Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

DE 698 A 622 AV. J.-C. - Manassé. - Mort d’Isaïe Ier. - Les Juifs à Ninive. - Assourahaddon et Assourbanipal. - L’Asie Mineure Cariens, Phrygiens et Lydiens. - Barbares et Grecs. - L’Egypte XXIVe dynastie. - Psamétik Ier. - L’art éthiopien. - Bas-reliefs de Kouyoundjik. - Troubles en Israël. - Amon succède à Manassé. - Josias, roi par le peuple. - Jérémie et Sophonias. - La Loi. - Les prophètes. - Les décalogues et le Deutéronome.

 

MANASSÉ avait douze ans lorsque son père Ézéchias mourut ; il eut le trône de Juda (698). Isaïe, — Isaïe Ier — était trop vieux pour gouverner le jeune roi. Les juifs, las d’entendre la voix criarde des prophètes, se prononcèrent contre le Jéhovah des nabis.

Le roi nouveau, impie comme Achab et mauvais comme Jézabel, rétablit le culte des divinités bannies, introduisit dans le temple même les abominables mystères d’Astoreth. Le culte des astres, tout chaldéen, et le culte de Moloch, importé de Phénicie avec son inévitable cohorte de devins et de sorciers, compliquèrent encore l’anarchie religieuse, désolante. Les prophètes vociféraient, accusant le roi ; et le roi fut sans pitié pour les prophètes. Manassé versa beaucoup de sang, dit la Bible, jusqu’à en remplir Jérusalem, d’une extrémité à l’autre. Isaïe aurait été mis à mort, livré aux bourreaux, scié entre deux planches ?

C’est alors que l’Assyrien Assourahaddon, après une campagne heureuse en Phénicie, vint en Judée et s’empara du roi des juifs qu’il envoya, captif, à Babylone. Le vainqueur transporta les Phéniciens et les Juifs en Assyrie, hommes et femmes, en nombre immense, et il remplit la Palestine et la Phénicie de colonies formées de gens de Chaldée et du pays d’Élam. Il rendit ensuite le trône de Juda au roi Manassé devenu son vassal, n’ayant pour sujets que des Chaldéens et des Élamites. Assourahaddon ne savait pas que ces Chaldéens étaient, pour la plupart, de la même race que les Hébreux qu’ils remplaçaient.

Assourahaddon, qui appréciait les Juifs, eût désiré leur garantir une existence paisible en Judée, aussi bien qu’en Assyrie ; dans son gouvernement, à Ninive, beaucoup d’Israélites obtinrent de très hauts emplois. Avant Assourahaddon, déjà les rois d’Assyrie utilisaient l’intelligence particulière, active, affinée, des jeunes Hébreux. Le père de Tobie, prisonnier de Salmanassar, avait été le fournisseur du monarque assyrien, faisant pour le compte du roi des voyages en Médie.

Après une courte campagne en Arménie, dans le pays de Van, Assourahaddon s’en fut guerroyer à l’ouest, jusqu’aux bords de la mer Noire, se heurtant à des peuplades insoumises, parmi lesquelles se firent remarquer les Cimmériens. Il descendit ensuite en Basse-Chaldée, pour y introniser Nadidmardoch (681). Les Bas-Chaldéens résistèrent, et pendant qu’Assourahaddon s’embarrassait dans cette résistance, Babylone soulevée se proclamait indépendante, avec Samasibni qui s’était fortifié à Bet-Dakkouri. Assourahaddon vint battre Samasibni, restitua à Babylone les tablettes astronomiques que Samasibni avait emportées, et fit roi Nabousallim, fils de Balazou. Cette fois encore, Assourahaddon transporta en Judée des masses de Bas-Chaldéens.

Une très belle, très audacieuse campagne d’Assourahaddon en Arabie (672) fit tomber Ad-Doumou, la ville de la puissance des Arabes. La reine détrônée ayant été remplacée par Tabouya, une des femmes du harem d’Assourabaddon, un tribut de chameaux, annuel, fut l’unique témoignage de vassalité que le monarque imposa aux vaincus. Le roi du Hedjaz, Haçan, étant mort, Assourahaddon institua son fils Yâla à Médine, ville tributaire. Descendu au sud jusqu’à Bazou, en Hadramaut, le roi remonta vers l’Assyrie par la Chaldée, soumettant au passage un petit roi qui régnait à l’est du Schat-el-Arab, Gamboul, dont les sujets demeuraient comme des poissons au milieu des eaux et des marais. Le vainqueur contourna la Babylonie, traversa la Médie méridionale, prenant en Perside, et comme en passant, deux gouverneurs de villes, — Sithrapherne et Hypherne, — et revint à Babylone, sa ville préférée, fier de son œuvre, énumérant avec complaisance ses vassaux, parmi lesquels Manassé de Juda et dix rois de Chypre.

Voulant embellir Babylone, Assourahaddon y ordonna l’exécution d’immenses travaux, dont l’achèvement fit la gloire de Nabuchodonosor, son successeur. Il s’appliqua surtout à réparer, à réédifier en partie, les monuments qui avaient souffert du désastre de l’an 683 ; il traça autour de la ville une large enceinte de protection. Ninive eut un palais que les habitants nommèrent la maison des butins. C’était sans doute un entrepôt des richesses royales qu’Assourahaddon, très prudent, partageait entre les deux villes assyriennes.

En Égypte, les petits princes supportaient mal le joug de l’Éthiopien Tahraka, et sottement, comme l’avaient fait les rois d’Israël et de Juda, ils désiraient que les Assyriens vinssent battre leur suzerain, leur maître. Assourahaddon, reprenant les projets de son père, envahit donc la vallée du Nil, battit Tahraka, mit des garnisons assyriennes le long du fleuve, jusqu’à la première cataracte, à Syène, donnant des noms assyriens aux vieilles villes des pharaons, s’intitulant roi d’Égypte et d’Éthiopie, roi d’Assyrie, vicaire des dieux de Babylone.

Très ordonné, ayant le génie de l’administration, plus Perse qu’Assyrien en cela, Assourahaddon divisa son Égypte en vingt principautés assujetties à Néchao, prince saïte ayant Memphis (672-669). Mais le triomphateur ne put jouir de sa gloire ; malade, il abdiqua en faveur de son fils Assourbanipal (668), ne s’étant réservé que le gouvernement de sa chère Babylone. Aussitôt, l’Éthiopien Tahraka reprit toute l’Égypte, et Assourahaddon mourut (667).

Assourbanipal étant roi d’Assyrie par la mort d’Assourahaddon, son frère Samoulsamougin, — le Saosdouchin de Ptolémée, — se fit roi de Babylone et de Chaldée. Monarque batailleur, Assourbanipal inaugura son règne par une expédition en Égypte, prit Tanis, au delta, battit les Égyptiens devant Memphis, poursuivit Tahraka jusqu’au delà de Thèbes, le rejetant en Éthiopie. Les gouverneurs assyriens et les princes du delta qu’Assourbanipal venait de rétablir, devinrent odieux aux Égyptiens. La Haute-Égypte, ne voulant pas se soumettre, appela Tahraka. Le beau-fils de Tahraka, Rot-Amen, vint reprendre Memphis. Assourbanipal accourut en personne, vainquit Rot-Amen à Péluse, et mit toute l’Égypte, avec l’Éthiopie septentrionale, sous le joug assyrien. Cette expédition ne fut en réalité qu’une formidable razzia. Dans le butin, immense, que de longues caravanes emportèrent, Assourbanipal apprécia surtout les grands chevaux de Dongolah.

Or, pendant que Rot-Amen tentait de rendre l’Égypte aux Égyptiens, un mouvement de révolte, extraordinaire, agitait la Phénicie. Ayant repris son Égypte, Assourbanipal vint châtier les indociles Chananéens (666), s’emparer des villes d’Aco, de Tyr et d’Aradus. Aradus ayant accentué sa résistance, Assourbanipal se saisit des filles des princes de Phénicie et du Liban, qu’il enferma dans son harem, comme des otages. Il agit de même avec le roi de Cilicie.

Un événement dont les conséquences historiques ne sauraient être exagérées allait s’accomplir ; l’Europe et l’Asie, l’avenir et le présent, se trouvaient face à face, à Ninive, devant le trône d’Assourbanipal : Des ambassadeurs arrivés de l’extrémité occidentale de l’Asie Mineure, envoyés par Gygès, roi des Lydiens, venaient implorer le secours du roi d’Assyrie contre les Cimmériens qui convoitaient la Lydie. Assourbanipal promit un corps de guerriers assyriens à Gygès, qui se déclara vassal du roi de Ninive, repoussa les envahisseurs, et offrit à son suzerain les deux chefs Cimmériens faits prisonniers. La suzeraineté du roi d’Assyrie s’étendait donc sur l’Égypte, la Syrie, la Palestine, la Phénicie et l’Asie Mineure, jusqu’aux flots bleus de la mer Égée.

L’Asie Mineure, peuplée, était formée de groupements spéciaux, localisés, ayant chacun sa propre civilisation, mi-asiatique, mi-européenne. C’est lorsque la Grèce apparaîtra, prépondérante, que l’histoire de l’Asie Mineure, des Petits Asiatiques, s’imposera à l’attention de l’historien. Devant les Assyriens, ces Grands Asiatiques, les Cariens, les Phrygiens et les Lydiens de la Petite-Asie n’ont encore qu’un rôle relatif.

L’histoire de l’Asie Mineure d’alors, n’est que l’histoire des peuples, des groupes qui y exercèrent tour à tour l’hégémonie. C’étaient les Cariens serviles, pirates d’abord, mercenaires ensuite, ayant gardé longtemps les rois de Juda et les Pharaons, trafiquant de leurs fils et de leurs filles ; les Phrygiens très importants, démocrates, artistes, laborieux et intelligents ; les Lydiens vaniteux, aristocrates, braves, se reliant volontiers aux traditions assyriennes, c’est-à-dire impériales.

Les Lydiens avaient eu deux dynasties déjà, — les Atyades et les Héraclides, — lorsque Gygès, par le meurtre du roi Candaule, inaugura la IIIe dynastie, la dynastie des Mermnades, avec le secours des Cariens (703-701). Les Lydiens de Gygès avaient pour ennemis, redoutables, les Grecs qui étaient installés sur la côte, à l’ouest, et les Barbares (Thraces et Cimmériens) qui venaient de l’est, attirés par les richesses du royaume.

La faiblesse du roi Candaule avait sans doute surexcité les convoitises des Barbares, favorisé leur mouvement d’invasion. La ville de Magnésie avait été détruite par ces envahisseurs, et la ville de Sardes, prise. Le poète élégiaque d’Éphèse, Callinos, a dit en beaux vers, calmes, la grande honte des Lydiens : Jusques à quand resterez-vous abattus ? Quand aurez-vous un cœur belliqueux, ô jeunes hommes ?... Vous êtes assis en paix et la guerre est partout dans votre pays... C’est l’honneur et la gloire de l’homme de combattre pour son pays, pour ses enfants, pour sa jeune femme, contre l’ennemi. L’homme de courage met en deuil le peuple par sa mort, et, vivant, il est l’égal des demi-dieux ; on le contemple des yeux comme un rempart, car seul il vaut un grand nombre. Gygès fut le représentant de ce patriotisme ; il légitima sa dynastie par sa victoire, avec l’aide du roi d’Assyrie malheureusement, sur les barbares Thraces et Cimmériens.

Mais le roi Gygès usa mal de son succès. Il entreprit de soumettre les Grecs de l’Asie Mineure, probablement encore avec le concours des Assyriens, prenant Colophon, Magnésie, Sipyle, ravageant les territoires de Smyrne et de Milet, maîtrisant la Troade, se déclarant donc pour l’Asie, et contre l’Europe, ce qui fit un irréparable malheur. Vit-il sa faute ? Il la vit trop tard dans tous les cas. Il se perdit lorsque, redoutant son puissant allié, il se prononça pour l’Égyptien Psamétik contre le roi de Ninive (663) dont il avait peur, et qui, pour se venger, n’eut simplement qu’à laisser les Cimmériens envahir la Lydie.

Assourbanipal venait de tracer les limites de son empire, lorsque son frère Salmoulsamougin, vice-roi de Babylone, s’alliant au roi de la Susiane, au roi des Élamites, — Téoumman, — au roi des Nabatéens, — Mathan, — au roi des Arabes du Hedjaz, — Yvaïté, — prononça l’indépendance de la Chaldée et de la Babylonie. En Égypte, Psamétik Ier pharaon de la XXVIe dynastie, saïte, se déclara libre de toute vassalité. Gygès enfin, à son tour, se compromit en envoyant un corps de Lydiens à Psamétik. Le frère d’Assourbanipal, révolté, avait agi très habilement en donnant le titre de roi de Babylone à Nabobelsoun, qui était le petit-fils du grand Mérodach-Baladan, héros légendaire en Chaldée.

Abandonnant l’Égypte à Psamétik, Assourbanipal marche contre Gygès avec les Cimmériens, qui prennent Sardes et tuent le roi parjure ; il descend ensuite à Babylone : Le peuple avait mérité la mort, il ne trouva pas sa grâce. Ce qui ne fut pas brûlé, s’enfuit devant le tranchant du fer, l’horreur de la famine et les flammes dévorantes... J’ai arraché leur langue ; j’ai accompli leur perte. Le reste du peuple fut exposé vivant devant les grands taureaux de pierre de Sennachérib, et moi je les ai jetés dans les fossés ; j’ai coupé leurs membres que j’ai fait manger par des chiens, des bêtes fauves, des oiseaux de proie, des animaux du ciel et de la mer. La rage d’Assourbanipal s’étant apaisée, il rendit à son frère la vice-royauté de Babylone, lui pardonnant.

L’Égypte gouvernée par les premiers pharaons de la XXIVe dynastie intimidait Assourbanipal. A la mort de Tahraka (665), Manéthon cite comme dynaste un Amennéris (Amonaso), qui pourrait être le même que l’Amen-Méri-Nout, le Rabaka, ou le Piankhi-Mériamen dont parlent les vieilles histoires. Un Amonaso régnait positivement en Éthiopie quand les Égyptiens, menés par un roi saïte, repoussèrent les hommes de Kousch au sud. Les pharaons noirs de Napata avaient refait la nation égyptienne, dont ils avaient seuls les traditions. L’autorité des prêtres d’Éthiopie égalait l’autorité des prêtres de Thèbes ; l’Ammon qui couronnait et dépossédait les rois à Napata, était le même que l’Ammon thébain. En refusant les monarques venus du sud, c’était donc l’ancienne Égypte que les Égyptiens de Saïs, de Memphis et de Thèbes condamnaient, achevaient.

Les douze princes qui se partageaient le delta, qui avaient refoulé les Éthiopiens, voulurent après quinze années de troubles, d’intrigues, de misères de toutes sortes, choisir parmi eux celui qui les commanderait. D’après la légende, — qui n’a rien d’égyptien, certes, — l’oracle d’Ammon, consulté, répondit que la couronne des Égyptes appartiendrait à celui qui boirait la libation sacrée dans un vase d’airain. L’un des douze princes, Psamétik, ayant bu dans son casque, les onze autres, jaloux, l’exilèrent dans les marais du delta. Alors l’oracle déclara que des hommes d’airain, sortant de la mer, viendraient venger Psamétik. Cette légende coïncide avec l’envoi des guerriers Cariens couverts de leurs armures que Gygès avait envoyés à Psamétik devenu le maître d’une Égypte reconstituée.

Les monuments de la dynastie éthiopienne terminée, — XXVe (715 à 665) -pleins de sculptures grossières, excessives, montrent un art impatient, exclusivement préoccupé de l’effet. Le goût éthiopien, nègre, s’affirme dans la quantité de statuettes en porcelaines, bleues ou vertes, d’un ton cru, jetées dans les tombeaux. Cependant la statue d’Améniritis, femme d’un pharaon de cette dynastie, ne manque pas d’élégance avec sa grande perruque ornée des plumes symboliques d’Osiris, ses beaux yeux bien ouverts, francs, chastes et bons. Psamétik épousa la fille de cette reine noire, — Schap-en-Ap, — pour légitimer sa royauté.

Assourbanipal, le roi d’Assyrie, laissant en paix le pharaon nouveau, Psamétik le’, se tourna contre le roi de la Susiane, Téoumman, qui avait soutenu les Babyloniens révoltés. Téoumman, battu, fut décapité, et Suse ouvrit ses portes au vainqueur. Un long bas-relief du palais de Kouyoundjik raconte cette campagne, en tableaux successifs : Les guerriers éamites surpris, vaincus, mutilés, précipités dans les eaux du fleuve Eulaüs ; — la marche du vainqueur vers Suse, processionnelle ; — la ville menacée, silencieuse derrière ses murs crénelés, avec ses maisons innombrables, aux toits plats, qu’ombragent les palmiers ; — le roi s’arrêtant et proposant un monarque aux Susiens ; — les Susiens sortant de la ville, tous, hommes, femmes, enfants, avec des harpes, des flûtes et des tambourins, chantant et dansant devant leur maître. — Un dernier tableau représente les abominables tortures infligées aux chefs vaincus, que l’on écorche, que l’on démembre, que l’on aveugle, dont on arrache les cheveux, la barbe, les ongles, avec une froide cruauté. Cette sculpture est mouvementée, vivante, hardie parfois, fine dans certains de ses détails, mais très brutale au fond, et faite sans aucune intention artistique. L’exactitude des types y est seule véritablement intéressante.

Suse ainsi réduite, la guerre contre Assourbanipal continua dans les montagnes, sans ordre, les patriotes obéissant à des rois divers, simultanés, ou se succédant avec une rapidité désolante. Oummanibi, Tamaritou, Indabibi furent de ces rois. Assourbanipal finit par l’emporter, revint en Assyrie (663), pour aller bientôt (661) réprimer une nouvelle insurrection des Élamites soulevés par leur roi Oummanaldas, soutenus par les Chaldéens obéissant à Nabobelsoum. Assourbanipal prit Suse une seconde fois, la livrant au pillage de ses soldats, ne se réservant que le trésor royal, pour l’envoyer à Ninive.

Avec le trésor des rois de Suse, Assourbanipal avait fait emporter les dieux d’Élam, ce qui était un sacrilège, car aucun œil ne les avait vus jusqu’alors. Livrées à la lumière, ces divinités trahirent leur origine. C’étaient des dieux chaldéens, assyriens, apportés, forcés de demeurer à Élam, dit un texte. Assourbanipal fit raser le temple de Suse et ravager le pays. Pendant un mois et un jour, dit-il, j’ai balayé le pays d’Élam dans toute son étendue. La marche des hommes a détruit le bourgeonnement des arbres et l’herbe des campagnes. J’ai laissé venir les animaux sauvages, les serpents, les bêtes du désert et les gazelles. L’armée assyrienne, systématiquement, brûlait les récoltes, coupait les plantations, égorgeait les troupeaux, emmenait en esclavage tous les habitants rencontrés. Terrifiés, les peuples accouraient au devant de l’envahisseur, pour fléchir sa rage ; les guerriers d’Élam venaient s’incliner devant le roi d’Assyrie, en faisant valoir leur désertion comme un mérite. Le roi d’Élam, Oummanaldas, s’humilia devant Assourbanipal, tandis que le chef des Chaldéens, Nabobelsoum, se fit tuer par son écuyer.

La victoire d’Assourbanipal fut célébrée à Ninive, magnifiquement. Un bas-relief donne un incident caractéristique de cette grande fête nationale. Le monarque est dans les jardins de son harem, entouré de ses femmes, banquetant ; trophée hideux, la tête du patriote chaldéen, de Nabobelsoum, bien préparée, est suspendue à une branche d’arbre, devant le roi.

En Arabie, Ywaïté avait fait un grand royaume comprenant l’Hedjaz, une partie du Nedjed, et le désert de Syrie presque jusqu’à l’Euphrate. Assourbanipal, mécontent, s’en fut guerroyer pendant trois années (659-657) contre les Arabes et les Nabatéens alliés, forçant le roi Yvaïté à implorer le pardon, — l’aman, — du roi d’Assyrie, à livrer deux de ses généraux, qui furent écorchés vivants. Un bas-relief du palais de Kouyoundjik représente une tribu de ces Arabes montés sur des chameaux ; un autre expose le massacre d’un douar surpris. Le roi des Nabatéens de Syrie, Mathan, obtint sa grâce en se jetant aux pieds d’Assourbanipal.

Les Élamites, ne voulant pas être Assyriens, se révoltèrent contre leur propre roi Oummanaldas, parce que fidèle à la foi jurée, il demeurait le vassal du roi d’Assyrie. Assourbanipal dut venir, appelé par Oummanaldas, châtier les Élamites (655). Cet exploit est le dernier de ceux que nous connaissions ; Assourbanipal mourut huit ans après (647).

La tradition a fait d’Assourbanipal comme un autre Sardanapale, mais guerrier celui-là, batailleur, conquérant, et non voluptueux, efféminé. Ce fut un monarque asiatique, abominable dans ses vengeances, mû quelquefois par un large sentiment de loyale domination, horriblement cruel ou magnifiquement généreux, suivant les circonstances. Il se qualifiait d’auguste, de vicaire du dieu Assur. Son despotisme n’était pas absolument personnel. Par lui, Ninive resplendit ; il y termina le palais qu’avait commencé Sennachérib, avec des sculptures relativement soignées, des bas-reliefs nombreux et des légendes. Des milliers de briques gravées formaient la bibliothèque du roi. On a quatre prismes décagones disant son histoire.

Assourbanipal, très probablement, eût laissé la Palestine aux Hébreux, comme il avait abandonné l’Égypte aux Égyptiens, si la Judée avait eu son Psamétik. De même que le roi d’Assyrie avait rendu sa couronne au roi d’Élam, à Oummanaldas, comptant sur la fidélité de sou vassal, ainsi le roi des Judéens avait été renvoyé à Jérusalem. Mais Manassé devint aussitôt une cause de trouble, se querellant avec les prêtres et avec les nabis : Il bâtit des autels à tous les astres du ciel, dans les deux cours du temple, dit la Bible ; il fit passer son fils par le feu, et il s’appliquait aux divinations et aux sorcelleries, et consultait les revenants et les nécromanciens ; il faisait beaucoup de choses qui déplaisaient à l’Éternel, de manière à l’irriter ; il plaça l’image de l’Astarté, qu’il avait faite, dans le temple même. Manassé mort (642), les prêtres n’ensevelirent pas son cadavre.

Amon, qui succéda à son père Manassé, ne s’étant pas réconcilié avec les prêtres, mourut vite (640), assassiné par un officier. La sépulture royale lui fut également refusée. Cette fois cependant les Hébreux se soulevèrent, la populace agit : le bas peuple massacra tous ceux qui avaient conspiré contre le roi Amon, et il proclama roi à sa place son fils Josias. Josias, âgé de huit ans, rétablit le culte de Jéhovah avec un grand zèle. Le prophète Jérémie et le prophète Sophonias gouvernaient Jérusalem au nom du jeune roi.

Plus ancien que Jérémie, Sophonias n’avait cependant pas pris le premier rôle. Enthousiaste, autoritaire, indomptable, fils de prêtre, Jérémie, chassé d’Anathoth sa ville natale, et menacé de mort, s’était réfugié à Jérusalem où son ambition et son talent pouvaient s’épanouir. Le roi Josias, de peu d’intelligence, abandonnait à Jérémie, son conseiller principal, on pourrait dire son tuteur, toutes les destinées du royaume. Il faisait bien, car Jérémie, s’il n’eût été trahi par les événements, était capable de constituer enfin la nationalité hébraïque.

Le premier acte du grand nabi fut un coup de maître. Jusqu’alors, les prophètes prêchaient aux Hébreux, avec l’observance des vœux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, la stricte exécution des lois de Moïse ; or les vœux des patriarches, purement traditionnels, chacun les interprétait à sa fantaisie, et la loi de Moïse, dictée par Dieu, résumée en dix articles, — le Décalogue, — était insuffisante. Peut-être même existait-il plusieurs décalogues.

Jérémie renouvela, à Jérusalem même, le miracle qui s’était accompli en Égypte sous les pharaons de la IVe dynastie (4235-3951) : Le fils du pharaon Menkéra avait tout à coup découvert, écrit en bleu sur une dalle d’albâtre, le Rituel de Thoth qui devint le livre du corps sacerdotal, Thoth étant le Seigneur des divines paroles, des écrits sacrés. Voici qu’à Jérusalem, le grand-prêtre Helcias (Hilkiah), exactement comme cela était arrivé en Égypte trente-cinq siècles auparavant, découvrit le LIVRE DE LA LOI, œuvre de Moïse, et qui avait été caché sous le règne de Manassé, pour le dérober à la fureur du monarque impie.

Josias, qui vit le miracle, déchira ses vêtements, réunit le peuple, ordonna la destruction des idoles, dont les cendres furent jetées dans le torrent de Cédron, et fit abattre partout, sur les hauts lieux, les autels élevés aux divinités asiatiques. Appliquant une idée purement iranienne, il voulut que l’on répandît des ossements humains, impurs, sur les champs que la présence des idoles avait pollués. On sévit enfin contre les Hébreux qui ne se rangèrent pas aussitôt à l’orthodoxie royale. C’était une révolution. Profitant de la minorité du roi d’abord, de sa faiblesse intellectuelle ensuite, les prophètes, — Jérémie en avant, — préparaient avec certitude l’avènement du pouvoir prophétique, formulant, promulguant le premier code d’Israël, la Loi ! Et c’est avec le peuple, par le peuple, par la populace, que cette révolution s’était accomplie, ébranlant tout Israël.

Les Prophètes triomphaient. Libres, vivant en plein air, se distinguant des autres hommes par un costume spécial, ordinairement vêtus d’un manteau de poils, d’une peau de bête non tannée, affectant dans les heures critiques de porter un vêtement de deuil, un sac grossier, ignominieux, la foule les redoutait presque, ces tribuns farouches.

Jérémie était comme le chef de ces prédicants. Il commit la faute, alors qu’il pouvait légiférer comme l’avait fait Zoroastre moralisant les Iraniens, de vouloir réglementer le culte, ne voyant pas que sa réforme religieuse allait sanctionner les exigences du corps sacerdotal. En effet, en Israël, le prêtre, dans le sens nettement défini du mot, avec ses devoirs et ses droits, ses prérogatives et ses monopoles, n’existe qu’à partir de ce moment. Jérémie, le premier, désigne et par conséquent consacre le prêtre ; avec d’autant plus d’autorité, qu’avant lui, il le déclare, Jéhovah n’avait rien ordonné.

Les réformes religieuses que Jérémie avait conçues, et que Josias appliquait, s’étendirent sur tout le territoire d’Israël. Le roi se rendit à Béthel pour y renverser de ses mains le taureau d’or de Jéroboam, y tuer les prêtres prévaricateurs, y souiller l’autel. Revenu à Jérusalem, plus glorieux que s’il avait conquis le monde, le roi célébra la grande Pâque, la Pâque solennelle, conformément à ce qui était prescrit dans le Livre, dans le Deutéronome, code pénal, religieux et politique. Le monothéisme, dans le sens du culte exclusif d’un seul dieu, soutenu de privilèges, sanctionné de peines définies, est décrété dans ce livre ; des lois viennent ensuite, protectrices des faibles, — veuves, épouses, orphelins, esclaves et pauvres, — avec de charitables exhortations, de sages conseils, de raisonnables restrictions, des règlements de police remarquables. Au point de vue purement sacerdotal, le code de Jérémie n’institue que trois fêtes, dont l’une a le caractère national, et il n’attribue au prêtre qu’une portion des victimes immolées par les particuliers, des prémices de la récolte et de la vendange.

En appauvrissant ainsi le prêtre, en subordonnant sa vie matérielle aux effets de la charité publique, Jérémie entendait donner au corps des prophètes la supériorité sur le corps sacerdotal ; mais il créait entre les deux groupes, entre les deux confréries, le pire des antagonismes, celui de la lutte pour l’existence, préparant ainsi, avec sûreté, les turbulentes revendications des prêtres dans l’avenir.

Jérémie prit encore la précaution de centraliser le culte de Jéhovah à Jérusalem, sous le regard du roi, comme si le roi Josias, faible et soumis, devait régner éternellement. Josias fit restaurer le temple, poursuivit avec acharnement les devins et les magiciens, qui exerçaient leur art fructueux les jours de sabbat et les nuits de nouvelle lune. Or la superstition était à ce point maîtresse des cerveaux en Israël, que pour l’application de ces réformes religieuses, le grand-prêtre s’en fut consulter une prophétesse, et que Josias lui-même, le roi réformateur, se fit expliquer par un devin le livre de la loi. Jérémie, lui, délivré de ces terreurs, prêchait la nouvelle alliance, telle que le Deutéronome venait de la formuler, sur les places publiques, aux carrefours, hors de la ville, partout, maudissant ceux qui ne se soumettaient pas à ses paroles, les impies.

La loi nouvelle, — le Deutéronome, — modifiait le code sinaïtique en l’améliorant. Jérémie croit à l’influence des lois morales, à la pureté des cœurs, et sa conception sociale est plutôt optimiste. Le code sinaïtique, qui finira par l’emporter d’ailleurs, ne visait que la pratique des choses, formulant les actes nécessaires avec précision, chiffrant la dépense des sacrifices. Le pharisianisme en résultera.

Le Décalogue de l’Exode, moins moral que la loi de Jérémie, disait : Ne convoite pas la maison de ton prochain, et ensuite, ne convoite pas sa femme, son esclave, sa servante, son bétail... La maison comprend la femme, les serviteurs et les animaux. Le Deutéronome, plus noble, dit : Ne convoite pas la femme de ton prochain, et ensuite, ne désire point sa maison, son champ, son esclave, sa servante, son bétail. Le repos du sabbat, la loi de l’Exode l’ordonne comme une obligation basée sur un acte positif, la création du monde ; le Deutéronome, plus humain, n’y voit qu’un acte commémoratif de la délivrance d’Israël quittant l’Égypte. Le dieu de l’Exode enfin, le dieu de la Genèse, Élohim, est une divinité vague, inquiétante, que le prêtre pourra façonner à sa guise ; le dieu du Deutéronome, c’est l’Éternel, le temps sans bornes de Zoroastre, indiscutable, arrêté, fini.