Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

La Liberté athénienne. - L’éloquence. - Dialectes. - Les littérateurs. - Fabulistes et poètes. - Le bruit bachique. - La science. - Pythagore. - Médecine : Hippocrate et Galien. - Anaxagore et Périclès. - Dieu. - Socrate. - Philosophes. - Protagoras donne la grammaire. - La justice et le droit. - Les héliastes. - Plaideurs et orateurs. - Sophistes et démagogues.

 

PARVENUS très vite, trop vite peut-être, à l’état de pleine indépendance intellectuelle, les Athéniens vivaient chacun selon sa fantaisie ; il n’y avait presque plus, dans l’esprit public, de ces idées communes qui sont le lien des sociétés durables. La crainte même disparaissait, les Aryens s’étant attaqués à toutes les superstitions. Hérodote avait porté le dernier coup aux croyances vagues, en montrant que les songes eux-mêmes n’avaient rien de divin, qu’ils se rapportaient aux affaires dont on s’est occupé le jour. Ces Athéniens libres, et si fiers de leur liberté, en usaient mal ou ne savaient pas en user. Ne voulant pas de maîtres, ils se privaient de conseillers, de guides ; ils écoutaient tous ceux qui parlaient, quels qu’ils fussent.

La Parole menait les Athéniens. L’art de parler devenait supérieur à l’art d’écrire ; l’art de persuader, de convaincre, fut l’art suprême. Les Ioniens, qui tenaient de leur race le besoin de communiquer leurs pensées et le moyen de rendre leurs pensées vivantes par le choix des expressions, donnèrent aux Athéniens une éloquence aisée, pleine, enthousiaste, mais entachée d’asiatisme, c’est-à-dire désordonnée et redondante. Les orateurs d’Athènes mirent de la précision dans les termes du discours ionien, de l’ordre dans le développement des pensées exprimées, ayant à leur disposition une langue admirable où les mots se succédaient en une parfaite harmonie.

Les Tragiques furent les Premiers grands orateurs, mesurés, concis, puissants, harmonieux. Euripide, dont les personnages prononcèrent de vrais discours, donna aux auditeurs le goût d’un exercice qui leur parut facile. Bientôt chaque Athénien se crut orateur. Et comme il n’y avait pas assez de place pour tous au théâtre, ni devant les juges aux tribunaux, et que beaucoup redoutaient la foule, nombre de parleurs écrivirent des discours sur des tablettes enduites de cire, se complaisant, se passionnant à ce travail.

De Sicile étaient venus des discoureurs désireux d’exploiter cet art nouveau, que Corax avait inventé, que Gorgias importa en Hellénie (440). Ce fut une source de joies pour les Athéniens, qui ne se lassaient pas et réclamaient de longues harangues. Ce savant bavardage influença Périclès, dit-on, au point de l’amener à l’école de ces rhéteurs. Le maître de l’Athènes artistique dut être frappé de l’influence de ces éloquents et chercher à pénétrer le secret de leur puissance ; mais il ne fut ni leur élève, ni leur disciple, car ces Siciliens étaient des sophistes, ayant imaginé les moyens de contredire la justice et les lois, et Périclès n’aurait pas voulu les imiter.

Les discours parlés, les discours intercalés dans les drames, les discours écrits ou récités, formaient une littérature nouvelle. Les émules d’Homère, les Stasinus, les Arctinus, les Leschès, les Agias et les Eugamon, avec leurs poèmes cycliques, étaient distancés. Les homérides, ceux qui vivaient de la récitation des vers de d’Iliade, modifiaient, diminuaient le texte, la grandeur simple de l’Aède immortel dépassant la possibilité actuelle d’attention soutenue.

Une nouvelle langue s’appropriait au goût nouveau. L’éolien de Lesbos, qui se rattachait le plus à la langue primitive, mélangé à l’ionien asiatisé, dialecte mou, lent, très affiné, et au dorien de Syracuse qu’avaient apporté les sophistes, langage traînant mais relevé de mots rudement accentués, firent le dialecte attique, sévère, musical, parfait, également dégagé des obscurités prétentieuses venues du Nord, des langueurs asiatiques et des vulgarités siciliennes. Toutes les consonnes dont la prononciation blessait l’oreille disparurent ; les règles de l’art oratoire se subordonnèrent aux exigences de l’euphonie. Des contractions de voyelles, nombreuses, formaient une gamine de tons qui, variables à l’infini, empêchaient la diction monotone. Les accents divers, — notamment l’accent phocéen, — variaient les impressions. Ainsi se formait l’école d’Athènes, commencée à l’Iliade, allant jusqu’à l’édit de Justinien qui rendit muets les derniers échos de l’Académie et du Lycée.

Parmi les poètes : Panyasis, élégant, gracieux, dont les narrations bien ordonnées étaient intéressantes ; Chœrilos de Samos, qui osa traiter le sujet des Perses avec Eschyle ; Antimachos de Colophon, nourri d’Homère, et dont le style grave, très puissant, ne suffit pas à racheter le manque d’art ; Critias enfin, aux expressions hardies mais à la parole sèche, ne firent oublier ni Simonide, ni Pindare, ni les élégies de Sophocle ni les vers d’Euripide.

Les littérateurs abondaient, comme les fabricants de statuettes. Les voyages des Hellènes au loin, fréquents, et la présence des Phéniciens en Hellénie, donnaient aux premiers le désir de raconter ce qu’ils avaient vu, aux seconds la tentation d’exploiter les curiosités éveillées. De là cette collection de faits dont les histoires d’Hérodote sont le type, qui n’auraient été qu’un entassement, si l’esprit des Athéniens n’avait fait le juste départ des matériaux de toutes sortes, importés en masse comme une marchandise.

L’imagination créatrice des Athéniens, toujours ardente mais retenue par cette sage raison qui en est l’admirable frein, sut s’alimenter des œuvres étrangères, des produits de toutes les civilisations, en les épurant, en les ramenant, quant à la littérature, à la conception originale, simple, toute de race, des œuvres indiennes primitives. C’est ainsi que les Corax et les Gorgias aboutirent à Platon et à Aristote, que les sophistes éhontés suscitèrent Socrate, que Ies historiens puérils préparèrent Thucydide, et les politiciens superficiels, Xénophon.

La poésie disparaissait, amoindrie et corrompue, insuffisante ou exagérée, devant la prose parlée, le discours éloquent. L’influence assyro-hébraïque mettait de la psalmodie lourde, pompeuse, dans la grâce musicale des vers ; la courtisanerie syrienne, imitée des livres de Dabir, — Kiryath-Sépher, la cité des livres, — entravait l’essor de l’esprit grec. Ceux qui, se révoltant, entendaient rester les libres chanteurs des Muses, se perdaient, sans guides, dans les routes sans nombre dont Pindare avait parlé. Enfin, mercantilisme flagrant, des faiseurs d’hymnes soumettaient la mythologie antique à l’ambition des familles puissantes qui désiraient de divines généalogies, tandis que les fabulistes, — ésopiens et sybaritiques, — confondaient les hommes et les animaux. Hors des Tragiques, chaque poète travaillait à sa propre gloire, sinon à sa propre fortune, se vouait exclusivement à son intérêt personnel, s’isolait, rompant avec les traditions, se débarrassant de toutes les règles.

Il restait au fond, malgré tout, cette nécessité d’harmonie qui est le miracle grec ; et l’on retrouve, même dans les œuvres lyriques les plus compliquées, les divisions euphoniques primordiales. Mais le poète enfantant des vers ne les enfantait plus avec joie : En proie aux soucis, dit Euripide, comment pourrait-il charmer les autres ?

A la tristesse asiatique, languissante, s’est jointe l’inquiétude aryenne, toujours préoccupée des lendemains. La bibliothèque des jeunes Athéniens, pourvue pie l’épopée homérique et des hymnes liturgiques, ce trésor des légendes sacrées, s’encombre d’œuvres sentencieuses, — gnomiques, — où le lecteur trouve beaucoup de conseils dits en peu de mots, ce qui allège les responsabilités. Les élégies, nombreuses, consolaient cet Athénien mécontent de soi, en donnant à sa sensibilité une occasion de s’émouvoir. Voici que cet Athénien troublé, ému, n’a bientôt plus le loisir de cette jouissance intime : le bruit bachique l’appelle, l’étourdit, l’entraîne, l’arrache à son foyer. Plus de poésie tranquille, mais de la musique et des vers bruyants. Avec les bacchantes, les poètes servent le dieu nouveau : Le sanctuaire de Dyonysos est sur le faîte parnassien !

L’envahissement des orateurs, la déchéance des poètes, l’oubli de l’épopée, la fin des Tragiques, laissaient les Athéniens de race, avec leur grand besoin de sécurité, de logique et de précision, inassouvis. Du désir de se rendre compte des choses, d’ordonner, de conserver, de classer le butin acquis ou conquis, est née la Science. C’est d’Égypte, par l’intermédiaire des Phéniciens l’apportant de Chaldée, que les Grecs reçurent cette inépuisable satisfaction.

Comme en Égypte, les Phéniciens conservaient avec soin les annales de chaque cité ; ils avaient des livres, des traités utiles. Ce que Ies Égyptiens sculptaient sur les murs, ce que les Assyriens gravaient sur des briques, les Phéniciens l’écrivaient, pour leur instruction. De leurs écrits sur la construction des bâtiments résulta une mathématique ; leurs recueils des procédés industriels furent une chimie ; les connaissances indispensables aux navigateurs, collectionnées, soumises aux continuelles corrections de l’expérience, donnèrent un cours d’astronomie. Cependant les Phéniciens ne savaient que constater les choses ; ils ne cherchaient pas à les expliquer ; ils ne créaient rien. L’empirisme était, avec l’accaparement du bien d’autrui, leur moyen d’enrichissement scientifique ; c’est comme élément de commerce, comme système de langage à distance, surtout de constatation d’engagements, qu’ils donnèrent au inonde l’écriture, l’alphabet.

L’esprit scientifique vrai, pur, noble, que les Phéniciens n’avaient pas, les Grecs le devaient à leur race. Un hymne orphique avait déjà divisé et classé le monde animé en hommes, reptiles, quadrupèdes, oiseaux et races habitant la mer, donné l’explication des tremblements de terre, décrit les mouvements de la lune marchant en cercle.

L’esprit actif de possession et d’utilisation dont l’Égypte, la Chaldée et la Phénicie avaient été animées, donnait au monde un amoncellement de richesses que l’esprit grec, critique, méthodique, allait mettre en valeur. Les faits astronomiques recueillis étaient les plus nombreux, à cause des marins qui voulaient connaître le ciel, ce guide, et des prêtres de Chaldée pour qui les astres étaient un élément de mystérieuse exploitation.

La navigation ne pouvait se développer que concurremment avec l’astronomie ; de même que la conception de l’univers ne s’agrandissait qu’au fur et à mesure de la multiplication et de l’allongement des voyages. La marche des étoiles et le dessin des côtes préoccupaient le pilote à un égal degré. La description stellaire de l’Odyssée est déjà parfaite. L’intervention des Phocéens et des Grecs de Marseille étendit le champ des observations. Après Pythéas, qui avait vu le soleil de minuit au nord, et les courses des Carthaginois, qui virent le plein soleil sans ombre, la géométrie céleste exista : on mesura les latitudes à l’aide du gnomon ou des armilles, on calcula les longitudes au moyen des éclipses. Hipparque inventera la trigonométrie, par laquelle on obtiendra la distance entre deux points ; du besoin de conserver les itinéraires des armées et des marchands naîtront les cartes géographiques ; Eratosthène enfin, mesurera la terre exactement.

L’original mérite des Grecs fut de sanctionner définitivement les faits scientifiques. Les Phéniciens eurent le double mérite d’avoir recueilli ces faits, ensuite de les répandre ; mais tandis que les Asiatiques de Chaldée et de Phénicie s’étaient contentés de prendre, de collectionner et de distribuer les connaissances des choses, les Grecs, très curieux et en même temps très humains, se mirent à la recherche de faits nouveaux, sans autre but, — ce qui était une innovation, — que l’intérêt scientifique. Ainsi Pythagore s’en fut en Égypte, en Phénicie, en Chaldée, dans l’Inde (569-470), pour étudier les mœurs et coutumes, les cultes et les doctrines religieuses des peuples divers.

Revenu en Hellénie, en Péloponnèse, Pythagore ne jugea pas, sans doute, que l’esprit public y fût prêt à recevoir ses leçons, et il se rendit en Italie, à Crotone, inaugurant sa réforme philosophique, substituant le vrai à l’imaginé, soumettant ses disciples aux rigueurs d’une vie sévèrement réglée, frugale, silencieuse, commune. L’idée pythagoricienne s’attaquait au mysticisme et à la théurgie ; elle reléguait le prêtre dans le temple, arrachant le peuple aux clercs, le donnant aux philosophes, aux savants. Visant l’homme pour le délivrer, l’être vivant fut la préoccupation dominante des pythagoriciens.

La Terre, séjour de l’homme, et le Ciel, problème à résoudre (et non séjour des divinités), devinrent de simples sujets d’investigation. On soumettait tout au calcul. Dans les Nuées d’Aristophane, la lune se plaint de ce que ses corrections ne sont pas assez soigneusement faites. Les hypothèses viennent au secours des insuffisances de temps résultant de la brièveté des vies humaines. Anaxagore et Archélaos, le maître de Socrate, se livrent avec passion à la recherche des vérités ; l’inventeur de l’hypothèse, le pythagoricien Hicétas, admet que la terre se meut circulairement ; Ecphantus, autre pythagoricien, suppose que la terre est fixée au centre du monde ; Héraclite vient, éclairant l’hypothèse d’un jour vrai.

Le ciel est pris à partie. Des instruments d’observation, importés d’Assyrie, servent à mesurer le temps. Le cycle octaétérique chaldéo-assyrien, introduit par Cléostrate, permet de faire concorder l’année lunaire et l’année solaire. Méton (432) établit à Athènes le cycle solaire de dix-neuf ans, ou nombre d’or.

La terre est questionnée. Xénophane, qui avait trouvé des traces de poissons dans les carrières de Syracuse et sous un roc de l’île Paros, en concluait que la terre avait été autrefois sous la mer. Hérodote confirme cette hypothèse en ramassant des coquillages dans le désert de Libye. La géométrie s’organisait, un peu trop raisonneuse cependant, compliquée de dialectique. On voulait connaître l’univers ; savoir tout.

L’homme grandissait, dominait les choses. Il fallait donc le connaître, lui, l’Homme, et surtout le garantir, en l’affranchissant à la fois des superstitions et des maladies. La pratique médicale, la visite des malades, opposée à leur transport chez les prêtres, due aux pythagoriciens, ruina Asclépiade, le dieu guérisseur.

Homère avait dit l’importance du médecin, qui vaut à la guerre plusieurs hommes. Les plantes médicinales, qui poussent sur la vaste terre, étaient aux temps homériques la base des médications. En Égypte, des livres sacrés donnaient les listes des guérisons obtenues. Les prêtres du temple d’Esculape, de même, inscrivaient leurs cures. Cet ensemble de documents, formant une Somme traditionnelle, constituait l’art sacré dont parle Démocrite. Thalès et Pythagore connaissaient ces recueils. Il eût suffi de rejeter les pratiques superstitieuses, — le sang de coq blanc, la chair de vipère, les incantations, les maléfices, le lèchement des chiens sacrés, — pour commencer une thérapeutique.

Pythagore lui-même ne secoua pas ces croyances enracinées : il croyait aux démons répandus dans l’air et qui donnaient les maladies. La sage raison des hymnes orphiques, faisant d’Hygiéia la mère universelle, conservatrice, prévenant le mal, qu’Hésiode vénérait, ne frappait pas Pythagore. La réputation des médecins d’Égypte demeurait intacte. Il est vrai que les médecins des bords du Nil, instruits, érudits, spécialistes, méritaient l’attention : l’habitude qu’ils avaient d’appendre aux murs du temple des tables votives disant, avec le nom du malade guéri, la maladie vaincue et le traitement ordonné, donnait une bibliothèque précieuse. Les Asclépiades, tout en adoptant ce mode d’observations pratiques, retardaient l’avenir scientifique de la médecine grecque en énonçant des cures merveilleuses obtenues par des moyens singuliers. La foi ranimait les malades. Galien regrettera l’exercice de cette foi.

Il fallut Hippocrate de Cos et Galien de Pergame, pour que les pratiques d’Esculape et les vues de Pythagore, quasi conciliées, donnassent une médecine scientifique. L’école de Cos fonda le pronostic ; l’école de Cnide, le diagnostic. Hippocrate enseigna que les maladies résultaient d’un trouble général de l’économie modifiée dans l’exercice de ses fonctions ; Galien, que toutes les maladies n’étaient qu’une simple manifestation organique, un symptôme.

Tout s’exploitant en Hellénie, surtout à Athènes, centre des activités universelles, les sciences n’échappèrent pas plus que l’art oratoire au mal phénicien. De faux pythagoriciens, de faux médecins, de faux savants se multiplièrent. Il en est qui écrivirent, en vers séduisants, des traités où les images de rhétorique devinrent de scientifiques affirmations ; d’autres, par l’obscurité voulue de leur dire, impressionnant le lecteur, se donnèrent l’apparence de penseurs profonds. La confusion régnait. On dissertait sur la Vie, sur la Mort, sur la Passion ; un mélange décevant d’idéalisme et de naturalisme, où les phénomènes réels, bien exposés, servaient à insinuer des formules imaginées, composaient pour le peuple, avide de savoir, une très dangereuse nourriture : le foie siège des douleurs, les poumons rongés par le chagrin, le cœur intelligence et sagesse, pures images, furent comme des démonstrations positives. De même, au point de vue philosophique, la croyance égyptienne du double de l’homme allant, après la mort, vivre une seconde vie, devint, par Hérodote, l’affirmation, la preuve de l’âme immortelle survivant à la destruction du corps.

La faiblesse aryenne, toute loyale, naïve, qui croit pouvoir résoudre les problèmes par l’emploi calme et mesuré du bon sens, favorisait l’exploitation des ignorances et de la crédulité, travail habituel de la finesse asiatique. Les sophistes s’emparèrent de tout. Le scepticisme tranchant de Gorgias affirmait que rien n’est certain ; l’audace de Protagoras démontrait que le Vrai est pour celui qui pense, ce qu’il pense ; l’outrecuidance de Prodicos, substituant des phrases aux arguments, prêchait avec éclat l’athéisme, le nihilisme et les satisfactions sensuelles. Les rivalités des philosophes se disputant le succès augmentaient la confusion ; le découragement s’emparait des esprits ; on doutait de la sagesse : Jamais, dit la Médée d’Euripide, il ne faut qu’un homme d’un sens droit ait souci d’élever des enfants trop sages. — Savoir ce qu’il faut, dit Eschyle, voilà la sagesse et non pas savoir beaucoup. Les Tragiques redoutaient les nouveaux éducateurs.

Anaxagore, que ce désordre intellectuel tourmentait, voulant réagir, chercha en dehors de l’humanité une solution satisfaisante. La réalité des choses étant contraire au repos public, et des milliers de formules ou d’aspirations se contrariant, il imagina la séparation du fait et de l’idée, de l’Homme et des Dieux : voulant maîtriser et simplifier à la fois, il annonça l’existence d’un Dieu distinct du monde, d’un esprit pur, unique, dominateur, modérateur, incompréhensible. L’amitié profonde qui liait Anaxagore à Périclès permet de croire que cette conception d’un maître des choses, en qui tout se résumait, à qui tout devait obéir, avait pour but d’amener les Athéniens à accepter la souveraineté du Maître qui les gouvernait. Les Athéniens résistèrent à cette innovation. Anaxagore fut exilé. Thucydide reprendra l’idée d’Anaxagore.

En frappant le Philosophe qui venait d’attenter à l’indépendance des esprits, bien plus qu’à la majesté des dieux, les Athéniens ne s’étaient pas affranchis de l’impression qu’ils avaient ressentie. La question de Dieu une fois posée, devait se résoudre. Les Tragiques ayant ramené les divinités à des proportions humaines, ou si l’on veut, — résultat identique, — les Tragiques ayant élevé l’homme à la hauteur des divinités, la religion hellénique, troublée, manqua de sanction.

Socrate, beaucoup plus habile qu’Anaxagore, se garda bien d’expliquer les phénomènes naturels, de donner à rire aux Athéniens en formulant des explications que chacun était en droit de combattre. Les sophistes étant puissants, il s’attaqua aux sophistes ; et sa bravoure, autant que le plaisir bien grec de contredire, lui valut aussitôt une popularité. Accoucheur des esprits, comme il se qualifiait lui-même, Socrate se fit une légion d’admirateurs, que séduisaient le charme de sa parole et l’ingéniosité de son talent plein de ressources, tantôt enlaçant son adversaire dans un dédale d’argumentations, tantôt le précipitant dans le ridicule, et se dégageant toujours, lui, avec une prestesse qui déconcertait. En opposant à la nature, au vu, les conceptions de l’esprit, il supprimait toute limite susceptible d’arrêter l’essor de ses pensées, et de même qu’il niait à l’artiste les possibilités d’arriver au Beau par la copie de la nature, aussi voulait-il que le statuaire exprimât par les formes les actions de l’âme.

Le Socrate que ses disciples ou ses successeurs ont défini, tel que nous le connaissons du moins, excellait à donner aux conceptions vagues, si favorables aux jeux de l’esprit, l’apparence des plus satisfaisantes précisions. Sa manière de vaincre consistait à accepter l’idée de son contradicteur, qu’il désarmait ainsi, et à le pousser ensuite, froidement, patiemment, au fond d’une impasse, à l’obligation définitive de se reconnaître battu. Un tel jouteur ne pouvait faire de concession, ni de partage ; le dieu d’Anaxagore, seul, lui convenait.

Au scepticisme éhonté des sophistes, et comme réaction inévitable, les philosophes opposaient la certitude d’arriver à la connaissance du Vrai ; ils prétendaient enseigner la sagesse. Entre la fatuité de l’école d’Anaxagore, absolue, déplaisante, irritante, et les démoralisantes subtilités des sophistes, les Athéniens devaient choisir. Une sagesse trop subtile, dit Euripide, n’est point la sagesse ; il n’appartient pas aux mortels d’aspirer trop haut. Les pythagoriciens, mieux inspirés cependant, commirent la faute de vouloir imposer l’idéal qu’ils avaient conçu : en décrétant la vertu, ils la rendaient insupportable.

Cette effervescence, ce labeur intellectuel, cet exercice de l’esprit, tant d’idées remuées et de faits mis en lumière, constituèrent un fonds philosophique d’une grande richesse. Beaucoup de certitudes furent acquises, dont un grand nombre dues à ceux-là mêmes qui se souciaient le moins de la découverte des vérités. Le hasard donna des hypothèses qu’une démonstration sanctionna ; les disputes obligèrent à la méthode ; la nécessité de lois résulta d’un besoin de conservation, pour éviter les continuels recommencements.

Ce fut un sophiste, Protagoras, qui donna la grammaire ; il y eut des limites opposées aux fantaisies de la pensée comme aux écarts du langage. Les arguments se pesaient ; on chiffrait, pour ainsi dire, mathématiquement les pouvoirs et les droits ; car, dit la jociste d’Euripide, l’égalité a donné aux hommes les mesures et les poids, et a constitué le nombre. De même qu’Artapherne, pour en finir avec la violence et les rapines, avait obligé les villes ioniennes à régler à l’avenir leurs différends par des traités, ainsi les Hellènes éprouvaient la nécessité de formuler exactement leurs libertés intellectuelles et sociales : Ils écrivaient leur droit.

Les lois de Solon, à Athènes, gravées sur des pierres, manquaient d’ordre ; les lois de Lycurgue, à Sparte, n’étaient écrites nulle part ; le droit universel était relatif ; chaque Cité avait son droit spécial : Si les fils d’Aigyptos, dit Eschyle, affirment que d’après la loi de cette ville, étant du même sang, vous êtes sous leur main, qui les réfutera ? Il est donc nécessaire de leur opposer vos propres lois si vous désirez prouver qu’ils n’ont aucun droit sur vous.

Un sens très délicat du Droit animait les anciens Grecs de l’Attique, mais le mélange des races et la confusion qui en résultait ne permettaient pas l’établissement d’un Droit définitif consenti. A Athènes, la honte était la suffisante sanction du respect des lois, écrites ou non écrites, tandis qu’à Sparte, au contraire, l’obéissance au texte récité était tout, pourvu qu’il y eût une force capable de punir.

L’affluence des étrangers, la division des classes, la lutte pour l’enrichissement par les trafics, les querelles de toutes sortes, les ambitions et les convoitises déchaînées, avaient détruit la sécurité des Athéniens. Les meurtres, les séditions, les querelles, les combats et l’envie, dont Sophocle avait parlé, exigeaient une justice, l’intervention de la déesse au visage terrible, armée de la balance, Thémis.

Après l’Aréopage, les Héliastes siégeant en plein air formaient le premier tribunal : dès l’aurore, le bâton à la main et le manteau sur les épaules, ces juges jugeaient. Le droit de défense était sacré. Les plaideurs venaient à la barre qui, sur la place Héliée, séparait les juges du public ; et ils discouraient librement, longuement, toute interruption par le juge valant gain de cause au client de l’avocat interrompu.

La valeur personnelle des plaideurs choisis devint importante, au double point de vue de l’intelligence et de la popularité, car le même discours, dit Euripide, a une force inégale venant d’un homme sans réputation ou d’un homme illustre. Le tribunal fut un lieu de réunion où le Peuple venait écouter les avocats, jouir de leur talent, faire et défaire les réputations.

Les plaidoiries furent comme des joutes oratoires ; les avocats, souvent, parlaient beaucoup plus au Peuple qu’aux juges ; les plaideurs intercalaient dans leurs discours des digressions, des récits, imaginés pour tenir en éveil l’attention du tribunal, piquer la curiosité ou flatter le goût des auditeurs, des deux côtés de la barre. Bientôt, à l’aide de la clepsydre, il fallut limiter la durée des plaidoiries. Les orateurs se préoccupaient autant de leur réputation que de la cause qu’ils avaient à défendre. Un applaudissement faisait vite oublier à l’avocat malheureux la condamnation que le juge rendait irrévocable en traçant de l’ongle, sur une tablette enduite de cire, le trait horizontal redouté.

Les orateurs politiques, prononçant leurs discours devant un peuple sensible, une foule ignorante et passionnée, n’avaient pas à se préoccuper de la riposte du plaideur adverse ; leur puissance de séduction, d’entraînement, constituait un danger public : Si l’on vous interdit de parler devant le peuple, disent les Athéniens aux Méliens, dans une page de Thucydide, c’est sans doute de peur que l’attrait d’un discours suivi, prononcé sans interruption, sans le contrepoids d’aucune réfutation, ne séduise la multitude. Or, à Athènes, cette multitude se composait surtout de campagnards, qui n’ayant pas à croquer un pépin de raisin et regrettant leurs figues, tournaient leurs regards du côté des orateurs.

Athènes était livrée aux parleurs, — avocats et philosophes, — sophistes et politiciens, — orateurs populaires aux cris aigus comme des fourches, manouvriers pétrissant leurs discours. Aux sophistes, naturellement, vont succéder les démagogues.