Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

DE 2200 A 1300 Av. J.-C. - La terre promise. - Josué et Caleb. - Les Chananéens. - La marche des Hébreux. - Balaam. - Moabites et Madianites. - Victoire d’Israël. - Butin. - Recensement. - Partage du territoire conquis, à l’est du Jourdain. - Mort de Moïse. - Son œuvre. - La Palestine. - La Samarie. - La Galilée. - La destinée d’Israël. - Jérusalem. - L’enfer.

 

LES Israélites quittèrent le désert du Sinaï sous l’autorité de Moïse, mais conduits par Hobab, qui était un homme de Madian. Une chaleur intolérable les accablait, des maladies de toutes sortes rongeaient leur peau ; ils n’avançaient, marchant au nord, qu’en exhalant de longs murmures. La première réelle et longue station fut faite à Kadesh-Barna, dans le désert de Pharan, au sud de la mer Morte. C’est là que Moïse vit toute l’étendue de son imprévoyance. La terre promise échappe aux émigrants ; Moïse ne sait pas où Chanaan se trouve. Douze Hébreux choisis parmi les plus fidèles, qui avaient été chargés d’explorer le pays, reviennent découragés, après quarante journées d’absence, n’ayant vu de leurs yeux aucune des merveilles annoncées. Josué et Caleb, seuls, conseillèrent d’avancer, de pénétrer en Chanaan, d’en expulser les Chananéens.

La Bible fait de ces Chananéens des descendants de Cham divisés en onze tribus, tenant tout le pays allant de la Méditerranée au Tigre et de l’Arabie au Caucase, englobant donc la Phénicie, la Palestine, la Syrie tout entière et la Mésopotamie. L’histoire n’a pas encore constaté de Chananéens, dans le sens ethnique du mot, antérieurement à l’an 2200 avant notre ère. Les véritables Chananéens, à cette époque, n’étaient qu’une tribu syrienne, de race chamite, ou africaine si l’on veut, mais parlant une langue sémitique, asiatique. Cette tribu expulsa les Raphaïms qui occupaient le Liban et descendit ensuite en Palestine. Ce refoulement des Chananéens de Syrie vers l’ouest montagneux, on l’a attribué, soit à une invasion aryenne d’hommes blancs, qui coïnciderait assez avec le grand mouvement des Aryas vers l’Europe, qu’on retrouve bien dans les traditions syriennes et arabes, soit à des convulsions naturelles, à des tremblements de terre les obligeant à fuir un sol trop tourmenté. Telle fut l’opinion d’Hérodote.

Le pays de Chanaan, pour les Israélites de l’exode, c’était la Palestine et la Phénicie, vues d’ensemble, vaguement, c’est-à-dire tout le pays compris entre la mer Méditerranée et le Jourdain qui est parallèle à la mer. Les Phéniciens ne sont pour eux que des Kénaanim. Mais le pays de Chanaan promis par l’Éternel s’augmentera proportionnellement aux convoitises des Hébreux ; et il ira, au sud jusqu’au désert, jusqu’à la mer Rouge, à l’est jusqu’en Mésopotamie, à l’ouest jusqu’à la Méditerranée. « Je fixe vos limites depuis la mer des algues jusqu’à la mer des Philistins, et du désert au grand fleuve », dit l’Exode.

Les onze tribus chananéennes que la Bible nomme, au moment où Israël va guerroyer, sont les Sidoniens, les Aradiens et les Sémaréens, au bord de la mer, tribus maritimes, et les Héthéens, les Jébuséens, les Amorrhéens, les Gergéséens ; les Hévéens, les Sinéens, les Hamathéens et les Arcéens, tribus continentales.

Les Sidoniens étaient probablement les seuls qui fussent installés ; les autres tribus, très indépendantes, avaient cependant chacune son roi. Lès Héthéens, ou Khétas, étaient alors, dans le groupe chananéen, la tribu guerrière par excellence, comme les Sidoniens étaient marins, déjà. La Bible parle des Amorrhéens gigantesques, hauts comme des cèdres, défendant la forteresse de Kadesh. Les Jébuséens occupaient le territoire où devait être bâtie Jérusalem. Tels sont les ennemis d’Israël. Lorsque l’Éternel, votre Dieu, vous aura fait entrer dans le pays où vous allez vous rendre pour en prendre possession, et qu’il aura chassé devant vous de nombreux peuples..., sept peuples plus nombreux et plus puissants que vous, et que l’Éternel, votre Dieu, vous les aura livrés, et que vous les aurez battus, alors vous devrez les mettre au ban ; vous ne ferez point de pacte avec eux, et vous ne leur ferez point grâce. Vous ne contracterez point avec eux des mariages..., vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs colonnes, vous abattrez leurs Astartés et vous brûlerez leurs idoles. La décision de Moïse était formelle ; la terre de Chanaan était à prendre, à conquérir.

Les Raphaïms braves et vigoureux, qui avaient été expulsés du Liban par les Khétas-Chananéens, s’étaient mélangés aux envahisseurs demeurés en Palestine sans rompre leur groupement particulier, et ils finirent par imposer leur langue à leurs dominateurs. La Bible énumère les peuplades de Raphaïms : Émin, Énacin, Zonzin, Zonzommin, Awin, Kénites, etc. Les Émin ou Yémin, ce sont les géants mythiques dont parle la Genèse, les Titans bibliques, idée que l’on retrouve en Assyrie dans l’histoire du rebelle Nemrod et de la tour de Babel. Le pays par lequel nous avons passé..., nous y avons vu les géants, de la race des géants ; nous croyions n’être que des sauterelles, et tels nous leur apparaissions.

Au moment du grand exode israélite, ces Raphaïms robustes étaient parmi les Chananéens vers lesquels Moïse avait envoyé des chefs, des émirs, en éclaireurs. Sauf Caleb et Josué, les envoyés considérant l’entreprise comme irréalisable, Moïse, vivement impressionné, déclara que la terre promise n’appartiendrait pas à la génération vivante, parce qu’elle mourrait dans le désert en punition de ses crimes, mais à la génération qui viendrait ensuite, purifiée par les souffrances d’Israël : Vos cadavres à vous resteront dans ce désert, et vos fils seront pâtres durant quarante ans, et porteront la peine de votre infidélité, jusqu’à ce que vous soyez morts au désert jusqu’au dernier. Ce sacrifice de tout un peuple, ce formidable holocauste devait satisfaire Jéhovah, apaiser son courroux, valoir aux prochains Israélites, ainsi qu’une récompense après l’expiation, la possession du bien d’autrui désiré , convoité. Et quand l’Éternel, votre Dieu, vous aura conduits dans le pays qu’il a promis de vous donner, en le jurant à vos pères, Abraham, Isaac et Jacob, dans ces grandes et belles villes que vous n’avez pas bâties, dans ces maisons remplies de toutes sortes de biens que vous n’avez pas amassés, à ces citernes creusées que vous n’avez pas construites, dans ces vignes et ces olivaies que vous n’avez pas plantées, et que vous en jouirez à satiété, alors gardez-vous bien d’oublier l’Éternel qui vous a tirés du pays d’Égypte, de ce lieu de servitude... Autrement la colère de l’Éternel, votre Dieu, s’enflammerait contre vous et il vous exterminerait de la surface de la terre.

Les quarante années passées dans le désert, tant de souffrances vaillamment supportées, dues à l’incapacité de Moïse, aboutirent à l’organisation purement militaire d’un peuple mené par un Dieu violent, cruel, promettant la jouissance du bien d’autrui, faisant de ce vol une récompense divine. Souvenez-vous du chemin que l’Éternel, votre Dieu, vous a fait faire à travers le désert, ces quarante ans durant, afin de vous humilier, et de vous mettre à l’épreuve pour connaître votre cœur, pour savoir si vous observiez ou non ses commandements. L’épreuve est faite ; Israël s’est montré indocile ; une autre génération jouira des biens promis, mais pleinement. C’est le dernier chant, c’est le dernier cantique de Moïse :

J’enivrerai mes flèches de sang,

Mon glaive se repaîtra de chair,

Du sang des tués et des captifs,

De la tête chevelue de l’ennemi.

Le chemin de l’exode, dans le désert, avait été périlleux ; les regrets d’avoir quitté l’Égypte ne cessaient pas. Et les Israélites recommencèrent à se lamenter et à dire : Ah ! si nous avions de la viande à manger ! Nous nous rappelons les poissons que nous mangions en Égypte, gratuitement, et les concombres, et les melons, et les poireaux, et les oignons, et l’ail ! Maintenant, nous jeûnons !

Les Édomites, qui étaient entre le Sinaï et la mer Morte, ayant refusé le passage aux Hébreux, ils étaient revenus sur leurs pas, en inclinant au sud-ouest. Dirigés du côté de la mer, de nouveaux obstacles les forcèrent à descendre au sud jusqu’au golfe Arabique, à Éziongaber. Mais le séjour dans les environs du Sinaï étant devenu absolument intolérable, ils partirent de nouveau, en évitant cette fois les Édomites, c’est-à-dire en se tenant à distance de leur frontière, ne provoquant pas les Moabites qui étaient à la côte sud-orientale de la mer Morte, ni les Ammonites qui s’étendaient au nord-est des Moabites, traversant donc le désert paisiblement, toujours à l’orient de la mer Morte. Arrivés au torrent de Zared (Ouady-Karak), c’est-à-dire en plein pays moabite, ils le passèrent et furent jusqu’au torrent d’Amon.

L’Arnon franchi, les Israélites se heurtent aux Amorrhéens gigantesques, aux Émorites, et ils les battent. Cette victoire enhardit Moïse qui provoque Og, le roi syrien, chef de Basan, venant au secours de Sihon, le chef des Amorrhéens vaincus. Og est un aventurier toujours guerroyant, que les Chananéens eux-mêmes redoutent. Les Israélites lui infligèrent un échec retentissant, et ils prirent le pays que nul n’osa leur disputer, jusqu’au mont Hermon. Toute la rive gauche du Jourdain était conquise.

Alors le roi de Moab, Belak, qui avait laissé passer cette masse de gens, s’allie au chef des Madianites, son voisin immédiat, pour chasser les Hébreux. Mais avant d’en venir à la bataille, il essaye d’exploiter la crédulité maladive des émigrants, il envoie à leur camp un magicien, un devin, Balaam, qui doit prononcer des oracles et maudire le peuple nouveau. Balaam vint en Israël, exaltant la grandeur souveraine de Baal-Phégor, la divinité moabite. Moïse, après avoir menacé de mort ceux qui s’adonneraient à ce culte voluptueux, déclara la guerre aux Madianites.

Les Israélites s’ébranlent, serrés, rapides, effrayants ; et les Moabites dirent aux scheiks des Madianites : maintenant cette tuasse de gens va dévorer tout ce qui est à l’entour, comme le bétail broute la verdure. — Ils s’élancent, haletants comme le buffle... Voyez ce peuple ! comme la lionne il se lève ; comme le lion il se redresse ; il ne se repose qu’il n’ait dévoré sa proie et bu le sang de ses victimes.

Israël triomphe, et Balaam, lâchement envoyé pour maudire Israël, le bénit, Jéhovah parlant par sa bouche. Et tout Israël écoute l’oracle que prononce cet inspiré dont les yeux sont clos lorsqu’il entend la parole de l’Éternel. Moab étant ainsi doublement vaincu, les vainqueurs l’envahissent ; mais c’est les Moabites en définitive qui triompheront, non point par leurs armes, qui sont brisées, mais par les caresses de leurs femmes, par l’irrésistible séduction de leurs lascivités, par les débauches savantes de leur culte.

A Sittim, la vieille ville, les filles moabites entraînèrent au festin de leurs dieux les plus braves parmi les guerriers d’Israël, et le peuple y prit part. Moïse assembla les scheiks, prononça la condamnation des coupables, qu’il fit attacher au gibet, à la face du soleil, disant aux juges : Égorgez chacun de ces gens qui se sont attachés au culte de Baal-Phégor. — Pinéhas reçut pour lui et pour ses descendants le titre de grand sacrificateur, parce qu’il avait transpercé de sa lance, par les ventres, un Israélite et une femme madianite s’aimant devant le dieu d’Assyrie.

Une guerre d’extermination fut faite aux Moabites et aux Madianites qui valut aux vainqueurs un grand butin. La cruauté des Israélites victorieux fut épouvantable. La razzia s’étendit sur toutes choses, la mort s’abattit sur tous les fronts. Et cependant Moïse jugea qu’on avait laissé vivre trop de femmes, et il y eût un second massacre où les vierges seules furent épargnées, pour être prises. Des rites de purification renouvelés pendant sept jours lavèrent Israël de toutes ces horreurs, assainirent pieusement le butin, dont une part importante fut réservée au corps sacerdotal organisé, — aux Aaronites, — ainsi qu’aux Lévites, ces serviteurs fonctionnant dans la demeure de l’Éternel.

Le succès cimentait l’union d’Israël, si mal préparée par Moïse. Après l’anéantissement de Moab et de Madian, un recensement constata plus de six cent mille hommes en état de porter les armes. Moïse, alors, compléta-la loi qu’il avait donnée, et il désigna Josué comme son successeur, en lui imposant toutefois l’obligation de ne rien faire sans avoir consulté le grand-prêtre Éléazar. Toujours irréfléchi, Moïse oubliait les ennuis que son frère Aaron lui avait suscités, et il s’imaginait qu’Israël, au point de surexcitation où il l’avait mené, pourrait vivre sans dictateur.

Il y eut un commencement d’organisation, une prise de possession du territoire, effective. La tribu de Ruben s’installa à l’est de la mer Morte ; la tribu de Gad s’appropria, au nord des Ruben, toute la rive orientale du Jourdain, jusqu’au lac de Tibériade ; et la tribu de Manassé reçut le territoire à l’est du lac de Tibériade, au nord de Gad. Ces tribus s’engagèrent à participer, dans l’intérêt des autres tribus, à la conquête de la Chanaan véritable, à l’ouest du Jourdain.

Ainsi, chaque tribu recevra sa terre au fur et à mesure de la conquête. La tribu de Lévi seule, — les Lévites, — consacrée au service de Jéhovah, ne possédant rien, vivra aux dépens des autres tribus. Plus tard, quarante-huit villes seront livrées à l’exploitation des Lévites, parmi lesquelles six seront des asiles où nul n’aura le droit de poursuivre un meurtrier.

Moïse, affaibli, épuisé, ordonna la lecture publique de la Loi par périodes déterminées, institua la fête des Tabernacles, bénit Israël, installa Josué, se retira sur le mont Nébo et mourut, laissant une œuvre mal ébauchée, très légèrement conçue, violemment poursuivie, incohérente, ayant en elle tous les germes des divisions qui devaient faire le malheur des Hébreux.

A la mort de Moïse les Israélites sont encore en état d’anarchie, incapables de concevoir une unité sociale, sans dieu, sans roi, formant une confédération de tribus, — douze d’abord, puis onze seulement, la tribu de Lévi ayant été tenue hors du partage, et douze ensuite, la tribu de joseph ayant été divisée en tribu d’Éphraïm et tribu de Manassé, — confédération sans lien, chaque clan ayant sa bannière, sa marque distinctive, presque ses intérêts particuliers. Josué n’est qu’un chef désigné par Moïse, tenant son droit de commandement du grand-prêtre Éléazar, qui l’a sacré d’un geste, par l’imposition des mains. Israël n’est qu’un immense campement où chaque groupe se distingue du groupe voisin, non pas seulement par son groupement même, isolé, mais par une série de signes spéciaux, tatouages, houppes coloriées, broderies aux vêtements.

La Loi mosaïque, œuvre positive, et qui subsistera, comprend une doctrine avec sa morale, une divinité avec ses attributs, un culte avec ses cérémonies et un code social. Le gouvernement, dictatorial, mène une démocratie ; des magistrats — les anciens et des scheiks, élus, — sont des arbitres plutôt que des juges ; des scribes instruisent ou excitent les groupes suivant les cas, ne consultant que leur propre volonté. Les tribus, séparées, peuvent agir chacune sans consulter l’ensemble de la nation, sans se préoccuper de l’intérêt général. Le territoire conquis est partagé définitivement, sans possibilité d’aliénation ; l’usufruit des domaines peut être cédé, mais la propriété totale doit toujours revenir au propriétaire primitif, représenté par ses descendants.

Israël n’est pas exclusif, tous les étrangers sont admis à participer à sa vie ; sauf quelques ennemis irréconciliables, aucune race n’est dédaignée en fait. Moïse prit une femme chez les Kouschites un instant abominés ; Salomon composera son harem avec des vierges de toutes provenances.

La loi a la forme d’une instruction plutôt que d’un code ; le législateur semble y douter de son influence, malgré l’intervention permanente d’un Dieu sévère, méchant. Moïse, dictateur, se fait grand juge, mais il accepte soixante-dix conseillers ; la hiérarchie de ces conseillers est toute zoroastrienne : Tu choisiras parmi le peuple des hommes capables... et tu les mettras à leur tête, comme chefs de mille, chefs de cent, chefs de cinquante et chefs de dizaines. Aaron est le chef du corps sacerdotal, hiérarchie spéciale comme en Iran, maître du culte, ou pour dire mieux, ordonnateur des cérémonies, car Moïse n’a pas institué de culte, n’a pas organisé de religion, dans le sens élevé du mot.

L’histoire du peuple d’Israël résultera de ce mauvais point de départ. Le législateur des Hébreux n’a pas eu l’impression exacte des besoins intellectuels de la société qu’il formait, dont le fond était assyrien, chaldéen surtout, asiatique donc, mais tout à fait modifiée par un long séjour en Égypte, grandement influencée par les étrangers venus de toutes parts se joindre ensuite aux émigrants.

A chaque changement de règne, lorsqu’il y aura des rois en Israël, à chaque avènement de grand-prêtre, quand le sacerdoce sera dominant, à chaque apparition de nabi, quand les prophètes deviendront les maîtres du peuple, Israël changera de gouvernement, de divinité, de croyances, d’aspirations. L’intérêt personnel pourra toujours, en Israël, s’attaquer à des traditions mal implantées, renverser des autels mal bâtis, rêver continuellement d’organisations nouvelles. Moïse laisse Aaron introniser le bœuf Apis, la divinité égyptienne, et puis, pris de fureur, après avoir fait massacrer impitoyablement les adorateurs de ce dieu, il donne la grande-prêtrise à Aaron, le principal coupable. Il renverse Élohim, le dieu chaldéen, vraiment hébreu, pour lui substituer Jéhovah, le dieu terrible. Frappé de ces incohérences, manquant de foi, de foi quelconque, le peuple instituera la royauté malgré Samuel, écoutera les prophètes malgré les prêtres, applaudira à des alliances politiques fâcheuses malgré ses nabis clairvoyants, se livrera à toutes les débauches de la chair et de l’esprit malgré ses moralisateurs, n’écoutant que son caprice, incapable de rien fonder, de rien conserver, outrecuidant et querelleur, paresseux et désordonné.

La Terre promise que Josué va conquérir, entre le Jourdain et la grande mer, ne pouvait pas être plus mal choisie. Infructueuse, la Palestine devait résister jusqu’à la fin, jusqu’à la ruine, à l’accomplissement du rêve absurde que Moïse avait fait, trompant le peuple. La terre d’Israël, magnifique, arrosée de miel et de lait, n’était en réalité qu’une pauvre terre montagneuse, désolée, sèche. Le pays dans lequel vous passerez, pour en prendre possession, dira le Deutéronome, — mais trop tard, — est un pays de montagnes et de vallées qui ne s’abreuve que par la pluie du ciel... Il n’est pas comme la terre d’Égypte où tu jetais la semence et l’arrosais avec ton pied. Il est trop tard en effet, l’erreur est commise ; Israël est monté en Palestine, il a gravi les hauteurs pénibles, il ne peut plus revenir sur ses pas.

Les limites de la Palestine ont été variables. Les Romains l’ont divisée exactement en Galilée, Samarie et Judée à l’ouest du Jourdain, Pérée à l’est. Chacune de ces divisions constitue un tout géographique séparé, ayant sur ceux qui l’habitent une influence spéciale, nuancée. La Palestine hébraïque n’a pas dépassé les sources du Jourdain au nord, les déserts du Sinaï au sud, la Syrie à l’est, la Méditerranée à l’ouest. Et cependant la terre promise devait s’étendre de l’Euphrate à la grande mer, à la mer de l’Occident. — Nul ne vous résistera, avait dit l’Éternel, car je répandrai la crainte et la terreur devant vous sur tout le pays où vous passerez.

La plaine de Moab, à l’est du Jourdain, était fertile, mais bien étroite ; la plaine de Saron, aux gras pâturages, ne pouvait guère recevoir que quelques troupeaux ; la plaine de Jéricho s’enorgueillissait avec raison de ses palmiers ; mais quelle âpreté, quelle désolation que ce territoire des Jébuséens où Jérusalem allait être construite, avec sa vallée de Guehinnân (la géhenne), qui deviendra comme la représentation de l’enfer. Le Jourdain, ce ruisseau de lait et de miel, n’était qu’un fleuve décoloré, coulant mal dans sa vallée stérile, encroûtée de sel, maigrement ombragée de saules, envahie d’inutiles roseaux, improductifs.

Des montagnes de calcaire, nues, friables, trouées de cavernes, courant du nord au sud parallèlement au Jourdain, s’ouvrant après Jérusalem pour laisser s’étaler la mer Morte aux eaux lourdes, bitumeuses, se rejoignant ensuite au mont Seïr et continuant ainsi jusqu’au golfe Arabique, ou mer Rouge, séparaient bien la Palestine dévastée de la Syrie fructueuse. Deux cônes principaux émergent à l’ouest de cette ligne séparative : le mont Thabor, près du lac de Tibériade, tronqué, couvert de buissons, et le mont Carmel, à l’ouest du Thabor, rocailleux, dominant la plaine de Saron. Au désert sera donnée la beauté du Carmel et de la plaine de Saron, dit Isaïe ; plus véridique, Amos s’écria : Les pâturages des bergers sont en deuil et la tête du Carmel se dessèche. C’est le contraste entre le rêve et la réalité.

Pays de jardins délicieux, petits, bien ombragés, où le philosophe peut attendre en paix la mort qu’il désire, avec des fruits exquis parfois et des fleurs superbes, où le sceptique pris de dégoût peut oublier l’humanité, la Palestine n’offre aucune ressource à la nation qui voudrait y croître, y resplendir ; et ce fut l’irréparable faute de Moïse, avec son ignorance des besoins de son peuple, d’avoir choisi ce lieu néfaste pour v mener Israël. Tourmenté par la faim, le peuple de Jéhovah devait fatalement y vivre du tourment des autres, et s’y corrompre en outre, sûrement, dans les délices naturels de quelques coins trompeurs, rares.

A l’ouest, un pays plat, sans eau, à la terre triste, noire, gluante, déchirée de crevasses volcaniques, avec des montagnes formées de roches calcaires et crétacées, aux vallées riantes, aux flancs verdis, aux sommets absolument stériles. A l’est, la Pérée déserte, sablonneuse, trop sauvage pour produire des fruits de noble espèce a dit Josèphe, et le Hauran caverneux, basaltique, noir. Partout des ravins profonds, avec des chênes avortés sur les hauteurs. Telle est la Judée, la Terre promise, et donnée, de Jérusalem à la mer ; perfide, couverte au printemps de tulipes et d’anémones, capable de fournir une moisson, certes, mais dont l’humus rougeâtre ne résiste pas aux premiers rayons de l’été, se crevasse et montre le sol tout écorché et tout fendu, avec des figuiers rachitiques, résistants, et des chardons énormes s’élevant au-dessus des buissons épineux, innombrables. La Judée fut fertilisée un jour, mais au prix de quels efforts ! et pour combien de temps ! C’était à l’époque, sans doute, où sur les bords d’une mer généralement impraticable vivait la voluptueuse Jaffa, embaumée de jasmins.

Bien autrement propice à l’association des hommes était la Samarie, au nord de la Judée, vraiment fertile, avec sa belle plaine d’Esdrelon, verte de mûriers, aux montagnes pittoresques et protectrices, faites pour donner un asile sûr et sain, aux peuples aimant la libre disposition d’eux-mêmes. Moïse ignorait la Samarie, surtout la Galilée, plus au nord, et charmante.

La Galilée avait son lac Méron, haut, boueux, mais fertilisant, et son lac de Tibériade, dont le fond est de sable, aux eaux limpides et douces, étonnement poissonneux, sur les bords desquels croissaient des arbres aux fruits renommés.

La Samarie montagneuse n’a déjà plus qu’un Jourdain aux rives empierrées, et dont les eaux tièdes, devenues très bleues, vont au lac de la Palestine, à la mer de Sel, la mer Orientale du Pentateuque, le lac Asphaltite des Grecs et des Romains, la mer de Loth des Arabes, la mer Morte enfin, bien nommée, des Eusèbe et des Saint Jérôme, œuvre évidente de feux souterrains, désolation navrante et légendaire.

C’est vers le nord, vers la Samarie d’abord, vers la Galilée ensuite, que les Arabes et les Égyptiens, — les Égyptiens surtout, — mélangés aux Hébreux, pris d’un irrésistible ennui, se dirigèrent de préférence.

Les arbres fruitiers, sur les déclivités des ravins favorables, dans les vallées bien protégées, étaient nombreux en Palestine ; le pommier, le poirier, le noyer, le cerisier, l’abricotier, l’amandier et le pistachier y vivaient facilement ; l’olivier s’y développait à l’aise, largement, donnant une huile légère qui fut le tribut d’Égypte pendant longtemps. Il y avait des forêts en Éphraïm, mais peu étendues, avec des chênes d’espèces variées. Les chênes de Basan fournissaient des rames aux Tyriens et des idoles aux Asiatiques. Des plants de figuiers et de palmiers assuraient aux Israélites des aliments précieux. Le blé, le froment, l’orge, le millet, les lentilles et les fèves étaient le fond de la nourriture des Hébreux. Les épis de froment grillés sont l’offrande que le Lévitique conseille.

Des fleurs merveilleuses, sur toutes les terres conservant un peu d’humidité, depuis le lis blanc, superbe, et les roses, et les jacinthes, et les jonquilles, et les narcisses, et les giroflées de Saron, remarquables, jusqu’aux bouquets de henné d’Engaddi, les touffes éclatantes du genêt vivace, les ricins glorieux, les absinthes, les ciguës, les roseaux de marais et les papyrus.

Toute parfumée, ayant l’étonnant baumier que l’on apporta triomphalement à Rome sous Pompée, la Palestine était en somme peu nourrissante. Tacite et Justin ont vanté la fertilité du sol de la Judée, mais c’est à tort ; Strabon, plus exact, a nié cette richesse. Le plus peau de tous les pays, suivant la parole d’Ézéchiel, parole d’exilé s’il en fut, n’était en réalité, comme l’a dit nettement Strabon, qu’un sol pierreux et stérile, ne valant pas la peine que l’on se battît pour sa possession.

Par un travail intense, continuel, avec de grands efforts, certaines parties de la Palestine peuvent être bien cultivées ; les chaleurs tropicales des bords du Jourdain et les fraîcheurs réelles, bien que relatives, des vallons et des hauteurs, y permettent des cultures diverses. Les champs des Philistins ont été célébrés dans la Bible, ainsi que les jardins d’oliviers, et le Lévitique n’énumère pas sans complaisance les fruits que les Israélites fidèles doivent, et peuvent par conséquent, offrir à Jéhovah, sur l’autel.

L’agriculture biblique était active, laborieuse. Point de bœufs, greniers vides dit un des proverbes ; ou encore : L’abondance de la récolte dépend de la vigueur du bétail. Mais le travail de la terre était pénible, les routes, montueuses, indirectes, imposaient de longs transports, au moyen de chars à moissons. Les troupeaux étaient la véritable richesse d’Israël.

Regarde bien à ton bétail et sois attentif à tes troupeaux...

Les moutons servent à te vêtir, les boucs à acheter un champ.

Le lait des chèvres te nourrit, toi et ta famille,

Et fournit à l’entretien de tes servantes.

Maître des moissons et des vendanges, Jéhovah est l’unique dispensateur de la vie en Israël. C’est lui qui donne la pluie et la rosée, qui crée les jardins et les pâturages, et c’est lui qui détruit ces dons en faisant un orage plein de grêle, en envoyant du sud un souffle brûlant, en déchaînant les sauterelles dévastatrices, en desséchant, en un jour, le sol hier encore bien arrosé. C’est la terre du Jéhovah de Moïse, exactement, tantôt fructueuse et bonne, tantôt stérile et résistante, donnant trop ou rien, à son caprice, et tellement bizarre que nul ne saurait approfondir ses facultés.

Irresponsable, l’Israélite subira là sa destinée, heureux des récoltes qu’il obtiendra, toujours prêt à réclamer les moissons d’autrui aux jours des famines inévitables. Pendant les douces périodes, Israël se réjouira dans les chemins, en brandissant les palmes du dattier, il ornera son oreille et son cou, à la façon égyptienne, de fleurs admirables, librement venues, et il s’enivrera, sur les coteaux, du vin de Judée, exquis. Jacob bénissant Israël voit cet avenir : Il attache à la vigne son ânon et au cep le petit de son ânesse ; il lave son vêtement dans le vin et son manteau dans le sang des raisins. Il a les yeux pétillants de vin et les dents blanches de lait. La Genèse, le Deutéronome et Isaïe parlent du sang de raisin, et Michée exprime la paix par ces paroles : Ils demeureront chacun sous sa vigne et sous son figuier.

De telles séductions, étalées devant des hommes qui venaient de vivre au désert, étaient bien faites pour les enthousiasmer, et ils ne virent pas l’énormité de la faute qu’ils allaient commettre en s’installant, eux dont les familles s’accroissaient si vite, et outre mesure, sur un territoire incapable de les nourrir, en bâtissant Jérusalem sur une hauteur toute cahotée, indéfendable au nord, très mal placée.

Et c’est gaiement que les Israélites vivront là, d’abord, n’ayant aucun regard vers l’avenir, ne prévoyant ni les convulsions naturelles qui détruiront Sodome et Gomorrhe, Adana et Séboïn, ni les combats pour l’existence qu’ils devront fatalement livrer aux hommes sur ce sol ingrat, couvert de cendres, n’ayant pas même dans ses profondeurs le cuivre et le fer dont Moise avait parlé.

C’est bien dans les environs de Jérusalem que devait naître la conception du Séôl, de l’enfer : Et la terre ouvrit sa bouche et les engloutit, eux et leurs familles, et toutes les personnes qui étaient à Coréh, et tout leur avoir, et ils descendirent vivants au Séôl, eux et tout ce qui leur appartenait, et la terre se referma sur eux. On sent encore le Séôl partout, souterrain, refermé, autour de la Jérusalem sainte, devenue turque, déshonorée.