Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

DE 1288 A 1051 Av. J.-C. - Anarchie en Israël. - La femme. - Les juges ou suffètes. - Othoniel, Aod, Déborah, Gédéon, Abimélek, Jephté. - Les Philistins. - Exploitation du sacerdoce. - Théocratie. - Samson. - Samuel. - École de prophètes. - La royauté. - Saül. - David. - L’armée d’Israël. - Les Tyriens. - Divinités phéniciennes. - Tyr et Jérusalem.

 

AUSSITÔT après la mort de Josué, l’anarchie se mit en Israël, chacun aspirant au rôle de chef, critiquant les conseils des anciens. Le sacerdoce, qui dans une certaine mesure pouvait devenir le lien de ces hommes, était dans les mains du grand-prêtre Phinéas, très vieux, inintelligent. De longues querelles, scandaleuses, divisaient le corps sacerdotal. Les Lévites disputaient la prépondérance aux prêtres, aux Aaronites. Les tribus se jalousaient, rivales, ouvertement. L’esprit asiatique enfin, l’emportait sur l’esprit égyptien ; le vieux Chaldéen, abominable, utilitaire, surgissait.

Le mépris de la femme caractérise cette période ; mère, épouse, sœur, ou fille, elle n’est qu’une parente nécessaire, faisant partie de la famille, mais très peu. Pour l’Israélite de cette époque, l’hôte de passage est plus sacré que ne le sont toutes les femmes de sa maison réunies. Une troupe de jeunes hommes, pris de désirs monstrueux, réclame un lévite d’Éphraïm, très beau, qu’un vieillard vient de recevoir dans sa demeure. La passion des réclamants étant bruyante, le vieillard sort vers eux et leur dit : Mes frères, n’agissez pas ainsi ; puisque cet homme est entré dans ma maison, ne commettez pas une pareille infamie. Voici ma fille qui est vierge, et la concubine de mon hôte... usez d’elles comme il vous plaira, mais cet homme qui est chez moi ne subira pas votre infamie. Le corps outragé de la victime livrée fut dépecé le lendemain, pour que chaque tribu reçût une part du cadavre et prit l’engagement de châtier la tribu des Benjaminites, habiles à lancer la fronde, à laquelle les coupables appartenaient.

Ce débordement de sauvagerie asiatique coïncide avec l’absence d’autorité gouvernementale. Les juges, ou suffètes, conseillers temporaires plutôt que magistrats, n’ont que l’autorité de leur valeur personnelle. Dans ce temps là, il n’y avait pas de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui semblait bon.

Les Araméens de Syrie qui étaient venus au nord-est de la Palestine, autour du mont Hermon, attirés par la faiblesse d’Israël, avaient déjà soumis quelques tribus. La crainte de la domination araméenne fit que des suffètes prirent en main, héroïquement, la cause d’Israël. Le juge Othoniel humilia le grand tyran, le roi des Araméens ; mais Israël ne fut délivré de cette honte que pour subir presque aussitôt l’insulte des rois de Moab, d’Ammon et d’Amalek coalisés.

Le suffète Aod, — Aod le gaucher, dont la longue épée battait les cuisses, — fut le héros de cette délivrance. Aod attaqua les Philistins, au sud, et les Chananéens, au nord, qui avaient pour roi Jabin et pour chef d’armée Sisara, fier de ses neuf cents chars de guerre. Les Israélites battus, saisis d’épouvante, se désespéraient, lorsque la prophétesse Déborah, qui vivait errante, entre Rama et Béthel, parlant sous un palmier, suscita Barac fils d’Abinoam. Le chef de l’armée chaldéenne, Sisara, fut assassiné par Jahel. Mais Israël était trop désorganisé pour que ce crime lui profitât :

Et l’on ne voyait ni bouclier ni lance,

Parmi les myriades d’Israël.

Israël vivait par les chemins, trottinant sur ses ânesses roussâtres, ou somnolant, étendu sur les tapis, entre les bercails, écoutant les flûtes... La victoire elle-même ne secoua pas l’indifférence des Israélites ; le butin laissé par les Chananéens vaincus avait été précieux cependant : une fille ou deux par homme, et des étoffes teintes, et des tissus bigarrés...

En paix au nord, les Israélites restaient menacés au sud par les Philistins, tourmentés au sud-est par les Nomades. Voici le suffète Gédéon. Cette fois, Israël a son stratège. L’armée marchant contre les Madianites eut sa ligne d’attaque, — trois cents hommes, — et ses réserves. Gédéon déclara la guerre en renversant un autel de Baal, et il infligea d’atroces supplices aux vaincus. Les bourgs de Madian furent détruits. Après la victoire, Gédéon dédaigna la royauté qui lui fut offerte, et il se retira dans sa maison, avec une image de Jéhovah. Ce dieu lui était apparu sous un térébinthe, jadis, pendant qu’il battait du froment dans sa cuve, pour lui dicter sa mission, lui promettre la victoire. Dans sa retraite, Gédéon vécut paisiblement de l’exploitation de ce Jéhovah miraculeux.

Le fils de Gédéon, — Abimélek, — utilisant la gloire de son père, s’en fut à Sichem, la grande ville d’Éphraïm, qui le désirait, et réunissant des vagabonds et des misérables, s’étant débarrassé de ses frères en les égorgeant, il se fit un royaume, désireux de l’agrandir par les combats. Au siège de Thébès, une meule lancée par une femme lui brisa le crâne. Cette tentative avait montré qu’un guerrier pouvait plaire au peuple, qu’il y avait les éléments d’une royauté en Israël, que la force valait un droit. Né dans le harem de Gédéon, à Sichem, Abimélek n’avait été que le fils d’une esclave.

Ce fut au fils d’une courtisane, au chef d’une bande tenant les grands chemins, à Jephté, que les Israélites confièrent leur défense quand les Ammonites vinrent de nouveau les provoquer. Jephté dicta ses conditions : Je n’accepterai le commandement, que si les Israélites me reconnaissent pour leur chef. Le pacte étant conclu, la victoire confirma le droit de Jephté. Le vainqueur offrit à la divinité protectrice sa propre fille venue au-devant de lui, toute joyeuse, avec des tambourins et des chœurs dansants, et qui mourut sans plainte, soumise, ne regrettant que sa virginité inutilisée. Ce barbare ignorait évidemment la loi de Moïse ; ses dieux étaient assyriens. En Israël, d’ailleurs, Jéhovah n’est plus qu’une divinité perdue dans la foule : Cependant les Israélites continuèrent à faire ce qui déplaisait à l’Éternel ; ils adorèrent les Baals, et les Astartés, et les dieux d’Aram, et les dieux de Sidon, et les dieux de Moab, et les dieux des Ammonites, et les dieux des Philistins, et ils abandonnèrent l’Éternel, et ne l’adorèrent plus.

Les successeurs immédiats de Jephté, — Abesan, Ahialon, Abdon, — voulurent semble-t-il supprimer la guerre par le mélange des peuples. Abesan unit ses trente fils à trente vierges étrangères et donna ses trente filles à trente étrangers. Mais les Philistins du sud (1209), affranchis de la suzeraineté égyptienne, grossis de nombreux émigrants nouvellement venus de Crète, ayant ruiné Sidon et terrorisé la Phénicie, convoitaient la terre d’Israël. Ces dominateurs inspiraient à leurs vaincus une certaine admiration, parce que l’esprit aryen était en eux ; l’ordre qui présidait à leurs actes, la méthode avec laquelle ils agissaient, étonnaient les Israélites brouillons, impatients, désordonnés. Sans prêtres et sans devins, divisés en républiques distinctes, loyalement confédérées, les Philistins étaient fiers de leur organisation.

Depuis la sortie d’Égypte, chaque génération en Israël avait eu son système de gouvernement. Après les dictatures guerrières des Othoniel, des Aod, des Déborah, des Gédéon et des Jephté, le peuple désira confier ses destinées au grand prêtre, à Héli. Jusqu’alors embryonnaire, le sacerdoce va s’affirmer, mais il n’obtiendra jamais la faveur publique ; il n’y aura pas de clergé dans les temples, ni dans les synagogues plus tard.

Le grand-prêtre Héli, vieux et pesant, se laissa mener par ses fils Ophni et Phinéhas, qui ne songèrent qu’à exploiter leur soudaine importance. Profanant les lieux saints, détournant les offrandes, faisant des femmes qui veillaient au seuil du tabernacle les complices assidues de leurs débauches, les fils du grand-prêtre imaginèrent un culte monstrueux. Le dévergondage le plus éhonté présidait aux cérémonies, aux fêtes de Jéhovah. Le goût de la cléricature devint comme une rage ; tous les Israélites voulaient être les prêtres de cette religion, les serviteurs, les lévites de ce culte.

Cette épreuve de gouvernement théocratique donna vite ses fruits ; les Philistins vinrent jusqu’à Siloh s’emparer de l’arche d’alliance. Le grand-prêtre Héli, stupéfait, tomba la face contre terre devant l’autel, se rompant la nuque. Le mosaïsme allait s’effondrer, la nationalité naissante d’Israël, compromise, allait disparaître, lorsqu’un héros, Samson, vint renouveler les merveilles des suffètes guerriers. Le Samson légendaire étouffe, écrase, ridiculise presque le Samson vrai, patriote, fort. Voué au Seigneur dès sa naissance, — nazir, — l’enfant prédestiné, annoncé à sa mère avant sa conception, s’était abstenu de vin, avait consacré ses cheveux, ce qui constituait le naziréat. Ses noces qui durèrent sept jours, ses batailles invraisemblables, ses tours de force inouïs, ses victoires féeriques, sa mort si naïvement romanesque, ne sont qu’un conte oriental. Très habilement, les Philistins qui avaient emporté l’arche d’Israël, qui l’avaient déposée dans le temple de leur dieu Dagon, la rendirent aux Israélites, croyant suspendre ainsi l’agitation nationale que les prêtres entretenaient ; mais la faute était commise : l’idée religieuse, provoquée, allait être avec Samuel le grand élément de la reconstitution hébraïque.

Samuel, qui avait servi Dieu sous les yeux d’Héli, s’empara du pouvoir théocratique, assembla le peuple à Masphah, en Gad, ordonna un jour de jeûne pour apaiser l’Éternel, se proclama suffète. La politique de Samuel est simple ; il exécute ce que les successeurs de Jephté avaient tenté, c’est-à-dire l’union des Chananéens et des Israélites en Palestine. Revenant aux traditions premières, il prêche le monothéisme, sans prévoir les effets de sa parole d’ailleurs. Résidant à Rama, inspectant Israël au moins une fois chaque année, Samuel fait du prophétisme un moyen de gouvernement, se donne comme le porte-parole de l’Éternel, avec lequel il cause avec familiarité, et fonde ensuite une école de nabis, — de prophètes, — nouvelle inconséquence qui va susciter en Israël un élément de discorde nouveau, terrible.

Les prophètes, ou nabis, sortes de mages exaltés, deviendront les ennemis des prêtres et des lévites, nécessairement. Après Moïse, Samuel est le plus aveugle des législateurs. Son étonnement n’est égalé que par sa colère, qui fut violente, furieuse, lorsque les Israélites vinrent logiquement lui demander un roi. Ce réformateur naïf n’avait pas prévu qu’en faisant intervenir Dieu dans le gouvernement des hommes, et directement, le souverain du ciel allait être représenté par un homme sur la terre, et que la monarchie était l’inévitable fin de toute théocratie constituée. En créant une école de prophètes, Samuel a multiplié les intermédiaires entre l’Éternel et l’humanité, il a faussé l’instrument de maîtrise, il s’est donné des rivaux, en même temps qu’il s’est assuré des ennemis irréconciliables dans le corps des prêtres, que le corps des nabis menacera. Les Israélites viendront offrir la royauté à Samuel lui-même (1079) ; l’imprévoyant grand-prêtre la refusera.

Tout ce qu’il y avait d’artistes en Israël, — littérateurs, poètes, musiciens, — vint à l’école des nabis, et ce fut, comme en Égypte, aussitôt, un corps de scribes ambitieux, aptes à tout, vivant aux dépens du peuple, conseillers fatals, adversaires redoutables, chroniqueurs, historiographes, tribuns, charmeurs, devins, sorciers, prophètes enfin, c’est-à-dire voyants et prêcheurs, recevant la parole de Dieu par l’oreille, la distribuant au peuple par la bouche.

Revêtus d’un costume spécial, sachant toutes les séductions, les nabis chanteront leurs œuvres en s’accompagnant de la harpe et du luth, ou suivis de musiciens jouant de la flûte et du kinnor. Aèdes irresponsables, ils iront par Israël, et hors d’Israël, la mémoire toute pleine des anthologies hébraïques, ou déroulant des étoffes couvertes d’écritures, créant une éloquence avec une langue rebelle, suppléant à l’harmonie des mots qui manque à l’hébreu, par le parallélisme des idées, le balancement des phrases répétées, exprimant l’énergie par la violence des termes et le radicalisme des intentions. Il en fut qui traversèrent Israël comme des fous, et dont les poésies sont admirables.

Celui qui avait créé l’école des nabis, dominatrice, ne pouvait pas comprendre le gouvernement d’un seul, la royauté ; Samuel avait donc institué ses fils comme juges. Mais ainsi que les fils d’Héli avaient abusé du pouvoir sacerdotal, les fils de Samuel allaient abuser du pouvoir politique ; ils furent vite dénoncés comme prenant des cadeaux, faisant fléchir le droit. C’est alors que tous les scheiks d’Israël s’assemblèrent et vinrent chez Samuel, à Rama, pour lui dire : Vois-tu, tu es devenu vieux et tes fils ne marchent pas dans tes voies ; or donc, établis sur nous un roi pour nous gouverner, comme l’ont tous les peuples. Jéhovah protesta par la bouche de Samuel. Il était évident que le roi, ne songeant qu’à ses intérêts, compromettrait la divinité au nom de laquelle il exercerait le pouvoir.

Samuel, de plus en plus inhabile, croit qu’il épouvantera le peuple en lui disant ce que sera le roi désiré : Voici quelle sera la règle du roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils pour lui et les mettra sur son char, et sur ses chevaux, et ils courront devant son char ; il en fera ses capitaines de mille hommes et ses capitaines de cinquante hommes ; il leur fera labourer ses champs et récolter ses moissons, et fabriquer ses armes de guerre, et ses équipages. Et vos filles, il les prendra pour parfumeuses, et pour cuisinières, et pour boulangères. Vos meilleurs champs, vos vignes, vos plantations d’oliviers, il les prendra pour les donner à ses officiers. De vos semailles et de vos vignes, il prendra la dîme pour la donner à ses eunuques et à ses courtisans. Vos esclaves et vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes, il les prendra pour faire sa besogne. De votre bétail il prendra la dîme, et vous-mêmes vous serez ses esclaves. Et quand alors vous crierez à cause du roi que vous vous serez choisi, l’Éternel ne vous exaucera pas. — Mais, ajoute la Bible, le peuple refusa d’écouter la voix de Samuel. — Et l’Éternel dit à Samuel : donne-leur un roi.

Samuel choisit Saül, le Benjaminite, comme roi d’Israël, parce que Saül était beau, vigoureux, très grand, dépassant le peuple depuis les épaules, et paraissant de caractère doux. Cependant le grand-prêtre hésite ; il retarde l’intronisation du roi qu’il envoie guerroyer chez les Ammonites. Cette épreuve satisfit sans doute Samuel, car il consentit à sacrer Saül, devant le peuple. L’enthousiasme des Israélites se manifesta singulièrement ; ils demandèrent au roi, en signe d’allégresse, et comme un aliment devenu nécessaire à leur joie exubérante, l’ordre de massacrer tous ceux qui n’avaient pas voulu de la royauté. Saül refusa cette faveur.

Samuel rédigea une sorte de constitution, qui fut placée dans le tabernacle, aux termes de laquelle le roi ne devait être qu’un héros toujours armé, sans cour, ni résidence fixe, aux ordres de Jéhovah, c’est-à-dire aux ordres du grand-prêtre. Cette subordination était inadmissible, car les héros eux-mêmes n’avaient jamais été les maîtres des troupes qu’ils menaient au combat. Saül devait, comme ses prédécesseurs, consulter ses soldats avant d’engager les batailles. Mais Saül était un roi véritable, sachant son but. Ses premiers actes souverains furent de distribuer des terres aux guerriers, puis de licencier une partie de ces soldats enrichis, ne conservant autour de lui qu’une garde personnelle, bien recrutée ; de s’emparer des fonctions sacerdotales, diminuant ainsi l’autorité de Samuel ; d’envoyer son fils Jonathan provoquer les Philistins, pour savoir leurs forces, afin de marcher ensuite, sûrement, et de sa personne, contre l’ennemi.

E y eut de grandes perplexités en Israël, car les armes manquaient. Avec dix mille hommes résolus, dont le noyau était précisément cette garde d’élite que Saül avait formée, le roi battit successivement les Ammonites, les Moabites, les Iduméens, les Syriens de Sobat et les Nomades, ne s’arrêtant que devant l’Euphrate, le fleuve assyrien. Pendant la longue paix (1097-1058) qui résulta de ces victoires imprévues, Saül forma la première armée d’Israël, commandée par Abner.

Le roi Saül vivait simplement, obéissant en cela aux vœux de Samuel qui avait proscrit toute pompe royale ; mais il affectait de gouverner les Israélites contrairement aux conseils du grand-prêtre. Les Amalécites ayant provoqué Israël, Saül dut marcher contre eux, les vaincre, s’emparer de leur roi Agag, rapporter un butin, mais il laissa la vie aux vaincus. Samuel, qui avait ordonné l’extermination des Amalécites, apprenant la conduite du roi vainqueur, accourut au triomphe, tua de sa main le roi prisonnier et maudit Saül.

La rupture entre Saül et Samuel, inévitable, devint éclatante. Le grand-prêtre, furieux, dissimulant sa colère, suscita un rival au roi, sacra David, fils de Jessé, berger dont le courage était connu, qui avait lutté contre un lion et un ours. Saül était populaire parce qu’il avait chassé les devins et les nécromanciens, mais les prêtres et les nabis le détestaient. Vieillissant, las sans doute, entouré d’intrigues, pris de dégoût, le roi devenait la proie de l’ennui. Ce fut le berger David que Samuel fit envoyer à Saül, pour distraire le monarque, en lui chantant des chansons accompagnées. David vint avec sa harpe et sut charmer le vieux roi, qui mit en lui toute sa confiance.

Les Philistins bravaient Israël, conduits par Goliath, guerrier redoutable, au casque d’airain, à la cuirasse couverte d’écailles, et qui avait hautement défié, avec des injures, les bataillons du Dieu vivant. David, envoyé par Saül, tua Goliath, et le roi plein de reconnaissance, enthousiaste, lui donna comme femme sa fille Michol, qui était amoureuse du jeune héros. Le frère de Michol, Jonathan, aimait aussi David, d’une amitié profonde. Les nabis célébrèrent les prouesses de David, et si bruyamment, que le vieux Saül en éprouva de la jalousie. Saül a tué ses mille et David ses dix mille chantaient partout les femmes d’Israël, en dansant.

D’habiles intrigues ayant activé la jalousie de Saül, jusqu’à la férocité, le roi décida la mort de son charmeur. David eût succombé, sans l’amour de Michol, sans l’amitié de Jonathan et l’attention intéressée du grand-prêtre Achimélek. Prévenu, le berger s’enfuit chez Achis, prince de Gath, simulant la folie, ou plutôt l’hébétisme, pour n’éveiller aucun soupçon. Vivant parmi les Philistins, il se battit avec eux contre les Israélites, se mit ensuite à la tête d’une bande d’aventuriers, et vécut une vie active, pillant les caravanes, jouissant de ses vols, prenant en route, pour femme, — car Michol était demeurée auprès de son père, désolée, — Abigaïl, veuve du riche Nabal, et Achinoam, la vierge d’Esdrelon. La fureur de Saül persistait ; il brandissait sa lance disant Je clouerai David au mur.

Les Philistins qui savaient ces choses marchèrent de nouveau contre Israël, ayant David auprès d’eux, sinon dans leur armée. Les Israélites furent battus, platement, à Gelboé. Saül, en démence, fit égorger le grand-prêtre Achimélek et quatre-vingt-cinq de ses compagnons, dans la ville de Nob, et il se suicida. Alors Saül dit à son écuyer : tire ton épée et me la passe par le corps, pour que ces incirconcis ne viennent m’outrager en m’achevant. L’écuyer, saisi de respect, n’osa pas obéir à son maître. Alors Saül saisit l’épée et se jeta dessus. Le triomphe des Philistins fut comme l’apothéose de David, que Samuel fit roi. Et David, régnant, chanta la gloire de Saül, en belles paroles.

David étant roi, à Hébron (1058), le fils de Saül, Jonathan, ôta le manteau qu’il portait pour le donner à son ami, ainsi que ses vêtements, son épée, son arc et sa ceinture, en signe d’alliance. Le diadème et le bracelet de Saül furent apportés au souverain nouveau, pendant qu’à Mahnaïm on acclamait roi d’Israël un autre fils de Saül, Isboseth. Ce prétendant avait pour lui Abner, chef des troupes. Mais Abner vit bientôt la grande force de David, que Samuel soutenait, et il se rapprocha du roi véritable. Doutant de la sincérité de ce rapprochement, David fit assassiner Abner, ensuite Isboseth. Isboseth laissait un fils boiteux, incapable de gouverner, que David épargna.

La tribu de Juda, seule, avait jusqu’alors nettement reconnu David comme successeur de Saül ; mais les scheiks des autres groupes vinrent s’humilier devant le monarque entouré de compagnons robustes. David, certes, eût désiré la paix ; mais il y avait auprès de lui un prophète, — Nathan, — qui rêvait, comme Samuel, l’extermination des ennemis d’Israël. Très superstitieux, David obéit à Nathan, vainquit les Moabites, les Syriens de Sobah, avec leur roi Hadadézar, les Syriens de Damas, et à l’autre extrémité du royaume, les Amalécites, les Iduméens et les Ammonites.

Victorieux, David aurait voulu vivre à l’égyptienne, bâtir des villes, construire des temples, des palais, administrer son royaume, jouir de son pouvoir, oublier dans le calme et le repos, entouré de poètes et de musiciens, sa longue et rude vie de condottiere. Une coalition formidable vint l’arracher à son rêve ; toutes les peuplades couvrant le sol entre le Jourdain et l’Euphrate s’étaient levées contre Israël. David battit ces peuples jusqu’au grand fleuve de Mésopotamie, à l’est, et descendit au sud jusqu’à la mer Rouge, enlevant aux Iduméens orientaux les ports d’Éziongaber et d’Élath ; il revint en écrasant les Ammonites.

Tout le David des premiers temps fit irruption ; aucun supplice ne fut épargné aux vaincus, aucun scrupule n’arrêta le vainqueur. Il vit, décidément, que sa puissance ne résultait que de son glaive, que s’il n’était pas un exterminateur il faillirait à sa mission. Ses prisonniers, il les fit torturer, ainsi que cela se pratiquait en Assyrie, avec des scies, des haches, des herses, des roues de chars, larges et lourdes ; les troupes prises, divisées par bandes, groupées au cordeau, il les fit massacrer, jetant dans des fours surchauffés, ou mutilant à plaisir les princes les plus redoutables, les guerriers de Basan, ces forts taureaux. Les razzias étant prolongées, complètes, les butins affluaient, avec de l’argent et de l’or. Puis, après l’ivresse des vengeances, l’Asiatique David se repaissait de ses propres sens, jusqu’à satiété, dans la ville tombée, sur les ruines fumantes, au bruit des pleurs et des lamentations. Il y avait maintenant une armée d’Israël, que Saül avait organisée, solide, et que David venait de faire redoutable en l’enivrant.

A Tyr, la grande ville phénicienne qui avait succédé à Sidon ruinée par les Philistins, régnait Hiram. Ce prince crut que la marine tyrienne et l’armée hébraïque, unies, pourraient défier toutes les puissances, et il offrit au roi d’Israël un pacte d’amitié pour tenir en échec l’Égypte et l’Assyrie. David accepta.

Les Tyriens, mous, redoutaient David. Héritière de Sidon, la Tyr phénicienne, sorte de métropole religieuse, était pleine de prêtres craintifs, avec son sanctuaire central et rayonnant, très riche. La chute de Sidon avait presque détruit l’idée de nation phénicienne. La Phénicie était comme une succession de villes ayant chacune son autonomie, libres mais confédérées, à l’exception toutefois des Aradiens très fiers et très jaloux de leur indépendance. Le monarque, le roi de Tyr, ne gouvernait qu’avec un conseil de magistrats et la participation effective des prêtres. Les ambassades religieuses, qui venaient au moins une fois chaque année au temple de Melkarth, apportant les offrandes et les vœux des colonies phéniciennes, constituaient un lien politique, donnaient aux prêtres cette influence dont ils se prévalaient.

L’activité de Tyr était surprenante. N’ayant qu’une armée de mercenaires, comme pour laisser à chaque Phénicien la libre disposition de son individualité, elle recrutait ses guerriers parmi les Libyens d’Afrique et les Lydiens d’Asie-Mineure. Les marins, ainsi que la garde d’élite chargée de maintenir l’ordre dans la ville même, étaient originaires d’Arad. Les nefs de Tyr allaient trafiquer dans l’océan Indien ; depuis les côtes de l’Afrique orientale jusqu’au Malabar, rapportant avec les produits du Yémen, les richesses d’Ophir, qui furent célèbres, et dont on cherche encore le lieu vrai.

Les colonies de Tyr se multipliaient partout, sauf en Grèce, où les Grecs maintenant s’affirmaient. Les fondations d’Utique, au nord de l’Afrique, de Gadès (Cadix), de Tharsis la nouvelle, de Malaca la ville des salaisons, de Sex la ville que le soleil brûle, d’Abdère, la moderne Alméria, sont de cette époque (1150-1050). Les Phéniciens de Tyr vinrent également en Sicile, chez les Sicules, et leurs marins rencontrèrent l’île de Sardaigne, en naviguant. Toute la Méditerranée occidentale, Tyr l’exploitait, choisissant avec beaucoup d’intelligence les points de colonisation qu’elle peuplait aussitôt d’agriculteurs.

Les premiers émigrants, venus de Chaldée en Phénicie, s’étaient d’abord mélangés aux Chananéens bruns habitant la côte, ensuite aux Aryens venus de Libye, comme mercenaires, et qui étaient blancs. Ces métis de races croisées se distinguaient ; c’étaient les Bastuli. Toutes sortes d’êtres vivaient à Tyr, port central où les nécessités du trafic et le goût du lucre attiraient, puis retenaient les hommes. Le gouvernement de Tyr s’appliquait admirablement à ces diversités.

Les divinités phéniciennes se pliaient également aux exigences d’une telle situation, se modifiant suivant les majorités. Il y eut la double Istar, — Astoreth (Astarté) —, l’Istar excessive, turbulente, sanguinaire, et l’Istar voluptueuse, présidant à l’œuvre de la reproduction des êtres, dont le culte n’était qu’une prostitution, déesses représentant bien, avec netteté, les deux fins asiatiques, la férocité dans l’exaltation de l’esprit ou l’anéantissement dans le plaisir des sens. Les divinités égyptiennes importées, plus simples, avec une auréole de pureté extrême, divine, étaient des déesses calmes, ayant enfanté des dieux sans perdre leur virginité. Les divinités chaldéennes, toutes asiatiques, bien qu’empruntées au nègre lubrique et naïf, par l’intermédiaire du Dravidien grossier, disaient monstrueusement, sous la forme d’un cône, — pierre noire ou dieu montagne, — lingam, phallus, — la préoccupation dominante de ces êtres bas. Le culte d’Élégabal à Émèse se développait autour du cône chaldéen.

Mais si les manifestations de la divinité étaient diverses en Phénicie, l’idée de Dieu y était unique. Dieu, pour l’Asiatique, c’était le chef suprême, qui ordonne et auquel il faut obéir, de l’existence duquel on ne doit pas douter : Celui qui est. Les vocables peuvent changer, le sens persiste : c’est Baal, le maître ; Adonis, Adonaï, le seigneur ; Moloch, le roi ; divinités individuelles ayant leur domaine, leur territoire localisé, maîtresses ici, et non là... Cependant les officiers du roi d’Aram leur dirent : Leurs dieux sont des dieux de montagnes, c’est pour cela qu’ils nous ont vaincus ; mais nous allons les combattre dans la plaine et nous les vaincrons.

Le culte de ces divinités conduisait fatalement à des horreurs : Ils font mourir par le feu leurs fils et leurs filles en l’honneur de leurs dieux, dit le Deutéronome. Il fallait cette épuration suprême, ce sacrifice violent, affreux, pour équilibrer, dans le culte même, toutes les infamies que les prêtres avaient sanctifiées. Ces prêtres lâches et superstitieux, sans freins, horriblement dévergondés, dansaient, gambadaient, se mutilaient devant les statues. La souffrance physique volontaire n’est qu’une forme de la débauche, dernier terme de la satiété, ou manifestation de l’impatience, ou calcul de l’épuisé, ou tentative de l’inassouvi, ou rêve de l’inconscient.

Aucune foi quelconque ne guidait ces hommes que la crainte de l’inconnu surexcitait. En plein Israël, Élie fait égorger les prêtres de Baal, et saisi de peur ensuite, il va consulter Jézabel, la Sidonienne. Tant de contradictions, d’insanités, menaient les penseurs à l’athéisme. L’impie dit dans son cœur : Il n’y a point de Dieu. Ce ramassis de divinités qui constitue à ce moment le panthéon phénicien, est ce qu’adore Israël ; il n’y a pas beaucoup de différences entre les autels de la Phénicie et les autels de la Palestine. Les deux groupes sont prêts à s’entendre, sinon à s’unir ; leurs goûts et leurs intérêts les rapprochent.

Au nord, les Araméens sont devenus puissants, déjà leurs guerriers ont pris Hamath aux Chananéens et toute la Pérée aux Israélites ; au sud, les Philistins sont à redouter. Les craintes qui énervent Israël, Tyr les partage, car l’empire d’Assyrie étant incapable d’action et l’Égypte se mourant, les Araméens et les Philistins peuvent impunément tomber un jour sur la Palestine et sur la Phénicie. La Tyr d’Hiram et la Jérusalem de David désirent la paix, mais leur quiétude ne peut résulter que de leur force manifestée. Tyr a la flotte, Jérusalem a l’armée ; Tyr est riche, Jérusalem est pauvre ; Tyr paiera les frais de l’alliance, Jérusalem engagera ses armes et son sang.

Hiram et David s’étant ligués (1051), la confiance du roi d’Israël s’affirme. Sûr de la paix, il demande à Hiram des architectes et des ouvriers pour édifier à Jérusalem un temple central, une maison pour l’Éternel.

Hiram Ier mourut, mais David maintint son alliance avec le successeur du roi de Tyr, Abibaal. Les Hébreux et les Tyriens restèrent fidèles à cette politique. Les annales de Tyr, retrouvées par fragments dans les œuvres de Ménandre, donnent une réelle certitude à l’histoire importante de ces temps troublés.