Les Asiatiques, Assyriens, Hébreux, Phéniciens (de 4000 à 559 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IV

 

 

DE 1559 A 1130 Av. J.-C. - La Mésopotamie vassale de l’Égypte. - Dynastie arabe ou syrienne, ou chaldéenne, ou chananéenne. - La statuaire. - La légende de Ninus et de Sémiramis. - Ninive et Babylone. - Bataille d’Élassar. - Adarpelassar bat Binbaladan. - Ninive l’emporte sur Babylone. - Téglath-Phalasar Ier, roi de Ninive, éclipse la gloire des Thoutmès. - Fin des Égyptes.

 

TOUTE la Mésopotamie, de Ninive à Babylone, avait accepté la suzeraineté du pharaon Thoutmès III. Dans les places fortes de l’Assyrie, il y avait des garnisons égyptiennes ; les relations entre les gens de l’Euphrate et les gens du Nil étaient constantes, sans animosité. Ni Thoutmès Ier, ni Thoutmès III, victorieux, n’avaient laissé de souvenirs cruels sur les bords de l’Euphrate, et, pourvu que les vassaux envoyassent à Thèbes les tributs consentis, les Assyriens demeuraient indemnes d’humiliations.

La souveraineté pharaonique s’exerçait très habilement d’ailleurs, par des moyens sûrs. L’Assyrie payait un tribut annuel au pharaon, envoyait des contingents militaires et obtenait ainsi, avec la paix, le droit de conserver ses princes ; mais les princes recevaient du pharaon leur investiture, étaient tenus d’envoyer leurs fils en Égypte pour s’y instruire, et ils savaient qu’au moindre acte de rébellion le maître les détrônerait, en gardant comme des otages leurs enfants confiés aux scribes thébains.

Les succès de Thoutmès III en Assyrie coïncident avec la fin de la dynastie chaldéenne (1559), vieillie plutôt que renversée, semble-t-il. Babylone avait supplanté Our ; Ninive s’élevait contre Babylone ; le Nord menaçait déjà le Sud.

A Babylone, une dynastie que l’on croit arabe succéda à la dynastie chaldéenne ; neuf rois y régnèrent de l’an 1559 à l’an 1314. Ces rois venaient-ils de la Syrie, intronisés par Thoutmès III, et appartenaient-ils à cette tribu fameuse des Khétas qui menait la confédération assyro-syrienne des Rotennou ? venaient-ils d’Arabie ? appartenaient-ils simplement à une famille chaldéenne ayant donné des garanties de soumission au pharaon ? Ou bien, deux dynasties se sont-elles succédé à Babylone, de l’an 1559 à l’an 1314, dont l’une, la première, aurait été syrienne, ou arabe, et la seconde chaldéenne ? Les noms de quelques-uns de ces dynastes paraissent appartenir à la langue chaldéo-touranienne. De documents arabes il résulterait qu’après de longs combats, la dynastie maîtresse de Babylone, sous la suzeraineté de Thoutmès III, aurait été chananéenne ? La statue du roi Nabou, — de cette dynastie, — et des inscriptions s’occupant du même prince, signalent une royauté douteuse, inquiète, plus que vassale. La dignité des premiers souverains a certainement disparu.

La statuaire babylonienne de cette période, — dite arabe, — mérite l’attention. La pensée est brutale, l’exécution grossière, mais l’intention s’y montre excessivement énergique et très sincère. L’imitation de l’art égyptien n’y est nullement dissimulée ; la recherche du réel, par la plus grande exactitude de la ligne et la plus extrême simplicité du modelé, en est la formule. Cependant les sculpteurs ne sont pas des Égyptiens ; leur main est trop lourde. Les Égyptiens, eux, à ce moment, en Assyrie, dressaient des stèles commémoratives et distribuaient en grand nombre, depuis Karkémish jusqu’à Babylone, ces menus objets d’usage commun et si richement travaillés dont nos musées sont enrichis.

Les magiciens de Chaldée connaissaient depuis longtemps la science et l’habileté des prêtres de Thèbes ; voici que les Ninivites et les Babyloniens vont apprécier à leur tour les artistes des bords du Nil. L’art assyro-chaldéen prend un essor, se laisse guider, adopte l’idée égyptienne, mais en dépassant la mesure. Les terres cuites de Babylone, très délicatement voulues, faites d’une terre pâle, ce qui est déjà une faute de goût, imitent bien les statuettes égyptiennes ; mais le type figuré, nécessairement assyrien, manque de grâce, est vulgaire plutôt que réel, court, trapu, ouranien en un mot. Plus tard, le type asiatique, meilleur, mieux fait pour la statuaire, bien proportionné, relèvera, par le choix du modèle plus que par le procédé d’exécution, la statuaire assyrienne, minutieuse. Plus tard encore, une autre influence artistique viendra stimuler le zèle imitatif des sculpteurs et des graveurs d’Assyrie, qui cisèleront des plats de bronze, exécuteront en haut et en bas-relief des sujets tourmentés, s’éloigneront enfin, et complètement, du grand style égyptien qui est le simple porté au sublime. L’imagination assyrienne, froide, incapable d’invention, conservera toutefois l’ornement égyptien.

Ce n’est pas Babylone cependant, si admirablement placée au nord de la Chaldée, en un pays fertile, qui héritera des splendeurs terminées de Our, l’antique, mais le petit royaume de Ninive, en Haute-Mésopotamie, si modeste que, dans la confédération des Rotennou, son roi ne valait pas plus qu’un roitelet syrien. Ninive, qui reçoit les brises épurantes de l’Arménie neigeuse, et qui ne peut vivre qu’à la condition d’un travail constant sur un sol ingrat, va absorber les « petits états » de même race qui l’entourent, et elle descendra jusqu’en Chaldée, pour s’en saisir comme de son bien. Les premiers rois de Ninive, — qui furent les premiers rois d’Assyrie, véritablement, — sont ainsi nommés dans Moïse de Khorène : Ninus, Chalos, Arbelus, Assebos, Abios, tous noms de villes (Ninive, Kalach, Arbèles, Nipour et Babylone). L’histoire, qui veut des certitudes, ne sait comme roi d’Assyrie régnant à Ninive, et non comme fondateur de dynastie, qu’Assourbelnisisou vivant en l’an 1450, qui fit un traité avec Karatadas roi de Babylone.

Le nom de Ninus, le premier roi, et celui de la reine Sémiramis, sont pourtant venus jusqu’à nous avec la ténacité d’une légende, le retentissement d’une épopée, l’éblouissement d’une féerie. On racontera pendant des siècles, que l’Assyrie étant ravagée au sud, Ninus délivra Babylone et prit toute la terre comprise entre la Méditerranée et l’Indus ; — qu’il construisit Ninive en quadrilatère oblong, avec une enceinte de quatre-vingt-neuf kilomètres, flanquée de quinze mille tours ayant chacune soixante-dix mètres d’élévation ; — qu’avant de marcher à sa conquête, vers l’orient du monde, et se trouvant à Ascalos, il rencontra Sémiramis, fille de Dercéto ou Atergatis, déesse de la nature génératrice, née de l’amour d’un mortel pour une déesse immortelle, épouse du roi Oannès gouvernant en Syrie ; — que Ninus s’allia à Oannès, marcha avec lui vers la Bactriane qu’il convoitait, Sémiramis armée en guerre l’accompagnant ; — que Sémiramis prit la capitale des Bactriens, et que Ninus enfin, émerveillé, l’enlevant à Oannès, l’épousa. Ninus mort, Sémiramis devenue reine construisit Babylone ?

La légende de Sémiramis — comme la légende de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, — s’est accrue de tous les exploits, réels ou imaginaires, des souverains de l’Assyrie. Le point de départ, avec l’intervention d’Oannès, a bien le caractère nébuleux de l’idée chaldéenne, mais corrigé, dans le temps, par les historiographes attitrés des rois de Perse. Ninus est l’expression symbolique de la fondation de Ninive, comme Sémiramis est la personnification de la puissance assyrienne, du « labeur assyrien » pour dire mieux. Elle combat, elle construit, elle organise, elle règne, on conspire contre elle, elle succombe et elle abdique. Cela est absolument humain. Et on lui attribue, alors, tout ce dont l’Assyrie peut s’enorgueillir, depuis l’édification du temple pyramidal de Bélus, bien antérieur à Ninive, — la tour de Babel, — jusqu’aux œuvres indéniables de Nabuchodonosor, aux travaux du roi Déjocès à Ecbatane, aux sculptures de Béhistoun qui disent les fastes de Darius fils d’Hystaspe. Il y eut une reine Sémiramis, — Sammouramit, — mais elle vécut cinq siècles après l’époque de la Sémiramis légendaire, et elle exécuta d’importants travaux à Babylone.

Le roman de la Sémiramis merveilleuse fut imaginé à la cour de Perse, sous le roi Artaxerxés Mnémon, et c’est Ctésias qui nous l’a transmis. C’est un conte asiatique, persan, issu de l’ardent cerveau d’un conteur voulant tout dire dans son récit, et que rien ne gêne, ni l’espace, ni le temps, ni l’impossible, ni le réel, et qui passerait toute sa vie à dérouler devant ses auditeurs les péripéties d’un poème dont le début lui échappe et dont il ignore la fin. Il y faut prendre garde, assurément ; mais il importe de ne les point dédaigner, ces contes, car le propre du menteur asiatique est d’édifier son œuvre, sans fondation, et sans couronnement, avec des matières de bonne provenance. La légende de Sémiramis, souvent absurde, dit exactement l’immensité de Ninive et de Babylone, elle est bien imprégnée de l’esprit assyrien. Presque toutes nos fictions ont une pareille origine ; c’est en Asie qu’il faut aller chercher les féeries européennes.

L’impression produite par la légende de Sémiramis fut extraordinaire. Le château de Van finit par être appelé Schamiramaguerd, cité de Sémiramis ; et, du temps de Strabon encore, tout ce qui étonnait en Babylonie, comme travaux publics, — môles, murailles, fortifications, canaux, lacs, routes et ponts, — était attribué à la reine fameuse.

Revenant à l’histoire (1450), le roi de Ninive, Boussour-Assour, successeur d’Assourbelnisisou, confirma avec Pournapouryas, roi de Babylone, successeur de Karatadas, le traité d’alliance qui avait uni les deux souverains morts. Le roi de Ninive Assouroubalat (1400), qui succède à Boussour-Assour, donna sa fille au roi de Babylone Pournapouryas, cimentant l’union entre le nord et le sud de l’Assyrie. Par ce mariage, Babylone devait s’unir à Ninive, un jour. A Pournapouryas succéda Karahardas, roi de Babel, qui était le petit-fils d’Assouroubalat, roi de Ninive. Mais Karahardas n’était qu’un enfant lorsque le pouvoir lui échut, et Nazibougas, l’ayant assassiné, trôna à Babylone.

Les Assyriens de Ninive marchent aussitôt contre Nazibougas, menés par le souverain ninivite Assouroubalat, s’emparent de l’usurpateur, le tuent, et donnent le trône de Babel à Kourigalzou, second fils de Pournapouryas. Une lourde obscurité tombe ici sur l’histoire de Babylone ; on ne sait que quatre noms de rois, lus sur des monuments, — Bellikhous, Poudiel, Binlikhous Ier et Salmanassar Ier, — qui ont régné de l’an 1400 à l’an 1314. Salmanassar Ier eut pour fils Téglath-Samdan Ier, qui prit la Babylonie et la Chaldée.

L’année (1314) qui vit s’établir la prépotence ninivite a un grand caractère de précision. Ce ne fut pas une incorporation, la formation d’un royaume unique ; Babylone, vassale de Ninive, conserva ses princes avec un droit d’hérédité. Il y eut entre les suzerains de Ninive et les vassaux de Babylone des querelles de titres. Ninive affectait de donner aux princes de Babel la qualification de rois de la Basse-Chaldée, se disant, eux, souverains uniques en Assyrie et vicaires des dieux à Babylone.

Téglath-Samdan Ier étant mort à Ninive, son fils Belchodorossor lui succède et Babylone secoue le joug. Binbaladan, monarque chaldéen, chasse les Assyriens de la Chaldée, monte en Mésopotamie, rencontre et tue Belchodorossor et revient à Babylone triomphant, avec le sceau royal de Téglath-Samdan dans son butin. Ninive avait été pillée. Binbaladan se fortifie à Nipour, qu’il entoure d’un mur épais. Le successeur, à Ninive, de Belchodorossor, Adarpelassar, organise le pays d’Assur, forme une armée assyrienne, et inquiète assez Binbaladan pour que ce dernier marche sur Ninive une seconde fois. La rencontre, terrible, eut lieu sous les murs d’Élassar (1200). Adarpelassar l’emporta. La victoire du roi de Ninive fut retentissante à ce point, que le successeur du victorieux Adarpelassar, son fils Assourdayan, cessa de payer tout tribut à l’Égypte, envahit la Babylonie, qu’il pilla résolument, à titre de vengeance, et revint à sa capitale après avoir terrorisé l’Assyrie, illustrant la nation de Bel, obscurcissant tout ce qui avait été avant lui, dit une inscription.

Cette dynastie ninivite, guerrière, organisatrice, remarquable, eut après Assourdayan, Moutakkil-Nabou et Assourisisi, qui maintinrent haut le renom des rois de Ninive. Assourisisi frappe encore quelques révoltés, parmi lesquels un prince de Babylone, Nabuchodorossor, qui, deux fois, essaya sans succès d’envahir le nord de l’Assyrie. Téglath-Phalasar Ier, qui succéda à son père Assourisisi (1130) fut un monarque conquérant. Le temple d’Élassar, qu’il bâtit, reçut en gravure le récit de ses victoires. Cette inscription invoque les dieux de l’Assyrie, signale les bons combats contre les Mouhi, les Arméniens et les Syriens, raconte les fastes des chasses royales, énumère les travaux publics exécutés, et fulmine des imprécations contre ceux qui voudraient altérer le récit gravé de ces exploits. Les briques, lues, donnent une liste de souverains.

Il est probable que Téglath-Phalasar Ier mena ses armes victorieuses jusqu’aux environs de la mer Noire, chez les Mouhi qui seraient les Moschiens. Il est certain qu’il guerroya en Arménie, descendit en Médie, un peu, pour châtier les groupes hostiles ou menaçants, et qu’il vit la mer supérieure , la mer Caspienne.

Les Araméens de la haute Syrie ne pouvant se résoudre à reconnaître le prince d’Assour comme seigneur, Téglath-Phalasar franchit l’Euphrate, à Karkémish précisément, dompta les Khétas auxquels il imposa un tribut et s’en fut, sans être arrêté par le moindre insuccès, jusque dans l’Amanus. Dans une autre expédition, il traversa le Liban et vint à Aradus voir la Méditerranée. Le monument qui dit cet exploit nouveau cite, parmi les hauts faits qu’il énumère, la mort d’un dauphin harponné de la main du conquérant.

Téglath-Phalasar Ier éclipse la gloire des pharaons, des Thoutmès. L’Assyrie s’élève au dessus de l’Égypte. C’est du côté de Ninive que regardent maintenant, anxieuses, les tribus syriennes, jadis alliées comme des égales au roi grandi. Et cette puissance qui s’élève est inquiétante, parce qu’elle semble n’être animée que d’un goût de bataille, n’ayant rien à défendre et pour ainsi dire rien à conquérir. Aucun empire assyrien, en effet, n’est possible hors de la Mésopotamie, puisqu’au delà du Tigre, à l’est, et de l’Euphrate à l’ouest, il n’y a que des terres incultes, inhabitables, des déserts séparatifs, et que l’isolement de Ninive est une fatalité. Si donc, les rois d’Assyrie s’arment pour guerroyer hors des fleuves, c’est évidemment pour rançonner leurs ennemis et laisser ensuite à leur misère ceux qu’ils auront battus et pillés. Combien la puissance égyptienne était préférable, avec ses pharaons glorieux mais bons, n’exigeant que des formules de vassalité et des tributs relativement modestes. Ces temps sont finis. L’Asiatique a envahi l’Égypte, l’a corrompue, l’a ruinée, favorisant ainsi l’ascension de la puissance assyrienne, pesante, insupportable.

Téglath-Phalasar, avec le produit de ses butins et au moyen des vaincus qu’il avait ramenés comme des esclaves, bâtit avec ostentation les monuments religieux de sa ville préférée, Élassar, et il réédifia le grand temple de l’Oannès chaldéen, construit d’abord par Ismidagan et détruit par Assourdayan.

Le couronnement de la gloire de Téglath-Phalasar Ier est dans ce fait, qu’alors qu’il était à Aradus, s’adonnant pour se distraire à la grande pêche dans la mer d’Occident, le prince de Tanis, le maître de la Basse-Égypte, lui envoya des ambassadeurs pour solliciter son amitié. Le roi d’Égypte, dit une inscription, lui envoya comme cadeau extraordinaire un crocodile de son fleuve et des baleines de la grande mer. La suzeraine d’hier, l’Égypte glorieuse, s’agenouille devant le vassal parvenu. C’est l’apogée de la puissance assyrienne, asiatique, et la fin des Égyptes.