Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

DE 1400 A 1300 Av. J.-C. - Moïse à la cour de Ramsès II ; chez les Madianites ; devant Ménephtah Ier. - Les dix plaies d’Égypte. - La verge d’Aaron. - Exode des Israélites. - La Pâque. - Passage de la mer Rouge. - L’esprit et l’œuvre de Moïse. - Les deux Israélites. - L’autel et le tabernacle. - La traversée du désert. - Miracles. - Le veau d’or. - Moïse au Sinaï. - La Loi. - Aaron chef du sacerdoce. - Révolte et châtiment du lévite Coré. - Aspersions sanglantes. - Le Décalogue.

 

EN paix, et non pacifiée, l’Égypte de Ramsès II était toute asiatique. La cour du pharaon, encombrée d’officiers et d’amis dorés, de littérateurs et de savants, de scribes et de magiciens, s’adonnait à l’imprévoyance, éprise des modes syriennes. Des prisonniers enrôlés de force et des contingents douteux fournis par les temples, étaient l’unique armée du pharaon. Dans son harem, las, le maître éprouvait le dégoût de sa souveraineté. L’hébreu Moïse avait vécu, enfant, dans le palais de ce roi, entouré de rhéteurs, instruit dans toute la science des prêtres.

Des origines de Moïse, la Bible hébraïque ne donne guère que des récits fabuleux. Le pharaon avait décrété la mort de tous les mâles nouveau-nés chez les Hébreux de Gessen, et parmi les victimes jetées au Nil, une prédestinée, avait été sauvée des eaux par la fille du monarque, Hermonthis : c’était Moïse ?

Moïse est dit fils de Amram et de Jochabed, de la tribu de Lévi ; Aaron est son frère ; Miriam est sa sœur. Les annales hébraïques sont contradictoires relativement à la famille du héros sauvé. Manéthon qualifie Moïse de prêtre d’Héliopolis et Josèphe l’envoie guerroyer en Éthiopie. Il y avait en effet des Israélites dans l’armée égyptienne à ce moment.

La légende hébraïque touche au vrai lorsqu’elle raconte l’adolescence du législateur. Moïse tue un Égyptien, dont il enfouit le cadavre dans le sable ; mais dénoncé par un Israélite, redoutant la colère du pharaon, il part pour aller demeurer dans le pays de Midian, ou Madian, en Arabie. Là, les filles de Jéthro remarquent cet homme égyptien, qui devient le berger des troupeaux du Madianite, et Moïse passe quarante années à vivre ainsi loin du Nil, loin des Hébreux. C’est dans ce pays de Madian, à Horeb, que Moïse entendit la voix du dieu de ses pères, qu’il vit apparaître Jéhovah dans le buisson ardent.

Dépositaire des traditions chaldéennes, sachant bien, en conséquence, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Moïse avait appris chez les prêtres de Ramsès II les pratiques par lesquelles un corps sacerdotal s’impose, et il allait connaître, en fréquentant des Aryas-Iraniens, toute la morale de Zoroastre. Les prêtres égyptiens n’ignoraient pas le zoroastrisme, mais ils le dédaignaient comme nuisible à leurs vues d’exploitation asiatique. Moïse, qui était de sang chaldéen, ne pouvait pas apprécier la grandeur du Zend-Avesta ; tout à son ambition personnelle, sa méditation le portait à concevoir une société nouvelle dont il serait en même temps le pharaon, le législateur et presque le dieu.

Les Madianites campaient sur la route des caravanes trafiquant entre la mer Rouge et la Chaldée, sur un point de la mer Rouge où s’échangeaient, avec des produits de toutes sortes, des idées de toutes provenances. Moïse passa quarante années dans ce pays, chez Jéthro, parfaitement tranquille, préparant en silence ses projets, prenant à chacun, — Assyrien, Arabe ou Aryen, — un bloc du monument dont il combinait alors les assises. Et il arriva, dit la Bible, dans ce long espace de temps, que le roi d’Égypte mourut. Moïse, prêt, n’ayant plus de crainte, quitta le pays de Madian.

Aaron son frère, demeuré en Égypte, prévenu, alla sur la route par où Moïse devait revenir. Il le rencontra monté sur un âne, avec sa femme et ses enfants, ayant le bâton de Dieu dans sa main. Le futur législateur des Hébreux reprit vite son influence sur les bords du Nil, le pharaon Ménepthah Ier régnant. Une invasion de Libyens venait d’être repoussée par l’armée égyptienne, presque toute composée d’Asiatiques, et le pharaon, pour se garantir, venait d’ordonner de grands travaux de défense, que les Israélites de la vallée de Gessen devaient édifier. Moïse entendait profiter des impatiences qui allaient agiter les Hébreux, pour les emmener hors de l’Égypte, en exode, pensant que le pharaon, très affaibli par sa dernière guerre, serait incapable de poursuivre, surtout de ramener de force les émigrants.

Il est difficile de suivre ici le rédacteur de la Bible intéressé à faire merveilleux, à dramatiser un incident assez simple au fond. Aaron et Moïse se rendent auprès du monarque, lui demandant de permettre aux Hébreux d’aller sacrifier à Jéhovah dans le désert. Ménephtah leur répond durement, les renvoyant à leur labeur, ordonnant même d’alourdir Ies charges qui pesaient sur les Israélites. Moïse, qui était influent aux yeux des officiers du pharaon et aux yeux du peuple dit la Bible, ose entrer en lutte avec le souverain, qu’il invective, qu’il menace, qu’il frappe au nom de l’Éternel courroucé.

Le pharaon ordonne un nouveau massacre des enfants mâles de Gessen ; Moïse et Aaron persistent dans leurs objurgations. De là ce récit des dix plaies d’Égypte, attribuées par le chroniqueur biblique à la colère de Jéhovah, et qui ne sont en réalité que des fléaux naturels, venant chaque année, ordinairement, tourmenter les Égyptiens plus ou moins, et que l’imagination hébraïque a violemment colorés. Les grenouilles, les moustiques, les blattes et les cancrelats, les pustules malignes sur la peau des hommes et des bêtes, les orages soudains chargés de grêle, les obscurcissements des vents du sud, pleins de sable, avec les ténèbres qui en résultent, les maladies frappant les nouveau-nés, enfin le Nil rouge, puant, c’est-à-dire le Nil de la crue, ne sont que des phénomènes réguliers, périodiques, dans la longue vallée du Nil. Et quant à la verge d’Aaron changée en serpent, c’est un miracle qui se manifeste encore en Égypte, où la vipère halé, roide comme un bâton, ne se détend qu’à la voix du psylle. Ils sont, dit un psaume, comme la sourde vipère qui ferme ses oreilles, qui n’écoute point la voix du charmeur, du magicien instruit dans son art.

C’est Moïse qui agit, c’est Aaron qui parle, car Moïse n’était pas orateur : sa parole, difficile, le trahissait souvent ; il balbutiait, peut-être même bégayait-il : Je suis incirconcis des lèvres, lui fait dire l’auteur du Pentateuque. Le premier effort de Moïse pour jeter les Israélites hors de l’Égypte paraît avoir échoué ; ce serait Aaron qui, prenant la parole, aurait fini par persuader les Hébreux. Aaron était comme le prophète de Moïse : Alors l’Éternel dit à Moïse : Vois ! Je te fais dieu pour Pharaon, et Aaron ton frère sera ton prophète. Cependant Moïse avait le bâton du commandement.

Aussitôt après le coucher du soleil, — à minuit, dit un passage de la Bible, invraisemblable, — les émigrants obéissant à Aaron quittaient en masse la terre de Gessen : Et je ferai obtenir à ce peuple les bonnes grâces des Égyptiens, de sorte que quand vous partirez vous ne partirez pas les mains vides. Mais chaque femme demandera à sa voisine et à celle qui demeure dans sa maison, des objets d’or et des habits pour en revêtir vos fils et vos filles, afin de dépouiller les Égyptiens. La Bible évalue à six cent mille, sans compter les femmes et les enfants, la quantité des Israélites qui partirent de Gessen. Plusieurs chiffres contradictoires sont donnés dans la Bible même. Le mouvement d’exode entraîna beaucoup de non Israélites. Grossie de ces étrangers, la masse des émigrants est citée comme ayant atteint le total de trois millions d’hommes, partis avec des troupeaux nombreux, ce qui n’est pas admissible. On ne saurait admettre davantage que l’exode se soit accompli en une seule nuit.

La prédication d’Aaron avait séduit, en même temps que les Hébreux, des habitants du delta, — Égyptiens et Libyens, — que les continuelles batailles tourmentaient et qui suivirent les Israélites auxquels Moïse, par la bouche de son frère, avait promis des merveilles. Ces étrangers, moins audacieux, timorés même, n’ayant pas surtout, comme les Asiatiques l’ont à un si haut degré, le goût des déplacements rapides, confièrent aux Hébreux les vêtements, les bijoux et les divinités qu’ils voulaient emporter. C’est en emportant ces richesses, sans se préoccuper probablement de ceux qui les leur avaient confiées, que les Hébreux, en cette circonstance, dépouillèrent, suivant l’expression biblique, les Égyptiens.

Dès le matin de la sortie d’Égypte, l’exode pouvait être considéré comme définitif. L’abandon de Gessen était un acte, un fait ne permettant pas le repentir. Il y eut certainement un grand enthousiasme parmi les Hébreux lorsqu’ils se sentirent les maîtres d’eux-mêmes, conduits par un chef accepté, de leur race, les dirigeant vers un pays de délices, les délivrant de cette vie instable qu’ils menaient en Gessen, toujours sous le coup d’un caprice royal, assujettis à des labeurs humiliants et improductifs.

Le souvenir du premier « repas public » hors de Gessen ne se perdit jamais ; il se perpétua en une date précise qui devint le commencement de l’ère d’Israël, nouvelle. Alors l’Éternel parla à Moïse et Aaron, au pays d’Égypte, en ces termes : ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, en tête des autres mois. Ce fut, à jamais, le commencement de l’année hébraïque, la fête du passage (pésah, pasha), la pascha des Grecs, la Pâque.

Le pharaon s’alarma du départ des Hébreux qui étaient pour lui des travailleurs excellents, corvéables, et qui avaient enlevé à l’Égypte un certain nombre d’habitants du delta. L’armée égyptienne poursuivit donc les coupables, et ce danger fit instantanément ce que Moïse eût mis sans doute beaucoup de temps à obtenir, la cohésion des Hébreux. Il y eut aussitôt, évidemment, un groupement d’hommes ayant la conscience de son être, le sentiment d’une indispensable solidarité. Par des tatouages aux mains, au front, entre les deux yeux, les émigrants se firent des signes de reconnaissance, de distinction.

Le pharaon poursuivit les Hébreux, de Gessen jusqu’à la mer aux algues. L’armée, comprenant six cents chars et beaucoup d’infanterie, n’arriva au golfe de Suez qu’après que les Israélites l’eurent passé.

Les Égyptiens essayèrent-ils de poursuivre les Israélites en suivant le même chemin, à marée basse ? et la haute marée survenant, l’armée égyptienne tout entière fut-elle submergée, engloutie ? C’est probable. Et il n’y a là rien d’extraordinaire, rien de miraculeux surtout, pour qui sait le jeu des marées à Suez. Dans la Bible, le récit veut être étonnant : Alors l’Éternel dit à Moïse : étends ta main contre la mer, pour que les eaux reviennent contre les Égyptiens, leurs chars et leurs cavaliers. Le rédacteur du livre hébraïque use ici du même procédé qu’il employa pour dire les sept plaies d’Égypte ; il transforme en incident surnaturel un phénomène non seulement ordinaire, mais encore périodique, inévitable. L’Océan, dans la mer Rouge, comme partout où vont ses eaux, a son flux et son reflux ; mais à Suez la marée est assez perfide pour que l’erreur des Égyptiens s’explique de soi. La mer, en se retirant, laissa ses victimes sur les plages. Et les Israélites virent les Égyptiens morts sur le bord de la mer.

Les contradictions et les obscurités du texte biblique n’ont pas permis de fixer encore avec précision l’itinéraire des Hébreux allant à la recherche de la terre promise ; recherche en effet, car Moïse ne savait pas exactement où elle était située. L’irréflexion et la légèreté paraissent caractériser déjà les œuvres du législateur ; ses pensées semblent ne pouvoir mûrir que dans un long silence ; ses décisions rapides sont presque toujours de mauvaises décisions. L’esprit de Moïse est plus violent que prompt, plus audacieux qu’intelligent ; il ne paraît même pas se rendre compte de son incroyable et continuelle imprévoyance. Mais lorsqu’il a longtemps et froidement réfléchi, pesé et mesuré les choses, il est vraiment capable de formuler l’excellent résumé d’une sage combinaison.

Ayant pris en main l’héritage intellectuel d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il se l’approprie et le définit avec succès, en y appliquant des formes égyptiennes, iraniennes, arabes, même touraniennes un peu. Il y a un grand fond d’éclectisme dans les œuvres de Moïse, d’apparence si radicales.

Les modifications géologiques du golfe de Suez, très importantes, compliquent l’étude de l’itinéraire suivi par les émigrants. Il est certain qu’après avoir traversé le désert d’Égypte et le golfe de Suez, les Hébreux ne purent pas marcher directement vers la Palestine, — si tant est que Moïse s’était assigné ce but, — parce que les Philistins tenaient le pays, en force. Les Israélites durent en conséquence se rejeter à l’est, aller vers le Sinaï. C’est la période très pénible de la vie au désert, des plaintes amères, des regrets et des désespoirs. Pourquoi nous avez-vous fait partir d’Égypte pour nous mener dans ce triste lieu, ce lieu où l’on ne peut semer, où il n’y ni figuier, ni vigne, ni grenadier, et pas d’eau à boire. Ou bien : Oh ! que ne sommes-nous morts de la main de l’Éternel en Égypte, pendant que nous étions assis auprès de la marmite à viande et que nous avions de quoi manger à satiété ! Car vous nous avez conduits dans ce désert pour y faire mourir de faim tout le monde.

L’ensemble des émigrants était peut être plus égyptien qu’hébraïque. A Gessen, comme tout le long du Nil, les indigènes avaient recherché les femmes asiatiques, et les enfants, par leurs types, et les jeunes hommes, par leurs tendances, démontraient l’influence considérable que le sang d’Égypte avait eu déjà sur le sang de Chaldée. Dans beaucoup de familles israélites la «mère» était égyptienne.

Les deux types, — le premier, le principal, chaldéen ; le second, important, africain, égyptien, — s’alliaient à merveille, conservant presque leurs qualités respectives. Il y eut dès l’exode deux courants distincts dans la vie d’Israël : le courant de Chaldée, morbide, surexcitant, néfaste, et c’est l’Israélite amaigri, remuant, insupportable et corrupteur ; le courant d’Égypte, sain, calmant, réparateur, et c’est l’Israélite gras, pondéré, charitable, excellent. Le premier, fléau véritable, descendant direct des Asiatiques de Chaldée, ne sait rien au delà de sa jouissance personnelle, prêt à tout sacrifier, — Foi et Patrie, — à cet intérêt exclusif ; l’autre, auxiliaire indispensable, apporte au monde aryen trop bon, se lassant vite, la ténacité dans la recherche, la patience dans l’épreuve, la solidarité dans la misère, l’espérance indomptable dans le malheur, qualités essentielles que l’Aryen léger, très imitatif, emprunte à l’Israélite métissé d’Égyptien, qui a persisté, et qui est nécessaire.

L’influence égyptienne, dans la masse hébraïque, serait donc prépondérante au moment de l’exode. L’embryon de culte que Moïse a emporté, ou plutôt qu’Aaron prépare, — car Aaron laissant à Moïse le pouvoir civil ne tardera pas à s’approprier le pouvoir religieux, — n’est qu’un emprunt aux temples de Memphis et de Thèbes. Le premier matériel du culte hébraïque est identique au matériel sacerdotal des bords du Nil ; c’est l’arche faite de bois d’acacia, la bari égyptienne, la barque sacrée, que l’on promenait dans les processions, au centre de laquelle s’élevait une petite chapelle, ou naos, contenant l’image de la divinité. Le naos des Hébreux c’est le tabernacle, ombragé par des sphinx aux ailes repliées en avant, les chérubs. La bari hébraïque, l’arche d’alliance, était portée comme la bari égyptienne, sur un brancard.

Trois mois après leur sortie d’Égypte, les Israélites arrivaient au Sinaï, célébrant une grande Pâque. La traversée du désert racontée par les auteurs bibliques est légendaire. Ils avaient bien le droit, ceux qui venaient de subir tant d’épouvantes, dont les souffrances étaient encore vives, de s’enivrer de leurs récits. Ceux qui plus tard, de bonne foi, recueillirent ces contes, purent parler des eaux jaillissantes venues à la voix de Moïse, de la nuée céleste protégeant Israël contre les ardeurs du soleil, de la manne continuellement tombée, des cailles très abondantes envoyées par l’Éternel, phénomènes ordinaires encore une fois, sauf la source miraculeuse, — nuages orageux, transsudation nourrissante des tamarix, passage des cailles, annuel, — que la rhétorique juive voulut transformer en miracles. Cependant l’imagination des rédacteurs ne parvint pas à concilier les traditions diverses relatives au point géographique où l’eau de la querelle, — car les Israélites se disputèrent avec véhémence à cette occasion, — où l’eau de la source miraculeuse avait jailli ; et l’étrange idée fut alors écrite d’un rocher marchant, qui avait suivi Moïse, renouvelant ainsi de loin en loin, sur la route, le miracle continué, unique.

Absolument égyptienne apparut la piété des Israélites au Sinaï ; la première divinité honorée de manifestations populaires, le veau d’or, n’était autre que le bœuf Apis. Ce n’est pas un culte encore, il n’y a pas de religion, pas d’holocaustes, pas de sacrifices, pas de prêtres ; le peuple est réuni pour un repas public, devenu joyeux, c’est-à-dire africain, égyptien. Et le peuple s’assit pour manger et boire, puis ils se levèrent pour danser.

Cette tolérance d’Aaron troubla Moïse ; les deux frères ne s’entendirent plus. La colère du législateur s’appesantit sur son peuple, et la Bible parle d’un massacre de trois mille hommes, le grand prêtre Aaron cependant épargné. Cet acte de tyrannie asiatique étant accompli, Moïse songe à son œuvre mal inaugurée, et il se retire, allant vers le silence. Il monte au Sinaï, qui devient un lieu sacré, une hauteur sainte, sur laquelle il ne marche que pieds nus.

La cosmogonie hébraïque était chaldéenne ; la législation que Moïse va résumer et les moyens qu’il emploiera pour faire triompher sa loi, seront iraniens. Zoroastre avait reçu la loi d’Ormuzd dans l’oreille, après avoir traversé une montagne toute en feu ; de même Moïse, sur le mont Sinaï, entendra la parole de Dieu au sein des éclairs, dans le bruit des tonnerres, et comme Zoroastre, instruit, il transmettra à son peuple la volonté de l’Éternel. Moïse parlait et Dieu lui répondait dans le tonnerre. — Moïse descend, consacré, transfiguré ; les Israélites sont encore tellement Égyptiens, qu’ils le voient sous la forme de l’Ammon de Thèbes, rayonnant, cornu.

Quoi faire maintenant ? Le désert du Sinaï était comme une impasse. Où aller ? Le vœu des Israélites eût été de retourner au delta ; Moïse n’y pouvait même pas songer. Et comment aller vers le nord, en Palestine, en Chanaan, en Syrie ? L’Égypte y était encore trop puissante, trop renommée. Les émigrants étaient des ennemis du pharaon que les alliés des Égyptiens devaient combattre, châtier. Il était évident qu’une autre génération d’Hébreux pourrait seule achever l’exode. Moise s’appliqua donc à préparer la nation prochaine, armée, qui aurait à conquérir la terre promise.

Trente-huit années s’écoulèrent pendant que les Israélites, sans s’écarter d’une zone relativement étroite, parcoururent le désert de l’égarement, — le Tyh-Bénou-Israël des Arabes, — au sud jusqu’à Éziongaber, sur le golfe Arabique, au nord peut-être jusqu’à Kadesh-Barna. La Bible parle peu de cette époque. Elle cite cependant la révolte d’un lévite, — Coré, — ce qui prouve au moins l’essai d’une organisation cléricale.

Moïse s’applique à faire les Israélites obéissants, disciplinés. Des luttes avec les Amalécites et les Moabites, qui sont les voisins immédiats du campement hébreu, s’honorant d’un lointain passé, viennent suspendre les querelles qui déjà divisent Israël et les velléités de retour en Égypte qui se manifestent. Josué est l’instructeur guerrier des Hébreux. La première bataille, importante, contre les Amalécites, servit bien le vœu de Moïse. L’armée nouvelle marcha contre Amalek, et ce fut la guerre pour Jéhovah. La victoire donna aux Israélites leur première consécration. Moïse a son peuple enfin, son armée ; il peut convoiter la terre d’autrui. Jéthro, rassuré, lui ramène alors sa femme et ses fils, au désert.

Il y a maintenant une constitution hébraïque, un groupe d’hommes mus par un sentiment commun, pas tout à fait une nation sans doute, mais un peuple. Si Moïse ne sait pas encore où il conduira ce peuple, au moins est-il parvenu à l’organiser. Il est malheureusement bien difficile de savoir cette organisation avec exactitude, parce que le Pentateuque, où se trouvent les éléments de cette étude spéciale, est plein d’interpolations, de corrections, d’erreurs mêmes, volontairement introduites dans la tradition mosaïque. Les lois des premiers temps ne pouvaient pas convenir toutes aux temps nouveaux que préparaient les juifs de Babylone lorsqu’ils rédigeaient la Bible, et bien des prescriptions auxquelles Moïse n’avait pas songé, furent alors introduites dans le code, sous l’autorité de son nom.

Trois fois Moïse se retira vers le mont Sinaï pour rédiger la Loi. Son premier décalogue, il le détruisit ; le second, certainement modifié, — s’il ne fut refait en entier par Jérémie même, — laisse voir cependant la volonté mosaïque.

Comme l’avait fait Zoroastre proclamant l’unité d’Ormuzd, Moïse proclame l’unité de l’Éternel ; la morale qui résulte ensuite de la Loi est iranienne, c’est-à-dire pure, aryenne, avec quelques despotismes asiatiques et quelques égoïsmes égyptiens. Le respect du père y est sainement ordonné, mais la formule est semblable à celle du scribe Phtah-Hotep : Le fils qui reçoit la parole de son père deviendra vieux à cause de cela. Une longue vie est la récompense promise. Le culte demeure égyptien, les rites également, ainsi que les prescriptions hygiéniques. C’est comme animal de Set, de Typhon, que depuis longtemps l’Égyptien maudit le porc, ne veut pas qu’on se nourrisse de sa viande impure.

L’organisation politique est hébraïque, c’est-à-dire chaldéenne, asiatique. Chaque chef de clan a conservé son autorité spéciale ; c’est en réunissant ces chefs, ces scheiks, en s’assurant de leur concours, que Moïse peut légiférer, proposer les choses que l’Éternel a recommandées. Le décalogue, deux fois, a été écrit avec le doigt de Dieu sur la stèle ; deux fois l’Éternel a parlé à Moïse face à face, comme un homme parlerait à un autre homme ; et cependant le consentement des scheiks n’en demeure pas moins indispensable. La colère de Moïse brisant les premières tables de la loi n’a pas impressionné la placidité de ces scheiks. C’est très égyptien cela. La divinité n’épouvante pas Israël ; la loi seule, consentie, lui est un frein. Ta loi seule est sans bornes, dit un psaume.

Moïse s’impatientait, parce qu’il avait conçu son Jéhovah terrifiant au nom duquel il voulait mater le peuple, et que le peuple demeurait indifférent à Jéhovah, chacun ayant conservé sa divinité préférée. Alors Moïse institue un corps sacerdotal et place Aaron à la tête de la « tribu privilégiée». Le lévite Coré, frustré, en révolte, ayant été frappé au nom de Jéhovah, le peuple prit violemment parti pour Coré contre Aaron. La peste décimant Israël, Moïse n’hésite pas à déclarer que le fléau est la vengeance de Jéhovah contre son peuple.

Les rites fixés par Moïse et appliqués par Aaron sont purement asiatiques, dés le début. Ce sont de larges immolations sur les autels, de continuelles coulées de sang : Et il prit la moitié du sang et le mit dans les bassins, et de l’autre moitié il aspergea l’autel. C’est devint l’autel rougi que le peuple doit acclamer l’Éternel, lui jurer obéissance : Moïse prit le sang et en aspergea le peuple.

De ce baptême, Israël ne se lavera pas ; c’est par le meurtre, et cruellement, que sa domination voudra s’imposer. Jérusalem et Babylone pourront se tendre la main, par dessus la Syrie, comme des sœurs, et c’est à bon droit que les Israélites et les Assyriens se disputeront la prépondérance, alors que l’Égypte sera tombée en agonie et que les Perses ne se seront pas encore montrés. Jérusalem sera vaincue par Babylone, Babylone sera prise par Cyrus, et il y aura dans l’univers une formidable dispersion d’Asiatiques, haineux et insinuants, mages et prêtres, courtiers et colporteurs, charmeurs et rapaces, virtuoses et usuriers, corrupteurs des esprits et des sens, échangeant et transportant de l’est à l’ouest, du sud au nord, avec toutes les séductions, toutes les ignominies.

Ce fut la grande faute de Moïse, d’imposer l’esprit chaldéen à ce peuple nouveau tout impressionné de l’esprit d’Égypte, avec ses divinités diverses, excellentes, issues d’Osiris, — bœufs tranquilles, vaches généreuses, chats câlins, — et de proclamer ce Jéhovah bruyant, parfois ridicule, qui va jusqu’à se préoccuper des ustensiles religieux, des meubles du temple, exigeant de l’or à profusion, s’écriant : Moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, punissant la faute des pères sur les fils, et prononçant la peine de mort à tout propos.

Trop sanguin, horriblement personnel, irréfléchi, Moïse proclame cette divinité au moment même, presque, où de sa propre bouche, il vient de résumer son code iranien, d’emprunter son décalogue à Zoroastre : Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel ton Dieu te donne ; tu ne tueras point ; tu ne commettras point d’adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne déposeras point contre ton prochain comme témoin menteur ; tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, ni son esclave, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain. Telle est la loi, suffisante.

Et c’est Moïse, cependant, qui malgré l’influence zoroastrienne fait asperger le peuple avec le sang de victimes égorgées.