ils pensaient aussi que le Grand-Roi cesserait de les soutenir si Athènes disparaissait. Ils virent enfin, à l’ardeur avec laquelle les envoyés de Thèbes réclamaient la destruction d’Athènes, l’intérêt qu’y avaient les villes rivales. Sparte accepta la paix à la condition que les Athéniens démoliraient les longs-murs, évacueraient les villes conquises, n’auraient plus qu’une flotte de 12 vaisseaux, s’allieraient à Lacédémone pour lui obéir et rappelleraient les bannis. Parmi les Démocrates, plusieurs, préférant la famine et la mort à l’humiliation imposée, rejetèrent ces conditions ; la faction oligarchique fit emprisonner ces patriotes et l’Assemblée accepta cette honteuse paix.

Athènes se donnait à Sparte. Lysandre insulta au malheur des Athéniens, en réunissant les généraux victorieux dans un festin bruyant. Les murailles furent rasées, les vaisseaux incendiés, au son des instruments de musique, devant les Alliés réunis, chantant, couronnés de fleurs. Des Athéniens se montraient joyeux parmi ces barbares : c’étaient les bannis, les Nobles entrés dans la ville à la suite de Lysandre.

Théramène, tout aux Spartiates, forma le Conseil nouveau, les Trente chargés de réviser les lois, et qui ne s’occupèrent que d’installer leur tyrannie. La tribune aux harangues, — le Béma, — fut déplacée ; l’arsenal démoli, on en vendit les matériaux ; on résolut de détruire tous les forts protégeant l’Attique ; le pillage des temples et de continuelles condamnations devaient servir à payer la solde des mercenaires ; les écoles furent fermées, Socrate dut cesser de parler, sous peine de mort, et la comédie politique fut interdite. On désarma les Athéniens, après avoir formé une milice de 3.000 hommes aux ordres des Trente Tyrans.

Théramène effrayé le premier de sa propre tyrannie, prévoyant d’atroces vengeances, refusa de participer au vote par lequel chaque Tyran devait choisir un métèque, le plus riche possible, le livrer aux bourreaux et prendre ses biens. Accusé de versatilité et de trahison, Théramène s’entendit condamner à mort.

Beaucoup d’Athéniens, laissant Athènes presque abandonnée aux 3.000 miliciens, se rendirent à Argos, à Thèbes, à Mégare. Les Spartiates interdirent aux villes d’Hellénie de recevoir les exilés volontaires. Thèbes refusa de se soumettre à cette injonction, Argos expulsa les envoyés de Lacédémone. Alcibiade, qui se trouvait parmi les bannis, venait de mourir assassiné.

Thrasybule, parti de Thèbes, qui l’avait recueilli, prit le commandement d’une bande de patriotes, — quelques compagnons d’infortune, — se saisit d’une forteresse et s’empara de l’un des ports d’Athènes, Munychie. Attaqué par la milice des Trente, Thrasybule battit les troupes des Tyrans et, blessé à mort, victorieux, rendit Athènes aux Athéniens. Les Tyrans se retirèrent à Éleusis. Le Peuple rétablit l’ancienne constitution (404).

L’excès des atrocités, l’inutilité des guerres intérieures, où vainqueurs et vaincus restaient également anéantis, une fatigue profonde, un dégoût général, firent que les hostilités cessèrent entre Grecs, tout d’un coup, laissant inoccupés, à Sparte comme à Athènes, les bandes de mercenaires enrôlés, et partout, terrifiés parla victoire inattendue des Démocrates, de nombreux bannis qui n’osaient plus rentrer dans aucune ville.

Les guerriers et les exilés se donnèrent au jeune Cyrus, seul chef alors actif. Déjà (404) au moment où Athènes succombait, Cyrus, appelant à lui tous les aventuriers, avait payé largement les trahisons. Le Spartiate Cléarque était allé recruter des Thraces pour le lieutenant du Grand-Roi ; Aristippe de Thessalie, Proxène de Béotie, Sophénète de Stymphale, Socrate d’Achaïe, et d’autres, servaient avec zèle les vues de Cyrus, qui avait reçu de Sparte 700 hoplites et 25 galères croisant dans la mer Égée. Tandis que les Trente Tyrans ruinaient et dépeuplaient Athènes (404), Cyrus, dans son armée de 140.000 hommes comptait 14.000 Grecs.

Depuis Xerxès, l’empire des Perses ne s’était pas reconstitué : L’Égypte n’avait pas repris le joug asiatique ; les satrapes se faisaient rois dans leurs provinces. Tissapherne, à peu près seul fidèle au Grand-Roi, tenant le sud-ouest de l’Asie-Mineure, avait agi politiquement en soutenant tantôt Athènes et tantôt Sparte s’entre-détruisant. Cyrus, qui venait de remplacer Tissapherne (407), envoyé par son père Darius II, dont il visait la succession au détriment de son frère aîné, s’était battu contre le satrape refusant sa province, et, pour justifier ses armements, annonçait qu’il allait marcher contre les Pisidiens troublant ses frontières.

Cyrus quitta Sardes, avec son armée, au printemps (401), traversa la Phrygie, la Lycaonie, la Cilicie, et se reposa à Tarse. Le satrape de Cilicie, Syennésis, forcé de se soumettre à Cyrus, transmit ses soupçons à Darius II. A la sortie de Tarse, les ordres mystérieux de Cyrus troublèrent les mercenaires grecs qui redoutaient de s’enfoncer en Asie et refusaient de marcher. Cyrus apaisa la révolte en augmentant la solde, — portée à une darique et demie par mois, — et en affirmant qu’il se dirigeait vers la Syrie, par un détour. A Thapsaque, Cyrus crut pouvoir avouer qu’il visait Babylone. De nouvelles résistances valurent aux mercenaires une nouvelle augmentation. L’Euphrate passé, Cyrus rencontra l’ennemi dans la plaine de Cunaxa.

Cyrus accepta la bataille très bravement, revêtit sa cuirasse, saisit ses javelots, aux yeux de tous, et se plaça tête nue au centre de la ligne formée, avec Proxène. Cléarque était à la droite avec 1.000 cavaliers paphlagoniens ; Ménon et Ariée étaient à la gauche, avec l’armée barbare.

Artaxerxés II, le frère de Cyrus, affrontait personnellement l’ambitieux. A la fin du jour seulement, les Grecs de Cyrus virent s’avancer, venant de loin, se dégageant d’une épaisse poussière soulevée, et se précipitant, des chars énormes, armés de faux que les roues et l’essieu faisaient mouvoir, arme terrible. Les Grecs, le premier moment de stupeur passé, s’élancèrent contre ces engins monstrueux, invoquant Arès à grands cris, frappant les boucliers avec les piques, pour épouvanter les chevaux. Les Barbares, conduits par Ménon et Ariée, s’arrêtèrent, intimidés par ces faux tranchantes qui coupaient tout sur leur passage, et ils s’enfuirent ; des Grecs les poursuivirent pour les ramener.

Exécutant une manœuvre habile, avec un admirable sang-froid, les Grecs attaqués, rompant leur ligne, laissèrent passer les chars armés de faux, et se rejoignant ensuite, ils se reformèrent. Ceux qui étaient près de Cyrus, enthousiasmés, l’adoraient comme roi victorieux déjà. L’armée d’Artaxerxés II, masquée un instant par la lourde charge des faux, et innombrable, s’avançait, débordant la gauche de Cyrus. Artaxerxés, que 6.000 cavaliers suivaient, fit un mouvement, comme s’il voulait tourner les Grecs ; Cyrus serra autour de lui ses 600 cavaliers, courut droit à Artaxerxés qu’il fit reculer et qu’il poursuivit. Cette faute, contraire à sa tactique, perdit Cyrus qui, voyant son frère en fuite, se précipita, l’atteignit et, l’ayant blessé, reçut d’un soldat, à la face, un javelot qui lui donna la mort.

Cyrus tué, l’armée grecque, sans chef, sans raison de combattre, se dispersa, revenant à la position qu’elle occupait le matin. Mais les Perses s’étant jetés sur le camp pour le piller, les Grecs, épouvantés des misères qui les accableraient dans ce pays inconnu, sans vivres, chargèrent l’ennemi avec une telle fureur, que l’armée d’Artaxerxés, repoussée, disparut.

Ariée et ses Barbares avaient abandonné les Grecs, restés maîtres du champ de bataille mais ne pouvant le garder, le conserver seuls. La retraite, — et quelle retraite ! à travers un pays hostile, stérilisé par la guerre, de dix mille hommes intacts ! — s’imposait. Les Grecs rejoignirent donc Ariée et ses Barbares.

Les menaces d’Artaxerxés II n’intimidant pas les Grecs, il leur offrit une alliance, s’engageant à leur donner les vivres qui leur manquaient. L’offre fut acceptée mais la retraite continuée. Tissapherne rencontré, — il allait reprendre sa province devenue libre par la mort de Cyrus, — ses troupes s’unirent à celles d’Ariée. Il en résulta une grande crainte, bien justifiée, chez les Grecs, que les Asiatiques pouvaient anéantir. Cléarque et quatre autres chefs virent Tissapherne pour en obtenir des paroles rassurantes. Le satrape envoya les ambassadeurs à Artaxerxés, qui ordonna leur mort.

Les Grecs étant en grand péril, sans subsistances et sans généraux, un Athénien qui suivait l’armée, Xénophon, compagnon de Proxène, s’en émut. Xénophon s’était proposé d’aller vivre à la cour de Cyrus, pensant y trouver de plus grands avantages que dans sa patrie. Socrate, consulté, avait renvoyé Xénophon à Delphes, questionner les prêtres. L’oracle s’étant montré favorable à ses desseins, Xénophon avait quitté l’Hellénie.

Très instruit et calme, Xénophon prit la direction de la Retraite des Dix-Mille. De nouveaux chefs étant nommés à l’élection, il forma d’abord une troupe de 50 cavaliers et 200 archers ou frondeurs, chargés de tenir en respect les Asiatiques de Tissapherne, loin d’ailleurs, déjà, sur la route d’Ionie. Délivrés de ce danger, rien ne put soustraire les Grecs aux embuscades des montagnards, qui les traquaient en les accablant de leurs longues flèches. La neige, ennemi redoutable, les surprit dans les montagnes d’Arménie. Le froid les décimant, tuant les bêtes de somme, ils durent, pour franchir le Phase et l’Harpedos, battre les Chalybes. La vue du Pont-Euxin allégea leurs angoisses. Encore quelques combats sur la côte, et Trapézonte, colonie de Sinope, les accueillit.

Des jeux et des sacrifices célébrèrent la délivrance. Xénophon, rachetant bien sa première faiblesse, rendait à l’Hellénie 8.600 hoplites et 1.400 archers ou frondeurs. La voie de retraite suivie mesurait 2.400 kilomètres de longueur.

L’amiral Chirisophos, de Sparte, qui occupait Byzance, refusa les navires que Xénophon demandait pour passer en Europe. L’armée reprit sa marche pénible, longeant la côte, s’arrêtant un peu à Cérazonte et à Cotysra ; de là, des vaisseaux les transportèrent à Sinope, puis à Héraclée et à Calpé.

En Bithynie, les cavaliers de Pharnabaze les assaillirent sans les entamer, et ils arrivèrent à Chrysopolis, en face de Byzance (octobre ou novembre 400), d’où Pharnabaze, inquiet de la présence de ces Grecs héroïques, obtint d’Anaxibios, en payant ce service, qu’il les menât de l’autre côté de l’Hellespont. Alors, libres, sans but, les Dix-Mille se donnèrent à Seuthès, prince des Odryses.

La merveilleuse retraite des Dix-Mille prouvait l’incapacité d’Artaxerxés II et la faiblesse des Perses, en même temps que la solidité et la fidélité des mercenaires. Toutes les villes de l’Hellénie reçurent des mercenaires dans leurs armées ; grand chargement et lourde faute, car la suppression des armées nationales allait obliger les Hellènes à des dépenses qu’ils ne pourraient pas supporter, et les mettre à la merci de ces Perses affaiblis, mais très riches, connaissant bien, pour l’avoir expérimentée, l’irrésistible puissance de leur or.

Les dernières luttes intérieures avaient laissé en Hellénie l’habitude des férocités. Les factions, toujours vivaces, affichaient leur sauvagerie. Aristote cite ce serment des Nobles : Je serai l’ennemi du Peuple et je lui ferai tout le mal que je pourrai. Sparte encourageait les haines ; les réactions oligarchiques triomphantes se manifestaient par des massacres systématiques : On ne saurait compter ceux qui périrent, dit Plutarque. — Xénophon écrit : Dès qu’un Lacédémonien parlait, les peuples obéissaient, et lui-même, subissant cette influence, refusa le titre de généralissime qu’on lui offrait, parce qu’étant Athénien il jugeait que cela déplairait à Sparte.

Et cependant, Lacédémone en pleine décadence, usée par le jeu de ses institutions de fer et l’extension de vices abjects, n’existait que par l’audacieuse jactance d’une poignée de citoyens. Les éphores et le Sénat ne consultaient plus les Spartiates, recrutaient leurs hommes d’action dans la dernière classe, — les Périèques, — d’où étaient sortis Lysandre, Gylippos et Callicratidas.

Lysandre, au moment de ses succès, traité comme une divinité, avait eu à Sparte ses autels et ses sacrifices ; le roi Pausanias, jaloux de Lysandre, l’avait combattu à Athènes même, en le déconsidérant, en contrariant ses projets, en ruinant ses espérances. Lysandre avait fait Agésilas roi à Sparte, au détriment de Léotychidas, fils d’Agis, croyant qu’il régnerait sous le nom du monarque docile. Roi, Agésilas repoussa Lysandre, qui complota alors contre l’ingrat (399).

Des troubles intérieurs ensanglantaient Sparte. Un révolutionnaire, Cinadon, venait d’y être supplicié. Les rois, cherchant à s’affranchir de la prépotence des éphores et du Sénat, s’y disputaient, avant de l’avoir, la toute-puissance. A l’extérieur, l’insolence des Spartiates, leurs prétentions, leur despotisme, faisaient regretter la suprématie athénienne. Les villes alliées voyaient disparaître à Lacédémone, sans jamais en sortir, les lourds tributs qu’elles payaient. En Hellénie plus de trafic, plus de fêtes, plus d’art, plus rien, sauf la domination dorienne, insupportable.

Athènes, malheureusement, n’inspirait plus aucune confiance. Socrate, dont la réputation de science et de sagesse était universelle, venait d’être condamné à mort (399) sur la dénonciation de trois Athéniens : Anytos, un riche tanneur ; Mélétos, un mauvais poète, et le rhéteur Lycon.

Des pèlerins d’Athènes accomplissaient à ce moment leur voyage annuel à Délos. La loi ne permettant pas de tuer avant le retour de la théorie pieuse, Socrate dut attendre, pendant trente jours, le droit de boire la ciguë. Entouré de disciples demeurés fidèles, il disserta de philosophie avec une lucidité, un calme, une sérénité qui stupéfièrent. Il aurait pu fuir la mort, Criton lui ayant offert un moyen d’évasion qu’il refusa. La trentième journée étant finie, Socrate mourut, victime de l’affolement des Athéniens, incapables de raison, ne voyant dans le philosophe qu’un ennemi des Démocrates, un citoyen trop entouré, dont le dédain pour les agitations publiques insultait au Peuple. Le Peuple et les juges frappèrent Socrate comme pour montrer jusqu’où leur pouvoir s’étendrait, combien peu valait, devant leur tyrannie réelle, la vie d’un homme, fut-ce le plus grand ou le meilleur. La condamnation de Socrate, prononcée avec l’ostentation d’un orgueil froissé, n’était qu’un défi.

Les accusateurs de Socrate, flétri, par l’histoire, instruments d’une rage démocratique, affirmant par des actes excessifs une vigueur disparue, furent peut-être moins coupables qu’Aristophane, dont les moqueries livrèrent Socrate aux sarcasmes de la foule.

Cette condamnation, ce crime abominable ne fut guère, pour les Athéniens, qu’un incident. Dans son récit historique des moments où Socrate mourut, Xénophon ne cite même pas le nom de la victime. Il faut ajouter qu’alors l’esprit de Lacédémone dominait, que la cruauté envers les hommes était devenue une chose simple, qu’à chaque instant on apprenait l’exécution de vengeances atroces lâchement ordonnées et froidement accomplies. La vie de l’homme n’était plus rien.

Athènes déconsidérée, Sparte maudite, Thèbes songeait à la domination, s’étant assurée l’appui de Corinthe, dont les trafiquants désiraient la ruine des ports athéniens. Dans une expédition rapide et violente contre les Éléens (402-401), Sparte avait déjà vu que Thèbes et Corinthe n’acceptaient pas sa maîtrise, ces deux villes ayant refusé de fournir un contingent.

Le roi des Perses, maintenant que Sparte paraissait forte, ne songeait qu’à l’affaiblir. Les Ioniens d’Asie, ne comptant plus sur Athènes, menacés par Tissapherne (399-397), s’adressèrent à Sparte qui leur envoya Thimbron avec 6.300 hommes, parmi lesquels 300 cavaliers d’Athènes. Un certain nombre de guerriers, ramenés d’Asie par Xénophon, se joignirent à l’armée lacédémonienne.

Thimbron prit Pergame et quelques autres villes ; mais victorieux, ne put maintenir la discipline dans ses troupes qui pillèrent les villes tombées. Sparte rappela son général pour le condamner à l’exil. Dercyllidas, envoyé aux Ioniens, rétablit l’obéissance dans l’armée, prit et mit à sac les environs du mont Ida, une partie de la Bithynie, délivra la Chersonèse de Thrace et ses onze villes des incursions de tribus qui les tourmentaient, et revint en Carie braver Tissapherne. Mais Tissapherne ayant dans son armée une quantité considérable de mercenaires grecs, le Spartiate hésita. Une trêve suspendit les hostilités entre Tissapherne, Pharnabaze et Dercyllidas.

C’était au moment où Lysandre venait de faire désigner Agésilas pour remplacer Dercyllidas (397). Agésilas partit d’Aulis, comme jadis Agamemnon, avec 2.000 néodamodes et 6.000 alliés. Athènes, cette fois, se joignit à Corinthe et à Thèbes pour refuser son contingent. Agésilas, accompagné d’un Conseil de trente Spartiates présidé par Lysandre, arriva à Éphèse. Lysandre affectait, par la brillante cour qu’il s’était donnée, par le luxe royal dont il s’entourait, d’être le véritable stratège dont Agésilas ne serait que le lieutenant très subordonné.

Agésilas s’étant vite débarrassé de cette humiliante tutelle, voyant Tissapherne en Carie avec toutes ses troupes, se dirigea vers la Phrygie laissée sans défenseurs, y fit un immense butin et revint à Éphèse, plein de prestige, sûr de son armée maintenant. S’étant fait une cavalerie, — dont le défaut ne lui avait pas permis de rester en Phrygie, — Agésilas marcha vers le pays de Sardes. Le quatrième jour, la cavalerie persique parut ; le général spartiate fondit sur elle et la dispersa avant que le gros des troupes ennemies n’arrivât sur le champ de bataille. Le butin valait 70 talents.

Ces deux succès d’Agésilas perdirent Tissapherne dans l’esprit d’Artaxerxés, qui le remplaça par Tithrauste, chargé de mettre à mort son prédécesseur. L’ordre étant exécuté, Tithrauste feignit de désirer la paix, entama des négociations, donna 30 talents à Agésilas pour l’éloigner. Agésilas s’en fut guerroyer contre Pharnabaze. Alors, Tithrauste délivra l’Asie des Lacédémoniens, en envoyant des agents en Hellénie pour y rallumer la guerre, en y distribuant sans compter l’or du Grand-Roi.

Agésilas continuant sa campagne, allié d’Otys prince paphlagonien, vint camper près de Dascylion où se trouvait Pharnabaze. Sparte, que les victoires de son général enthousiasmait, venait de placer toute la flotte lacédémonienne, augmentée de 120 galères, sous les ordres d’Agésilas.

Le plan d’Agésilas, bien conçu, consistait à rendre l’indépendance à toutes les villes de l’Asie occidentale, à dresser ainsi un large et long obstacle entre les Hellènes et les Perses. Il allait y réussir, lorsqu’un ordre formel le rappela en Hellénie, où la guerre venait d’éclater soudain. Laissant 4.000 hommes en Asie, sous le commandement d’un harmoste, il reprit la route de Sparte, par la Chersonèse, suivi de tous ses Alliés. Il reconnut l’influence de l’or persique, en apprenant que la guerre avait été prêchée par des orateurs venus à Corinthe, à Argos et à Thèbes. Les Phocidiens et les Locriens, ces derniers soutenus par Thèbes, étaient aux prises.