MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre IX — Le mémoire du 24 juillet.

 

 

Hanté de ces idées, en particulier depuis l’arrêt de l’offensive allemande, nous en fixions l’application à mesure que s’affirmait notre victoire en Tardenois. Cette application immédiate devait être basée sur les ressources dont nous disposions dans le moment, puis sur celles à venir. Elle avait également à poursuivre, avec des succès tactiques, des résultats capables d’accroître ces ressources ou d’en faciliter l’emploi. Enfin, pour entraîner tous les esprits, elle devait être présentée de façon à montrer que, par cet accroissement progressif de forces, nous pouvions entrevoir un effort d’ensemble à résultats décisifs, à la condition de hâter et de coordonner nos actions dans le temps. De là le mémoire ci-dessous :

I. – La cinquième offensive allemande, enrayée à son départ, a été dès le début un échec. L’offensive prise par les 10e et 6e armées françaises l’a transformée en une défaite. Cette défaite est tout d’abord à exploiter à fond sur le terrain même de la bataille ; c’est le but que nous visons en y poursuivant les attaques sans désemparer, et avec la plus grande énergie. mais ces conséquences s’étendent au delà de cette bataille même.

II. – La défaite de l’ennemi conditionne également l’attitude générale que doivent prendre les armées alliées. En effet aujourd’hui : sans que la supériorité soit encore de notre côté en tant que nombre de divisions, nous avons déjà atteint au moins l’égalité dans le nombre des bataillons, et d’une manière plus générale dans le nombre des combattants. Pour la première fois, par suite de la quantité des divisions que les Allemands ont été obligés d’engager, nous avons la supériorité dans le nombre des réserves, et, en raison du nombre élevé de divisions fatiguées que les Allemands vont être obligés de relever sur le front de bataille, nous aurons également la supériorité dans le nombre des réserves fraîches. D’autre part, tous les renseignements concordent pour nous montrer un ennemi réduit à avoir deux armées : une armée d’occupation sacrifiée, sans effectifs, maintenue longtemps sur le front, et, manoeuvrant derrière cette façade fragile, une armée de choc, objet de tous les soins du haut commandement allemand, mais déjà fortement entamée. De plus, une supériorité matérielle indiscutable se trouve du côté allié, en aviation, en chars d’assaut. En artillerie, la supériorité minime encore est destinée à s’accroître au fur et à mesure de l’arrivée de l’artillerie américaine. Enfin, en arrière des armées, du côté allié, la puissante réserve de forces de l’Amérique déverse chaque mois 250.000 hommes sur le sol de France ; du côté ennemi, on connaît les mesures exceptionnelles qu’il a été nécessaire de prendre pour parer à la crise des effectifs du mois de mai, et on voit par la difficulté qu’il éprouve encore à maintenir les effectifs de ses unités, qu’une nouvelle crise se manifeste. À toutes ces constatations de retournement en notre faveur du facteur force matérielle s’ajoute l’ascendant moral maintenu de notre côté depuis le début de la bataille par le fait que l’ennemi n’a pu, malgré ses efforts sans précédents, obtenir le résultat décisif qui lui était nécessaire ; ascendant moral grandi aujourd’hui par la victoire remportée par les armées alliées. Les armées alliées arrivent donc au tournant de la route. En pleine bataille elles viennent de reprendre l’initiative des opérations ; leur force leur permet de la conserver, les principes de la guerre leur commandent de le faire. Le moment est venu de quitter l’attitude générale défensive imposée jusqu’ici par l’infériorité numérique, et de passer à l’offensive.

III. – Sans rechercher une décision, cette offensive, par une série d’actions à entreprendre dès maintenant, visera des résultats utiles :

1. Au développement ultérieur des opérations ;

2. à la vie économique du pays ; et elle maintiendra du côté des alliés la conduite de la bataille.

Ces actions doivent pouvoir être exécutées dans des conditions de rapidité, qui permettent de frapper sur l’ennemi des coups répétés ; cette condition en limite nécessairement l’étendue. Cette étendue est également limitée, d’ailleurs, par le nombre réduit d’unités, dont disposeront, pour l’offensive, les armées alliées, après quatre mois de bataille. En s’inspirant de ces considérations, le programme des actions offensives prochaines s’établit ainsi qu’il suit :

1. Opérations visant le dégagement des voies ferrées indispensables aux manoeuvres ultérieures des armées alliées :

a) dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt, dans la région de la Marne, c’est le résultat minimum à obtenir de l’offensive actuelle ;

b) dégagement de la voie ferrée Paris-Amiens, par une action combinée des armées britanniques et françaises ;

c) dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt, dans la région de Commercy, par la réduction du saillant de Saint-Mihiel, opération à préparer sans retard et à entreprendre par les armées américaines, dès qu’elles disposeront des moyens nécessaires.

2. Opérations visant à dégager la région des mines du nord et à écarter définitivement l’ennemi de la région de Dunkerque et de Calais. Ces opérations comportent deux attaques, pouvant être exécutées séparément ou en conjugaison l’une avec l’autre. Comme il a été dit ci-dessus, ces actions sont à mener à court intervalle, de façon à troubler l’ennemi dans le jeu de ses réserves et à ne pas lui laisser le temps de refaire ses unités. Elles sont à doter puissamment de tous les moyens nécessaires de façon à réussir à coup sûr. Elles doivent réaliser, enfin, à tout prix, la surprise. Les récentes opérations montrent que c’est là une condition indispensable du succès.

IV. – Jusqu’où nous conduiront, dans l’espace et dans le temps, les différentes opérations envisagées ci-dessus, c’est ce qu’il est impossible de prévoir dès maintenant. Toutefois, si les résultats qu’elles visent sont atteints avant que la saison soit trop avancée, il y a lieu de prévoir, dès maintenant, pour la fin de l’été ou pour l’automne, une offensive d’importance, de nature à augmenter nos avantages et à ne pas laisser de répit à l’ennemi. Il est encore trop tôt pour pouvoir la déterminer d’une façon plus précise.

V. – Il faut enfin prévoir qu’au cours de ces opérations, l’ennemi, pour échapper à l’étreinte ou pour ménager ses effectifs, peut être amené à exécuter des replis successifs sur des lignes plus courtes préparées à l’avance. Ces manoeuvres ne doivent pas surprendre les armées alliées. Il importe donc dans chaque armée : de déterminer les replis possibles par l’étude du tracé des organisations arrières de l’ennemi ; de surveiller l’ennemi pour saisir tous les indices de repli ; d’avoir préparé toutes les actions nécessaires pour qu’il ne puisse pas exécuter ces manoeuvres à loisir.

Le 24 juillet, tandis que se poursuivait la bataille victorieuse du Tardenois, les commandants en chef des armées alliées, maréchal Haig, général Pétain, général Pershing, étaient réunis à mon quartier général de Bombon pour examiner ensemble les possibilités de l’avenir. à notre réunion, je leur donnais connaissance du mémoire ci-dessus ; il fut lu par mon chef d’état-major, le général Weygand. Et je dois avouer que ce ne fut pas sans provoquer chez eux une certaine surprise par ses prétentions, par l’ampleur et le nombre des entreprises envisagées dans le mémoire. Chacun d’eux, se plaçant à son point de vue qui ne manquait pas de justesse, me disait, le maréchal Haig : l’armée britannique, entièrement désorganisée par les événements de mars et d’avril, est encore loin d’être refaite ; le général Pétain : l’armée française, après quatre ans de guerre et de rudes épreuves, est aujourd’hui épuisée, et encore anémiée, exsangue ; le général Pershing : l’armée américaine ne demande qu’à se battre, mais elle n’est pas encore formée. Comment, dans ces conditions, entrevoir la possibilité de réaliser des offensives répétées et de grande ampleur ?

Tout en reconnaissant le bien-fondé de chacune de ces observations, j’insistais sur le compte qui avait été tenu de ces faiblesses du moment et sur la combinaison faite de nos forces, pour estimer le programme viable et praticable avec la possibilité de le mettre à exécution à une allure que je fixerais d’après les circonstances, pour la précipiter ou la ralentir suivant le succès qui suivrait nos actions. Les généraux commandants en chef ne présentaient pas d’objections formelles. Après m’avoir quitté en emportant le texte de la note du 24 juillet, ils y adhéraient pleinement le lendemain ; ils acceptaient le principe des opérations projetées.

Un deuxième point était traité dans la conférence du 24 juillet, c’était la nécessité pour les alliés d’amener en tout cas la décision de la guerre en 1919. Personnellement, j’avais dans une lettre récente demandé à M. Clemenceau de convoquer la classe 1920 dès le mois d’octobre 1918, et je lui en avais donné les raisons : l’année 1919 sera l’année décisive de la guerre. Dès le printemps, l’Amérique aura produit son plus grand effort. Si on veut abréger la lutte, il nous faut dès ce moment lui donner toute l’intensité possible et par suite avoir dans nos armées toutes les ressources possibles… car, concluais-je, plus nous serons forts, plus tôt nous serons victorieux, mieux nous serons écoutés. C’est dans le même esprit que je m’adressais, le 24 juillet, aux commandants en chef en les invitant à établir le bilan des ressources dont chacun d’eux pourrait disposer au début de 1919 en effectifs, grandes unités, artillerie, aviation, chars d’assaut, moyens mécaniques de transport à travers champ. J’insistais particulièrement sur la nécessité non seulement de maintenir, mais de développer notre supériorité en chars d’assaut, et je sollicitais les commandants en chef d’agir auprès de leurs gouvernements respectifs pour que la production de ce matériel fût activée. S’en tenant au programme des opérations prochaines, le général Pétain envoyait le 26 juillet son adhésion écrite, ajoutant qu’à son avis l’attaque du saillant de Saint-Mihiel constituerait avec les opérations dans la poche d’Armentières, l’offensive d’importance envisagée pour la fin de l’été et pour l’automne. Elle épuisera probablement, mais pour un résultat utile et complet, les ressources françaises pour l’année 1918… Les deux autres commandants en chef n’envoyèrent pas de réponses écrites, relativement au mémoire présenté, s’en tenant à leur adhésion verbale.