DE LA mort étant la fin de tout en Israël, les deuils, bruyants, y exprimaient un désespoir intense. Des pleureuses de profession s’égratignaient le visage, publiquement ; les parents restés dans la maison se couvraient de cendres, déchiraient leurs vêtements, buvaient, dans un repas funèbre, la coupe de la consolation. Jouir d’une vie aussi courte, se terminant par une mort sans lendemain, était la grande préoccupation d’Israël ; l’Israélite ne cherchait qu’à s’enrichir pour s’assurer au plus tôt cette jouissance. Aucune morale quelconque n’était encore formulée. Tout venait d’un dieu partial, vraiment incompréhensible, despote, capricieux, souvent injuste, favorisant le mal parfois. L’Ecclésiaste, très sceptique, doutant de l’intervention de ce dieu déloyal, constate que les hommes ont le son des bêtes, que tout au monde n’est que vanité, qu’en réalité le hasard est le maître, et que la sagesse est une duperie, puisque le sot a le même sort que le sage ; et il s’écrie : A quoi bon, alors ? — Job, rageur, voyant le mal, entreprend de le justifier ; il repousse les consolateurs fâcheux qui viennent l’impatienter ; il annonce l’égalité dans la mort, dans l’ignominie. Vienne la mort, donc, qui est un repos et un nivellement, une délivrance, une liberté. Le désespoir est inutile ; la vie, et c’est heureux, passe aussi vite que la navette d’un tisserand. On pourra dire que l’injustice de Dieu ne sera que temporaire ; mais, en attendant, Dieu est injuste, c’est un fait. Et Job conclut : Dans la nature, l’homme seul est malheureux. Tels sont les deux philosophes d’Israël, désespérés, désespérants. E y faut joindre les auteurs des Proverbes, d’un utilitarisme éhonté, d’une défiance outrageante, d’une prudence lâche, d’un égoïsme révoltant. Dans le vocabulaire de ces philosophes, on chercherait en vain les mots de Foi, de Croyance et de Loyauté. L’homme est un condamné ; il naît stupide comme le poulain de l’onagre, et il se consume comme un bois vermoulu, rongé par la teigne. — Le mortel enfanté par la femme n’est qu’un vermisseau. — L’arbre coupé repousse, l’homme non, car il n’est que poussière et cendre, a dit Abraham. La femme est la grande coupable en ce monde, puisqu’elle
est le piège, le filet dans lequel l’homme tombe, poussé par la nature qui veut conserver l’humanité : Et je trouvai quelque chose de plus amer que la mort, dit
l’Ecclésiaste, c’est la femme, elle dont le cœur n’est que filets et pièges,
et dont les mains sont des chaînes. Ce danger permanent, il
importait de l’écarter, de l’annuler, au moins dans la famille, en l’assujettissant
à l’homme, absolument et rudement. La légende de la création, dans En Israël donc, la femme devient l’auteur principal de tous les maux. Ne pouvant se relever, ni comme épouse, ni comme mère, elle imposa la domination de ses charmes, elle exploita ses attraits, et courtisane sur les bords du chemin aussi bien que prêtresse dans les temples, sur les sommets, sous les arbres sacrés, elle fit de son propre corps l’instrument de sa réhabilitation, s’acharnant, pourrait-on dire, à corrompre les hommes pour les abaisser à son niveau. L’intention du rédacteur de Le prophète Sophonie croit à l’imminence de ce grand jour : Il est proche, le grand jour de l’Éternel, il est proche, il vient en grande hâte. Quand on entendra sou bruit, le guerrier même poussera des cris de désespoir. C’est un jour de colère que ce jour-là, un jour de détresses et d’angoisses, un jour de ruine et de désolation, un jour de ténèbres et d’obscurité, un jour de nuages sombres et noirs, un jour de trompettes et d’alarmes contre les villes fortes et leurs tours élevées. Je serrerai de prés les hommes et ils marcheront comme des aveugles, pour avoir péché contre l’Éternel ; et leur sang sera répandu comme de la poussière, leurs entrailles comme de l’ordure. Ni leur argent, ni leur or, ne pourra les sauver au jour de la colère de l’Éternel ; par sa jalouse ardeur, le pays sera consumé, car il veut en finir, et soudain, avec les gens de ce pays. Une vie restreinte, une mort terminant tout, et la menace perpétuelle d’un total anéantissement, par le caprice de Jéhovah, donnaient au malheureux Israélite, avec la fièvre de la peur, un désir immodéré de jouir de sa courte existence, autant que possible, et personnellement. Ce personnalisme excluait toute recherche dans l’intérêt général des êtres et des choses ; si bien, qu’après avoir accompli ses destinées, le royaume d Israël a disparu sans rien laisser de scientifique. La géographie biblique ne fait qu’énumérer les terres et les peuples
connus des Égyptiens avant Moïse. Moïse utilisa ces documents avec
intelligence, au point de vue de son projet ; il fit de Cette insuffisance des données ethniques de Le récit de la création, de forme historique, très précis,
est d’origine chaldéenne, avec des détails égyptiens et d’autres aryens.
Élohim tire tout du chaos (Tohubohu, Tobou-wabohou). Il bâtit le ciel de sa main droite, comme l’Indra védique, et sa parole fait naître la lumière, comme dans l’hypothèse
égyptienne de la formation du monde. Deux récits de la création, différents,
sont dans L’homme créé fut pétri de la main de Dieu : Tes mains m’ont façonné et formé, dit Job. Tu m’as coulé comme du lait, laissé condenser comme la crème qui se caille ; de peau et de chair tu m’as revêtu, d’os et de nerfs tu m’as tissé... Le premier homme et la première femme, placés dans un lieu de délices, — éden, — y furent tentés par le serpent qui leur donna la science du bien et du mal. L’Éternel, courroucé, les chasse de ce paradis, et l’homme, condamné jusques à sa dernière descendance, inaugure sa vie pénible. Des deux fils du premier homme et de la première femme, d’Adam et d’Ève, — Caïn et Abel, — le premier assassine son frère. Puis c’est une nouvelle colère du dieu créateur, un déluge qui pendant quarante jours et quarante nuits laisse le monde sous les eaux. Le récit du déluge, apporté de Chaldée par Abraham, peut
reposer sur un fait vrai, positif, mais qui n’affecta sans doute qu’une
partie du monde ; car les Africains, aussi bien de L’histoire biblique continue avec la tour de Babel, qui n’est
que la pyramide à sept étages de
Babylone, réparée par Nabuchodonosor, le Birs-Nimroud actuel, et pour la
construction de laquelle le rédacteur de C’est enfin le voyage d’Abraham, le père de la multitude, en Égypte, avec sa femme Sarah, fait certain, mais dont le rédacteur extrait beaucoup trop de conséquences. Le propre de l’historien biblique est de tout expliquer, d’un trait, absolument, pratiquement, et d’imprimer ensuite aux origines imaginées un caractère décisif. Ainsi, les Moabites et les Ammonites étant devenus les ennemis irréconciliables des juifs, et tous les hommes étant d’une race unique, descendant de Noé, le rédacteur justifie la guerre survenue en faisant de Moab et d’Ammon des personnalités coupables : ce sont les enfants maudits, incestueux, des filles de Loth. Des sciences, qui donc aurait voulu s’en occuper en Israël
? La crainte de l’Éternel est le principe de la
science, dit La chronologie, toute mythique, demeure chaldéenne. Les mois apportés par Abraham ont persisté en Israël. Le chiffre 7, fatidique, donne la semaine que termine le sabbat. Il y a deux années en Judée, comme en Assyrie : l’année sacerdotale, ou religieuse, qui commence au printemps, et l’année civile qui s’inaugure en automne. L’observation des étoiles est simplement consignée, sans déductions, au moyen de dénominations chaldéennes. La cosmographie, vague, conçoit la terre comme un plan, tantôt circulaire, tantôt carré, supporté par des colonnes, dans le vide ? Cette terre touche au ciel, du côté du sud ? Sous le firmament solide, miroir de fonte, courent les nuages, qui sont des outres plus ou moins pleines. Le soleil sort de l’orient chaque matin, pour éclairer le monde ; la lune sert à marquer le temps ; les étoiles sont l’armée des cieux. Par son souffle, Jéhovah fond les neiges et grossit les torrents, à son caprice, comme il donne de la pluie, ou fait la sécheresse, à son gré. Éparses, çà et là, dans L’absence d’esprit scientifique avait pour corollaire l’absence presque absolue d’esprit artistique. Les architectes d’Israël sont des Phéniciens instruits par l’Égypte ; les Hébreux n’interviennent que pour colorier en vif les monuments. Les maisons vastes, les palais, généralement de bois, sont peints en rouge. Le monothéisme d’Abraham ne permettant pas la représentation des divinités, l’art de la statuaire n’a pas de raison d’être. Les chérubins du tabernacle et les douze bœufs portant la mer d’airain, ne sont que de l’ornementation. Le sculpteur doit se contenter de reproduire, dans le bois ou dans la pierre, des images d’animaux et de plantes, pour rompre l’uniformité des plans nus, droits. Les entrelacements de branchages fleuris, avec des fruits, n’étaient pas sans originalité, bien que plaqués brutalement. La lourdeur, souvent fruste, des ornements et des meubles, malgré l’emploi des matières les plus riches, — or, argent, ivoire, pierres précieuses, — excluait la satisfaction des yeux. Les objets du culte, depuis les cuillers et les fourchettes du sacrifice, jusqu’au chandelier à sept branches, si mal nommé, — car c’était une lampe à sept godets et non un chandelier, — ont le caractère d’ustensiles. Ézéchiel, en exil, à Babylone, parle pour la première fois de peintures. La description des étoffes cependant, dénonce le goût recherché des Israélites pour l’agencement des couleurs. Il y a de l’art véritablement dans ces étoffes tissées, brodées, parsemées d’images, de figures de chérubins dit l’Exode, et teintes de pourpre violette, de rouge et de cramoisi. A défaut de grand art, Israël se complaît à ciseler des
bijoux, à travailler avec minutie l’or, l’argent
et l’airain, à enchâsser de jolis ouvrages d’ivoire dans des bois,
à graver au fer et au diamant des
sujets délicats dans des pierres dures. Les bijoux ont le type égyptien,
interprété par des mains phéniciennes, c’est-à-dire dénaturé, grossi. Le
lotus et les hiéroglyphes sont toujours reconnaissables dans les ornements
des bijoux que L’art avait pour Israël l’inconvénient de la précision, du fini. Incapable de s’arrêter à une pensée, de l’exprimer définitivement, l’Israélite était rebelle au dessin, qui est un dernier mot, et il ne pouvait pas, sans dessin, avoir une architecture, une sculpture. Au contraire, la musique s’adaptait admirablement au vague de ses conceptions, et c’est ainsi que cet art spécial fut une chose importante aussi bien à Jérusalem qu’à Samarie. Peu de documents nous renseignent sur la musique des Hébreux, mélodique certainement, c’est-à-dire influente, habilement imaginée, comme une littérature voulue plutôt que comme une impression ressentie et donnée. L’abondance des instruments implique des effets harmoniques ; c’étaient des harpes de toutes formes, que l’on jouait avec le plectrum ou les doigts ; des guitares de toutes sortes ; des lyres et des luths, portatifs, ou reposant sur des tables creuses ; des flûtes, souvent accouplées et piquées dans des outres toujours gonflées, ou, plus nombreuses, reliées et graduées en chalumeau ; des trompettes droites ou courbes, de corne ou de métal ; des tambours, des tambourins, des cymbales, des sistres, des triangles. La musique sacrée exigeait des chanteurs, parmi lesquels se distinguait toujours un virtuose (ménasseach), un soliste, dirigeant le chœur. L’art musical s’était développé chez les nabis, dans les confréries de prophètes constamment appliqués à rechercher des moyens de séduction. Ces voyants s’appliquaient à eux-mêmes leurs découvertes, excitant leur inspiration au son des instruments. Ils savaient très bien l’ivresse que procurent les sons ; c’est au bruit des tambourins et des chœurs dansants que la fille de Jephté marche à la rencontre de son meurtrier, de son père. Chaque psaume, plus tard, portera en tête la désignation de l’air populaire sur lequel il doit être chanté. L’orchestre sacré a été décrit par le psalmiste : Louez l’Éternel au son de la trompette ! Louez-le avec le luth et la harpe ! Louez-le avec le tambourin et la danse ! Louez-le sur les cordes et avec les flûtes ! Louez-le avec des cymbales résonnantes ! Louez-le avec des cymbales retentissantes ! Que tout ce qui respire loue l’Éternel ! Les trompettes, aux sonneries fixées, étaient l’instrument principal de la musique d’Israël, bruyante ; elles servaient à convoquer la communauté, à mettre en marche les campements, à exalter Jéhovah. La flûte, au contraire, si douce, et qui berçait si bien l’Égyptien, attristante, l’Israélite la dédaignait : Mon cœur gémit comme une flûte, dit Jérémie. Les chants d’Israël étaient des exaltations : Sus ! lyre et harpe ! Je veux réveiller l’aurore ! Les danses, lascives, corrigeaient les brutalités de l’art musical ; les femmes y développaient leur séduction. Danser était un acte religieux. Que le nom de l’Éternel soit loué dans les danses... avec le luth et le tambourin. L’ensemble de la chorégraphie hébraïque, et par les gestes, et par les groupements, avait une tendance circulaire, ainsi que l’indique d’ailleurs le mot mahol ou mehola. C’était un art ennobli. Les rois dansaient. Les prophètes qui avaient exploité l’art musical, se
chargèrent eux-mêmes de porter l’art essentiellement israélite, — l’art de
parler et d’écrire, — aussi haut qu’il était possible d’atteindre. Pour le
jeu des mots et des sons, pour les effets littéraires, pour l’arrangement des
récits, nul né dépassera le littérateur hébraïque. Toutes les formes de l’art
d’écrire sont dans La poésie hébraïque, très rude certainement, désordonnée, sans forme arrêtée, sans but semble-t-il, toute pleine de sentences, de paraboles, d’énigmes même, constitue cependant un ensemble. Une grande émulation entretient les prophètes, qui sont des littérateurs. C’est à qui trouvera des formes grammaticales nouvelles, des tours hardis, imprévus, hors du langage habituel, susceptibles d’exciter l’étonnement chez l’auditeur, l’admiration chez le lecteur. Car on lisait surtout les œuvres des prophètes. La quantité des mots que dépensèrent les auteurs hébreux est inouïe ; la richesse des métaphores qu’ils employèrent confond ; mais, dans leurs œuvres, la vigueur des pensées contraste avec l’indécision du but, avec le mauvais choix des moyens. Voulant relever le peuple abattu, le prophète l’invective, le frappe, l’abat davantage ; voulant exalter Jéhovah, et le grandir, son chantre le rend odieux ; voulant s’imposer au peuple, ou au roi, le nabi se rend personnellement insupportable. Au fond, le prophète va par boutades ; ses poèmes ne sont en définitive que des distiques se suivant, mais liés et soutenus, avec une hardiesse étonnante, un courage réel, par un ton de bravade, persistant. Le rythme résulte des assonances, du parallélisme des idées se succédant ; quelques parties rimées se trouvent dans les morceaux destinés au populaire. Les prosopopées abondent, excessives, surprenantes, hors de toute proportion avec le réel ; les arbres chantent et les fleurs applaudissent, en battant des mains. Toute cette force et tout ce talent furent dépensés en pure perte, parce qu’il n’y eut pas en Israël, avant la captivité de Babylone, une idée dominante coordonnant toutes ces aspirations. Chacun venait au peuple avec sa parole, avec sa pensée, avec sa personnalité exclusive, avec son système, avec son intérêt. A l’heure de l’effondrement, les mêmes antagonismes existaient encore. Le temple s’écroule avant que les Israélites aient choisi le vrai Jéhovah ; le véritable Éternel. Tandis que les prêtres et les lévites prêchent l’exercice du culte comme le lien national par excellence, le psalmiste, ami des prophètes, combat le corps sacerdotal, et s’adressant à Dieu : Tu n’aimes point les sacrifices et les offrandes ; tu m’as ouvert les oreilles, tu ne demandes point d’holocaustes, ni de victimes expiatoires. Je lui dis donc : Me voici ! je viens, avec le Livre écrit pour moi. Les prophètes l’ont emporté. |