MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre VII — Dans l’attente (13 juin-15 juillet).

 

 

Au lendemain de la troisième offensive exécutée par les Allemands en ce printemps de 1918, une tâche importante nous était imposée. Il s’agissait d’abord, à la lumière des enseignements tirés d’un passé récent, de consolider et d’assurer la situation présente, comme aussi de préparer les opérations futures des armées alliées.

1. Enseignements tirés des batailles du printemps de 1918. Note du général Foch sur la conduite à tenir en face des méthodes d’attaque allemandes ; ses prescriptions concernant la tenue des deuxièmes positions soulèvent des objections du grand quartier général français.

Dans les trois offensives que l’ennemi avait exécutées du 21 mars au 12 juin, ses procédés d’attaque n’avaient pas varié. Ils se caractérisaient par la surprise, la violence, la rapidité dans l’exécution, la manœuvre en vue d’élargir la brèche faite, la recherche d’emblée d’une pénétration profonde dans le dispositif adverse. à ces procédés il convenait que la défense opposât des moyens appropriés. Il s’agissait pour elle d’éviter la surprise, en poursuivant activement et sous toutes les formes l’obtention de renseignements ; de parer à la violence et à la rapidité de l’attaque adverse en occupant, avant le déclanchement de cette attaque et avec des effectifs suffisants, les premières et les deuxièmes positions, les troupes d’occupation ayant l’unique mission de résister sur place ; de s’opposer à la manoeuvre adverse en vue d’élargir la brèche, comme aussi à la pénétration profonde de l’adversaire, en étayant les flancs de cette brèche avec la majeure partie des forces réservées, et en utilisant le reste à contenir l’ennemi de front et à l’arrêter ; ceci étant acquis, de contre-attaquer le plus tôt possible, de flanc notamment, avec toutes les troupes rendues ou restées disponibles de part et d’autre de la brèche.

En définitive, la méthode d’attaque brutale et violente de l’ennemi pouvait être facilement déjouée si le commandement de la défense s’était fixé par avance une ligne de conduite rationnelle, s’il avait arrêté un programme d’une exécution rapide et aussi sûre que possible, et s’il avait ensuite la fermeté de s’y tenir, en conduisant la bataille à tous les instants. Ces considérations faisaient l’objet d’une note adressée le 16 juin aux commandants en chef sous mes ordres, en leur demandant de la communiquer à leurs armées, s’ils n’avaient pas d’observations à présenter. Au lendemain de la bataille où nous avions perdu, sans coup férir, l’Aisne en mai et la Somme en mars, il importait en effet d’appeler l’attention du commandement sur la valeur des deuxièmes lignes, l’occupation à en faire, l’attitude à y tenir.

Mes instructions suscitèrent quelques objections sur l’occupation simultanée des première et deuxième positions par des effectifs suffisants. Le grand quartier général français croyait ne pas devoir les transmettre et en appelait de ma théorie au président du Conseil. Je n’avais pas de peine à faire comprendre ce qu’un commandement avisé devait entendre par l’occupation à l’avance des deuxièmes positions. Ce n’était nullement une occupation uniforme et imprécise de toute leur étendue, qui exigerait une dépense exagérée des forces, mais la tenue, par des effectifs relativement restreints, des points principaux et nettement désignés de ces positions. Ces points sûrement tenus constituaient une ossature suffisante pour assurer la résistance jusqu’à l’arrivée des troupes de réserve plus importantes. J’eus l’occasion de remettre les choses au point, d’une part au cours d’un entretien avec le général Pétain le 18 juin à Bombon, d’autre part dans une note que j’adressai au président du conseil, à la demande de ce dernier. Une fois de plus, ce qu’il fallait retenir des succès des offensives allemandes du printemps de 1918, c’était la nécessité pour le commandement allié à tous les échelons, de préparer des dispositions judicieuses, de tenir la main à leur exécution, et d’exiger de la troupe les mêmes qualités d’énergie et de résolution qu’on exigeait de lui. à cet égard, des défaillances avaient été relevées au cours des dernières attaques ennemies. On avait pris des sanctions et opéré des remaniements dans le haut commandement français.

Cependant, si grand que fût l’intérêt des événements passés, il ne fallait pas perdre de vue les exigences présentes de la bataille. L’ennemi ne pouvait évidemment pas rester sur son échec du Matz. Il disposait encore de réserves sérieuses, 54 divisions, disait-on, au 15 juin, 61 divisions, au 20 juin, 75, dont 55 fraîches, au 30 juin. Au lendemain d’efforts qui, sur la Somme, en Flandre, en Champagne et sur l’Oise, s’étaient traduits en conquêtes incontestables de terrain et en pertes sérieuses infligées à son adversaire, l’intérêt de l’Allemand semblait devoir le pousser à utiliser rapidement ces disponibilités encore supérieures, car, d’une part, il ne pouvait douter que l’Amérique ne pesât bientôt d’un poids écrasant dans la lutte, et, d’autre part, il sentait venir la même crise redoutable d’effectifs, avec laquelle les armées britannique et française étaient aux prises. Il fallait donc s’attendre à une nouvelle offensive de sa part. Où se produirait-elle ? Tout en inclinant à croire qu’elle viserait le front britannique, on n’en admettait pas moins que la masse de manœuvre allemande pouvait être appliquée en une partie quelconque du théâtre d’opérations de France, et j’en concluais que les réserves alliées devaient être prêtes à intervenir sur toute l’étendue du front, de la mer du nord aux Vosges, au profit de l’une ou de l’autre des armées anglaise ou française. De là découlait la nécessité d’une mise en garde générale de ces armées.

2. Mise en garde des armées alliées.

Renforcement des fronts britanniques et français ; incident avec le grand quartier général français au sujet de certaines mesures de défense prises par le général Foch ; regroupement des forces alliées. – le général Foch proscrit à nouveau tout repli volontaire ; situation des réserves françaises au 10 juillet. – directive du général Foch sur la conduite à tenir en cas d’attaque ennemie, 1er juillet. – la défense rapprochée de Paris ; conférence de Bombon, 15 juin.

Le premier point à réaliser était de préparer l’intervention rapide des réserves françaises en zone britannique et celle des réserves britanniques en zone française. Cette étude avait été déjà faite séparément et pour un certain nombre de divisions par le maréchal Haig et par le général Pétain. Il importait maintenant de la reprendre en commun et de l’envisager pour la totalité des réserves alliées. De là, ma lettre du 13 juin aux deux commandants en chef. Dès le 20, le travail fut terminé. Il fallait également renforcer la défense de chacun des fronts britannique et français. En ce qui concernait le front anglais, indépendamment de l’occupation à l’avance des deuxièmes positions, il était proposé d’utiliser, dans ce but, les divisions américaines ainsi que certaines divisions britanniques. On remettait à la disposition du maréchal Haig son 22e corps, en l’autorisant à le remonter tout entier jusqu’à la Somme et en prescrivant au général Pétain d’assurer, au sud de la rivière, avec des forces françaises, la gauche de l’armée Debeney.

On invitait le général Pétain à organiser au plus tôt le groupement en corps d’armée des divisions françaises désignées pour intervenir en zone britannique, en premier lieu de celles qui se trouvaient déjà réunies à proximité de cette zone. Enfin il était demandé au grand quartier général français de renforcer le détachement d’armée du nord de deux régiments d’artillerie lourde, d’un régiment de 75 porté et d’un groupe de mortiers de 280. Cette dernière demande provoqua une protestation de la part du grand quartier général, qui, le 17 juin, m’écrivait, qu’eu égard au nombre de batteries dont disposait le général de Mitry le renforcement en artillerie du détachement d’armées du nord ne s’imposait pas et qu’au surplus ce renforcement serait dangereux parce qu’il entraînerait non seulement des retraits sur le front de bataille au sud de la Somme, mais encore l’engagement des dernières réserves mobiles… Le général en chef ne se bornait pas, du reste, à ce refus ; il ajoutait :

… 1. Les armées françaises ont été engagées dans chacune des quatre batailles livrées par l’ennemi depuis le 21 mars dernier ; elles ont supporté tout le poids de deux de ces batailles ; elles comptent donc, sur les fronts de bataille, un grand nombre de divisions très fatiguées ou usées, dont la relève s’imposera à bref délai. C’est là un état de fait,  qui aura nécessairement de longues répercussions sur l’emploi de nos réserves.

2. Les armées britanniques ont eu déjà deux mois de répit pour se refaire et amalgamer leurs renforts ; elles tiennent leur front de cent cinquante kilomètres avec une densité d’infanterie et d’artillerie qu’il ne m’a jamais été possible de réaliser dans celles de mes armées qui ont été engagées ; elles sont donc en situation de se suffire à elles-mêmes et de donner aux armées françaises le temps de se refaire à leur tour pour résister à un nouveau choc en direction de Paris, qui ne peut manquer de se produire. Or les moyens des armées françaises sont à l’heure actuelle à peine suffisants pour assurer les relèves indispensables, on ne saurait donc présentement diminuer ces moyens au bénéfice du front britannique sans engager gravement l’avenir.

Et il concluait en me rendant compte qu’étant donné la gravité de la question, il adressait une copie de sa lettre au président du conseil, ministre de la guerre. Dix jours après le maréchal Haig, le commandant en chef français faisait donc appel à son tour à son gouvernement. Le gouvernement français heureusement comprit que ma tâche deviendrait rapidement impossible si les décisions importantes que je prenais dans l’intérêt général étaient mises en discussion chaque fois qu’elles lésaient les intérêts particuliers. Résolu à faire tout ce qui dépendait de lui pour éviter de nouvelles difficultés, il décida que la clause de l’accord de Beauvais, conférant aux commandants en chef le droit d’appel à leur gouvernement, ne serait plus valable pour le commandant en chef des armées françaises. Néanmoins, il était indispensable de réagir contre un état d’esprit qui tendait à établir des comparaisons entre les efforts réciproques fournis par les armées alliées, et qui, tout en s’expliquant, du côté français notamment, par la tension nerveuse des dures semaines de la dernière bataille, n’en était pas moins fâcheuse.

Dans ce but, on procédait à quelque remaniement dans le personnel, et, l’attaque allemande ne se produisant pas, on entreprenait un regroupement des forces alliées, en vue de replacer celles-ci dans leurs zones d’action normales. C’est ainsi que je proposais au maréchal Haig de faire relever par des unités britanniques les troupes du détachement d’armée du nord qui seraient rendues au général Pétain, et de restituer en échange au grand quartier général anglais le 9e corps et les quatre divisions anglaises employées sur le front français. Le maréchal accepta sans difficultés le principe de l’opération ; il fallut seulement lui en faire presser la réalisation, de manière que celle-ci fût terminée dans les premiers jours de juillet. En même temps étaient abordées certaines questions relatives à la défense du front français, car le même état d’esprit y avait régné dans les prévisions d’une bataille défensive.

Alors que, dans une instruction envoyée le 23 juin par le grand quartier général français au commandant du groupe d’armées de l’est, on envisageait, entre autres hypothèses, le repli partiel ou total des forces de ce groupe d’armées, en cas d’offensive ennemie sur son front ou dans une région voisine, je rappelais en insistant formellement, qu’en toutes éventualités l’occupation des parties de notre ligne non attaquées devait être indiscutablement maintenue par nos troupes. Et comme la soudure entre l’armée française et l’armée britannique était un point toujours de grande importance, je demandais au grand quartier général français de faire établir par le général Debeney une ligne fortifiée en avant du plateau de Cachy, englobant le village de Cachy et se raccordant aux organisations établies par les Anglais au sud-ouest de Villers-Bretonneux. En conséquence de ces remaniements, le grand quartier général français me faisait savoir que, vers le 10 juillet, il aurait ses réserves constituées en deux masses principales :

1. Au nord de l’Oise (région de Beauvais), dix divisions d’infanterie et un corps de cavalerie.

2. Entre l’Oise et la Marne, onze divisions d’infanterie.

Il aurait en outre :

Au sud de la Marne, dix divisions d’infanterie et un corps de cavalerie. Entre Reims et l’Argonne, trois divisions d’infanterie. Entre l’Argonne et la Meuse, deux divisions d’infanterie.

Dans ces conditions on pouvait compter que, avant le 15 juillet, la réorganisation, le regroupement et la mise en garde des armées alliées seraient entièrement terminés. Quelle était la conduite à tenir si l’ennemi les attaquait vers cette date ? C’est ce que j’exposais dans la directive générale n° 4 du 1er juillet :

Que les Allemands se portassent sur Abbeville, dont ils n’étaient plus qu’à soixante kilomètres, ou sur Paris, dont une distance égale les séparait, ils obtiendraient, dans l’un et l’autre cas, des résultats d’importance considérable pour l’issue de la guerre et qu’ils ne pouvaient retrouver sur aucune autre direction. Leur avance dans ces deux directions devait donc être arrêtée à tout prix et au plus tôt. Or, pour agir contre Paris et Abbeville, ils étaient obligés de partir du front Château-Thierry-Lens.

C’était par suite en face de ce front et sur toute la profondeur possible, que les armées alliées devaient prendre leurs dispositions les plus fortes pour réaliser une défense pied à pied : organisations défensives solides, répétées, bien nouées par des bretelles ; positions de batteries fortement établies, tirs soigneusement réglés ; instructions  nettes et précises données aux troupes chargées de tenir les positions ou de contre-attaquer.

Ces dispositions étant réalisées, il importait que le commandement agît, le moment venu, avec énergie, en pleine initiative, conduisant la bataille sur le terrain même.

Les réserves alliées enfin devaient être articulées et organisées, de manière à se porter facilement là où leur intervention serait nécessaire : les réserves françaises s’engageant au profit de l’armée britannique, si celle-ci était fortement attaquée, et de même, les réserves anglaises au profit des armées françaises, si l’ennemi concentrait ses masses dans la direction de Paris.

Parallèlement à la mise en garde des armées alliées, visant en particulier la défense éloignée de Paris, on avait organisé, en toutes éventualités, la défense rapprochée de la capitale. Le général Guillaumat, rappelé d’Orient, fut spécialement chargé de cette dernière mission.

Le 15 juin, au cours d’une conférence réunie au grand quartier général des armées alliées, à Bombon, sous la présidence de M. Clemenceau, les attributions de chacune des autorités militaires intéressées à la question furent définies et délimitées. Le principe ayant été tout d’abord posé que la défense de Paris était assurée par les armées qui avaient reçu du général Foch la mission de défendre pied à pied le territoire et la capitale avec la dernière énergie, il fut décidé que, si l’avance ennemie sur Paris venait à atteindre la ligne générale Meaux, Creil, vallée du Thérain, le gouverneur militaire, commandant les armées de Paris, prendrait, sous les ordres du général en chef français, le commandement des armées défendant les vallées de l’Oise et de la Marne, ainsi que la région comprise entre ces vallées. En attendant, il préparerait la défense rapprochée de la capitale, sur toute l’étendue du camp retranché, depuis les Andelys jusqu’à Nogent-Sur-Seine, par la construction et l’armement des lignes de défense, l’établissement des plans de défense et la préparation de l’entrée en ligne des troupes de défense, tant au point de vue de leur action que de leurs communications. Pour lui donner toutes facilités dans l’accomplissement de sa mission, il fut en outre décidé que Paris serait placé dans la zone des armées, et que, par une liaison établie et entretenue avec le grand quartier général français, le général Guillaumat se tiendrait soigneusement au courant de la situation des armées françaises.

3. Préparatifs alliés pour la contre-offensive

Projet d’attaque du général Foch sur Soissons, 14 juin. – instructions données pour préparer les troupes alliées à la reprise de l’offensive.

Par l’ensemble de ces mesures, qui embrassaient à la fois la zone de l’avant et celle de l’arrière, on entendait répondre du côté des alliés aux nouvelles offensives de l’ennemi et se préparer à la grande bataille défensive qu’ils s’attendaient à livrer. Mais, tout en arrêtant, en ce qui me concernait, les mesures propres à faire de cette bataille un échec pour l’ennemi, je ne perdais pas de vue la tâche offensive que les armées alliées avaient le devoir de préparer dès à présent, et d’entreprendre dès que cela serait possible, puisque seule l’offensive leur permettrait de terminer victorieusement la guerre. Nous avons vu que deux terrains d’action avaient été primitivement choisis dans ce but ; les travaux préparatoires nécessaires y étaient poursuivis par les armées intéressées, l’armée anglaise dans la région de la Lys, l’armée française entre l’Oise et la Somme. L’avance profonde, qui venait d’amener les Allemands de l’Aisne jusqu’à la Marne de Château-Thierry, ouvrait maintenant de nouvelles perspectives et un champ nouveau à l’activité des alliés. Il était facile de constater, en effet, que, dans la poche profonde mais relativement étroite où l’ennemi était engagé de ce côté, il n’avait pour ravitailler convenablement ses troupes que des voies ferrées passant toutes par Soissons. Le jour où nous tiendrions sous notre canon ce nœud vital de communications, toute l’offensive allemande poussée vers Château-Thierry serait anémiée.

Dans la situation actuelle de notre front de combat, seuls les canons à longue portée étaient en mesure de tirer sur Soissons. Or, s’ils pouvaient gêner les ravitaillements de l’adversaire, ils ne pouvaient prétendre les interdire complètement. L’interdiction totale ne pouvait être espérée que de l’artillerie lourde mobile et de l’artillerie de campagne, seules capables d’assurer et de maintenir des résultats permanents. Il fallait donc mettre ces artilleries à portée d’interdiction efficace. J’étais ainsi conduit à demander au général Pétain, le 14 juin, de monter une action offensive ayant pour but de nous rendre maîtres des plateaux dominant Soissons à l’ouest, en vue d’interdire définitivement à l’ennemi ce point d’une importance considérable pour lui.

Conformément à une instruction antérieure, en date du 7 juin, la 5e armée avait préparé une attaque contre le flanc est de la poche de Château-Thierry, dont l’attaque allemande sur Compiègne avait réduit la portée. L’ennemi ayant été arrêté sur le Matz, elle ne présentait plus un intérêt immédiat ; elle pouvait par conséquent être réduite ou différée. C’est pourquoi, précisant à nouveau ma pensée, je demandais au général Pétain de porter tous ses efforts sur la préparation d’attaque de la 10e armée, en confiant à celle-ci la mission de reconquérir le plateau de Dommiers jusqu’au ravin de Missy-Aux-Bois. Cette opération devait être exécutée le plus tôt possible, de manière à la faire bénéficier d’une moindre organisation de l’adversaire. Le général Pétain donna aussitôt les ordres nécessaires et fixa à la 10e armée comme front minimum à atteindre la ligne jalonnée par Pernant, Missy-Aux-Bois, Longpont.

Quelques jours après, le 20 juin, le général Mangin, commandant cette armée, avait établi un plan d’opérations que le général en chef français approuvait dans son ensemble. Ainsi, à la fin de juin, les armées alliées avaient à leur disposition trois terrains d’offensive en voie de préparation dans des régions très différentes, la Lys, la Somme, la Marne. C’était à cette dernière, comme nous venons de le voir, que nous avions l’intention d’appliquer le premier effort, dès que ce serait possible. Mais cela n’empêchait pas de prévoir et d’envisager une reprise plus généralisée de l’offensive, et il fallait que le commandement comme les troupes ne fussent pas pris au dépourvu quand l’heure en sonnerait.

Le moment et la forme à donner à notre offensive étaient à prendre avec une certaine délicatesse. Il ne fallait pas perdre de vue que les armées alliées se trouvaient, depuis le 21 mars, sous le coup d’efforts allemands d’une violence et d’une puissance formidables, couronnés tout d’abord d’indiscutables succès, et qui n’avaient été arrêtés qu’au prix des sacrifices les plus sérieux. Il en était résulté chez elles des pertes très grandes et une impression marquée de la force militaire ennemie. Pour remonter ce courant, nos premières initiatives devaient être marquées par le succès, et, si elles étaient arrêtées dans leur développement, au moins ne fallait-il pas qu’elles nous laissassent dans une situation périlleuse.

C’est d’ailleurs dans cet ordre d’idées que l’attaque projetée contre la ligne de Soissons à Château-Thierry allait toujours avoir son flanc gauche couvert par l’Aisne ; par suite, si elle se voyait arrêtée en cours d’exécution, son avance ne constituerait pas une poche à flancs dangereux. Enfin, bien que nous ne voulions attaquer au début que sur un seul point, nos entreprises successives devaient être montées en une série telle que chacune d’elles profitât sans aucun retard de l’ascendant moral conquis par la précédente et du désarroi apporté dans les dispositions de l’ennemi. La direction distincte de chacune d’elles devait également être fixée de façon à aboutir finalement à une même résultante commune, qui augmenterait notablement les effets de toutes nos entreprises.

En tout cas, après trois ans de guerre de tranchées, il fallait également songer à remettre en vigueur, dans nos armées, la notion de force qui réside dans le mouvement, comme sa pratique et l’aptitude physique qu’il réclame, et à le faire savoir en un langage qui pût être entendu des armées engagées depuis le commencement de la guerre et de celles qui débutaient dans la lutte. Aussi, dès le 27 juin, le général Pétain était invité à formuler, dans une directive très générale à l’usage de toutes les armées alliées, les grands principes qui devaient présider à l’organisation et à la conduite d’une action offensive ; en outre, à assurer par des périodes d’entraînement dans les camps la mise au point des grandes unités françaises et américaines destinées à l’offensive. Enfin on lui indiquait que la bataille offensive pourrait à de certains moments être menée par une masse de forces alliées, françaises, américaines et britanniques, dont la préparation devait être terminée dans deux mois au plus tard, et pour laquelle on pouvait tabler sur un minimum de douze divisions américaines et d’une dizaine de divisions françaises, auxquelles s’ajouteraient sept ou huit divisions britanniques, soit au total une trentaine de divisions.

Dans ces prévisions, on comptait donc, pour une large part, sur la coopération américaine. Celle-ci, en effet, bien qu’elle ne fût encore qu’à ses débuts, commençait à peser dans la balance, et la confiance, que dès l’origine les alliés avaient placée dans son avenir, trouvait chaque jour des raisons nouvelles de s’affirmer. Encore fallait-il que le commandement allié, qui avait à utiliser sur le champ de bataille cette coopération, orientât sans cesse, d’après ses prévisions et ses projets, ceux qui étaient chargés de la lui préparer. Il n’y manquait point.

4. Poursuite de l’établissement du programme de la coopération américaine.

Programme établi pour le transport des divisions américaines en juillet ; les alliés demandent que cent divisions soient constituées pour le 1er août 1919 ; difficultés matérielles auxquelles se heurte l’organisation de l’armée américaine ; le président Wilson déclare qu’en dépit de tous les obstacles il y aura cent divisions en France le 1er juillet 1919. – c’est le manque d’artillerie surtout qui retarde la formation d’une armée américaine autonome. – projet d’intervention des forces américaines en Sibérie. – le champ d’action du haut commandement allié s’élargit de plus en plus.

Dans leur réunion d’Abbeville, les 1er et 2 mai, les gouvernements alliés avaient fixé dans ses grandes lignes le plan de transport en France des troupes américaines durant les mois de mai et juin. Le 2 juin, réunis de nouveau à Versailles, ils me chargeaient avec lord Milner et le général Pershing de proposer un programme des transports américains pour le mois de juillet. Un accord fut conclu en conséquence entre ces trois personnalités qui, après avoir confirmé la priorité absolue à donner aux transports d’infanterie pendant le mois de juin, demandèrent que la même priorité fût observée pendant le mois de juillet, et que 140.000 fantassins et mitrailleurs fussent, durant ce mois, amenés en France. Le conseil supérieur de guerre non seulement ratifia cet accord, mais en outre émit le voeu que le gouvernement des États-Unis, pour assurer la supériorité numérique de l’entente, et par là sa victoire, constituât pour le 1er août 1919 une armée de 100 divisions, ce qui exigerait des levées mensuelles de 300.000 hommes au moins. À cet appel des alliés à l’effort américain, le général Pershing avait l’occasion de répondre bientôt d’une façon indirecte, mais particulièrement expressive. Le 9 juin, au moment où la XVIIIe armée allemande lançait ses attaques en direction de Compiègne, le commandant des forces expéditionnaires américaines, renouvelant son geste du 28 mars, venait me trouver à Bombon, m’assurait de sa solidarité entière à la cause commune, de son désir plus que jamais ardent de voir toutes ses divisions prendre part à la bataille, et il se faisait en même temps l’interprète du sentiment unanime de la nation américaine, plus que jamais résolue, disait-il, à jeter toutes ses forces dans la lutte, sans compter. On voit dans quelle mesure la manifestation de tels sentiments pouvait faciliter la tâche des gouvernements alliés. En fait, seuls des obstacles matériels mettaient une limite à la coopération américaine. Malheureusement, ces obstacles étaient sérieux, et j’en soulignais l’importance dans une note adressée le 14 juin au président du conseil.

Examinant dans cette note sur quelles bases il conviendrait d’établir le programme des transports de troupes d’Amérique en France pendant le deuxième semestre de 1918, je faisais ressortir, à côté de mon désir légitime de voir arriver en France le plus grand nombre possible d’hommes, les éléments qui seraient susceptibles d’en limiter la réalisation, et je citais entre autres : les disponibilités en tonnage, la possibilité de trouver en France ou à proximité les chevaux nécessaires à l’organisation des unités américaines débarquées chaque mois, les ressources de l’armement français et des fabrications américaines, enfin les besoins toujours croissants du ravitaillement de l’armée américaine en France. La complexité du problème exigeait par suite des études préalables très poussées, de la part d’organes très divers, comme aussi des ententes entre les gouvernements, afin d’en établir des données exactes. Avec l’assentiment du président du conseil, je dirigeai ces études, et, en collaboration avec M. Tardieu, à ce moment en France, j’élaborai un programme sur les bases suivantes :

Pour que l’entente fût à coup sûr capable d’un effort décisif en 1919, il lui fallait une supériorité numérique indiscutable sur les 220 ou 240 divisions allemandes, ce qui nécessitait de l’Amérique un apport de 80 divisions pour le mois d’avril, de 100 divisions pour le mois de juillet de 1919.

Pour que ces divisions aient eu avant leur embarquement une instruction de trois mois, il fallait que la dernière des divisions d’avril 1919 eût été appelée en décembre 1918. La formation de chaque division, compte tenu de la proportion correspondante de services, d’éléments d’armée, de corps d’armée, etc., entraînant l’incorporation de 41.600 hommes, c’était donc, avec les effectifs de remplacement à assurer, un minimum de 300.000 hommes à enrôler pendant chacun des six derniers mois de 1918 et des quatre premiers mois de 1919. Ce programme, approuvé tout d’abord par le général Pershing au cours d’une conférence tenue à Chaumont le 23 juin, était soumis le 2 juillet, à Versailles, aux membres du conseil supérieur de la guerre, qui l’adoptèrent également et le transmirent au président Wilson. Celui-ci répondit sans délai qu’il y aurait en France cent divisions américaines le 1er juillet 1919, et que d’autres divisions suivraient si c’était nécessaire. La principale difficulté, celle du tonnage, était ensuite résolue, d’une part grâce au formidable essor que prenait la marine marchande américaine, ensuite grâce à l’aide de l’amirauté britannique qui s’engagea à parer au déficit éventuel. Cependant le rapide accroissement des forces américaines rendait plus pressant encore le désir du général Pershing de les constituer en une armée autonome.

Le 10 juillet, il venait me trouver pour me demander de hâter le plus possible la formation en corps d’armée des divisions américaines se trouvant en zone française, et de fournir à celles qui en étaient encore dépourvues l’artillerie nécessaire, en la prélevant au besoin sur des unités françaises. Je ne manquai point en cette circonstance de lui renouveler l’assurance que personne ne désirait plus vivement que moi la constitution de corps d’armée, d’armées, de secteurs américains, pour la bataille américaine, et que tous mes efforts tendaient vers ce but. Je restais, en effet, profondément convaincu que les soldats d’un pays ne rendent jamais tant que lorsqu’ils combattent avec leurs chefs et sous leur drapeau. L’amour-propre national est alors engagé. L’expérience et le caractère du général Pershing garantissaient en outre que là où il engagerait les troupes américaines, il ne s’arrêterait qu’au lendemain du succès. Malheureusement, le défaut d’artillerie empêchait encore de doter de canons toutes les divisions ou corps d’armée américains que l’on eût pu former. L’entente, en effet, visait à acquérir une supériorité numérique indispensable et il eût été peu conforme à ses intérêts de priver de leur artillerie des unités françaises au profit d’unités américaines. Au contraire, les divisions américaines qui n’avaient pas d’artillerie pouvaient être très avantageusement utilisées à relever dans des secteurs calmes, et à rendre disponibles pour la bataille, des divisions françaises. La collaboration des forces américaines ne s’exerçait pas seulement au profit du front occidental. Le 17 juin, le général Bliss était venu à Bombon m’entretenir d’une demande adressée par lord Milner au président Wilson, en vue du transport d’un contingent américain de 4.000 hommes (trois bataillons et deux batteries), à Mourmansk et Arkhangel. Le président Wilson, par prudence et pour ne pas diminuer le nombre des troupes américaines et les moyens de transport destinés au front français, était peu disposé à accueillir la demande de lord Milner.

Toutefois, six jours plus tard, ayant appris que les Allemands avaient ramené de Russie en France un certain nombre de divisions, je télégraphiais à mon tour au président Wilson que cet événement était à considérer comme un argument militaire décisif en faveur de l’intervention des alliés en Sibérie, et j’insistais derechef, le 27 juin, dans un second télégramme au président des États-Unis, lui demandant d’envoyer d’urgence deux régiments américains en Sibérie. Le 2 juillet, la question était soumise à la réunion du conseil supérieur de guerre à Versailles et l’affaire prise en mains par les chefs des gouvernements alliés. L’action du commandement allié avait à s’étendre, comme on le voit, dans des limites de plus en plus larges, jusqu’aux arrières dans chaque pays allié, pour assurer la formation ou l’entretien des troupes, comme aussi sur l’ensemble des théâtres d’opérations où leurs intérêts étaient engagés. La formule de Doullens s’était étrangement agrandie. Mais, tout en embrassant du regard l’ensemble de la guerre, c’était toujours sur le front occidental que se jouait la partie décisive, et le front occidental, c’était tout le vaste terrain qui s’étendait de l’embouchure de l’Yser à celle du Piave. Malgré le souci des opérations en France, l’importance et l’intérêt que présentait le théâtre d’opérations italien ne pouvaient être perdus de vue. Forcément les événements avaient les uns sur les autres une répercussion réciproque en deçà et au delà des Alpes. Il importait, en effet, que la cause alliée n’y souffrît pas de dommage tout d’abord, et qu’elle fût mise au plus tôt en état de vaincre. C’est dans ce but que la conférence d’Abbeville m’avait confié sur le théâtre d’opérations italien une mission de coordination.

5. Les opérations sur le front italien

Le général Foch prend contact avec le commandement italien et suit ses projets offensifs, 7 mai ; des menaces d’attaque ennemie font ajourner ceux-ci ; le général Foch approuve la conduite du général Diaz. M. Clemenceau s’en émeut, 28 mai-12 juin. – l’attaque autrichienne, son échec complet, 15 juin-23 juin ; le général Foch invite alors le général Diaz à reprendre ses projets d’offensive en les élargissant, 27 juin.

En vertu de cette mission, j’avais, dès le 7 mai, écrit au général Diaz pour lui demander quelles seraient les grandes lignes de l’action offensive que le commandement italien projetait dans la région des Mélettes, ainsi que la participation qu’il envisageait des forces alliées, françaises et britanniques, à cette action comme aussi la date à laquelle la préparation en serait achevée. Les dures batailles livrées sur le front franco-britannique de France, l’inaction et l’hésitation dont les armées autrichiennes faisaient preuve depuis l’hiver, enfin la supériorité des forces alliées en Italie constituaient autant de facteurs décisifs pour le déclanchement prochain d’une importante offensive italienne. Elle devait avoir pour effet de briser la résistance autrichienne, ou tout au moins de reporter de ce côté une partie des forces allemandes engagées à ce moment sur le front de France. Dans le but de développer et de préciser ces considérations au général Diaz, comme aussi d’être tenu au courant des intentions de celui-ci, j’avais même détaché en mission temporaire au comando supremo un officier de mon état-major, le lieutenant-colonel Lepetit.

On en était là, lorsque, le 28 mai, le général Graziai, commandant les troupes françaises en Italie, rendait compte par télégramme que le commandement italien, craignant une attaque ennemie sur le Piave, ajournait l’exécution de l’offensive qu’il avait projetée dans la région d’Asiago. Cette décision était confirmée, deux jours après, par le colonel Cavallero, chef du bureau des opérations, que le général Diaz m’avait envoyé à Sarcus, avec une lettre particulière. Dans cette lettre, le chef d’état-major général de l’armée italienne exposait en détail les raisons pour lesquelles il lui était impossible, en face de la menace autrichienne, de mettre à exécution pour le moment un projet d’offensive. Dans ces conditions, nous étions amenés à partager cette manière d’apprécier la situation, et, en approuvant les dispositions prises dans les circonstances présentes, à entrevoir que l’armée italienne serait tenue constamment prête à reprendre, le moment venu, les opérations offensives dont la préparation était déjà commencée.

Le 9 juin, le colonel-brigadier Calcagno, envoyé par le général Diaz comme agent de liaison permanent à mon quartier général, arrivait à Bombon. Il confirmait les renseignements du comando supremo touchant cette attaque, sans donner d’ailleurs plus de précisions sur son imminence, et il ajoutait que le programme offensif de l’état-major italien se bornait, pour le moment, à une opération locale qui serait exécutée prochainement dans la région du Tonale.

Sur ces entrefaites, le président du conseil, M. Clemenceau, me transmettait une conversation que M. Camille Barrère, notre ambassadeur à Rome, venait d’avoir avec M. Orlando, et d’où il résultait que le général Diaz n’avait ajourné son offensive qu’après m’avoir consulté et obtenu mon assentiment. Très ému, M. Clemenceau me demandait de m’expliquer à ce sujet. Je n’avais pas de peine à lui répondre sur-le-champ que si, en effet, j’avais approuvé, le 30 mai, l’attitude du général Diaz, je lui avais également recommandé d’attaquer dès que les conditions seraient modifiées. Il me semblait, du reste, que l’hésitation autrichienne sur le front italien et la persistance de l’effort allemand sur le front franco-britannique devaient justifier prochainement un changement d’attitude du comando supremo. Effectivement, après avoir de nouveau examiné la situation avec le colonel brigadier Calcagno, j’écrivais le 12 juin au général Diaz pour lui demander de reprendre sans délai la réalisation de son plan d’attaque, et je soulignais dans ma lettre que les résultats à attendre d’une action italienne large et énergique seraient de nature à soutenir puissamment les troupes du front franco-britannique dans la rude bataille qu’elles livraient depuis plus de deux mois.

En rendant compte de l’envoi de cette lettre au président du conseil, je priais M. Clemenceau d’en aviser également M. Barrère, afin que celui-ci fût à même, si c’était nécessaire, d’agir dans le sens voulu auprès du gouvernement italien. Mais à peine cette démarche était-elle faite, que la grande offensive autrichienne se déclanchait. Le 15 juin, les 6e, 7e et 3e armées italiennes étaient attaquées sur le front s’étendant des débouchés de la Brenta à l’embouchure du Piave ; elles maintenaient du reste fermement leurs positions et l’ennemi ne réussissait à franchir le Piave qu’en quelques points. La bataille se poursuivait pendant plusieurs jours sans que les Autrichiens pussent accroître leurs faibles gains, et, le 23 juin, ils étaient même contraints de repasser sur la rive gauche du Piave. Leur offensive avait subi en définitive un échec complet. Il importait que les Italiens profitassent sans retard de l’avantage incontestable qu’ils avaient acquis de la sorte.

Aussi, le 27 juin, j’écrivais de nouveau au général Diaz. Après l’avoir félicité du grand succès remporté par ses armées, je l’invitais à reprendre et à exécuter le plus tôt possible ses projets d’offensive en les élargissant, de manière à conquérir le massif des Mélettes et le mont Lisser. Cette conquête, qui amènerait l’armée italienne à proximité de la route de Feltre, lui fournirait une base de départ favorable à des entreprises ultérieures en direction de Trente, le jour où les alliés passeraient à une offensive d’ensemble sur tous les fronts, c’est-à-dire vraisemblablement au mois de septembre prochain. Le lieutenant-colonel Lepetit était chargé de porter cette lettre au général Diaz et de lui en développer les conclusions. Et comme, d’autre part, le gouvernement français se déclarait prêt, le 11 juillet, à fournir au comando supremo certains moyens matériels qui pourraient lui être nécessaires, notamment des chars d’assaut et des obus à ypérite, on espérait voir partir bientôt l’offensive italienne. Mais à ce moment déjà notre attention se concentrait tout entière sur le front français, où une quatrième offensive allemande était à la veille d’être lancée.