Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XV

 

 

DE 425 A 421 Av. J.-C. - Le Péloponnèse. - Démosthène à Pylos. - Sparte désire la paix. - Reddition des Spartiates à Sphactérie. - Cléon s’approprie la victoire. - Massacre des hilotes à Sparte. - Victoires de Nicias et de Démosthène. - Succès de Brasidas. - Exil de Thucydide. - Trêve d’un an rompue. - Mort de Brasidas et de Cléon. - Plistonax. - Paix de Nicias. - Delphes omnipotente.

 

JUGEANT Cléon au Pnyx et Aristophane au théâtre, tout Athénien, se sachant roi, se croyait le maître de tout. Au moment d’un danger, chacun ayant à protéger son bien personnel, son propre pouvoir, il en résultait une communauté de sentiment, d’action, pour la défense de la chose publique ; c’est ce qui explique cette ténacité, cet héroïsme des Athéniens, cette union, illogique au point de vue du caractère national et pourtant vraie. Trompés par les anarchies athéniennes, de toutes sortes, ses ennemis s’encourageaient à attaquer, à détruire Athènes.

La Ville avait un chef, Cléon. Quel ? Le peuple, dit le Trygée d’Aristophane, se voyait sans guide, il a pris Cléon au hasard, comme celui qui est nu saute sur le premier manteau qu’il aperçoit. Or, l’élu avait des rivaux nombreux, et les citoyens, se méfiant les uns des autres, formaient des factions, des partis, qui se divisaient et se subdivisaient continuellement. Les Athéniens sages, les citoyens modérés dont parle Thucydide, étaient les victimes de ces factions, soit parce qu’ils ne combattaient pas avec elles, soit parce qu’on enviait leur sécurité. Et si l’on tient compte, en outre, du spectacle lamentable que donnait le relâchement des mœurs athéniennes, on conçoit l’espoir de ceux qui détestaient ou redoutaient l’influence d’Athènes.

En face d’Athènes, de l’Attique, le Péloponnèse, la péninsule dorienne, qu’Homère, avec l’intuition du génie, ne comprenait pas dans son Europe, qu’il considérait comme une île à peine tenue au continent européen par l’isthme de Corinthe, ce fil.

Forteresse entourée d’eau, par conséquent fermée à l’invasion directe, l’île de Pélops donnait à ses habitants, par sa configuration même, une impression de sécurité. Découpée en feuille de platane dira Strabon, — ou en feuille de mûrier, d’où le nom de Morée lui vint, — le Péloponnèse, comme une main ouverte, tendue, toujours prête à tout prendre, avançait dans les eaux ses cinq doigts, ses cinq caps formant les golfes profonds de Corinthe, de Cyparissiœ, de Messénie, de Laconie, d’Argolide et de Saronique, vrais nids de pirates, favorables aux surprises armées, presque inaccessibles aux trafics. Sauf à Corinthe, point de jonction, et en Argolide, dont les côtes regardaient Athènes, que fréquentaient les marins allant au Pirée, les Péloponnésiens ignoraient presque le commerce maritime.

Le plateau central, montueux, est admirablement protégé : Devant Corinthe, les monts Onéiens masquant aux envahisseurs les formidables remparts de Cyllène, aux flancs noirs de sapins, ou massif des Aroaniens, et qui va, se soudant à l’Olonos, couvrir au nord la péninsule, de Corinthe à Patras ; — à l’est, tenant au Cyllène, partant de Sycione en réalité pour aboutir à l’extrémité du cap Malée, le Gaurias, qui devient le Malera, ou l’Artémision ; — le Parthénion, que de larges brèches interrompent, qui va former la rangée d’Hagios Patros ou Parnon, à l’orient de Sparte ; — à l’ouest, le Taygète ; — plus à l’ouest encore, les chaînes qui vont du mont Ithome au mont Matria.

Dans les vallées ouvertes à la mer, aucun fleuve n’était navigable, sauf un peu le Pamisos. D’abondantes eaux sulfureuses tourmentaient le sol à l’occident ; à l’orient, les torrents de neiges fondues et les eaux de pluies violentes disparaissaient, autour d’Argos notamment, dans un terrain criblé, phénomène que poétise et qui explique la fable du tonneau des Danaïdes ; au centre, l’Arcadie, ou pays des ours, bien abritée, séjour des pâtres et des laboureurs. En dehors de l’Arcadie et des plaines de l’Élide, le Péloponnèse n’était qu’une place forte où les guerriers avides de butin, convoitant les richesses étrangères, la domination des peuples, pouvaient se croire inattaquables.

En face de cette île fortifiée, — l’isthme corinthien étant comme un boulevard pour y conduire, — il y avait Athènes, bien mal placée et vulnérable, l’Attique peu fertile assurément, mais la Béotie aux végétations plantureuses, les routes menant à la Thessalie, l’Eubée aux forêts fraîches, aux fruits exquis, aux plaines riches, grenier de l’Hellénie. Par leur seul prestige, les Athéniens exploitaient ces trésors ; toute l’Europe et toute l’Asie venaient trafiquer au Pirée, comme tous les arts allaient s’épanouir à Athènes. Nul point du Péloponnèse ne pouvant disputer à Athènes son port fréquenté, son attrait intellectuel, sa richesse et sa gloire, il fallait détruire la Cité de Pallas.

Les complices ne manquèrent pas à Sparte. Athènes, souvent irréfléchie, toujours audacieuse, ne voyait pas les pièges tendus. Un général athénien, Démosthène, qui venait de batailler en Acarnanie, remarqua à l’ouest du Péloponnèse, en passant avec la flotte ramenée, l’excellente situation stratégique de Pylos en Messénie. Oubliant les leçons de Périclès, arrachant Athènes à sa tactique purement défensive, il expliqua que si on donnait Pylos fortifiée aux Messéniens ennemis des Spartiates, le Péloponnèse aurait au flanc une torche enflammée, que cela paralyserait les Péloponnésiens.

Les Athéniens se laissèrent prendre à cette théorie ; Démosthène partit avec une flotte. Arrivés devant Pylos, les généraux, effrayés des difficultés de l’opération allaient y renoncer, lorsqu’une tempête brisa les vaisseaux, obligea les guerriers au débarquement. Le danger même de la situation enfanta des prodiges. En six jours, sans outils, arrachant les pierres au sol, les Athéniens élevèrent des murs, bâtirent des fortifications, mirent Pylos en état de défense.

Sparte, étonnée, rappela ses guerriers qui ravageaient l’Attique, ordonna à la flotte qui se trouvait devant Corcyre d’aller bloquer Pylos. Dans l’île de Sphactérie, en face de Pylos, les Spartiates débarquèrent 420 hoplites que protégeaient les navires, la proue en dehors. Bloqués dans Pylos, les Athéniens imprévoyants manquaient d’eau.

L’attaque des Spartiates, conduite par Brasidas, échoua après deux jours d’efforts. Une flotte athénienne, de 50 vaisseaux, accourue de Zacynthe, obligea les navires de Sparte à s’échouer. Les 420 Lacédémoniens descendus à Sphactérie y furent bloqués à leur tour, ayant laissé un corps de troupes devant Pylos.

Cet insuccès diminuait Sparte, qui manquait de citoyens. Les éphores promirent la liberté aux Messéniens esclaves, aux hilotes qui parviendraient à approvisionner les Spartiates bloqués. Quelques-uns, par des miracles de courage, en nageant entre deux eaux, la nuit, traînant des câbles, apportèrent aux affamés des outres remplies de pavots miellés et de graines de lin pilées ; mais bientôt, les chefs voyant que leurs guerriers misérables, mal armés, cuirassés de feutre, ne résisteraient pas à une attaque, offrirent un armistice aux Athéniens, à la condition que les 420 Spartiates assiégés seraient nourris pendant les négociations. Les vaisseaux de Lacédémone livrés répondraient de la paix temporaire consentie.

Les députés de Lacédémone envoyés à Athènes proposèrent, en prononçant de longs discours, ce qui surprit les Athéniens, de déposer les armes, eux et leurs Alliés, aussitôt que les prisonniers de Sphactérie seraient rendus. Cléon, au nom du Peuple, exigea davantage, notamment la restitution des villes cédées lors de la trêve de trente ans. Les Spartiates refusèrent. L’armistice prit fin. Mais Cléon ne rendit pas les vaisseaux Lacédémoniens.

Les approvisionnements apportés par les hilotes aux Spartiates leur permettaient de braver la famine, de passer l’été à Sphactérie, difficile à prendre, couverte de bois, dépourvue de routes.

A Pylos, campés, inactifs, les Athéniens souffraient, à leur tour, de la faite et de la soif. Accusé d’avoir refusé la paix offerte, Cléon dénonça l’incapacité, la lâcheté des généraux athéniens qui n’avaient pas osé attaquer la poignée de Spartiates affamés dans Sphactérie. Nicias, convaincu de l’impossibilité de prendre Sphactérie, mais voulant infliger un échec aux Démagogues, appuya l’accusation de Cléon, fit que le Peuple, impatienté, chargea Cléon lui-même d’aller vaincre. Pris, Cléon demanda vingt jours de préparatifs. S’étant fait adjoindre Démosthène, il partit.

Un incendie venait de détruire la forêt qui protégeait Sphactérie, lorsque Démosthène et Cléon arrivèrent. Au milieu de la nuit, foulant les cendres encore chaudes, poussant des cris, les Athéniens surprirent les Spartiates qu’ils refoulèrent dans un fort bâti à l’extrémité de l’île. Un corps de Messéniens apparut sur les hauteurs qui dominaient ce point fortifié. Les Spartiates se rendirent, deux cent quatre-vingt douze seulement ayant survécu, parmi lesquels cent vingt citoyens de marque.

C’est Démosthène qui avait vaincu ; ce fut Cléon, s’appropriant le mérite de la victoire, que les Athéniens glorifièrent, malgré le courroux d’Aristophane dénonçant l’injustice, l’intrigue de Cléon : — L’autre jour, dit Démosthène, personnifié dans Les Chevaliers, je venais de pétrir à Pylos une galette lacédémonienne ; le rusé coquin (Cléon) tourne autour de moi, l’escamote, et offre en mon nom le gâteau qui était de ma façon.

En refusant d’exécuter les conditions de l’armistice consenti, en s’appropriant ensuite le succès de Démosthène, Cléon ne voyait pas qu’il attentait à la réputation de loyauté des Athéniens, qu’il décourageait les généraux. Le mensonge, la trahison, la ruse et l’injustice intervenaient dans la vie historique d’Athènes. Les guerriers qui avaient assisté à la victoire de Démosthène méprisaient Cléon, chef du pouvoir.

Cependant Nicias et Démosthène, s’élevant au-dessus de ces petitesses, demeurèrent fidèles à la gloire de la Cité. Nicias battit les Corinthiens sur leur propre territoire, reprit Méthana, occupa Thyrea en Argolide et enleva l’île de Cythère qui commandait le golfe de Laconie, point important de surveillance, à cause des marins d’Athènes qui soutenaient, dans la mer de Crète, la lutte des cités maritimes contre Syracuse. Le Péloponnèse était donc occupé à l’ouest, au sud et à l’est.

En promettant la liberté aux hilotes, aux Messéniens qui viendraient les secourir, les Spartiates avaient donné à leurs esclaves l’occasion de s’apprécier. Or chaque guerrier de Sparte était suivi de sept esclaves chargés de le défendre et de le servir. L’appel désespéré fait à cette force humaine et le dévouement inattendu montré par ces esclaves, établissaient une sorte d’égalité entre les maîtres et les serviteurs. La guerre, d’ailleurs, donnant de l’importance aux esclaves, il devenait de plus en plus difficile de les châtier. Il fallait cependant tenir la promesse qui avait été faite aux hilotes, à Sphactérie, au moment du péril.

Sparte choisit, parmi les meilleurs, deux mille hilotes que l’on mena aux pieds des autels, la tête couronnée de fleurs, pour remercier les dieux. Ces deux mille affranchis, ensuite, disparurent : Sparte redoutant leur jeunesse et leur nombre, les sacrifiant à sa peur, les fit impitoyablement massacrer, tous.

Pendant que Nicias prenait de fortes positions en Péloponnèse, Démosthène moins heureux, se croyant habile, essaya de donner la Mégaride aux Athéniens en profitant de la discorde qui régnait à Mégare. Le peuple devait livrer la ville. Le complot échoua. Démosthène prit Nisée et ses longs-murs, mais l’insuccès du général athénien attira Brasidas à Mégare, terrifiée par la mise à mort de cent Démocrates révoltés.

Sparte diminuée, que la mer effrayait, qui n’était plus sûre de ses troupes sur terre, qui n’osait pas compter sur ses Alliés, que la force persistante d’Athènes déconcertait, trahit l’Hellénie tout entière pour ressaisir l’influence qui lui échappait : elle demanda des secours aux Mèdes. Le Perse Artapherne, envoyé par le Grand-Roi pour négocier, porteur des preuves de la trahison de Sparte, fut arrêté en Thrace et conduit à Athènes. Cléon eut la faiblesse de respecter la vie d’Artapherne, de l’honorer même, afin de se réserver les bonnes grâces du roi. Si les Asiatiques, à ce moment, avaient eu pour monarque un Xerxès, la honte déshonorante des Spartiates et la conduite coupable des Athéniens eussent précipité l’invasion.

La haine du Mède demeurait vivace au cœur des Grecs, mais ceux qui gouvernaient les Grecs n’éprouvaient plus de susceptibilités patriotiques. L’exemple de la politique lacédémonienne corrompait les esprits. Cléon n’eut-il pas l’idée de vendre aux Spartiates les prisonniers de Sphactérie, cette élite de l’armée lacédémonienne ?

Par Corinthe, les Péloponnésiens pouvaient toujours envahir l’Attique. L’insuccès de Démosthène à Mégare ruinait l’idée d’une fermeture. La voie demeurant ouverte, il fallait multiplier les précautions. Maîtresse ou sûre de la Béotie, Athènes eût bravé les envahisseurs menacés au nord ou au sud. Des Béotiens proposaient à Démosthène de lui livrer Chéronée ; il prendrait Siphées, sur le golfe de Crissa, ferait occuper Délion de l’autre côté, en face d’Érétrie en Eubée, et commanderait ainsi militairement la Béotie. Le secret ne fut pas gardé ; ni Siphées ni Chéronée ne tombèrent ; Hippocrate qui devait prendre Délion arriva trop tard, se heurtant à toutes les forces béotiennes réunies.

Vaincu, Hippocrate se fortifia dans le temple d’Apollon, ce qui permit aux vainqueurs de l’accuser de sacrilège. Le succès de la cavalerie béotienne dans cette affaire, diminua le prestige d’Athènes. C’est au moyen de ces cavaliers que les Péloponnésiens ravageaient l’Attique. Le Spartiate Brasidas prétendait que les Athéniens n’avaient pas osé se mesurer aux troupes qu’il commandait à Nisée. La jactance des Spartiates relevait Lacédémone, tandis que les Athéniens, discourant en public, s’accusant entre eux, se plaisaient à se discréditer. Les combinaisons de Démosthène étaient avilissantes. Impunément, Aristophane pouvait, sur la scène, faire dire à Cléon : Moi, je vais de ce pas révéler au Sénat votre complot, vos réunions nocturnes dans la ville, vos intelligences avec les Mèdes et le Grand-Roi, et tout ce que vous fourragez en Béotie.

Sparte avait Brasidas, dont le courage égalait l’intelligence, qui profita merveilleusement du trouble de la situation en portant la guerre en Chalcidique et en Thrace. Là, un insuccès des Spartiates frapperait peu les Hellènes, tandis qu’un succès nuirait considérablement aux Athéniens. Le roi de Macédoine, Perdiccas, rendait Athènes responsable du mal que lui avait fait Sitalcès, ce puissant roi des Odrysses dont le pouvoir s’étendait de la mer Égée au Danube et de Byzance au Strymon. Déjà Perdiccas avait secrètement demandé à Sparte, — en s’engageant à faciliter l’expédition, — de s’emparer des villes de la Chalcidique et de la Thrace d’où les Athéniens tiraient le bois dont ils construisaient leurs vaisseaux. Les éphores, que les hilotes inquiétaient de plus en plus, accueillirent les propositions du roi de Macédoine, envoyèrent Brasidas avec un corps d’hilotes armés en hoplites.

Brasidas traversa la Thessalie sans éveiller les susceptibilités des Thessaliens alliés d’Athènes, et joignit Perdiccas, qui lui demanda de guerroyer d’abord contre Arrhidée, roi des Lyncestes. Brasidas, se gardant bien d’anéantir cet élément de discorde utilisable, entra aussitôt en Chalcidique, tourna contre Athènes Acanthe qui hésitait, puis Stagire, et prit Amphipolis. La modération de Brasidas et sa déclaration qu’il venait affranchir la Grèce lui valaient toutes les sympathies.

Athènes surprise, désorganisée, ne donna aucun ordre à ses généraux, se réservant de les louer ou de les punir suivant leurs actes. L’un d’eux, qui se trouvait à Thasos, se portant contre Brasidas, dont la rapidité de la marche et la sûreté d’exécution déjouaient tous les calculs, n’arriva que pour sauver Éion. Cléon accusa ce général de négligence et le fit exiler : c’était Thucydide.

Sparte satisfaite de ces succès, dont l’effet était considérable, trouva les Athéniens disposés à traiter de la paix. Une trêve d’un an fut conclue (423) ; chacun devait conserver ce qu’il tenait. Les Péloponnésiens ; admis à reprendre leur navigation, consentiraient à n’y employer que des vaisseaux courts. L’intervention des prêtres de Delphes apparaît ici nettement pour la première fois : un article du traité garantit à tous le libre accès du temple, de l’oracle de l’Apollon-Pythien, et sauvegarde son trésor.

Deux jours après l’acceptation par les Athéniens de la trêve d’un an, Brasidas prenait Scione, dans la presqu’île de Palléne. Aux termes du traité, la ville devait être restituée. Sparte, mieux instruite des succès de Brasidas, de l’extension de son influence, ayant vu, — spectacle éternellement trompeur, — l’anarchie des esprits à Athènes, regrettant ses concessions, refusa de rendre Scione. La guerre reprit.

Aussitôt Nicias, rentré de force dans Scione, reçut du peuple Mendé. Cet heureux coup d’audace valut aux Athéniens le retour de Perdiccas, que l’égoïste hypocrisie des Spartiates impatientait. Brasidas, d’ailleurs, venait d’échouer contre Potidée. Les Athéniens joués par Sparte, furieux, visaient Brasidas. Cléon, nommé général, dut accepter de recommencer le succès de Pylos. Il s’empara de Torone, puis de Galepsos, et s’en fut à Éion attendre des auxiliaires partis de Thrace et de Macédoine. Les guerriers qui détestaient Cléon, interprétant mal son inaction, l’obligèrent à agir trop tôt contre Amphipolis. Cléon établit son camp devant la ville. Brasidas sortit, surprenant les Athéniens, et mourut sur le champ de bataille. Cléon fut également frappé de mort dans le combat. La mort de Cléon et de Brasidas, écrit Thucydide, changea la face des choses : c’étaient les adversaires les plus déclarés de la paix des deux États, l’un à cause de ses succès militaires et de la gloire qu’ils lui valaient, l’autre parce qu’il sentait qu’en temps de paix ses crimes seraient plus en vue, ses calomnies moins facilement acceptées.

Les Athéniens avaient moins de confiance en eux depuis les affaires de Délion et d’Amphipolis, très meurtrières. Les Lacédémoniens, frappés, sachant que leur prestige ne reposait que sur leur hâblerie ou le mérite personnel d’un général heureux, perdant Brasidas au moment où la trêve de trente ans avec les Argiens allait expirer, désiraient la paix.

Nicias, lent et temporisateur écrit Aristophane, calme et prudent dira l’histoire, était d’humeur pacifique. A Lacédémone, Plistonax, banni jadis pour avoir osé traiter avec Périclès, succédait à Brasidas. Athènes et Sparte (mars 421) se déclarèrent en paix pour cinquante ans. Ce fait considérable prit dans l’histoire le nom de Paix de Nicias.

Des serments et des libations sanctionnèrent la paix faite. Il fut convenu, pendant l’heure d’enthousiasme qui suivit l’accord, que le serment solennel serait renouvelé chaque année et qu’il serait inscrit sur des colonnes commémoratives à Olympie, à Delphes, à Corinthe, à Athènes et à Lacédémone.

Le bienfait de la paix survenue permit un regard vers le passé ; et l’on vit alors, avec l’absurdité et l’acharnement de la guerre entreprise, la haine profonde qui divisait maintenant les Hellènes entre eux. Sparte ne gagnait rien, ni en force ni en gloire ; l’empire d’Athènes subsistait. Qui donc, puisque les Perses n’existaient plus, avait suscité et entretenu ces querelles sanglantes ? L’instrument de paix, le texte du traité même, dénonce le bénéficiaire de tant de sang répandu : C’est Delphes qui a tout fait ; et c’est Delphes qui semble avoir dicté les termes de l’accord, à son profit.

La guerre recommencera, certes ; les haines seront ravivées ; l’Hellénie s’affaiblira davantage en se frappant de ses propres mains ; — et Delphes, par les malheurs accumulés qui rendent les hommes superstitieux, par les luttes fratricides qui livrent les peuples aux prêtres, Delphes s’imposera, dominera, gouvernera. La guerre du Péloponnèse, conduite avec fureur par Sparte conseillée et payée, est l’œuvre des prêtres de l’Apollon-Pythien. On ne respectait plus les temples, on ne s’occupait plus des dieux, des prêtres, des devins ; il n’en sera plus ainsi. La paix de Nicias n’a-t-elle pas été prédite par les divinateurs ? et cela dès l’origine des hostilités ? N’ont-ils pas dit, les inspirés, que cette guerre durerait trois fois neuf ans ? Et en effet, avec cette complaisance des esprits que le merveilleux trouble, on calculera exactement les trois périodes, de 430 à 421, de 421 à 412, de 412 à 404.

Le premier article du traité plaçait Delphes hors de toute atteinte. Le deuxième article déclarait que l’enceinte et le temple d’Apollon ne relèveront que de leurs propres lois, ne paieront de tribut à personne, ne ressortiront que d’eux-mêmes pour la justice, eux et leur pays. Les trophées de victoire et les dépouilles seront pour la Delphes omnipotente désormais.

Athènes, Sparte et leurs Alliés devaient rentrer en possession de ce qui leur avait été pris. Les Thébains ne voulant pas rendre Platée, les Athéniens acceptèrent en échange Nisée, Anactorion et Solion. Parmi les Alliés, Corinthe, Mégare et les Éléens n’acceptèrent pas les conditions du pacte. Les Lacédémoniens prisonniers étant libres, Sparte fit grand bruit de sa sévérité en condamnant à la dégradation publique les Citoyens pris vivants à Sphactérie. C’était une simple comédie : les guerriers ainsi livrés au mépris hellénique ne perdirent aucun de leurs droits, ni de leurs biens.

Les Spartiates traitèrent avec les Argiens en dehors du pacte général, afin d’arracher Argos à l’alliance d’Athènes. Cette précaution prouve la mauvaise foi de Lacédémone et ses intentions d’avenir.

Le traité entre Sparte et Athènes consacrait une innovation montrant bien la précarité de l’union hellénique proclamée. Il y était dit que les citoyens des villes restituées par les Lacédémoniens aux Athéniens, pouvaient abandonner leurs foyers en emportant ce qui leur appartenait. La restitution consentie devenait ainsi illusoire, en grande partie au moins, l’alliance des peuples demeurant intacte. Athènes avait accepté de venir en aide aux Lacédémoniens, — autant que faire se pourra, toutefois, — pour la répression des soulèvements d’esclaves.

Ces humiliations imposées aux Athéniens, les précautions prises par Sparte, les intrigues déjà préparées, rendaient la paix impraticable. Elle ne fut pas pratiquée. Pendant les sept années qui suivirent, les hostilités furent sournoises, dissimulées, mais aussi haineuses et aussi implacables. — Nous savons, dit Thucydide, qu’il ne peut y avoir ni amitié solide entre les particuliers, ni communauté d’intérêts entre États, si ces relations ne sont fondées sur la croyance réciproque à la vertu de l’autre partie, et sur la conformité des mœurs. C’est la divergence des sentiments qui produit la diversité des actes. Les mœurs de Sparte étaient sans conformité avec les mœurs d’Athènes et envahissaient l’Hellénie ; les mœurs d’Athènes, de plus en plus asiatiques, abandonnant les mœurs de la Grèce aryenne, devenaient sans conformité avec les mœurs des autres villes de l’Hellénie. La divergence des sentiments s’accentuait de plus en plus ; la paix était impossible.