MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre premier — L’offensive allemande du 21 mars et l’accord de Doullens.

L’attaque allemande du 21 mars ; ses chefs, ses procédés, son but. – insuffisance des dispositions prises du côté allié ; la conférence de Londres du 15 mars. – enfoncement de la 5e armée anglaise ; décisions prises par les commandants en chef britannique et français ; démarches du général Foch à Paris et du maréchal Haig à Londres, 24 mars ; conférences de Compiègne et d’Abbeville, 25 mars, – conférence de Doullens, 26 mars.

 

 

Le 21 mars 1918, à 4 heures du matin, sur tout le front compris entre la vallée de la Scarpe et celle de l’Oise, l’artillerie allemande entrait soudainement et violemment en action à 9 heures, l’infanterie ennemie, à la faveur d’un épais brouillard, abordait les positions sur lesquelles, depuis le printemps de 1917, étaient établies les armées anglaises : au nord, 3e armée (général Byng), entre Arras et la région du Catelet ; au sud, 5e armée (général Gough), de la région du Catelet à Barisis-Aux-Bois. La 3e armée, sur son front de quarante kilomètres d’étendue, disposait de dix divisions en première ligne et de six en réserve. La 5e armée, pour défendre un front de soixante kilomètres, avait onze divisions en ligne, trois divisions d’infanterie et trois de cavalerie en réserve. En face d’elles, les masses allemandes d’attaque étaient groupées en trois armées : au nord, dans la région d’Arras, la XVIIe armée (Otto Von Below) ; au centre, entre Cambrai et le Catelet, la IIe armée (Von Der Marwitz) du groupe d’armées du kronprinz de Bavière ; au sud, appuyée à la vallée de l’Oise, la XVIIIe armée (Von Hutier) du groupe d’armées du kronprinz impérial.

Si, au moment où elles se lançaient à l’assaut des positions anglaises, on ignorait dans le camp allié la force exacte de leurs effectifs, on en avait pourtant une idée approximative. Une étude faite trois mois auparavant au grand quartier général français avait établi que les Allemands, soulagés par la défection russe, pourraient disposer sur le front occidental, vers le 1er mars 1918, d’environ deux cents divisions fournissant une masse offensive de quatre-vingts divisions avec un millier de batteries lourdes. Il était permis de supposer qu’une cinquantaine au moins de ces divisions seraient affectées d’emblée aux premières actions engagées, ce qui leur procurerait, dans le secteur d’attaque, une supériorité numérique du double au simple.

On connaissait également la valeur du commandement qui devait les diriger ; il avait fait ses preuves. Le général Von Below, dans les opérations menées contre le front italien au mois d’octobre 1917, s’était acquis une réputation solidement établie, et le général Von Hutier avait, vers la même époque, obtenu à Riga des résultats considérables par une attaque préparée dans le secret et menée avec vigueur et soudaineté. Les procédés qui avaient réussi à Caporetto et à Riga étaient ceux-là mêmes que le commandement allemand allait appliquer en France au printemps de 1918 ; on peut les résumer ainsi :

1. Recherche de la surprise par le transport secret de la masse de manoeuvre à pied d’oeuvre (mouvements effectués de nuit, absence de lumières dans les cantonnements et les camps, dissimulation aux investigations aériennes de l’adversaire, etc.), et la mise en place au dernier moment des unités d’attaque ;

2. Brutalité et brièveté de la préparation d’artillerie sur une profondeur de quatre à cinq kilomètres avec un large usage d’obus toxiques ; attaque de l’infanterie qui, pendant la préparation d’artillerie, s’est rassemblée à deux ou trois cents mètres des premières lignes à enlever ;

3. Rapidité d’exécution obtenue par la vitesse de marche de l’infanterie, protégée d’abord par le barrage roulant d’artillerie, puis par les batteries et les minenwerfer d’accompagnement, et surtout par les mitrailleuses légères ;

4. La brèche étant faite, chercher à l’élargir par des attaques dirigées sur les flancs ;

5. Recherche d’une pénétration rapide dans les positions ennemies (marche résolue des troupes sur des objectifs déterminés à l’avance et situés à grande distance, de manière à désorganiser la défense adverse en lui enlevant les points essentiels de son organisation) ;

6. Initiative des chefs : le rôle du commandement est décisif à tous les échelons et dans toutes les armes. Quand la bataille est commencée, les ordres particuliers n’atteignent plus les intéressés, chacun doit alors agir de sa propre initiative ;

7. Emploi des réserves, non pas contre des centres de résistance qui exigent des sacrifices inutiles, mais sur les points où l’attaque progresse et où son avance peut être facilitée.

Tels étaient les principes généraux à la pratique desquels les divisions allemandes avaient été entraînées dans des exercices répétés au cours des semaines précédant l’attaque. En fait, l’outil que les mains D’Hindenburg et de Ludendorff maniaient au printemps de 1918 apparaissait par son matériel et l’instruction de la troupe comme un instrument de combat dont la mise au point et la trempe ne laissaient rien à désirer. Chaque soldat allemand était convaincu qu’il allait livrer et gagner les grandes batailles pour la paix. Confiant dans cet outil excellent, la direction suprême allait l’appliquer à un but stratégique, dont elle espérait des résultats aussi rapides que décisifs. En visant le front allié dans une de ses parties les plus délicates, la jonction entre les armées britannique et française, elle pouvait séparer ces deux armées par une action fortement constituée et vigoureusement conduite en direction d’Amiens. En exploitant le succès initial et en élargissant la brèche faite de manière à rejeter les Anglais à la mer, les Français sur Paris, elle pouvait rompre la coalition, et mettre ses deux principaux adversaires hors de cause avant que le concours américain ait eu le temps d’intervenir efficacement. Telles étaient les possibilités qui s’offraient à la direction suprême allemande.

Dans la région du nord de la France, elle trouvait d’ailleurs des facilités de manœuvre particulières dans un réseau ferré dense et bien orienté. Il menait vers un des points vitaux des communications alliées, Amiens. Sur la majeure partie du front d’attaque choisi, elle rencontrerait vraisemblablement une résistance moins affirmée que partout ailleurs, car les alliés n’occupaient que depuis un an des positions qui leur avaient été volontairement cédées et qu’en arrière de ces positions, jusque vers Amiens, s’étendait un terrain rendu désertique, ici par les destructions systématiques opérées au printemps de 1917, là par les ravages de la bataille de la Somme à l’été de 1916. La direction suprême pensait donc avoir mis tous les atouts dans son jeu. Cependant, le haut commandement, tant britannique que français, n’était pas dans l’ignorance des projets de l’ennemi. Dès le mois de février, les renseignements qui lui étaient parvenus avaient montré comme zones d’attaques principales, celle de l’Oise à la Scarpe, et celle de Champagne de part et d’autre de Reims.

Mais, tandis que les Anglais estimaient que le gros effort de l’ennemi porterait en Champagne, le général Pétain pensait que cet effort serait dirigé sur le front anglais au nord de l’Oise. Dans cette dernière hypothèse, le point de jonction des forces britanniques et françaises lui était apparu inévitablement comme un point de moindre résistance, où il serait plus difficile qu’ailleurs de conduire une bataille. Le chef d’état-major général français et les représentants militaires de Versailles avaient bien, au cours de l’hiver, tenté de remédier à cet ensemble plein de faiblesse, mais leurs efforts étaient restés pratiquement stériles. Les 13, 14, 15 mars, les gouvernements alliés s’étaient réunis en conférence à Londres pour examiner notamment la formation de la réserve générale alliée, dont j’avais la charge comme président du comité exécutif de Versailles. Dans la séance du 14, le maréchal Haig, qui prenait part à la conférence, avait déclaré ne pouvoir assurer à cette réserve la participation qui lui était demandée et fournir le nombre de divisions qu’elle réclamait ; malgré mes observations, le gouvernement anglais s’était rallié à son opinion et le gouvernement français avait accepté sans réserve la proposition britannique.

Dans la séance du 15, cette solution des gouvernements m’inspirant toujours des inquiétudes, j’avais demandé la parole et insisté sur les lacunes que présentait l’organisation du commandement, au moment de livrer une bataille alliée défensive des plus sérieuses et des plus proches, semblait-il. L’expérience me permettait de le dire. Depuis le début de la guerre, nous avions livré de nombreuses batailles auxquelles avaient pris part les différentes armées alliées ; en 1914, à la Marne, à Arras, les Français et les Anglais ; sur l’Yser et à Ypres, les Français, les Anglais, les Belges ; sur le Piave en 1917, les Italiens, les Français, les Anglais. Aucune d’elles n’aurait pu aboutir sans un organe d’entente assurant par une action concertée la tâche de faire triompher la cause alliée, en faisant concorder et converger les efforts des armées de nationalité différente, forcément morcelés sans cela.

Dans les circonstances actuelles, cet organe aurait été le commandement de la réserve générale alliée, si elle avait été constituée. Mais, en l’absence de cet organisme allié, il était à redouter que chacune des deux armées, française et anglaise, sur lesquelles les coups de l’ennemi allaient porter, ne se laissât dominer par la considération de ses intérêts propres et des dangers qu’elle courait, et ne perdît de vue l’intérêt commun à assurer cependant tout d’abord. Au total, la bataille alliée pouvait être sérieusement compromise dans les conditions présentes par défaut d’unité de vues, de direction. Mes observations et prévisions figurent au procès-verbal de la conférence du 15 mars à Londres. Ces observations avaient bien frappé certain chef de gouvernement, M. Lloyd George, sans amener la conférence à modifier ses décisions du 14. Elles allaient recevoir six jours plus tard sur le champ de bataille une justification des plus établies. En tout cas, à la veille de la grande offensive allemande, les gouvernements alliés avaient finalement décidé de s’en remettre au seul accord existant entre le maréchal Haig et le général Pétain du soin de faire face à une situation qui s’annonçait grosse de périls.

En fait, les deux commandants en chef avaient répondu au danger menaçant par des dispositions particulières : le général Pétain, en mettant en réserve à Clermont la 3e armée (général Humbert), forte de cinq divisions d’infanterie, un corps de cavalerie, et trois régiments d’artillerie, destinés à intervenir en zone anglaise, soit entre l’Oise et la Somme, soit même au nord de la Somme ; le maréchal Haig, en s’engageant à envoyer, en cas d’attaque ennemie sur le front français, une armée forte de six à huit divisions, quatre à six groupes d’artillerie de campagne et deux groupes d’artillerie lourde, mais sous la réserve que cette intervention n’aurait lieu qu’autant que le front britannique ne serait pas englobé dans une offensive allemande de grande envergure. Ces dispositions, quelle que fût leur valeur, présentaient néanmoins des imperfections et des lacunes sérieuses pour répondre à une offensive capable de frapper en différents points et de poursuivre un succès dans une direction préalablement visée.

Les promesses d’appui mutuel des deux commandants en chef étaient d’ailleurs grevées de réserves, avouées de la part du maréchal Haig, mais également présentes dans l’esprit du général Pétain, car celui-ci, tout en regardant vers le front britannique, envisageait les possibilités toujours plus grandes d’une offensive allemande affectant à la fois notre front en Champagne et le front anglais.

Dans ces conditions, le jour de la bataille venu, avec ses brumes épaisses et menaçantes, étendues sur un vaste horizon, lequel des deux chefs oserait abandonner les réserves de ses engagements ? Que deviendraient d’ailleurs ces engagements en face de l’imprévu qui accompagne toujours dans la forme ou dans l’exécution une grande entreprise de l’adversaire, et qui dépasserait ou modifierait les conditions dans lesquelles avaient été établis les arrangements des deux chefs alliés ? Comment chacun d’eux, responsable d’ailleurs vis-à-vis de son gouvernement des intérêts propres de son pays, comme des renforts et des sacrifices à lui demander, oserait-il voir plus loin que le champ d’action limité de son armée ? Et à l’heure des graves décisions saurait-il s’abstraire de cette responsabilité, pour apporter au voisin en péril un secours approprié, prompt, puissant, à envoyer parfois à grande distance ? Du reste, l’eût-il voulu — car il s’agissait ici de livrer une bataille défensive d’une violence certaine et d’une étendue indéterminée — pourrait-il engager ses renforts rapidement, par une intervention heureuse, dans l’action de son voisin, alors que les états-majors et les exécutants étaient encore étrangers les uns aux autres dans la connaissance précise de leurs besoins, de leurs moyens, de leurs manières d’agir, et procédaient par conventions ou protocoles naturellement pleins de raideur ou du moins de lenteur ?

C’est par cela que l’accord intervenu entre les commandants en chef m’était apparu à Londres plein de faiblesse et absolument insuffisant, comme les événements allaient le prouver sans tarder. C’est par cela que les gouvernements alliés avaient encouru une lourde responsabilité, en n’hésitant pas à faire reposer leur confiance et leur quiétude sur ce simple accord de deux chefs à intérêts propres.

Le 21 mars, le plan de l’état-major allemand s’exécutait dans toute son ampleur. Les moyens matériels mis en oeuvre, cinquante divisions, l’étendue de l’attaque, quatre-vingts kilomètres, dépassaient de beaucoup ce que l’on avait vu depuis la stabilisation des fronts sur le théâtre occidental. Les résultats obtenus n’étaient pas moindres. Au nord, la 3e armée anglaise maintenait dans l’ensemble ses positions, mais il n’en était pas de même à la 5e armée du général Gough, emportée sur presque tout son front, et dont la droite en particulier était rejetée à l’ouest de le lendemain 22, cette armée fortement ébranlée battait en retraite vers la Somme. Fait incompréhensible et inexplicable, si ce n’est par la contagion de l’émoi et du trouble qui emportent les troupes fortement attaquées sur la première ligne, la Somme, située à plusieurs kilomètres en arrière, était enlevée par l’ennemi, sans coup férir pour ainsi dire. La même observation, nous aurons à la faire pour l’Aisne, lors de l’attaque du 27 mai.

Malgré l’intervention des réserves britanniques, le mouvement général de repli de la 5e armée s’effectuait à une allure qui dénotait de sa part un pouvoir de résistance fortement amoindri. Inquiet, le maréchal Haig demandait au général Pétain de faire relever d’urgence par des troupes françaises les contingents britanniques échelonnés entre l’Oise et la Somme de Péronne. Mais le général Pétain n’était pas libéré de toute préoccupation pour son front de Champagne. Il ne pouvait faire plus pour le moment que de s’en tenir aux arrangements antérieurement conclus, à savoir l’intervention en zone britannique de la 3e armée française ; encore cette intervention, en raison des délais qu’elle exigeait, ne pourrait-elle se faire sentir pleinement qu’à partir du 27. Jusque-là, les Britanniques allaient être plus ou moins livrés à eux-mêmes.

Pour atténuer en partie la gravité de leur situation, le commandant en chef français décidait, d’accord avec le maréchal Haig, de confier au général Fayolle, commandant le groupe d’armées de réserve, la direction de la bataille entre Barisis-Aux-Bois et Péronne. Le général Fayolle aurait ainsi sous ses ordres les divisions anglaises combattant dans cette zone, comme aussi la 3e armée française lorsqu’elle serait arrivée, et ultérieurement la 1ere armée française, actuellement en voie de retrait de la région de Woëvre. Il lui était demandé de reconstituer à tout prix un front défensif solide sur la ligne Péronne, Guiscard, Chauny, Barisis-Aux-Bois ou au minimum sur la ligne Nesle, Noyon.

Cependant les événements se déroulaient avec une rapidité qui défiait les prévisions. Le 23 mars, les Allemands étendaient leur front d’attaque jusqu’à l’est d’Arras. La 3e armée britannique, sauf un léger recul à l’ouest de Croisilles, résistait victorieusement aux assauts de l’ennemi, mais, pour maintenir la liaison avec la 5e armée, elle devait replier sa droite en direction de Bapaume. La 5e armée britannique, en effet, poursuivait sa retraite d’une façon continue. Dans la journée du 23, elle abandonnait la tête de pont de Péronne, et, le lendemain 24, la ligne de la Somme entre Péronne et Ham. Vainement le 5e corps français (3e armée), s’engageant en hâte, essayait-il de défendre Noyon et le canal du Nord ; il était débordé, et, le 25, Noyon tombait au pouvoir des Allemands. C’est que la droite du général Gough, au lieu de se replier sur la direction Roye-Montdidier, qui l’aurait maintenue en liaison avec la gauche française, battait en retraite sur la direction Nesle-Amiens, qui l’en éloignait pour la rapprocher des bases anglaises.

Ainsi se créait, entre cette droite anglaise et cette gauche française, un trou de vingt kilomètres que notre 2e corps de cavalerie, malgré ses efforts, était impuissant à combler et dans lequel l’ennemi progressait avec rapidité. Le général Fayolle comptait bien y jeter les unités de la 3e armée, au fur et à mesure de leurs débarquements, mais en aurait-il le temps, et, si la dislocation de l’armée Gough continuait, n’était-il pas à craindre que les unités fussent elles-mêmes emportées par la tourmente avant d’avoir pu rétablir la continuité du front ?

Le général en chef français, qui avait vu le maréchal Haig dans la journée du 23 à Dury et s’était déclaré d’accord avec lui sur la nécessité d’assurer une liaison étroite entre les armées britannique et française, doutait maintenant que cette liaison pût être rétablie. Devant la tournure prise le 24 par les événements, il désespérait d’une résistance britannique permettant aux divisions françaises d’intervenir dans de bonnes conditions à la droite de la 5e armée anglaise, et il jugeait que la situation comportait dès à présent de nouvelles dispositions. Il les faisait connaître le jour même, 24 mars, dans une instruction à ses commandants de groupe d’armées aux commandants de groupe d’armées : il s’agit avant tout, leur écrivait-il, de maintenir solide l’armature de l’ensemble des armées françaises ; en particulier ne pas laisser couper le groupe d’armées de réserve du reste de nos forces. Ensuite, si possible, conserver la liaison avec les forces britanniques

C’était une grave décision ; elle semblait répondre imparfaitement aux intérêts des alliés et elle risquait en outre de porter un nouveau coup au moral déjà fortement atteint des troupes anglaises. Le lendemain 25 mars, le maréchal Haig remettait à son tour, à Abbeville, au général Weygand, une note précisant ses demandes et ses intentions. Ses demandes avaient pour objet la concentration immédiate à cheval sur la Somme, à l’ouest d’Amiens, d’au moins vingt divisions françaises pour agir sur le flanc de l’attaque allemande contre l’armée anglaise. C’était entrevoir déjà la résistance anglaise reportée par les événements à l’ouest d’Amiens. Quant à ses intentions, elles tenaient dans cette simple phrase : l’armée anglaise devra combattre lentement en retraite en couvrant les ports du Pas-De-Calais.

Comme on le voit, à l’heure de la crise violente et continue qui se précipitait, chacun des deux commandants en chef se trouvait en face de sa responsabilité propre devant son pays. Ce qui était à redouter se produisait. Chacun d’eux se préoccupait avant tout de maintenir et de conserver son armée, de l’orienter pour cela vers ses bases, dans la direction la plus propre à assurer la sauvegarde des intérêts de sa nation. C’étaient, pour les britanniques, les ports de la Manche, pour les Français, Paris et la France en arrière ; c’était la tâche qui paraissait essentielle à chacun d’eux. Il allait peut-être en résulter une manoeuvre divergente. L’aide au voisin n’était plus qu’une tâche éventuelle à remplir, s’il était possible.

En face d’une bataille allemande, se livraient du côté de l’entente deux batailles distinctes : une bataille britannique pour les ports et une bataille française pour Paris. Elles allaient se poursuivre distinctes et en s’éloignant l’une de l’autre. Par là, les commandants alliés tendaient à accentuer la séparation de leurs armées, but primordial des opérations allemandes. Ils risquaient de la rendre définitive. On courait alors à une défaite certaine, à moins que les gouvernements alliés, qui avaient la plus grosse part de responsabilité dans cet état de choses, n’intervinssent à temps par une décision rapide pour assurer le salut de la coalition, en affirmant l’unité de ses intérêts, et en instituant au-dessus des armées un organe supérieur, qui prendrait en main la sauvegarde de ces intérêts communs comme aussi l’emploi de l’ensemble des moyens de la coalition.

Dès le dimanche 24 mars, vers 15 heures, avant même que le général Pétain eût fait paraître l’instruction qui devait consacrer sa divergence de vues avec le maréchal Haig, j’avais de ma propre initiative demandé à voir M. Clemenceau, président du conseil, et je lui avais remis une note écrite par laquelle j’appelais son attention sur l’évolution de la bataille en cours ; je lui exposais les dispositions militaires à prendre immédiatement, comme aussi la nécessité d’un organe directeur de la guerre, capable d’en donner les directives, et de veiller à leur exécution. Sans cela, on risquerait d’avoir, du côté de la coalition, une bataille à conséquences graves, insuffisamment préparée, insuffisamment montée, insuffisamment conduite. Ses premières paroles, après la remise de ma note, furent : Vous n’allez pas me lâcher, vous ! Je suis d’accord avec Haig et avec Pétain ; que peut-on faire de plus ?Non, monsieur le président, lui répondis-je, je ne vous lâcherai pas, mais il faut que chacun prenne sans retard ses responsabilités, et c’est pour cela que je vous remets cette note.

Comme chef d’état-major de l’armée, j’étais le conseiller militaire du gouvernement français. A l’heure où des événements importants se passaient, je ne pouvais rester spectateur impassible devant l’imminence d’un désastre ; il importait que chacun prît ses responsabilités, et il fallait que le gouvernement français sût bien que l’ardeur patriotique de son président du conseil, son incomparable activité, et ses conversations répétées avec le général Pétain ou avec le maréchal Haig, ne pouvaient suffire à mener une grande, longue et dure bataille des armées alliées. Pour résoudre l’affaire, il fallait au plus tôt établir un organe directeur, entièrement et uniquement consacré à la conduite de la guerre alliée, choisi pour cela par les gouvernements alliés et responsable devant eux, ayant l’expérience, l’autorité, le savoir comme aussi les états-majors convenables, ou bien la lutte finissait dans la division des efforts, l’impuissance, le désastre. Ce ne pouvaient être ni le comité exécutif de Versailles, dépouillé le 14 mars de tout moyen et partant de toute autorité, ni à fortiori le conseil supérieur de guerre des gouvernements dont les décisions concertées ne manqueraient pas d’être toujours en retard sur les événements. Cette nécessité, le maréchal Haig la reconnaissait également le même jour.

Le 24 mars, en effet, vers 23 heures, alors qu’il ne pouvait plus douter des intentions qui guidaient le commandement français, il télégraphiait au chef d’état-major impérial à Londres de venir en France immédiatement, afin qu’un commandement suprême pour tout le front ouest fût nommé le plus tôt possible. Répondant à cet appel, le général Wilson débarquait à Boulogne dans la matinée du 25. Il avait été précédé dans son voyage par lord Milner, membre du cabinet de guerre britannique, arrivé la veille à Versailles, par ordre de M. Lloyd George, en vue d’adresser au cabinet un rapport personnel sur la situation. Profitant de la présence en France de ces deux personnalités anglaises, M. Clemenceau organisa une réunion au grand quartier général français à Compiègne, dans l’après-midi du 25. Malheureusement, ni le général Wilson, ni le maréchal Haig, retenus à Abbeville, ne purent s’y rendre, et il y eut, en réalité, ce jour-là, deux réunions : l’une à Compiègne, à laquelle j’assistai avec le président de la république, MM. Clemenceau et Loucheur, lord Milner, le général Pétain ; l’autre à Abbeville, entre le général Wilson, le maréchal Haig et mon chef d’état-major, le général Weygand.

À celle de Compiègne, le général Pétain exposa l’état de désorganisation profonde de la 5e armée britannique et les mesures qu’il avait prises pour venir à son secours : envoi de quinze divisions, dont six étaient déjà fortement engagées ; il déclara également que c’était tout ce qu’il pouvait faire pour l’instant, étant donné la nécessité où il se trouvait de défendre la route de Paris, menacée par la vallée de l’Oise et peut-être du côté de la Champagne. Invité de mon côté à faire connaître mon point de vue, je montrai, comme dans ma note de la veille, que le danger pressant était du côté d’Amiens, où l’offensive allemande avait provoqué la rupture du front franco-britannique, effectué une large brèche, dont la séparation des armées britannique et française était la première conséquence, qu’il fallait rétablir à tout prix ce front et la liaison des deux armées, dût-on encourir certains risques par ailleurs. Amener le nombre de divisions nécessaires pour fermer la brèche et les amener vite, tels devaient être, à mon avis, la ligne de conduite à pratiquer et le but des efforts de tous.

Dans quelle mesure les Anglais étaient-ils en état de participer à cette tâche ? Lord Milner, en l’absence de ses conseillers militaires, ne put répondre à cette question posée par M. Clemenceau. Il proposa de tenir le lendemain 26 une nouvelle réunion avec les généraux anglais. On se séparait donc à Compiègne vers 17 heures, en fixant que cette réunion aurait lieu le lendemain à 11 heures à Dury. D’ailleurs, tandis que la conférence de Compiègne s’achevait sans qu’aucune décision n’ait été prise, le maréchal Haig s’entretenait à Abbeville avec le général Wilson, et, conscient du péril que courait l’entente du fait de la séparation des armées britannique et française, convaincu qu’il fallait à tout prix l’empêcher, il proposait au chef d’état-major impérial que le général Foch fût immédiatement nommé commandant en chef. Son avis n’était encore qu’en partie écouté.

Le général Wilson arrivait, en effet, dans la soirée même à Versailles, s’entretenait avec lord Milner, et venait ensuite me trouver à Paris vers 23 heures. Il me proposait de confier à M. Clemenceau, dont j’aurais été le conseiller technique, le soin d’assurer une coopération plus étroite des armées et la meilleure utilisation de toutes les réserves disponibles. Je n’eus pas de peine à lui faire observer combien la réalisation de ce projet serait peu souhaitable, car, bien loin de simplifier les choses, elle risquerait d’en rendre l’exécution plus difficile encore. Mes vues, développées dans cet entretien, ont été clairement résumées dans le mémorandum de lord Milner : quant à lui, général Foch, il n’avait aucun désir de rien commander. Tout ce qu’il demandait, c’est d’être expressément autorisé par les deux gouvernements dans la mission d’assurer le maximum de coopération entre les deux commandants en chef. Il demandait, en d’autres termes, à occuper le même genre de situation que celle qu’il avait eue naguère, au moment de la bataille d’Ypres (en 1914), lorsque le maréchal Joffre l’avait chargé d’obtenir, si faire se pouvait, une collaboration plus étroite entre les Britanniques et les Français. Seulement il voulait aujourd’hui être placé dans cette situation en vertu d’une délégation spéciale et plus haute, celle des deux gouvernements alliés. Lord Milner et Wilson s’accordaient à penser que ce serait, dans le cas présent, la meilleure solution. Tel était à peu près l’état de la question, dans la matinée du 26 mars, au moment où s’ouvrait la conférence de Doullens.

Quand j’arrivais dans cette ville, vers 11 heures et demie, le maréchal Haig recevait dans la salle de l’hôtel de ville le rapport de ses commandants d’armée auquel assistait bientôt lord Milner. La séance se prolongeait et les loisirs qu’elle fournissait me donnaient le temps de revoir les locaux modestes de l’école, où je m’étais installé avec mon état-major le 6 octobre 1914 pour poursuivre la manoeuvre qui emportait alors les armées opposées vers le nord. Elle avait abouti, comme on le sait, aux batailles de l’Yser et d’Ypres et à l’arrêt définitif de l’ennemi. Quand je me reportais à ces temps déjà vieux et que je comparais nos effectifs, nos organisations, notre armement et nos approvisionnements de 1918 à ceux de cette époque, je ne pouvais me résoudre à admettre que, puissamment renforcés comme nous l’étions en 1918, nous devions nous laisser battre, là où dans une pénurie relative nous avions vaincu en 1914. C’était dans l’emploi combiné des moyens et dans l’application d’une solide morale que devait se trouver encore la formule du succès ; avec les moyens dont nous disposions, arrêter la marche de l’ennemi était d’abord une affaire de volonté du haut commandement. L’issue de l’entreprise n’était pas douteuse à mes yeux, à la condition de la dominer dans un esprit d’entente étroite et énergique des chefs alliés, vigoureusement orientés et entraînés sur chaque danger successif. Que n’avions-nous fait en 1914, à l’Yser et à Ypres, et dans quelles conditions ? Ces idées fondamentales, je les développais devant les membres du gouvernement français dans le jardin de l’hôtel de ville de Doullens, en attendant l’ouverture de la conférence alliée. Celle-ci commençait à 12 h. 45 à l’hôtel de ville. Y assistaient du côté français : le président de la république, MM. Clemenceau et Loucheur, les généraux Foch, Pétain, Weygand ; du côté anglais : lord Milner, le maréchal Haig, les généraux Wilson, Lawrence, Montgomery.

Dès l’abord, tout le monde fut unanime à reconnaître qu’Amiens devait être sauvé à tout prix et que le sort de la guerre s’y jouait. J’intervenais énergiquement dans ce sens. Notre front était déjà refoulé jusqu’à Bray-Sur-Somme, en arrière des lignes de 1916. Il fallait ne reculer à aucun prix. Ne pas céder sans combat un pouce de terrain, mais se maintenir coûte que coûte sur place, avec la dernière énergie, tel était le premier principe à bien fixer, à faire connaître à tous, et dont il y avait à assurer l’exécution au plus tôt, en particulier en activant l’arrivée des réserves, et en les appliquant à la soudure des armées alliées. Or les Anglais n’avaient plus de disponibilités à envoyer au sud de la Somme, à moins de les prendre dans le secteur d’Arras qui était fortement attaqué et qu’on ne pouvait songer à affaiblir. Le secours ne pouvait venir que de l’armée française.

Interrogé, le général Pétain exposa son programme. Il avait décidé d’augmenter le nombre des divisions à envoyer en Picardie ; au lieu des quinze indiquées la veille à la réunion de Compiègne, c’est vingt-quatre qu’il avait l’intention de diriger sur Montdidier. Il espérait ainsi, sans pouvoir l’affirmer, étendre son front jusqu’à la Somme ; mais cette extension ne serait que progressive et lente, parce que le transport des divisions, à raison de deux par jour, exigerait un délai assez long.

Lord Milner eut alors avec M. Clemenceau un entretien particulier, à la faveur duquel il lui proposa de me confier la direction des opérations. Le président du conseil se rallia à cette idée et élabora de suite un texte aux termes duquel j’étais chargé de coordonner les opérations des forces alliées autour d’Amiens. Le maréchal Haig, apercevant aussitôt l’étroitesse et la petitesse de la combinaison, déclarait qu’elle ne répondait pas au but qu’il poursuivait. Il demanda que celle-ci fût étendue aux forces britanniques et françaises opérant en France et en Belgique. Finalement, la formule fut encore élargie de manière à comprendre toutes les forces alliées opérant sur le front occidental, et on tomba d’accord sur le texte suivant qui fut signé par lord Milner et M. Clemenceau :

Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français de coordonner l’action des armées alliées sur le front ouest. Il s’entendra à cet effet avec les généraux en chef qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires.

À 14 h. 30, la conférence de Doullens prenait fin. Nous allions rapidement déjeuner à l’hôtel des quatre-fils-Aymon que je connaissais depuis 1914. Et c’est en nous mettant à table que M. Clemenceau m’abordait avec ces paroles : Eh bien ! Vous l’avez votre situation si désirée ! je n’avais pas de peine à lui répondre, et M. Loucheur se joignait à moi, que prendre la direction d’une bataille grandement perdue sept jours de suite ne pouvait exciter de ma part aucun désir, mais constituait par ses risques un acte de dévouement et de sacrifice au service du pays.