Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

DE 1350 A 1200 Av. J.-C. - Passage du Jourdain. - Prise de Jéricho. - Partage de la Palestine. - Mort de Josué. - La Phénicie. - Histoire des Phéniciens. - Adonis. - Phéniciens et Grecs. - La toison d’or. - Sidon et Tyr. - Le pieu de Baal. - Les Pélasges. - Premières colonies agricoles. - Les Phéniciens en Grèce. - Les bêtes et les hommes. - Jérusalem la pacifique.

 

APRÉS la mort de Moïse, les Israélites voulurent passer le Jourdain. C’était une agglomération d’hommes rêvant d’un territoire où, sans travail, ils pourraient vivre une vie très douce, promise d’ailleurs. Sans les étrangers, qui formaient encore la grande majorité des émigrants, on eût difficilement obtenu la permanence d’une armée. Elle existait cependant cette armée, divisée en légions de mille et de cent.

Écoutez, Israélites ! Vous allez aujourd’hui passer le Jourdain, pour soumettre des peuples plus grands et plus puissants que vous, de grandes villes avec des murs qui touchent au ciel. Le Deutéronome qui parle ainsi n’enregistre qu’une légende. Il n’y avait pas assez de discipline chez les Israélites au cou raide, alors, pour que leur chef osât les mener à l’assaut de villes fortifiées. Comme des sauterelles, la masse du peuple imprudent et insensé s’ébranla, sous la direction de Josué fils de Noun, et le Jourdain fut franchi, de l’est à l’ouest.

La partie législative du Deutéronome, toute asiatique, toute chaldéenne, est contemporaine de cet événement ; la guerre y est une razzia et la victoire, un droit d’abus, complet : Vous jouirez du butin de vos ennemis que l’Éternel votre Dieu vous aura donné. Le législateur ordonne de ne pas couper les arbres fruitiers et de se saisir, pour les garder, des femmes étrangères.

Le Jourdain passé, des espions pénétrèrent dans Jéricho, qui était la première ville à l’ouest du fleuve, en franchissant le mur d’enceinte, en descendant chez la courtisane Rahab, dont la maison était adossée aux remparts. Jéricho, la ville des palmiers, tombée «au bruit des trompettes, est livrée au pillage d’Israël. Chacun possédera ce qu’il aura pris, sauf les objets de métal, qui appartiennent au temple futur de Jéhovah. L’Israélite Akan, qui désobéit à cet ordre, fut lapidé et son cadavre brûlé hors du camp.

Le Deutéronome, qui veut donner une très grande importance au passage du Jourdain, à la chute de Jéricho, sanctifie ces premiers actes de possession. Campés à Gilgal, tous les étrangers, qui étaient en si grand nombre dans la nation, durent subir le signe d’alliance, furent circoncis avec des couteaux de pierre, en un lieu qui garda le nom de colline des prépuces ; le livre ajoute que l’armée de Jéhovah ne pénétra sur la terre promise, devenue terre sacrée, que pieds nus.

Les habitants de la ville d’Aï, à l’est de Jéricho, après Béthel, voulurent arrêter les envahisseurs qui les massacrèrent, après les avoir attirés dans une embuscade. L’armée d’Israël marcha ensuite vers le nord, jusqu’à Sichem, qui fut prise à son tour. C’est alors que Josué fit ériger, sur le mont Hébal, un autel où la loi de Moïse fut écrite, en gravure.

Une coalition de Chananéens se forma pour résister à l’invasion. Les Khétas du sud, les Jébuséens, les Amorrhéens qui habitaient les montagnes et les Chananéens proprement dits tenant les plaines voisines de la mer et du fleuve, unis contre Josué, lui infligèrent une défaite. Surpris sans doute, certainement étonnés, les Israélites s’enfuirent, se dispersant. Ah ! s’écrie Josué, que ne nous sommes-nous décidés à rester au delà du Jourdain... que dois-je dire après qu’Israël a tourné le dos à l’ennemi ?

Cependant un parti de Chananéens, — les Hévéens de Gabaon, — s’étant prononcé pour Israël, Adonisec, roi des Jébuséens, réunit les peuples d’Hébron, de Jérimoth, de Lachis et d’Églon, pour châtier l’allié des Israélites. Josué provoque les cinq nations, les bat, s’empare des cinq rois, pose son pied sur leurs nuques et les fait pendre. C’est à propos de cette bataille que le rédacteur de la Bible hébraïque, prenant à la lettre l’image, toute aryenne d’ailleurs, d’un cantique antérieur à Josué, célèbre le miracle du soleil s’arrêtant pour laisser aux Israélites le temps de vaincre.

Josué prend Mackedab, Libnah, Lachis, Églon, Hébron, Débri, dont il extermine les habitants. Tout le sud de la Palestine est aux Hébreux. Une seconde coalition se forme sous le commandement de Jabin roi de Hazor, le plus puissant prince du pays. Les deux armées se rencontrent en Haute-Galilée, près du lac Méron (Samochonitis). La victoire reste à Josué, qui poursuit les vaincus, au nord, jusqu’aux premiers contreforts du Liban. Un dernier succès, contre les Énacim du sud extrême, valut aux Israélites la pleine possession du territoire convoité. En six ou sept années, trente et une principautés chananéennes avaient été détruites, tout le pays traversé par le Jourdain, depuis le mont Hermon et Baal-Gad au nord, jusqu’à l’extrémité méridionale de la mer Morte, jusqu’au pays des Édomites, avait été conquis. Et le pays fut en repos, la guerre ayant cessé dit la Bible, inexactement.

Les tribus d’Israël se partagèrent le pays. Manassé et Éphraïm, ayant la succession de Joseph le prolixe, et qui étaient vigoureux comme des arbres dont les branches passent au travers du mur, reçurent d’abord leurs parts : Manassé eut la terre à l’est du Jourdain, du lac de Méron au sud du lac de Tibériade, et, à l’ouest du fleuve, une partie de la plaine de Saron ; Éphraïm eut, avec l’autre partie de la plaine de Saron, la montagne de Sichem, avec la ville, et un territoire allant à l’est jusqu’au Jourdain. C’est sur la terre d’Éphraïm que resplendira Samarie. A l’est du Jourdain, Gad le coureur eut la terre comprise entre le lac de Tibériade et la mer Morte. Le pays au sud de Gad, jusqu’à la frontière des Moabites, à l’est de la mer Morte, appartint à Ruben bouillant comme les eaux.

A l’ouest du Jourdain, en descendant du nord au sud, la terre d’Israël fut ainsi partagée : Nephthali, agile et beau parleur, eut la partie comprise entre le lac de Méron et le lac de Tibériade, mais pressé à l’ouest par Aser le berger gras, à qui la côte fut donnée, ayant au sud la part de Zébulon le maritime qui, malgré ce qualificatif, ne reçut ni une anse du lac de Tibériade, ni une crique de la Méditerranée. Au sud immédiat d’Aser, de Nephthali et de Zébulon groupés entre le lac de Tibériade et la mer, Issachar le maigre, l’âne osseux, eut les bords du Jourdain, presque jusqu’à la mer Morte, séparé de la grande mer, à l’ouest, par la portion donnée en sus à Manassé et par le territoire d’Éphraïm. Issachar, Manassé et Éphraïm formaient donc comme un deuxième groupement, entre le lac de Tibériade et la mer Morte. Au sud de ce groupe, deux parts échurent à deux tribus placées l’une à côté de l’autre ; la part confinant à la mer fut donnée à Dan, qui était ondulant comme une vipère, et la part confinant au fleuve fut livrée à Benjamin, le sauvage, le loup. Dan avait Joppé, la Jaffa actuelle ; Benjamin avait Jéricho et devait avoir Jérusalem.

Juda, le jeune lion, eut le territoire au sud du groupe Dan-Benjamin, et la part de Siméon le maudit vint après, limitée à l’ouest par les Amalécites, au sud par les Édomites. La tribu de Lévi, vouée au service de l’Éternel, n’eut aucun territoire, mais il lui fut assigné quarante-huit villes ou bourgades, avec leur alentour, et elle entendit sanctionner son droit à la dîme des fruits de la terre sur tout Israël. Josué, pour sa part personnelle, eut la bourgade qu’il demandait, Timnath-Sérah, dans les montagnes d’Éphraïm. Il bâtit la bourgade et s’y établit, dit la Bible.

Le partage étant fait, le tabernacle et l’arche d’alliance furent apportés à Siloh, sur le territoire d’Éphraïm, Josué étant un Éphraïmite. Un grand changement s’est produit dans l’organisation d’Israël. Moïse avait institué la dictature sociale, désirant une sorte de monarchie aryenne, paternelle, mais absolue ; or Josué n’est plus qu’un capitaine distribuant sa conquête comme un butin, se réservant sa part, formant une confédération dans laquelle sa propre tribu est favorisée.

La conquête de la Palestine était moins complète que ne l’affirme l’auteur biblique. Gaza, Gath, Azoth, Ascalon et Accaron n’avaient pas été frappées ; tenues par les Énacim, ces villes allaient être bientôt prises par les Philistins, ce qui était grave. L’emplacement où devait s’élever Jérusalem restait aux gens de Jébus, enclavé dans le propre territoire de Juda. Et puis beaucoup de Chananéens étaient demeurés sur le territoire partagé, tolérés par les Israélites.

Josué vieilli, inquiet, réunit le peuple à Sichem, lui ordonna de poursuivre sans pitié la guerre aux Chananéens, proscrivit avec véhémence le culte des dieux étrangers, fit édifier un monument commémoratif sous un chêne, voulut être enseveli dans «un roc de Timnath-Sérah » et mourut, plus imprévoyant encore que Moïse, sans désigner son successeur. Peu après mourut à son tour le grand-prêtre Éléazar. Ces événements s’accomplissaient dans la seconde moitié du quatorzième siècle (1350-1300) avant notre ère.

Les dernières paroles de Josué, si belliqueuses, qui contrastent avec les affirmations pacifiques de la Bible, exprimaient très exactement la situation d’Israël. La guerre devait être reprise, et continuée, car les victoires du grand capitaine n’avaient été que de hardis coups de main, et le partage du territoire demeurait comme une manifestation provisoire. Le livre de Josué est rempli de vantardises, les mensonges y sont accumulés comme à plaisir ; c’est de la rhétorique assyrienne, toute pure : Il y est question d’un camp de deux millions d’hommes ? d’un massacre de trente-deux mille vierges ? d’une bataille où six cent mille combattants s’effrayent d’une poignée de Philistins ? La ville de Jéricho, détruite, rasée, subsistait complètement.

Les tribus de Juda et de Siméon obéirent aux derniers ordres de Josué en attaquant l’ennemi. La ville de Bezec, entre la mer et le Jourdain, succomba ; dix mille Chananéens y périrent, avec leur roi Adonibezec, supplicié. Les Jébuséens résistèrent dans Jérusalem, bien que les environs fussent occupés par les Israélites. Gaza fut soumise, puis Ascalon, puis Accaron, et enfin Béthel, livrée par trahison.

Les tribus de Dan, de Manassé, d’Éphraïm, d’Azer, de Zabulon et de Nephthali, qui ne ressentaient pas les ardeurs belliqueuses de Juda et de Siméon, avaient accepté les Chananéens, vivaient avec eux, épousaient leurs filles, condescendaient à leurs mœurs, nourrissant l’idée d’une pacification définitive. C’est ainsi que pendant longtemps le littoral de la Palestine demeura hors de l’esprit d’Israël, et que la gloire de Josué n’y fut pas retentissante.

Si les Israélites, sauf Juda et Siméon, désiraient vivre en paix avec les Chananéens demeurés en Palestine, et si les Chananéens de la Palestine, de leur côté, acceptaient de vivre avec leurs envahisseurs, il n’en était pas de même au nord et au sud du pays pris et partagé. Au sud, flanquant la tribu de Juda, il y avait les Philistins ; au nord, à côté et au-dessus de la tribu d’Aser, il y avait les Phéniciens, avec leurs villes importantes, parmi lesquelles Sidon, Tsor (Tyrus, Tyr), Achzib (Ecdippa), et Aco.

Dans l’ensemble des onze tribus chananéennes qui étaient venues (2500-2400) expulser les Réphaïms, une, — la tribu des Sidoniens, ou des Aradéens, ou des Sémaréens, — avait cherché sur la côte, pour s’y installer, un point favorable, entre Byblos (Gebal), au nord de la Beyrouth actuelle, et Aco, la Ptolémaïs des Grecs (Acre). Cette tribu toute chaldéenne, composée de marins ayant l’usage de la mer Persique, incapables de vivre autrement que dans des nefs, après avoir choisi d’un regard sûr les meilleurs emplacements maritimes, s’était mise à explorer la grande mer, ayant constaté que les étoiles du ciel d’Occident étaient les mêmes que celles du ciel Persique.

Les Chananéens maritimes, ou Sidoniens, se mirent en relations avec les Arabes dont il parlaient la langue, et ce fut aussitôt un peuple de marchands n’ayant que la passion de l’enrichissement perpétuel, par le courtage et le trafic, intermédiaires obligés entre les hommes de races diverses, favorisant, avec les échanges des produits, les échanges des idées et des corruptions. Ce sont là ces hommes de la Phoinikié d’Homère, pleins de mensonges, habiles et rusés, amenant sur leurs nefs noires mille choses frivoles.

La Phénicie était admirablement située, face à la mer, regardant l’Europe, c’est-à-dire l’avenir, protégée par des montagnes parallèles aux rivages, avec des forêts donnant d’excellents bois pour la construction des vaisseaux. Au nord, il y avait la ville d’Aradus (Arvad), bâtie lourdement, avec d’énormes pierres, close de murs épais, et sa nécropole, Antaradus (Tortose) ; puis, en descendant vers le sud, en suivant la côte, Simyra (Sumreh, Tsemar), la capitale des Sémaréens, la cité royale ; Byblos (Gebal, Djebeil), la ville des Sinéens, sacrée, fameuse par ses mystères, ayant le tombeau d’Adonis, le dieu par excellence ; Béroth ou Béryte (Beyrouth), la ville des citernes, frontière des Sidoniens ; Sidon (Tsidon), la mère des cités phéniciennes ; et Tyr (Tyrus, Tsour, Sour) avec son rocher, et Misrephoth, et Achzib, et Aco (Acre).

L’histoire de ces Chananéens maritimes, de ces Asiatiques, de ces hommes de Phoinikié », est divisée en quatre grandes périodes. La première se termine en l’an 1500 avant notre ère, alors que les Phéniciens renoncent à la vie nomade pour devenir des trafiquants. La deuxième période (1500-1000), ou période de Sidon, très prospère, voit l’Égypte et l’Assyrie convoiter les richesses phéniciennes, s’en disputer l’exploitation ; c’est alors que les Sidoniens vont au loin fonder des colonies. La troisième période (1000-886), ou période de Tyr, commence à la décadence de Sidon ; les bords de la Méditerranée sont couverts de colonies phéniciennes, Carthage est fondée. La quatrième et dernière période, qui commence à l’an 886, voit Carthage remplacer Tyr et les Grecs supplanter les hommes de Phénicie.

Venus de Chaldée avec l’unique connaissance des choses maritimes, les Sidoniens ne songèrent d’abord qu’à exploiter le désert mouvant si vaste devant eux, la grande mer verte. Les trafics qu’ils inaugurèrent prirent vite une grande extension, et c’est pour servir ce trafic, ressentant le besoin de correspondre et de noter, qu’ils empruntèrent aux Égyptiens les signes hiéroglyphiques au moyen desquels ils composèrent un alphabet. C’était le moment (2214) où des Chananéens nomades, les Pasteurs, — les Hyksos, — envahissaient la vallée du Nil. L’alphabet phénicien, avec ses vingt-deux lettres, servit à écrire les langues asiatiques, notamment l’hébreu.

Les échanges de toutes sortes entre Égyptiens et Phéniciens furent constants. Les Asiatiques-Hyksos avaient importé en Égypte le dieu Phtah, puis Baal, Set, Astarté, Anata, et l’Égypte exporta en Chanaan presque toutes ses divinités. Il y eut un moment où les Phéniciens se vantèrent de leur origine égyptienne, se faisant enterrer dans des cercueils semblables aux cercueils de Thèbes, adorant les dieux comme on les adorait à Memphis, accouplant les noms des divinités asiatiques et des divinités égyptiennes comme pour former un unique panthéon.

La grande et délicieuse forme divine que toute l’Asie occidentale adorera, tendrement, le mythe vraiment adorable d’Adonis, qui fit la gloire de Byblos, était un mélange d’histoire et de fantaisie où le souvenir de l’Osiris égyptien dominait. A l’heure de la fête annuelle, les femmes de Byblos allaient sur le bord de la mer, pieusement, le sein ému, recueillir la tête de l’amant de Baaleth, que le flot devait apporter, dans un vase d’argile, ou dans une corbeille de papyrus. C’est d’Égypte, c’est du Nil que venait ainsi, chaque année, le front divin de l’Adonis ressuscité.

La recherche de l’étain indispensable aux fondeurs de l’Égypte et de la Babylonie, fut le premier stimulant de la navigation lointaine des Sidoniens. A l’époque des Pasteurs, les Chaldéens avaient le monopole de ce trafic ; or les Sidoniens n’étaient que des émigrants de Chaldée. Ils allèrent d’abord vers le Pont-Euxin, avec leurs nefs creuses, et Sidon fut la ville riche en airain. Quand les Égyptiens expulsèrent les Pasteurs (1703), la marine sidonienne était déjà considérablement développée. Ces Phéniciens hardis, infatigables, sillonnant la mer, préparaient les Grecs qui, les voyant passer, surpris d’abord, attentifs ensuite, devaient être bientôt leurs concurrents victorieux. C’est lorsque la marine pélasgique, brutalement, chassa de l’Archipel les Phéniciens, leur barrant les routes, que ceux-ci, menacés, mettant le cap vers les extrémités de la Méditerranée, franchirent les colonnes d’Hercule — Gibraltar, — et s’en furent jusqu’aux îles britanniques, pour approvisionner d’étain les Italiotes et les Hellènes. Ils avaient, avant cela, mis en exploitation les mines espagnoles de Tharsis.

Tout à leurs trafics, n’ayant que la passion de la richesse, les Sidoniens demeurèrent en paix avec les pharaons belliqueux, Amenhotep Ier, Thoutmès Ier, Thoutmès III, Séti Ier et les Ramsès. Ils fournissaient de l’étain à l’Égypte, et l’Égypte leur donnait des grains en échange ; ils prêtaient des vaisseaux et des marins aux pharaons, et les pharaons les laissaient s’enrichir. Le lucre était à ce point le but dominant et exclusif des Phéniciens, qu’alors qu’ils s’appropriaient un territoire, au loin, pour y fonder une colonie, ils l’attribuaient au pharaon régnant, ne se réservant que le monopole commercial des lieux conquis. La flotte égyptienne, dans la Méditerranée et dans la mer Rouge, était sidonienne alors. L’Égyptien avait l’horreur de la mer, ce domaine impur de Set, comme l’Arya généralement. L’esprit mercantile, industriel et trafiquant, tout asiatique, animait Chanaan. Les ruines chananéennes, en Phénicie, ne sont que des débris de cuves, de pressoirs, de vis, de meules, d’instruments de production.

De 1700 à 1400, sous la domination égyptienne acceptée, la prospérité de Sidon est merveilleuse. Elle trafiquait dans l’Archipel et dans la mer Noire ; elle fondait Chypre (Citium) et Itanus en Crète ; elle semait en Asie-Mineure et en Grèce des colonies qui devenaient aussitôt jalouses de leur personnalité ; elle exploitait les mines d’argent de Siphnos et de Cimolos, et les mines d’or de Thasos ; elle s’emparait de toutes les criques, elle faisait franchir à ses navires l’Hellespont et le Bosphore, imaginant la légende des roches symplégades prêtes à écraser quiconque tenterait de suivre ses marins. De la Colchide, alors, les Sidoniens rapportaient des richesses : l’or extrait du sable des rivières, ou bien arraché aux flancs du mont Oural, l’étain très pur des Ibères et des Albaniens du Caucase, le plomb, l’argent et les métaux ouvrés des Chalybes, un bronze fameux, du fer affiné, en barres, et peut-être l’acier. Tout cela venait de la terre mystérieuse, du pays où se trouvait la toison d’or. Les nefs sidoniennes fréquentaient les côtes de l’Épire, de l’Italie méridionale, de la Sicile et de l’Afrique septentrionale, y fondant les comptoirs de Cambé, où fut Carthage, et d’Hippone, près de Cambé, lieu fort, ceint de murailles.

L’Égypte était le marché principal du trafic sidonien. Les trafiquants Chananéens de Phénicie, dans tout le delta, jusqu’à Memphis, avaient dans les villes leurs quartiers distincts. Sidon était la ville-mère, la métropole où les négociants et les marins s’instruisaient, où les bénéfices venaient toujours aboutir. Aussi la mère dominait-elle toute la Phénicie, sauf Gebal (Byblos) toutefois, qui avait une certaine indépendance, et dont les colonies en Chypre et à Mélos, en Archipel, ne relevaient pas de Sidon. Tyr n’était encore qu’une petite ville, secondaire, mais elle possédait le temple du dieu Melkarth, l’Hercule tyrien des Grecs, semblable au temple du dieu chaldéen de l’île de Tyr (Tylos) en mer Persique.

Pendant que Sidon s’améliorait au contact de la civilisation égyptienne, Tyr conservait, avec les traditions chaldéennes, toutes les abominations asiatiques, et notamment le dieu Melkarth, cône lourd, symbolique, monstrueux, donnant à l’idée lubrique l’ampleur du gigantesque, comme si l’énorme prouvait la supériorité. C’était l’aschèra, ou pieu de Baal, que les sages d’Israël maudiront et que les Assyriens adoraient, vénéraient, jusqu’à porter à leurs cous, suspendues, des pierres coniques semblables, protectrices et stimulantes. Tyr devait à ce culte, à l’habileté des prêtres chaldéens qui l’entretenaient, une autorité que Sidon n’osa pas lui disputer plus tard. Ce fut le centre religieux en Phénicie, comme Abydos en Égypte, comme Our en Chaldée, et les Sidoniens eux-mêmes y vinrent avec leurs piétés craintives. Chaque année, toutes les villes chananéennes de Phénicie, — Sidon avec elles, — envoyaient des ambassades respectueuses aux prêtres du dieu Melkarth, avec des présents et des victimes.

Sidon manquait de prévoyance. Les Phéniciens se précautionnaient peu d’ailleurs ; leurs ports étaient plutôt placés à l’extrémité des caps exposés que dans le fond des baies couvertes ; le voisinage d’une île suffisait à fixer leur choix. Ils furent surpris le jour où la marine pélasgique vint leur disputer le monopole des trafics maritimes, et l’apparition des Danaéens, d’un autre peuple de la mer, les trouva pour ainsi dire sans défense. La fable des Argonautes n’est que la légende de cette substitution. Des Pélasges, osant passer entre les roches symplégades, s’en furent en Colchide, — à Colchos, — conquérir la toison d’or, cette source de la richesse phénicienne, tandis que d’autres, traversant la Méditerranée, du nord au sud, allant en Libye, s’y mélangèrent aux Aryens venus d’Italie, aux Philistins venus de Crète, aux Sicules, aux Sardones, aux Maxyes, déjà répandus tout le long de l’Afrique du Nord, et s’allièrent aux Tyrrhéniens et aux Achéens, formant ainsi la grande coalition libyo-pélasgique sous laquelle l’Égypte des Ramsès faillit succomber. Il n’y eut plus de navigation phénicienne possible en mer Noire, et dans la Méditerranée orientale ; les corsaires pélasges vinrent inquiéter sérieusement les Phéniciens de Sidon, dépossédés de leurs établissements dans l’Archipel.

Sans colonies, Sidon devait disparaître, car son territoire ne pouvait pas nourrir ses habitants. Tous les Chananéens que le brigand Josué avait épouvantés, étaient venus en Phénicie, du côté de Sidon, et Sidon les avait embarqués pour aller fonder au loin des colonies agricoles, ce qui était une innovation. On croit trouver en Béotie, à Thèbes, qu’habitaient alors les Aones et les Hyantes, un exemple de cette colonisation orientale, asiatique, dont le fondateur mythique serait Cadmus. La lutte du serpent fils de Mars contre Cadmus, symboliserait la répulsion qu’éprouvèrent les autochtones à accueillir les colons Chananéens. Des deux groupes tenant le pays, les Hyantes ayant été battus et expulsés, ce sont les Aones qui auraient reçu les Phéniciens. Ces Aones, nés de la terre, seraient les Spartes.

Le phénicien Cadmus est chassé ; Penthée règne après le héros phénicien ; les Asiatiques s’imposent une seconde fois ; le fils de Cadmus, Polydorus, règne à son tour ; la lutte continue entre le Grec et le Phénicien, entre les descendants de Cadmus et ceux des Spartes, lutte terrible, lamentable, se prolongeant jusqu’à l’époque d’Œdipe, où le roman finit, où l’histoire apparaît. Mais ici la légende est très importante, parce qu’elle dit l’incontestable venue des Chananéens-Phéniciens en Béotie, incident dont les conséquences furent fatales au développement du génie grec.

Cette expansion asiatique n’a pas seulement affecté la Grèce ; elle s’était insinuée en Afrique, dans la vallée du Nil d’abord, antérieurement à l’époque d’Abraham, et elle s’y était étendue à l’époque de Moïse ; et quand les Asiatiques partis de Sidon vinrent en Libye, ils y trouvèrent des hommes de leur race déjà installés. La langue punique ne différait pas beaucoup de la langue des Hébreux, par conséquent de la langue des Phéniciens. La colonisation phénicienne au nord de l’Afrique fut plus importante que celle de Thèbes en Béotie ; les Chananéens agricoles s’y fixèrent solidement, se mélangeant aux autochtones, formant la race libyo-phénicienne bien caractérisée.

Pendant que les Chananéens de Sidon, — maritimes et agricoles, — quittant la Phénicie, allaient influencer de leur sang les Africains de la Libye et les Européens de Thèbes, en Grèce, exportant ainsi de l’Asiatique en Méditerranée, les Philistins installés au sud de la Palestine, sur la côte, entre la Palestine et l’Égypte, organisés, importaient de l’Européen en Asie. Les Philistins blancs, issus de Japhet, venus de Crète, avaient fait partie de la confédération libyo-pélasgique dont Ramsès III avait été menacé. Vaincus, leur flotte détruite, ces Crétois s’établirent sur le littoral de la Méditerranée, autour de Gaza, d’Azoth, d’Ascalon, de Gath et d’Accaron, adoptant la langue des Chananéens qui les accueillirent. J’étends ma main contre les Philistins, dit Ézéchiel, et j’extermine ces Crétois. Par leur race et par leur situation, les Philistins furent les ennemis irréconciliables des Israélites ; il n’est pas de malédiction que les Hébreux ne prononcent contre ces incirconcis, rudes, grands forgeurs de fer.

Les destinées de la Philistie étaient inévitables. Favorisés par la décadence de l’Égypte, les Philistins grandirent avec rapidité, se firent une marine, tourmentèrent gravement les Israélites et les Sidoniens, tinrent Israël sous le joug pendant plus de cinquante années, ruinèrent Sidon sur mer (1209) et firent que Tyr, où les Sidoniens ruinés se réfugièrent, domina toute la Phénicie.

Trois groupes importants sont donc en présence, occupant chacun une partie de la Palestine, du Liban à l’Égypte, de la Méditerranée au désert de Syrie. Qui l’emportera, des Phéniciens très tenaces, des Israélites très remuants, ou des Philistins très organisés ? Les Phéniciens et les Israélites, de même origine, de même race, Asiatiques venus vers l’Europe, ne se mélangeront pas aux Philistins-Aryas, Européens venus vers l’Asie ; on distinguera toujours, en Palestine comme en Syrie, l’Asiatique du Philistin.

Sur ces bords méditerranéens, orientaux, se rencontraient déjà les bêtes d’Europe et les bêtes d’Asie, depuis la gazelle des sables jusqu’au grand cerf, jusqu’au chamois. Il y avait des lions dans les forêts de Basan, et des ours furieux dans les montagnes. Les hyènes, les panthères, les onces et les sangliers, — l’animal des roseaux, — vivaient en Palestine et en Syrie aux temps bibliques. Les loups et les renards, comme le lapin, y étaient rares, mais des chacals innombrables, en troupes, peureux, voraces et hurlants, infestaient le pays.

Dans les troupeaux des Israélites figuraient la chèvre de Mambré, aux longues oreilles, aux cornes petites, élégantes, au poil court, roux, et le mouton touranien à large queue grasse. Le berger qui menait paître ces bêtes, se creusait des trous d’abris dans la terre, et regardait le ciel étoilé, la nuit, comme en Chaldée. A la fête de la tonte, chaque année, des bergers d’Israël prophétisaient, comme à Our.

Le bœuf et l’âne, domestiqués, venaient d’Afrique ; le cheval, importé d’Égypte sous le règne de Salomon, d’origine touranienne, est cité pour sa bravoure ; les Israélites méprisèrent le chien, qui tenait cependant leurs villes propres. Ils n’aimaient pas les bêtes, ces Asiatiques ; lorsque Moïse voudra protéger les oiseaux, il ne songera qu’à la mère : Tu renverras la mère et tu prendras les petits. Peu de poules. Le coq fut banni de Jérusalem. Les aigles, les corbeaux et les autours de la Palestine sont européens ; des colombes d’une blancheur éblouissante y volent dans les palmes du dattier, tandis que sur les mûriers, des vers diligents tissent leur soie, et que des cochenilles préparent leur sang rouge sur les nopals. Mais voici les abeilles, innombrables, et les frelons, dangereux, et les mouches, à ce point insupportables, qu’une divinité, — Baal-Zeboul, — fut érigée en Philistie en préservation de ce fléau. Les scorpions, les sauterelles et les serpents, redoutés, rendaient presque inhabitables certaines régions du pays.

Il y a un étonnant parallélisme entre les bêtes et les hommes venus en Palestine, de l’est, de l’ouest, du nord ou du midi. La Bible compare souvent, et avec orgueil, la marche des Israélites massés, au vol des sauterelles dévastatrices ; les Assyriens y sont presque toujours qualifiés de frelons, et les Égyptiens, de mouches. Job parle du crocodile rugueux, invulnérable, de l’hippopotame dont les os sont des tubes d’airain, qui est à ses yeux comme le chef-d’œuvre de la création, de l’autruche insouciante et folle, sans intelligence, et de l’onagre libre, indompté. Job n’est qu’un poète ; il n’y a jamais eu de crocodile ni d’hippopotame en Palestine, l’onagre n’a jamais habité que les déserts de la Syrie. L’autruche a disparu des environs de Karkémish.

Attirées par les fleurs admirables de la Galilée, et par le ciel menteur, si pur, qui s’étend sur la Palestine, les bestioles insupportables y sont venues de toutes parts, et de toutes parts, également, sont arrivés, mus par une grande illusion, les Chananéens, les Hébreux et les Philistins.

L’erreur mosaïque s’acheva dans une ironie. En plein chaos, sur le point le plus désolé, le moins défendable de cette terre ingrate, Israël bâtit sa ville centrale, et il la nomma Jérusalem, — Yerouschalem, — la Pacifique ! la ville héritage de paix !