NUMA POMPILIUS

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

Le triomphe de Romulus acheva d’enivrer Numa. Son âme, déjà en proie à tous les feux de l’amour ; s’enflamme encore au nouveau spectacle qui la ravit. La gloire, avec tout son éclat, vient se présenter à lui comme le plus sûr moyen de mériter Hersilie. A peine a-t-il conçu cet espoir, que Numa brûle d’être un héros ; et deux passions, dont l’une suffit pour transporter une grande âme, se réunissent et embrasent son jeune cœur.

Tatius rentre dans son palais. Numa le suit en soupirant. Il voudrait tout lui révéler ; mais il craint les reproches du bon roi : il le regarde et se tait. Comme on voit un enfant timide suivre sa mère à pas inégaux, la retenir doucement par son voile, fixer sur elle des yeux noyés de pleurs, et lui demander, sans rien dire, de le porter dans ses bras : ainsi Numa suivait Tatius.

Le bon roi s’arrête et lui ouvre son sein ; Parle, mon fils, lui dit-il, que puis-je faire pour toi ? Tes désirs seront satisfaits, pour peu qu’ils soient en ma puissance.

Ô mon père, lui répond Numa, le ciel m’est témoin que je parlais d’après mon cœur quand je formais le projet de consacrer ma vie entière à prendre soin de votre vieillesse, à m’efforcer d’acquérir vos vertus : mais j’ai vu triompher Romulus, et j’ai senti naître dans mon âme un sentiment qui m’était inconnu. L’amour de la gloire m’enflamme, la soif des combats me dévore. Oui, je suis de votre sang ; je suis le fils de Pompilius. A mon âge, vous et mon père aviez déjà gagné des batailles ; à mon âge, vous aviez ceint vos têtes de ce laurier dont je suis affamé ; et moi, fils inconnu du brave Pompilius, moi, le parent, l’ami du vaillant roi des Sabins ; je n’ai encore immolé que des victimes ! Ô mon père ! j’embrasse vos genoux : permettez que je vous imite ; souffrez que je suive Romulus, que je devienne un héros comme vous et comme mon père.

En prononçant ces paroles, il se jette aux pieds du vieillard ; et baisse la tête pour cacher sa rougeur.

Rassure-toi, lui dit Tatius ; je te pardonnerais même une faute, comment pourrais-je te punir d’un sentiment que j’estime ? Hélas ! ma tendresse pour toi m’aurait fait préférer sans doute de te voir couler une vie paisible à l’abri de mon trône et dans mon sein paternel : mais je suis Sabin ; comme toi, je sais combien la gloire a de charmes. Numa, ton courage me plaît : je verse pourtant des pleurs en te voyant, si jeune encore, vouloir affronter les hasards de la guerre la plus dangereuse que Romulus ait entreprise ; car, je ne veux pas te le cacher, les ennemis qu’il a vaincus ne sont rien auprès de ceux qu’il va combattre. Les terribles Marses, indomptés jusqu’à ce jour, sont des sauvages d’une taille gigantesque et d’une force prodigieuse : ils sont armés de massues semblables à celle du grand Alcide ; et l’on dit qu’ils trempent leurs flèches dans des herbes venimeuses nées sur les bords de l’Averne. Chaque blessure donne la mort et quelle douleur pour moi !....

Quelle gloire, interrompt Numa en se relevant, quel bonheur pour votre fils d’apprendre ce noble métier contre de si dignes adversaires ! Vous voyez, à présent que je suis le favori des dieux, puisqu’ils m’inspirent de suivre Romulus au moment où Romulus va courir les plus grands périls. Ô mon père ! c’en est fait : ce que vous venez de m’apprendre nie détermine ; et l’honneur vous fait une loi de me laisser voler aux combats.

En achevant ces mots une flamme céleste brille dans ses yeux ; l’accent de sa voix devient plus fort, plus énergique ; sa taille, tous ses mouvements, prennent un air de noblesse et d’audace : tel Achille, déguisé en femme parmi les filles de Lycomède, s’élança sur l’épée qu’Ulysse fit briller à ses yeux, et découvrit son sexe et son courage par un transport involontaire.

A ce mouvement de Numa, Tatius éprouve lui-même une émotion dont il n’est pas maître : Oui, mon fils, s’écrie-t-il pleurant de joie, tu iras combattre les Marses, et ton père t’accompagnera. Oui, je te guiderai dans les batailles ; je te donnerai les premières leçons de l’art des héros. Ne pense pas que la vieillesse ait épuisé toutes mes forces : cette main peut encore lancer un javelot ; ce bras peut soutenir un bouclier. Nestor, plus vieux que moi, apprenait à vaincre à son cher Antiloque : je ne vaux pas Nestor ; mais il n’aimait pas mieux son fils.

Il dit : Numa se jette dans ses bras : il est prêt à lui découvrir sa passion pour Hersilie ; mais, dans la crainte d’affaiblir l’estime du bon roi en lui avouant que la gloire ne règne pas seule en son cœur, il remet à un autre temps un aveu si difficile.

Tatius, occupé de son nouveau projet, court redemander aux prêtres de Jupiter ses vieilles armes qu’il avait consacrées au dieu. Il les revoit avec les mêmes transports qu’il éprouvait dans sa jeunesse. Ô Jupiter, s’écrie-t-il, si le sang de mes nombreuses victimes a ruisselé sur tes autels, si mon cœur ne t’a jamais offensé, même par des pensées criminelles, rends-moi, rends-moi pour quelques instants la force que j’avais autrefois quand le farouche Rhamnès vint attaquer les Sabins à la tête de ses Herniques ! Il méprisa ma jeunesse, il me défia au combat ; et, me lançant un énorme javelot qu’aucun homme d’aujourd’hui ne pourrait lancer, il crut fixer mon corps à la terre : mais j’évitai ce terrible coup ; je me précipitai sur Rhamnès, et trois fois j’enfonçai dans son flanc mon épée toute fumante. Ô Jupiter ! encore quelques jours de gloire, je descendrai content dans le tombeau.

Tels sont les vœux de Tatius. Sa fille est à peine instruite de son dessein qu’elle vient le supplier d’y renoncer. Ses prières, ses larmes sont vaines : l’infortunée Tatia voit détruire dans un moment toutes les illusions de bonheur qu’elle s’était formées. Elle ne s’est que trop aperçue de la passion de Numa : sans se plaindre, sans s’avouer à elle-même ses chagrins, en pleurant le départ d’un père, elle pleure encore d’autres douleurs.

Numa ne songe qu’à Hersilie et aux apprêts de son départ. Il n’a point d’armes ; l’épée de Pompilius est la seule qu’il possède : Tatius va choisir lui-même dans les arsenaux de Romulus une cuirasse étincelante, dont le métal est incrusté d’or. Le casque, encore plus magnifique, est surmonté d’un sphinx d’un admirable travail ; deux panaches couleur de pourpre flottent au-dessus de ce sphinx. Le bouclier, composé de sept cuirs de bœuf revêtus de quatre feuilles d’or et d’argent, de cuivre et d’étain, fut fait jadis pour le roi Procas par l’habile Égéon, qui représenta sur ce bouclier l’histoire du pieux Énée.

Content de ces armes, Tatius les fait porter devant Numa : elles rendent un son terrible qui glace d’effroi ceux qui l’entendent, et redouble l’ardeur du jeune héros. Numa les contemple, les touche ; il se plaît à les faire retentir : il en est bientôt couvert de sa beauté naturelle en reçoit un nouvel éclat. Son cœur palpite sous l’airain, ses yeux brillent du feu du courage : tel un jeune coursier qui, du milieu des prairies, entend pour la première fois la trompette, lève sa tête orgueilleuse, ouvre ses naseaux fumants, dresse sa crinière ondoyante, et répond par des hennissements aux sons belliqueux qui frappent son oreille.

La nuit, trop lente au gré de Numa, vient enfin répandre ses voiles ; et le sommeil ne peut fermer les yeux du jeune amant. Il s’agite, roule cent projets divers, prépare ce qu’il doit dire à Hersilie, brûle d’être auprès d’elle ; et, imaginant d’avance les occasions qui vont s’offrir à son courage, il invente les exploits qu’il fera.

Le jour était loin encore, qu’il se rend en armes au. palais de Tatius. Le bon roi sourit de son impatience ; il se lève, couvre sa chevelure blanche d’un casque qu’il trouve pesant : il revêt cette cuirasse quittée depuis tant d’années ; et, ne voulant pas faire à sa fille un adieu trop douloureux, il sort en silence de son palais, s’appuie sur l’impatient Numa et marche vers le Champ-de-Mars.

Romulus, Hersilie et l’armée y étaient déjà. Tatius présente à son collègue le jeune guerrier qu’il veut accompagner. Hersilie rougit en le regardant. Numa, qui a préparé ce qu’il doit dire à Romulus, l’oublie, et reste muet dès qu’il aperçoit Hersilie.

Le roi de Rome applaudit au zèle qu’il fait paraître. Dès qu’il est instruit de sa naissance, il le conduit aux légions sabines, qui formaient l’aile gauche de son armée : Sabins, leur dit-il, voici un héros de plus qui veut combattre sous vos enseignes. Ce jeune guerrier a des droits à votre amour ; il est du sang de vos princes : c’est le fils de Pompilius.

Au nom de Pompilius un cri s’élance dans les airs ; tous les Sabins quittent leurs rangs et courent au jeune Numa. Métius, Valérius, Volcens, Murrex, tous vieux guerriers couverts de rides et de blessures, serrent dans leurs bras le fils de leur ancien général : Je dois tout à votre père, disait l’un : il m’a sauvé la vie, disait l’autre : il fut notre bienfaiteur, s’écriaient-ils tous à la fois. Ah ! venez, venez dans nos rangs ; fils du plus juste et du plus brave des hommes venez combattre sous nos boucliers : nos bras, nos cœurs, sont à vous. Roi de Rome, ajoutent-ils en s’adressant à Romulus, nous le demandons pour chef : nous serons invincibles sous lui comme nous l’étions sous son père ; qu’il nous commande, et qu’il s’appelle Pompilius, nous te répondons de la victoire.

Oui, mes braves amis, s’écrie le vieux Tatius qui arrive dans cet instant, il vous commandera sans doute, et je serai témoin de ses exploits. Je viens combattre avec lui ; avec vous, mes vieux compagnons, qui me reconnaissez peut-être encore. Nous allons nous revoir au champ d’honneur : votre roi vient faire avec vous sa dernière campagne ; si la force lui manque, vous le porterez dans vos bras.

A ces mots des cris de joie se font entendre de tous les braves Sabins, ils entourent, ils pressent leur vieux monarque, ils baisent ses habits et ses mains ; Ô le meilleur des rois, disent-ils, oui, nous défendrons vos jours, nous vous couvrirons de nos corps ! Eh ! qui rendrait heureux nos enfants, si vous nous étiez enlevé ? Venez, venez apprendre au fils de Pompilius à imiter son digne père : nous nous chargeons d’apprendre à tous les peuples comment on aime les bons rois.

Tatius leur répond par ses larmes : il tend les bras à ses vieux amis ; il les serre contre son sein en leur rappelant leurs exploits, en leur demandant pour Numa le même amour qu’ils ont montré pour lui. Romulus, Romulus lui-même est ému de ce spectacle ; il proclame sur-le-champ Numa Pompilius commandant des légions sabines. Mille acclamations se mêlent aux trompettes ; et la fière Hersilie, qui combat toujours avec les Sabins, se félicite en secret d’avoir choisi cette place.

L’armée était prête à se mettre en marche, Romulus allait donner le signal, Tatius chargeait le prudent Messala de rendre la justice pendant son absence, lorsqu’une foule de femmes, d’enfants, de vieillards désolés, poussant des cris plaintifs, élevant leurs bras vers le ciel, vient se précipiter aux pieds de Tatius.

Eh quoi ! vous nous abandonnez ! quoi ! nous avons deux rois qui devraient être nos pères, et tous deux nous laissent orphelins ! Que Romulus s’éloigne de nos murs, nous sommes accoutumés à son absence : mais vous, vous, notre bon Tatius, qui nous aimez, qui restez toujours parmi nous, pourquoi nous quitter aujourd’hui ? Et qui nous rendra la justice ? qui nous consolera dans nos peines ? qui nous soulagera dans nos maux ? Voilà le savez, quand nos victoires sont achetées avec le sang des citoyens, les pères, les enfants malheureux, les tristes veuves viennent se réfugier près de vous ; elles pleurent dans votre sein ; vous pleurez avec elles, leur deuil est moins douloureux. Que deviendront ces infortunés quand, loin de vous avoir pour consolateur, il leur faudra craindre pour vos propres jours ? Eh ! qu’allez-vous chercher dans les combats ? que manque-t-il à votre gloire ? nous vous vénérons comme un dieu, nous vous chérissons comme un père : que vous faut-il de plus ? quels biens plus grands peut vous procurer la victoire ? Pour aller faire des esclaves, vous abandonnez vos enfers !

Ainsi parlait un vieillard. Tatius fondait en larmes : il regarde Numa, il regarde ses vieux guerriers. Numa et les vieux guerriers tombent à ses genoux, en joignant leurs prières aux instances du peuple. Tatius n’hésite plus : il jette son casque, sa lance et embrassant le vieillard qui lui avait parlé : C’en est fait, s’écrie-t-il ; il n’est de gloire pour moi que celle de vous être utile. Je ne vous quitterai que pour le tombeau.

A ces paroles mille cris s’élancent vers le ciel ; tous remercient les dieux, tous bénissent le bon roi ; et la tendre Tatia, qui jusqu’alors s’était cachée dans la foule, Tatia vient se jeter dans les bras de son père. Vous n’aviez pas cédé à mes larmes, lui dit-elle, mais j’étais sûre que vous céderiez à celles de votre peuple. C’est moi qui l’ai rassemblé ; c’est moi qui l’ai averti du malheur qui le menaçait, et je suis loin d’être jalouse de la préférence qu’il obtient sur moi.

Tatius serre sa fille contre son sein, embrasse en pleurant le jeune Numa, lui dit adieu, et recommande à ses vieux Sabins de conserver, de défendre le trésor qu’il leur confie. Tatia, les yeux baissés, s’efforce de prendre une voix assurée pour souhaiter à Numa la gloire et le bonheur qu’il désire.

Enfin le signal se donne ; le bon Tatius soupire en voyant défiler l’armée. Numa lui tend les mains de loin ; le peuple, transporté de joie, prend dans ses bras et reporte dans Rome ce roi dont la présence le console de tous ses maux.

L’armée est en marche sur trois colonnes. La première, composée de légions romaines, ne reconnaît de chef que Romulus. Mais ce prince n’a point de poste fixe : monté sur un coursier de Thrace qui semble jeter du feu par les yeux et par les naseaux, il va, vient, vole ; il est partout, et laisse le commandement des légions romaines au vieux Hostilius, dont le fils fut depuis roi de Rome. A côté de ce guerrier marche le brave Horace, dont les trois enfants, soumirent, cinquante ans après, la ville d’Albe par leur victoire sur les Curiaces. Massicus, Abas, Servius, le jeune Misène, qui descendait du fameux trompette d’Énée, et le vaillant Talassius, sont au premier rang. Chacun d’eux s’est déjà signalé par plus d’un exploit ; chacun porte la dépouille de quelque fameux ennemi. Ces braves Romains forment toujours l’avant-garde dans les marches, l’aile droite dans les combats.

La seconde colonne est composée des légions latines. Là se trouvent les Laurentins, les Fidénates, ceux de Tellène, d’Aricie, de l’antique Politore, de l’agréable Lavinie. Tous ces peuples, soumis par Romulus, combattent à présent pour lui ; ils sont glorieux d’une défaite qui leur a valu le nom de Romains. Leurs vaillants chefs sont Azilas, Orimante, Féraltin, Ladon, fils de la nymphe Pérenna ; et le beau Niphée, né dans la fertile Canente ; et Cynire, prêtre d’Apollon, qui porte sur son casque le laurier sacré avec les bandelettes de son dieu. Cette troupe, toute d’infanterie, occupe le centre de l’armée dans les marches et dans les batailles.

Ce sont les braves Sabins qui marchent à la troisième colonne. Cette arrière-garde terrible forme toujours l’aile gauche de Romulus. Le vieux Métius en a cédé le commandement au jeune Numa. Ce vénérable guerrier est redevenu soldat à la fin de sa carrière ; mais son âge, mais sa gloire, ses cheveux blancs, ses cicatrices, lui attirent toujours ce respect in-dépendant des dignités. Métius est dans le rang, et Métius commande toujours. Auprès de lui se distinguent le sage Catille, le redoutable Coras, et Tanaïs, et Talos, le vaillant Gallus, petit-fils du fleuve Abaris ; l’aimable Astur, élevé sur les bords de la fontaine Blandusie, et que toute l’armée croyait l’amant de cette naïade ; et le féroce Ufens, à qui une barbe épaisse, peinte de diverses couleurs, cachait la moitié du visage. Tous ces guerriers suivent Numa.

Couvert de ses armes éclatantes, ivre d’amour et de joie, Numa s’avance à leur tête sur un coursier plus blanc que la neige dont Tatius lui a fait présent. L’impatient animal bondit sous son jeune maître, frappe du pied l’air et la terre ; et blanchissant de son écume le frein qui retient son ardeur, il s’indigne d’entendre hennir les chevaux de l’avant-garde.

A ses cités, sur ml char magnifique, s’avance la fière Hersilie, armée comme Pallas, belle comme l’épouse de Vulcain. Son casque étincelant porte pour cimier l’aigle romaine ; un carquois d’or brille sur son épaule ; dans ses mains est l’arc de Pandare, qu’Énée apporta en Italie, et qui fut transmis à son petit-fils Romulus. Le sage Brutus, ce chef d’une maison de héros, conduit le char de la princesse ; et l’amoureux Numa lui envie cette place. Numa, toujours les yeux sur Hersilie, marche à côté de son char. Sa beauté ne le cède point à celle de l’amazone ; mais l’habitude des armes donne à l’amazone un air plus guerrier. Tels Apollon et sa sœur Diane parcourent en armes les montagnes de Cynthe ; tous deux sont également redoutables ; tous deux éblouissent les yeux ; mais la fille de Latone conserve un air d’audace et de fierté qui n’est point empreint sur le doux visage de son frère.

L’armée s’avance d’un pas rapide vers les bords, du Liris : et les campagnes, d’Auxence. C’est là qu’elle devait se joindre avec les troupes du roi de Capoue : mais il fallait traverser le pays des Herniques. Romulus envoie des hérauts leur demander le passage. Le roi des Hehniques le refuse :

Je ne suis l’allié, dit-il, ni des Marses ni des Romains. Si l’armée de vos ennemis marchait vers Rome, je ne souffrirais pas que son chemin fût abrégé en passant par mes états : je dois de même vous interdire cette route. Je crois garder la justice en gardant la neutralité.

Romulus frémit de colère en entendant cette réponse. Imprudent roi, s’écrie-t-il, tu connaîtras combien il est dangereux de ne pas se déclarer entre deux ennemis puissants. Dès aujourd’hui tu deviens celui du vainqueur.

Forcé cependant de différer sa vengeance, et de prendre un long détour pour gagner les frontières des Marses, il va franchir les montagnes des Simbruins, où l’Anio prend sa source.

Cette longue et pénible marche fatigue l’armée, mais elle est utile aux nouveaux guerriers dont Romulus l’a grossie. Numa surtout, le jeune Numa, fait un dur apprentissage du noble métier qu’il commence. Instruit par des maîtres aussi habiles que les Sabins, enflammé par son amour et par la présence d’Hersilie, Numa, aux dernières journées, a déjà l’expérience d’un vieux guerrier. Sans avoir encore combattu, il sait comment il faut combattre ; et son courage bouillant, qui brûle de se signaler aux yeux d’Hersilie, attend avec transport la vue des ennemis.

Enfin l’on arrive sur les bords du Liris, fleuve qui sépare les Marses des Èques et des Herniques. Le roi de Capoue, à la tête de trente mille hommes, y était campé depuis trois jours. A peine aperçoit-il l’avant-garde romaine, qu’il fait sortir toute son armée, la met en bataille, et, au son de mille instruments, attend l’arrivée de ses alliés.

Le roi de Rome fait sonner ses trompettes, et vient ranger ses guerriers vis-à-vis des Campaniens. Alors il s’avance vers le roi de Capoue : les deux monarques s’embrassent, se jurent une éternelle amitié. Mais l’impatient Romulus, qui brûle déjà de connaître les soldats qui combattront avec lui, Romulus va parcourir leurs rangs.

A peine a-t-il fait quelques pas, que ses oreilles sont blessées du bruit que partout il entend : les Campaniens osent sourire en sa présence, osent parler sous les armes, et affecter une indiscipline qui excite le courroux de Romulus. Il les regarde d’un œil sévère ; écoute en pitié une foule de généraux qui font parade de leur vain savoir ne daigne pas leur répondre, s’arrête en fronçant le sourcil, lorsqu’il aperçoit de vieux soldats commandés par de jeunes capitaines, lorsqu’il voit l’or et l’argent briller sur toutes les cuirasses. Il saisit un riche bouclier dont le poids semblait fatiguer un jeune guerrier campanien : le roi de Rome le tient de l’extrémité de ses doigts, et lit, en rougissant de colère, une devise amoureuse. Il arrache les lances de quelques soldats, les brise en les serrant dans sa main, et demande avec un sourire ironique à quoi peuvent servir de telles armes.

Parvenu jusqu’au camp des Campaniens, il y pénètre. Quelle est son indignation en entrant sous des tentes magnifiques où brûlent les plus doux parfums, où se trouvent des bains et des lits, où l’on a rassemblé toutes les inventions, tous les raffinements de la mollesse des villes ! Il voit ici des jeux publics où les chefs campaniens vont s’arracher leur or, perdre leur fortune, leur repos, souvent l’honneur : là des lieux plus infâmes encore, où une troupe de courtisanes, presque aussi nombreuse que l’armée, tient école ouverte de vices, attire, retient les jeunes guerriers dans des liens flétrissants, endort leur courage, éteint leur vigueur, et les livre à l’ennemi, sans force, sans vertu, sans gloire ; partout enfin l’indigne mollesse, la pernicieuse oisiveté et la débauche.

Le roi de Rome sort précipitamment de ce camp. Il prend le roi de Campanie par la main ; sans lui dire un seul mot, il le conduit dans les rangs de l’armée romaine. Un silence profond y règne : l’attention, le respect sont imprimés sur tous les visages. Chaque guerrier, ferme dans son poste, a les yeux sur son chef, et voudrait, pour obéir plus vite, deviner l’ordre qu’il va donner. Le fer, l’airain brillent partout : si l’or et l’argent ornent quelques armes, ce sont celles des princes ou des généraux ; la naissance ou la valeur à mérité cette distinction. A la suite de l’armée on ne voit ni femmes ni richesses, mais des chevaux pour remplacer ceux qui périront, des armes pour suppléer à celles qui seront brisées, des secours pour les blessés. Chaque soldat porte avec lui sa tente, ses vivres, ses armes ; aucun n’est fatigué ni de ce poids ni de la route.

Leur vaillant roi se promène lentement au milieu de sa superbe armée : il observe, sans lui parler, le souverain de Capoue ; et prenant la javeline du dernier de ses soldats, il la met dans la main de ce roi. Ce poids était trop fort pour le monarque, il la laissa tomber en rougissant. Romulus rompit alors le silence.

Roi de Capoue, je vous laisse juger si vos troupes et les miennes peuvent combattre sous le même étendard. Les fiers lions et les agneaux timides n’ont pas coutume de s’unir. Votre armée m’affaiblirait. Les Romains, dont l’habitude est d’attaquer toujours l’ennemi, perdraient la moitié de leurs forces à défendre leurs alliés. D’ailleurs un danger plus certain me menace : l’air infecté qui règne dans votre camp pénétrerait dans le mien l’indigne mollesse, plus redoutable que tous les fléaux, viendrait énerver mes soldats. Alors, nous aurions beau remporter la victoire, ce serait moi qui resterais vaincu. Roi de Capoue, votre alliance m’est chère ; mais la gloire de mon peuple me l’est davantage. Si vous voulez que nous restions amis, séparons-nous : éloignez de moi ce dangereux camp ; et, si vous ne pouvez forcer vos sujets à devenir des hommes, empêchez du moins qu’ils ne corrompent ceux qui le sont.

Ainsi parla Romulus : le jeune Capis, fils du roi de Campanie, prince digne d’être Romain, baissait les yeux en rougissant de honte. Son père, terrassé par cet ascendant qu’a toujours un grand homme sur un roi ordinaire, demande à Romulus de lui tracer sa conduite, et promet de suivre ses conseils.

Je sais, lui répond Romulus, que les Samnites sont en marche pour venir au secours des Marses ; mais la ville d’Auxence est sur leur route, et Auxence est en votre pouvoir. Allez vous enfermer dans ses murs, pour les défendre en cas d’attaque. Ne gardez avec vous que le tiers de vos troupes, envoyez le reste au devant des Samnites, sous la conduite du meilleur de vos généraux. Défendez-lui surtout d’en venir aux mains avec ce peuple redoutable : vos soldats ne pourraient leur résister ; mais que votre armée harcèle la leur ; qu’en évitant le combat elle fatigue les Samnites, et empêche leur jonction avec les Marses.

Moi, pendant ce temps, je vais attaquer ces derniers ; avec le secours de mon père, je ne doute pas de la victoire. Alors votre général laissera le chemin libre aux Samnites, qui s’avanceront sur Auxence, et se trouveront enfermés entre cette ville, votre armée et la mienne. Leur défaite inévitable terminera la guerre dans un jour.

Il dit ; le jeune Capis se jette au pieds de Romulus : Ô roi que j’admire, et que je respecte à l’égal de Mars votre père, souffrez que le fils du roi de Capoue combatte sous vos enseignes ! Je veux apprendre le dur métier des héros : eh ! quel meilleur maître puis-je choisir ? Songez, fils d’un dieu, que, formé par vous, je pourrai former à mon tour les sujets de mon père ; et la gloire d’en faire des Romains ne sera due qu’à vous seul.

Le roi de Rome, touché de ces paroles, relève Capis, et lui donne sur-le-champ une cohorte à commander. Capis, plus fier d’être officier de Romulus que d’être prince de Capoue, baise les mains de son général, fait ses adieux à son père, et court occuper son poste. Le roi de Campanie part au moment même pour aller s’enfermer dans Auxence avec dix mille guerriers. Le reste de son armée, sous la conduite d’un Grec qui servait le roi de Capoue, marche à la rencontre des Samnites.

Romulus, impatient de commencer la guerre, veut aller, avant la nuit, asseoir son camp au-delà du Liris. Il trouve un gué ; il se prépare à le passer, lorsque des ambassadeurs des Marses se présentent devant lui. Leur aspect est vénérable : une longue barbe descend sur leur poitrine ; leur tête chauve n’a plus que quelques cheveux blancs ; un vase de bois est dans l’une de leurs mains, dans l’autre une flèche brillante. Ils s’avancent d’un air grave et fier.

Roi de Rome, dit le plus âgé, qu’y a-t-il entre toi et nous ? avons-nous désolé tes terres ? avons-nous menacé ta ville ? qui es-tu ? que veux-tu ? que demandes-tu ? Le roi de Campanie nous attaque en revendiquant des droits chimériques sur nos états ; il en sera puni. Nous ne te connaissons pas ; tu n’as jamais entendu parler de nous, et nous ne possédons rien qui puisse exciter ta cupidité. Sais-tu à quoi se réduisent les présents que les dieux ont faits aux Marses ? des bœufs, une charrue et cette coupe ; des flèches et des massues. Voilà ce dont nous nous servons avec nos amis, ou contre nos ennemis. Nous donnons aux uns les fruits que notre charrue et nos bœufs nous procurent ; cette coupe sert à faire avec eux des libations à Jupiter nous lançons aux autres nos flèches du plus loin que nous les voyons : nos massues les écrasent, s’ils ont la témérité d’approcher. Roi de Rome, c’est à toi de choisir cette coupe ou cette flèche. On dit que tu es fils d’un dieu ; si cela est, fais du bien aux humains : si tu n’es qu’un homme ; tremble d’attaquer des hommes aussi forts que toi, et plus justes.

Je n’ai jamais tremblé, leur répond Romulus avec des yeux pleins de fureur : je viens secourir mon allié sans m’embarrasser de la justice de sa cause. Je suis le fils de Mars, et non pas de Thémis. Vieillard, retourne vers ton peuple ; annonce-lui la guerre et le joug ; et laisse-moi cette flèche, le plus beau présent que j’aie reçu, puisqu’elle me promet des ennemis dignes de mon courage.

A ces mots il arrache la flèche des mains du vieillard. Celui-ci le regarde longtemps en silence, lève les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause, et se retire sans répondre un seul mot.

Aussitôt Romulus passe le Liris, et vient asseoir son camp sur les terres des Marses.