Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

Les Athéniens et Périclès. - Les ennemis d’Athènes : Égine, Mégare, Corinthe et les Aristocrates. - L’or persique. - Les Spartiates propriété et esclavage. - Messéniens et Héléates. - Hilotes. - Périèques. - Industrie laconienne. - Lacédémone. - La peine de l’atimie. - Les éphores et les rois. - Sparte et Athènes. - Origine de la guerre de Péloponnèse.

 

CHACUN, à Athènes, se croyait apte au gouvernement de la chose publique, parce qu’il était orateur plus ou moins, et que la parole menait le monde. Entièrement dominés par le plaisir de l’oreille, ces gouvernants exploités se laissaient prendre aux habiletés des sophistes ; gâtés par les tribuns, qui pour les séduire leur accordaient l’omniscience effrontément, ils étaient toujours impatients d’exécuter ce qu’ils venaient de concevoir, concevant toujours de nouvelles choses.

Périclès laissait les Athéniens réunis lutter d’intelligence entre eux ; et il continuait son œuvre, démocratique en apparence, personnelle et très despotique en réalité. Il osa interdire aux Mégariens l’accès du marché de l’Attique, parce que les gens de Mégare avaient qualifié Aspasie de prostituée.

Il fallait toute la patiente habileté d’un Périclès pour conduire ce peuple devenu turbulent, aimant le trouble, courageux, d’une flexibilité d’esprit désespérante, charmant. Le dédain du passé, la curiosité de l’avenir, une disposition terrible à se figurer magnifiquement l’inconnu, à vanter les choses étrangères, à accepter sans contrôle les mensonges de la renommée, à applaudir aux discours imprévus, rendaient les Athéniens, suivant le mot fameux de Thucydide, esclaves en tout de l’extraordinaire. Mais ces amants de la nouveauté, ces irréfléchis qui ne savaient pas saisir les occasions, étaient, parmi les Hellènes, ceux qui s’acharnaient avec le plus de persévérance à l’accomplissement d’un fait, quel que fût le danger : A Épidaure, seuls parmi les assiégeants, ils ne se lassèrent pas ; marins, leur ténacité faisait l’admiration des Perses.

Une foi patriotique indomptable animait encore les Athéniens : Non, dit une élégie de Solon, notre Ville ne périra pas !C’est un vieux proverbe, remarque le Chrémè d’Aristophane, que les décrets les plus absurdes et les plus insensés tournent à notre bien. — Des succès inespérés justifiaient cette croyance. Les Athéniens pensaient que leur supériorité en toutes choses compensait, et au-delà, l’insuffisance de leurs moyens d’action. Dans ce mépris de la difficulté, de l’obstacle, de l’adversaire, ils ne voyaient ni leurs imprudences, ni leurs faiblesses, ni leurs fautes, confiant la garde de la Cité à des mercenaires, — des archers scythes notamment, — n’ayant même pas l’idée de ce qui arriverait si les villes alliées cessaient de payer leur tribut.

Les ennemis d’Athènes y songeaient, eux ; la défection brutale des Alliés était le but des politiques hostiles. Les Alliés, que la supériorité intellectuelle seule des Athéniens impressionnait encore, ne désespéraient pas d’arriver, par le travail, à égaler la cité maîtresse. Ils supputaient la ruine qui résulterait un jour du libre essor donné, à Athènes, au développement de chaque individu, civilisation dont l’harmonie parvenait à dissimuler I’anarchie, mais qui était en péril. Ils se trompaient, alors, parce qu’ils ne tenaient pas compte, dans cette absence de discipline, d’un sentiment spécial capable d’unir en un instant, avec une puissance redoutable, tous les Athéniens dans une commune émotion : la sensibilité.

La sensibilité des Athéniens était telle, qu’il fallut interdire la représentation d’un drame, — la Prise de Milet, — tant les impressions populaires, généralisées, devenaient graves. En tous lieux, dit l’Euphémos de Thucydide s’adressant aux Camarinéens, là où nous ne sommes pas présents, soit qu’on se croie victime d’une violence, soit qu’on la médite, chacun se tient pour assuré d’avance, d’une part que nous viendrons en aide à l’opprimé, de l’autre que, si nous venons, il y a péril à redouter pour l’agresseur. Athènes fondait son empire sur cette crainte.

Sparte, jalouse, incapable de générosité, méditait l’anéantissement de ces défenseurs du droit. Tous ceux qui redoutaient les Athéniens comptaient sur les Spartiates. Les adversaires naturels de la grandeur d’Athènes étaient nombreux à ce moment : Égine, Mégare et Corinthe souffraient de la concurrence commerciale des Grecs du Pirée ; les Perses humiliés ne pardonnaient pas leur défaite ; en Hellénie, partout les Grands voyaient avec effroi le triomphe de la démocratie ; les îles et les villes du littoral craignaient de s’appauvrir par l’enrichissement des ports athéniens très fréquentés.

Périclès contenait ses sujets, leur turbulence, leur impétuosité, leurs ardeurs, par la munificence des arts et de continuelles occupations. Il savait combien les intrigues des Perses réussissaient à faire détester les Athéniens, ces hommes, disait-on, qui vont partout offrir leurs armes, même quand on ne les appelle pas. La Ville tyrannique était dénoncée, calomniée ; on allait jusqu’à demander si la domination du Mède ne serait pas préférable à la domination des Ioniens de Pallas ? Il est vrai que la maîtrise d’Athènes s’était appesantie, que ses exigences s’accroissaient, que ses agitations devenaient inquiétantes. Les Peuples, cependant, avaient le sentiment juste des haines attisées, et ils préféraient encore les Athéniens.

Les Perses vaincus, incapables de reprendre l’offensive avec le fer, achetaient des vengeurs. L’or persique payait d’avance la chute d’Athènes. Une courtisane, Thargélia, chargée par Artaxerxés d’aller corrompre les citoyens les plus influents de chaque État grec, y réussit.

Il n’y avait presque plus de rois véritables en Hellénie ; les Oligarchies avaient dû concéder aux Peuples de larges portions de leurs pouvoirs. Les villes se rapprochaient toujours un peu plus de l’idéal démocratique réalisé par les Athéniens. Sparte était le seul modèle intact d’un gouvernement aristocratique. Les Peuples étaient pour Athènes et les Grands pour Lacédémone. Sparte promettait d’établir partout des oligarchies despotiques si elle devenait la maîtresse de l’Hellénie. L’antagonisme, radical, était de race : Les Lacédémoniens, dit nettement Thucydide, regardaient les Athéniens comme d’une autre race qu’eux. L’inimitié éternelle entre Ioniens et Doriens ne permettait pas de conciliation. Les nations doriennes du Péloponnèse ne pouvaient pas admettre le joug des Ioniens.

Dans le mélange de races qui constituait l’Athènes nouvelle, la vieille race pélasgique maintenait, base solide, la famille aryenne, vénérable, amie du grand soleil et du foyer tranquille, où le feu brille l’hiver, quand le Kroniôn fait pleuvoir les neiges ; Sparte, au contraire, avec ses repas communs et l’exposition des enfants nouveaux-nés, dont la coutume venait du Nord, avait supprimé la famille. Deux sociétés distinctes étaient donc en face l’une de l’autre, incompatibles.

Athènes, qui traitait durement ses Alliés, en leur imposant notamment la justice athénienne, grief sérieux, risquait beaucoup, s’aliénant surtout les villes maritimes, elle dont la force était sur la mer. Sparte, continentale, formait contre Athènes une ligue des Péloponnésiens, presque toute faite déjà, sauf Argos comme les Tragiques l’avaient voulu.

Sparte ne demandant aucun tribut à ses Alliés, dénonçait la rapacité des Athéniens ; elle se vantait d’avoir conçu une ligue volontaire où tous conservaient leur droit d’opinion. En effet, des réunions de députés étaient prévues où chacun, en cas de danger, devait fixer librement sa propre contribution en argent et en hommes. En réalité, les Spartiates délibéraient à part et imposaient leur volonté. Cette indépendance des Alliés de Lacédémone était aussi fausse, qu’à Sparte même le prétendu pouvoir absolu du roi. Les Péloponnésiens, généralement agriculteurs, sans industrie, sans commerce et sans art, maintenus par Sparte dans un état social difficile, subissaient le gouvernement de la métropole. Il n’était pas nécessaire d’invoquer un despotisme qui existait de fait, forcément.

Les Spartiates, hypocrites, s’appliquaient à paraître isolés au centre de leur puissance, entretenant avec un soin jaloux, une parfaite habileté, les erreurs d’opinion qu’ils avaient répandues ou qui s’étaient formées sur leur compte. Car c’était le propre des Grecs, comme de toutes les races fines, spirituelles et dégagées de préjugés, d’admirer les civilisations étrangères les plus lointaines, les moins connues, les préférant à la leur. Déjà du temps de Crésus, on assignait à Sparte le premier rang. A Pylos, la crainte des Lacédémoniens paralysera encore leurs ennemis. Hérodote, comme s’il ignorait les véritables mœurs des Spartiates, parle du respect que les jeunes gens de Lacédémone ont pour les anciens ; il dit qu’agir contre Sparte, c’est marcher contre les citoyens du plus grand royaume de la Grèce et contre les hommes les plus vaillants. Il n’est pas jusqu’à la lourde stupidité des Lacédémoniens et leur incapacité de s’exprimer clairement, qui ne devînt une qualité : le laconisme ! Athènes partageait ces erreurs. Stupides colombes, s’écrie l’Hiéroclès d’Aristophane, s’adressant aux Athéniens, vous vous fiez à des renards chez qui tout est ruse, esprit et cœur.

Les Spartiates étaient craintifs, irrésolus : ils ne pouvaient faire un pas, dit Thucydide, sans croire commettre une faute. Soupçonneux, ils cachaient leur inquiétude sous un masque d’imperturbable sérénité ; ce qui donnait à leur physionomie un aspect sévère ; à leur langage, une déplaisante accentuation. La jalousie que leur faisait éprouver le plaisir d’autrui, rendait leurs appréciations blessantes. La morgue lacédémonienne était proverbiale. La défiance de soi rend cruel et rusé. De plus, les Spartiates mentaient. Hérodote lui-même avoue qu’ils ont souvent en la pensée le contraire de ce qu’ils disent. Aristophane les qualifie de singes pleins de malice.

La caractéristique de Sparte fut la persévérance ingénieuse, jamais en défaut, avec laquelle elle parvint à s’isoler des Hellènes au centre même de l’Hellénie. Aucun étranger n’était admis dans la Ville ; les Spartiates qui voyageaient se donnaient une allure spéciale, factice, composée pour la réputation de la Cité. Les députés de Sparte impressionnaient le peuple d’Athènes, par la lourde gravité de leur maintien, la longueur de leur barbe traînante, l’obscurité de leur langage que l’on prenait pour de la profondeur.

L’idée que l’on se faisait de leurs mœurs, suffisait à la politique extérieure des Lacédémoniens. On ne parlait qu’avec admiration de la force de leurs lois, tandis qu’aucune loi, chez eux, n’était écrite, chacun y interprétant la règle suivant sa fantaisie ou son intérêt, et le moyen qu’il possédait de la tourner ou de l’éluder. Depuis Lycurgue, par exemple, il était absolument interdit au citoyen de Sparte d’aliéner la moindre parcelle de sa propriété, l’ensemble des biens, — c’était la base de la constitution lacédémonienne, — appartenant à l’État. Or lorsque l’éphore Épidatée accorda, comme de force, le droit de transmettre les propriétés, toutes déjà, au moyen d’emprunts gagés, avaient cessé d’appartenir aux propriétaires légaux. La fameuse division du territoire en neuf mille lots héréditaires, inaliénables et indivisibles, n’avait probablement jamais été appliquée ; mais partout on en célébrait la merveille.

Les Spartiates durement élevés, sobres jusqu’à la témérité, dont on parlait comme des héros d’abnégation sociale, étaient en réalité de lourds paresseux, songeurs lents, aux appétits grossiers, mangeant et buvant à outrance, que leurs femmes dominaient. Tandis que les maris de Sparte, traînant leur oisiveté prétentieuse, laissaient péricliter la richesse nationale, les femmes, adonnées aux opérations lucratives et au commerce de l’argent, s’appropriaient les deux cinquièmes des terres et la presque totalité des biens meubles. On ne put bientôt s’enrichir que par les femmes, dont le dévergondage, soutenu d’un tempérament extraordinaire, dépassait tout ce que l’on peut concevoir.

L’immense vanité, l’incommensurable orgueil des Spartiates parvenaient à dérober ces plaies hideuses au regard de tous. On continuait à ensevelir dans la pourpre et couronner de feuilles d’olivier les citoyens les plus abjects. Ces manifestations avaient pour but d’éblouir les Hellènes, à qui on les racontait. Tout à Sparte était mensonge, hypocrisie. L’alliance recherchée des peuples ne visait que leur exploitation. On reprochait aux Spartiates de ne jamais secourir leurs amis ; on connaissait leur politique égoïste basée sur leur seul intérêt ; on savait qu’ils étaient, au fond, pusillanimes, n’agissant qu’à coup sûr, ayant toujours un sacrifice défavorable tout prêt pour justifier leurs défections ; — mais on redoutait leurs intrigues, on se méfiait de leurs ruses, on s’inquiétait de leurs mystères, des dépêches secrètes dont ils faisaient un large usage, et on s’épouvantait, à juste titre d’ailleurs, des abominations dont ils étaient capables lorsque le succès leur restait.

Dédaignant de s’enrichir par le travail, les Spartiates admettaient la légitimité du pillage, du vol même ; leur cupidité les poussait à la guerre, fatalement : Cupides éhontés non moins que politiques sans foi, ils chassèrent ignominieusement la paix pour déchaîner la guerre. Constamment préoccupés de leur réputation, ils avaient fini par faire croire à leur bravoure et à leur intelligence ; on qualifiait leur lâcheté de prudence, on attribuait à la sage réflexion leur manque de perspicacité. Thucydide, le premier peut-être, sut les voir tels qu’ils étaient : D’ordinaire, fait-il dire à un Spartiate, dans nos démêlés avec les Athéniens, leurs propres fautes, bien plus que nos secours, ont assuré nos succès. Profiter de toutes les fautes de l’adversaire et viser continuellement les richesses d’autrui, telle fut la politique constante de Lacédémone.

Impropres au travail, insensibles à la gloire, préoccupés de leurs appétits énormes à satisfaire, les Spartiates devaient innover la plus épouvantable organisation de l’esclavage qui ait jamais été conçue et réalisée. Les libertés civiles des Doriens étant basées sur l’asservissement des vaincus, Sparte prit, — d’où le mot hilote, de prendre, conquérir, — prit les Messéniens et les Héléates qui avaient combattu l’invasion dorienne, comme on prend les bêtes tombées dans le filet, et elle voua ces vaincus aux labeurs forcés de toutes sortes. Il y eut, parmi ces hilotes, les néodamodes, esclaves auxquels on accordait un peu de leur liberté ravie lorsqu’ils s’étaient bravement battus pour les Lacédémoniens.

Des hommes infatués, grossiers, cruels, pour qui toutes les cupidités étaient naturelles, et légitimes tous les moyens de réussir ; des femmes en proie à toutes les passions, et sans vergogne les satisfaisant, telle était Sparte, la ville dorienne qui, sans les périèques, Achéens restés aux bords de l’Eurotas et que le travail consolait, n’eût été qu’un camp de pirates, bâti. Grâce à ces Achéens laborieux, on apprécia parmi les œuvres de l’industrie hellénique, avec les manteaux laconiens, dont la pourpre était éclatante, les meubles et les chars de Lacédémone, les ouvrages de ses forgerons, de ses orfèvres, de ses ciseleurs ; mais ce furent surtout la trempe des armes d’acier et l’infinie variété des cratères, coupes et vases à boire, qui valurent à Sparte un certain renom industriel.

Privée de poésie, Sparte ne célèbre même pas sa gloire. Construite sur un terrain bas, à l’ombre d’une longue barrière de rochers, Lacédémone manquait de soleil, pourrissait. L’inégalité des fortunes s’y manifesta rapidement, par la vente des petites propriétés. Le nombre des citoyens diminuait. Il y avait une peine rigoureuse, — l’atimie, — qui frappait les lâches et les criminels privés de tous leurs droits, dont on confisquait peut-être les biens. Le Spartiate ainsi condamné, devenait incapable de remplir un seul de ses devoirs de citoyen : encourir cette peine infamante, qui l’exonérait de tout service public, devint l’idéal recherché du Spartiate. Des dix mille citoyens que Lycurgue avait comptés, c’est à peine s’il en resta sept cents à l’époque d’Agis IV.

Au dehors, les Aristocrates, — probablement seuls instruits, le Peuple ne sachant pas ce qu’on voulait lui dire, — avaient intérêt à magnifier la Sparte conventionnelle, où le fils succédait à son père non à cause de ses qualités mais à cause de sa naissance, où les rois avaient la prérogative de sacrifier aux dieux, de décréter la guerre ou la paix, de juger seul les grandes causes. Ils se gardaient d’ajouter : qu’en réalité la royauté était exercée par les éphores investis du droit de jeter les rois en prison ; que si Léotychide fit acte d’autorité en abandonnant la Thessalie, c’est qu’il s’était vendu pour de l’argent ; que si Cléomène, un jour, fit arracher un prêtre de l’autel et ordonna de le fustiger devant le Peuple, c’est que Cléomène était un ivrogne et mourut fou.

Sparte était gouvernée par les éphores, que les prêtres de Delphes et d’Olympie soutenaient et conseillaient. Les peuples ignoraient ces choses. Mais lorsqu’un roi de Sparte mourait, les villes tributaires étaient tenues d’envoyer un certain nombre de leurs habitants assister aux funérailles royales, d’y vociférer d’immenses lamentations, de proclamer que le roi mort le dernier avait été le meilleur de tous.

La Sparte légendaire, dorienne, fermée à tous, était en face de l’Athènes ionienne, pélasgique, toute ouverte : les Athéniens cantonnés dans leur ville ; les Spartiates campés, sans patriotisme local, toujours prêts à se déplacer. L’Hellénie, trompée, subissait plutôt l’influence de Lacédémone, Athènes corrompue par les Athéniens, n’ayant plus, croyait-on, la vitalité morale qu’exigeait la continuation de la Grèce antique.

En dehors de Sparte et d’Athènes en conflit définitif, les Corinthiens indisciplinables, légers, disputeurs, très riches, adonnés aux courtisanes, formaient une cité vieillie incapable de dominer les Hellènes ; les Béotiens dédaignés, moqués, ridiculisés, n’exerçaient aucune influence ; Argos ne répondait pas aux intentions des Tragiques. Il n’y avait donc, en Hellénie, que les Athéniens maîtres de la mer, dont la flotte, alliée aux flottes de Corcyre et de Corinthe, était invincible, bien que composée de mercenaires, et Sparte, puissance continentale, redoutable assurément, organisée avec lenteur et par des moyens audacieux.

En arrivant en Laconie, les Doriens sans conscience avaient admis les peuples au partage de leur domination ; puis, une fois installés, forts, ils avaient asservis leurs Alliés, mettant en esclavage, impitoyablement, tous ceux qui prétendaient leur résister. Il y eut, aux alentours de la cité de Ménélas, des Doriens triomphateurs, des Périèques domptés, des Hilotes jetés hors de l’humanité : un seul État. Par les Achéens, véritables Hellènes, les vainqueurs participèrent aux jeux olympiques. Les Doriens et les Achéens, confondus, formaient le groupe des Lacédémoniens, ou Laconiens.

Les Péloponnésiens affaiblis, privés d’un Conseil unique, sans gouvernement, sans armée, subissaient le joug de Sparte ; la défense de leurs intérêts personnels était le mobile par lequel les Spartiates les obligeaient à s’unir pour l’effort commun. La crainte des Athéniens fut l’élément principal de cette concentration de forces éparses. On affirmait que combattre Athènes, toujours et partout, c’était affranchir l’Hellénie. Ceci justifiait tous les armements, toutes les expéditions. Et les magistrats de Lacédémone, craintifs, menteurs, multipliaient les serments par lesquels ils s’engageaient à respecter, à conserver les lois et l’indépendance de ceux qui s’allieraient à Sparte pour détruire la menace athénienne.

Mais Sparte se réservait le droit de commandement, avec l’indication, — la haine des Athéniens étant la propagande généralisée, — qu’à défaut des Hellènes, des Grecs, les Lacédémoniens feraient appel aux Barbares, aux Perses, aux Asiatiques.

La constitution dorienne, sacrifiant l’individu à l’État, allait se mesurer avec la constitution ionienne, oit la collectivité des individus libres formait la nation. La grande, la terrible première guerre entre Européens, — la guerre du Péloponnèse, — allait se déchaîner ; lutte mémorable, non terminée, entre les génies clairs de l’aryanisme athénien et les esprits nuageux venus du Septentrion, que le blanc soleil aveuglait.

Athènes, toute gaie, disait son but, avec sa Pallas glorieuse que le navigateur voyait de loin, debout sur son merveilleux piédestal, le Parthénon, dont la pureté franche apparaissait dans l’éther, avant la ville, comme sortant du bleu profond des eaux ; tandis que Sparte, cachée au milieu des terres, ourdissait dans l’ombre ses mystérieuses et inquiétantes destinées. Car, Thucydide le remarquera, les institutions de Lacédémone étaient incompatibles avec celles des autres peuples, les Spartiates, hors de chez eux, ne se conformant ni aux lois de leur patrie, ni à celles du reste de la Grèce.

La Vérité et la Dissimulation allaient se heurter. Les guerriers d’Athènes allaient combattre au nom d’un dieu intérieur, l’Enthousiasme ! — En Théos ! — mot créé, marchant à la mort, à la gloire, en pleine lumière, criant Phœbus, — Ié Péan ! — le dieu qui soulage ou guérit. Les bandes de Sparte, visant les butins, supputant les rançons, s’accordant toutes les licences, allaient guerroyer pour le lucre, traîtreusement. Sur quoi comptons-nous, dit le Spartiate de Thucydide, pour nous précipiter ainsi en avant ? Sur nos vaisseaux ? Mais à cet égard nous sommes inférieurs aux Athéniens, et pour nous exercer, pour leur opposer une flotte, il faudra du temps. Sur nos finances ? Sous ce rapport notre infériorité est plus grande encore ; nous n’avons ni trésor public, ni ressources disponibles dans les fortunes privées. Peut-être a-t-on un autre motif de confiance : supérieurs par les armes et le nombre, nous pouvons faire des excursions sur le territoire et le ravager ?

On se moquait des Athéniens qui combattaient pour la gloire et pour l’honneur : Vous pouvez faire un bon emploi de votre bonne fortune présente, dit un député de Lacédémone aux Athéniens, en gardant ce qui est en votre possession et en y ajoutant l’honneur et la gloire. Il fallait évidemment en finir avec cette civilisation ionienne, athénienne, trop glorieuse, inutile, dépensant dés trésors et sacrifiant des vies humaines, sans nombre, pour le maintien des libertés, pour la défense du droit, pour le triomphe de la justice universelle. Les peuples aimaient trop les Athéniens ; l’égoïsme brutal, venu du Nord brumeux, devait agir vite, affirmer sa force, imposer sa domination, en terrorisant l’humanité. Sparte ne pouvait plus hésiter ; la guerre fut décidée : la guerre de Péloponnèse.