NUMA POMPILIUS

 

LIVRE DEUXIÈME.

 

 

Numa s’éloignait à regret du lieu qui l’avait vu naître mille pensées douloureuses l’agitaient. J’abandonne mou père, disait-il, dans l’âge où il avait besoin de ma tendresse : je renonce à des devoirs, à des loisirs doux à mon cœur ; je quitte les compagnons, les amis de mon enfance, pour aller habiter un pays où personne ne m’aimera. Ah ! je sens bien que je n’y pourrai vivre ; je languirai comme un jeune olivier transplanté dans un terrain qui ne lui convient pas le soleil et la rosée lui sont inutiles, ses feuilles flétries tombent le long de ses branches, ses racines ne prennent plus de nourriture ; il a commencé de mourir en quittant la terre qu’il aimait.

Le jeune voyageur, accablé de ces idées, n’avait encore fait que deux milles, lorsqu’il entra dans un bois dont la fraîcheur invitait au repos. Attiré par le murmure d’un ruisseau qui serpentait sous l’ombrage, il arrête ses coursiers, les abandonne à deux esclaves, et, remontant jusqu’à la source du ruisseau, il arrive à une fontaine consacrée à Pan. Il fléchit un genou devant la statue de ce dieu, lui demande la permission de se désaltérer dans sa fontaine : après avoir rafraîchi ses lèvres brûlantes, il s’assied sur le gazon, et s’endort au bord de l’eau.

Pendant son sommeil il eut un songe. Il lui sembla voir un char attelé de deux dragons, qui volait vers lui du haut de la nue. Dans ce char était la déesse Cérès, couronnée d’épis, portant une gerbe et une faucille. Elle vient se placer sur la tête de Numa ; et le regardant avec des yeux pleins de bonté :

Fils de Pompilia, lui dit-elle, j’aimai ta mère, et je veille sur toi. Quel que soit le vœu que tu vas former, j’ai résolu de l’accomplir : parle, dis-moi ce que tu désires le plus ; tu l’obtiendras à l’instant même. Ah ! s’écria Numa sans hésiter, que Tullus soit rajeuni, qu’il recommence une nouvelle vie, et que jamais... Ta demande, interrompit la déesse, est au-dessus de mon pouvoir. Jupiter, Jupiter lui-même ne peut prolonger d’un instant les jours d’un simple mortel. Les cruelles Parques ne lui sont point soumises : elles ont tranché le fil de Persée, d’Hercule, des enfants les plus chéris du maître des dieux, quand le destin plus fort que mon père, a voulu qu’ils cessassent de vivre. Forme des vœux pour toi-même : en demandant ton bonheur, c’est demander celui de Tullus.

Eh bien, favorable déesse, rendez-moi digne de lui ; faites germer dans mon cœur les leçons de ce vénérable vieillard ; donnez-moi la sagesse Tullus dit que c’est le bonheur.

J’avais prévu ta demande, répond Cérès, et j’ai prié ma sœur Minerve de te combler de ses dons. Ne t’attends pas cependant à devenir son favori, comme le fut le fils d’Ulysse. Non, mon cher Numa, aucun mortel ne doit se flatter d’approcher du divin Télémaque. C’est le chef-d’œuvre de Minerve : elle-même n’oserait tenter d’égaler son propre ouvrage. Mais heureux encore celui qui marchera de loin sur ses traces ! heureux le jeune héros sur qui la déesse laissera tomber quelques regards, et qui occupera le second rang, quoique si éloigné de son modèle !

A ces mots, Numa se croit transporté dans le temple de Minerve. Il veut pénétrer jusqu’à la déesse ; mais un nuage d’or lui ferme le sanctuaire et lui dérobe la vue de la divinité. C’est en vain qu’il fait des efforts pour percer ce nuage ; c’est en vain qu’il implore les secours de Cérès : Cérès rejette : ses prières, et lui fait signe d’écouter. Alors Minerve parle du milieu de la nue. Numa tombe à genoux le visage prosterné sur la terre ; il croit entendre la Sagesse qui l’instruit de tous ses devoirs ; il éprouve à la fois un salut respect et la douce persuasion. Mais quand il relève les yeux pour rendre grâce à la déesse, le temple, le nuage ont disparu. Numa se trouve au milieu d’un bois ; il ne voit plus qu’un berceau de verdure, sous lequel une jeune nymphe vêtue de blanc, assise sur le gazon, lisait attentivement. La paix, la candeur reposaient sur son visage ; la modestie, la douceur, la majesté l’environnaient : telle on représenterait Astrée méditant le bonheur dés humains. Numa, qui se sent attiré vers cette nymphe par un charme irrésistible, demande à Cérès quel est cet objet si beau : Cérès lui nomme Égérie, et tout disparaît à ce nom.

La surprise, l’émotion que ressentit Numa le réveillèrent. Encore tout agité du songe mystérieux, il a peine à retrouver ses sens : il regarde autour de lui ; il ne voit que la fontaine de Pan, les arbres, le gazon, le ruisseau au bord duquel il s’est endormi. Ne doutant pas cependant que le songe qu’il a fait ne lui ait été envoyé par Jupiter ; il adresse des vœux au maître du tonnerre, promet un sacrifice à Minerve, à Cérès, sort du bois et remonte sur son char.

Il marche, il traverse le pays des Fidénates, et arrive bientôt sur le territoire de Rome. Il le distingué aisément de celui de ses voisins : les campagnes y sont désertes ; les terres incultes n’y produisent que de l’ivraie ; les troupeaux, faibles, dispersés, y trouvent à peine leur nourriture : point de moissonneurs qui recueillent les présents de Cérès ; point de glaneuses qui suivent en chantant la famille du laboureur ; point de berger qui, sur le penchant d’un coteau, tranquille sur ses brebis, que son chien fidèle empêche de s’écarter, chante sur sa flûte la beauté d’Amaryllis, ou les douceurs de la vie champêtre. Tout est triste, morne, silencieux. Les villages dépeuplés n’offrent que des femmes et des vieillards. Celle-ci pleure son époux ; celle-là son frère, tués dans les combats. Ici c’est un père accablé par les années, qui va mourir sans consolation et sans secours : il n’a plus d’enfants ; le dernier vient de lui être enlevé pour servir dans l’armée de Romulus. Ce vieillard, au désespoir, jette des cris plaintifs, se meurtrit le visage, arrache ses cheveux blancs, et maudit les armes de son roi. Là c’est une mère qui fuit avec le seul fils qui lui reste : elle est sûre qu’on viendrait l’arracher de ses bras : elle aime mieux quitter son pays, sa maison, le champ qui la nourrissait, pour aller mendier du pain chez un peuple qui lui laissera du moins son fils. Partout la tristesse, la pauvreté, la désolation étalent leur affreuse image ; et les sujets de Romulus, depuis que leur maître connaît la gloire ; ne connaissent plus ni le repos ni le bonheur.

Ô dieux immortels ! s’écria Numa, voilà donc ce peuple si fier, si envié de ses voisins, et que des victoires rendent déjà si célèbre, si redoutable ! le voilà malheureux, pauvre, cent fois plus à plaindre que ceux qu’il a vaincus ! Tel est donc le prix de la gloire ! ou plutôt telle est la justice céleste : les dieux ont voulu que les conquérants souffrissent eux-mêmes des maux qu’ils font, et qu’ils achetassent de leur infortune celle dont ils accablent leurs voisins.

Numa comparait alors en lui-même le bonheur dont jouissaient les paisibles Sabins, l’abondance, la gaîté qui régnaient dans leurs campagnes, avec le spectacle qui frappait ses yeux. Il se rappelait tout ce que Tullus lui avait dit de la guerre ; il adressait des vœux aux immortels pour qu’ils fissent naître des rois pacifiques, quand tout à coup l’aspect de Rome vient frapper et étonner ses regards. Ce mont Palatin, l’ancien asile des pâtres et des troupeaux, maintenant bordé de murailles, hérissé de tours menaçantes, ces fossés larges et profonds qui en défendent l’approche, ces remparts inaccessibles, et ce fameux Capitole qui domine toute la ville, sur le haut duquel on distingue le temple de Jupiter, tout en impose à Numa : il regarde, admire et s’avance.

Les portes sont occupées par une foule de jeunes guerriers couverts d’armes étincelantes, appuyés sur leurs lances, la tête haute, et rejetant en arrière le panache qui ombrage leurs casques. Ils semblent déjà savoir qu’ils doivent soumettre le monde ; et leur air belliqueux glace d’effroi ceux mêmes qu’ils ne menacent pas. Numa pénètre dans la ville : partout il voit l’image de la guerre ; partout il entend le bruit des armes. Ici c’est une garde qu’on relève ; là de jeunes soldats qu’on exerce : plus loin, l’on accoutume des coursiers au son aigu de la trompette. Les métaux coulent dans les fournaises ; les boucliers, les cuirasses résonnent sur l’enclume ; l’airain gémit sous les marteaux. Il semble que tous les feux de l’Etna soient allumés dans Rome, et que les Cyclopes y travaillent à forger des chaînes pour l’univers.

Numa, peu accoutumé à ce bruit, éprouve une surprise mêlée d’effroi. Il est impatient de voir Tatius ; il demande son palais : on le lui indique ; il était dans le quartier de la ville le moins bruyant. Le bon Tatius éloignait de lui les soldats : il voulait être aimé, et non gardé ; en tout temps on pouvait arriver jusqu’à lui ; et l’on trouvait à sa porte plus de pauvres que de courtisans.

Numa est admis devant le bon roi ; il prononce le nom de Tullus, et présente le billet de la malheureuse Pompilia. A peine Tatius l’a-t-il lu, que, jetant un cri de joie, il se précipite au cou du jeune homme. Ô jour heureux pour moi, s’écrie-t-il, que ne dois-je pas au pontife qui me rend le fils de mon plus tendre ami ! Oui, je reconnais bien les traits du brave Pompilius ; voilà ses yeux, voilà son air doux et caressant. Tu m’aimeras comme il m’aimait : je l’espère, j’en suis certain. Ma vieillesse est réjouie de ta vue ; je me plaignais aux dieux de n’avoir qu’une fille, les dieux m’envoient un fils.

En disant ces paroles, il embrasse de nouveau Numa, et fait appeler Tatia sa fille, Tatia, moins remarquable par sa beauté que par sa douceur, par sa modestie, par sa tendresse pour son père. Elle vient ; Tatius lui présente Numa : Voilà ton frère, dit-il ; voilà celui que tu dois aimer comme le soutien et l’appui de ma vieillesse ; voilà le fils de Pompilius dont je t’ai si souvent parlé : Ô jours de mon bonheur ! avec quelle rapidité vous vous êtes écoulés ! Numa, tu me le rappelles ce temps où, tranquille dans la Sabinie, roi chéri d’un peuple que j’adorais, père, époux, ami heureux, je voyais couler les années entre la mère de Tatia, Pompilius et le sage Pontife. Ma famille, j’appelais ainsi mes sujets, n’était point assez nombreuse pour que je ne pusse pas veiller. moi-même sur chacun de mes enfants. Je les connaissais tous, j’allais souvent les visiter ; et quand, avec Pompilius, j’avais parcouru mon petit état, je remerciais Jupiter d’avoir borné mon royaume ; et de ne m’avoir pas donné plus de sujets que je ne pouvais faire d’heureux. Aujourd’hui, quel changement ! exilé loin de ma patrie, enchaîné sur un trône étranger, je gémis tous les jours...... Mais je te vois, je ne dois plus me plaindre. Tu resteras avec moi, Numa, tu me rendras tout ce que j’ai perdu ; et peut-être que les plus doux nœuds, en t’assurant ma couronne, assureront ma félicité. J’aurai, j’aurai le temps de t’expliquer mes projets ; je ne veux songer dans ce moment qu’à jouir de ta présence...

Ainsi parle le bon roi ; sa joie rend plus vif encore le plaisir qu’il trouve naturellement à déployer dans de longs discours son âme franche et sensible.

Sa fille, qui a compris ses derniers mots, baisse les yeux, et les relève bientôt sur Numa. Frappée de sa beauté, elle observe avec complaisance la douceur peinte dans ses traits, sa timidité, son air caressant, et cette grâce si touchante que donné toujours la candeur. C’était la première fois que Tatia regardait un jeune homme : elle s’en aperçoit, rougit, et reporte ses yeux sur son père.

Numa, occupé du bon roi, baisait ses mains, en lui promettant une aveugle obéissance. Ne parle point d’obéir, lui dit Tatius : j’ai été roi toute ma vie, je n’ai jamais été sensible au plaisir de commander. J’ai senti de bonne heure qu’il fallait renoncer à être aimé si l’on voulait être craint ; et j’ai préféré les amis aux esclaves. Romulus m’a aidé dans mes projets ; nous avons partagé la souveraine puissance. Romulus a gardé pour lui le commandement de l’armée, la disposition des tribus et la punition des criminels : moi, plus heureux, je suis chargé de rendre la justice, de diminuer les impôts, de récompenser les bonnes actions, enfin, mon ami, de tout ce qui approche les rois des immortels. Je crains toujours que mon collègue n’ouvre les yeux sur l’inégalité de ce partage ; et qu’il ne voie à la fin que tout le bien me regarde, tandis qu’il est chargé de tout le mal. Mais, grâce au ciel, jusqu’à présent Romulus ne s’en est point aperçu, et, dans son aveuglement, il a l’air aussi content que moi.

Je te présenterai à ce prince dès qu’il sera revenu d’une expédition où il est engagé contre les Antemnate. Il les vaincra, je n’en doute point ; car jamais guerrier ne posséda comme Romulus le courage d’un soldat avec les talents d’un capitaine. Sa taille majestueuse, son air audacieux et menaçant, sa force plus qu’humaine, et cette valeur indomptable qui lui fait tout hasarder, ne sont rien auprès de son activité. Dans une marche, dans un siège, dans une bataille, il voit tout, il est partout : il dispose, ordonne, attaque et défend à la fois. Sa tête et son bras n’ont pas un moment d’inaction : l’un exécute toujours ce que l’autre a déterminé.

Sa fille unique, Hersilie, l’accompagne dans ses expéditions. Jamais beauté n’égala celle d’Hersilie. Tous les rois du Latium ont brûlé pour elle, tous sont venus mettre leurs diadèmes à ses pieds : mais la fière princesse les a dédaignés. Accoutumée aux armes dès l’enfance, digne fille de Romulus, elle s’est vouée aux exercices de Pallas. Le casque en tête, la lance à la main, elle suit son père dans les combats sa main délicate sait guider un puissant coursier qui blanchit le frein de son écume, et s’étonne d’obéir à un maître dont le poids lui semble si léger. Désarmée, elle est encore plus redoutable : ces mêmes mains qui savent se servir d’une épée savent aussi bien tenir une lyre ; et, mêlant des accords mélodieux aux sons touchants de sa voix, elle chante les exploits de son père après avoir partagé ses périls.

Tels sont Romulus et sa fille. Je ne t’ai point affaibli leurs brillantes qualités.... Que ne puis-je ajouter encore un long éloge de leurs vertus ! mais les conquérants les méprisent, et Romulus ne sait estimer que la valeur. Sa fille, élevée par lui dans le tumulte des camps, sa fille n’a pu se défendre, d’un peu de rudesse. Elle a l’orgueil de Junon, comme elle en a la beauté ; et, en acquérant le courage et la force de notre sexe, elle semble avoir perdu de la douceur, de la bonté qui sont le partage du sien.

A présent que tu connais Romulus et Hersilie, tu seras le maître de te fixer auprès d’eux ou auprès de nous, dans leur camp ou dans mon palais. Je veux être ton ami, ton père, si tu me permets ce doux nom ; mais tu seras toujours ton maître : pourvu que tu m’aimes et que tu sois heureux, Tatius sera content.

Numa renouvelle au bon roi l’assurance de sa tendresse. Son choix est fait, son parti pris irrévocablement : il ne veut jamais quitter l’ami de son père, le roi de sa nation, celui que Tullus lui a donné pour modèle. Il lui répète cent fois que rien ne le fera changer, qu’il verra d’un œil d’indifférence et les appas d’Hersilie et la gloire de Romulus : il le jure par tous les dieux. La modeste Tatia entend avec joie ces serments.

Après quelques jours donnés à la tendresse de Tatius, Numa, qui n’a pas oublié le songe qu’il a fait, apprend que le temple de Minerve est au milieu d’un bois sacré, appelé le bois d’Égérie. Surpris de cette conformité avec ce qu’il a vu pendant son sommeil, il court à ce bois, peu distant de Rome ; son cœur palpite en marchant sous les voûtes sombres de verdure. Un silence religieux y règne, le zéphyr agite à peine ces hêtres touffus, ces antiques peupliers qui élèvent leurs têtes dans les nues ; et l’on n’entend que le murmure lointain de leurs rameaux pressés mollement l’un contre l’autre.

Numa s’avance vers le temple où il doit porter ses vœux. Son esprit inquiet lui rappelle la nymphe : il n’ose espérer de la retrouver ; cependant ses yeux la cherchent, quand, sous un berceau de verdure semblable à celui qu’il a vu en songe, Numa découvre une guerrière couchée sur le gazon et profondément endormie. Sa tête désarmée avait pour appui son bouclier ; son casque était auprès d’elle, de longues boucles de cheveux noirs retombaient sur sa cuirasse, et rendaient plus éblouissante sa beauté majestueuse. Deux javelots reposaient sous sa main ; une riche épée pendait à son côté ; sa robe, retroussée jusqu’au genou, laissait voir son cothurne de pourpre attaché avec une agrafe d’or. Ainsi la sœur d’Apollon, après avoir vidé son carquois dans la forêt d’Érimanthe ; vient se reposer sur le sommet du Ménale ; les nymphes, les dryades veillent autour d’elle ; le zéphyr craint d’agiter les feuilles ; et le visage de la déesse conserve, même pendant son sommeil, cet air sévère et belliqueux qui, loin d’altérer sa beauté, semble en relever l’éclat.

Telle et plus belle encore était la guerrière. Numa la prend pour Pallas : il tombe à genoux devant elle, veut prononcer des vœux, et ne peut retrouver l’usage de la parole. Sa langue est attachée à son palais ; sa bouche reste à demi ouverte ; ses bras demeurent étendus vers celle qu’il contemple ; ses yeux fixes et éblouis la regardent sans mouvement.

Dans cet instant la guerrière se réveille ; elle aperçoit Numa : aussitôt elle est debout. Déjà son casque terrible couvre sa tête, déjà elle agite ses javelots, et sa voix haute et menaçante fait entendre ces paroles : Qui que tu sois, jeune téméraire qui viens troubler mon sommeil, rends grâces au destin qui t’offre à moi désarmé. Si tu pouvais te défendre ; ce bras punirait ton audace.

Ô déesse ! lui répond Numa, apaisez votre courroux ; j’allais dans votre temple vous offrir mon cœur et mes vœux : je vous ai vue, mes genoux tremblants se sont dérobés sous moi. La présence d’une divinité terrasse un malheureux mortel ; et si c’est un crime de contempler une déesse, songez que mes yeux éblouis n’ont pu soutenir votre vue.

Ces paroles firent évanouir là colère de l’amazone. Elle baisse la pointe de ses javelots, et regarde Numa en souriant : Rassurez-vous, lui dit-elle ; je ne suis point une divinité. Le grand Romulus est mon père ; je vais annoncer à Rome la victoire qu’il vient de remporter. Continuez votre chemin vers le temple : allez, jeune homme, allez demander pardon à Minerve d’avoir cru là voir en me voyant.

A ces mots elle frappe sur son bouclier : ce bruit fait venir sa suite. On lui amène son superbe coursier ; elle s’élance sur son dos, lui fait sentir l’aiguillon, et fuit plus vite que le vent.

Numa demeure immobile, interdit, frappé d’une surprise, d’une admiration qu’il n’a jamais éprouvée. Ses regards suivent Hersilie aussi longtemps qu’ils peuvent la distinguer ; elle a disparu, qu’ils la suivent encore. Mille pensées confuses remplissent son âme ; toutes ses idées se présentent à la fois à son esprit. Il cherche à sortir de ce trouble ; plus il fait d’efforts, plus son trouble augmente. Ses yeux reviennent sur cette place qu’Hersilie a occupée, ils ne peuvent s’en détourner : Numa croit l’y voir encore ; il croit encore l’entendre. Chaque mot qu’elle a dit retentit à son oreille ; chaque geste qu’elle a fait lui est retracé par son imagination. Cet air grand et majestueux, cette taille si haute et si noble, et ces longs cheveux noirs, et ces traits si fiers et si beaux ; tout est présent à Numa. Leur image, plus belle, encore s’est gravée au fond de son cœur : elle se réfléchit dans tout ce qu’il voit.

Ah ! le voilà expliqué, s’écria-t-il, ce songe qui m’avait frappé ! Je suis dans le bois d’Egérie : voilà le berceau que j’ai vu ; et cette beauté céleste dont les attraits m’ont ébloui, c’est Hersilie : n’en doutons point. Ô Hersilie ! Hersilie ! Que j’aime à prononcer ce nom ! Dans le trouble affreux qui m’agite, mon âme ne sent un peu de calme qu’à l’instant où je nomme Hersilie. Eh ! qui suis-je, hélas ! pour oser l’aimer, pour prétendre à celle que les dieux nie disputeraient sans douté ? Mais du moins je pourrai la suivre, je pourrai m’attacher à ses pas, brûler en silence, lui adresser des vœux comme à une divinité : mon sort sera trop doux encore. Oui, belle Hersilie, je vais devenir soldat dans l’armée de votre père ; je conduirai vos coursiers ; je porterai vos javelots : je vous servirai de bouclier dans les combats ; et, si mon cœur est percé de la flèche qui devait vous atteindre, j’oserai vous dire en mourant : Je meurs trop heureux, j’expire pour vous.

Ainsi s’exprime Numa ; et son âme jeune et ardente s’ouvre tout entière à l’amour. Semblable à ces bois résineux qu’une étincelle enflamme et consume, Numa sent naître sa passion ; et dans le même instant elle est à son comble. Il ne songe plus à Minerve ; il retourne à Rome d’un pas rapide, en suivant sur la poussière la trace du coursier d’Hersilie. Il rentre dans la ville d’un air égaré ; il la parcourt sans trouver celle qu’il cherche, et il n’ose demander son palais ; il craint de prononcer à quelqu’un le nom qu’il a tant de plaisir à se répéter.

Enfin il revient chez Tatius : le premier objet qu’il voit, c’est Hersilie ; elle rendait compte au bon roi de la victoire de son père. Numa, surpris et ravi, s’arrête ; tremble, baisse les yeux. Hersilie, qui le reconnaît, demande à Tatius si ce jeune homme est de sa cour. Ce jeune homme ! s’écrie le roi, c’est mon fils ! du moins il doit m’en tenir lieu. Son père fut le plus juste et le plus grand des Sabins. Il est de mon sang ; il est le fils de mon ami. En disant ces mots ; il court à Numa, et paraît inquiet de l’émotion où il le trouve ; de la pâleur qui couvre son front. Numa le rassure en balbutiant. Hersilie le regarde : cette pâleur disparaît ; une vive rougeur la remplace ; il ne peut prononcer un seul mot ; et ses yeux, qui s’élèvent doucement jusqu’au visage de la princesse, retombent toujours vers la terre avant d’y être arrivés.

Le bon roi, trop vieux pour se souvenir encore des premiers effets de l’amour, sourit de tant de timidité : il s’efforce de l’excuser auprès d’Hersilie, en lui apprenant l’âge de Numa, l’éducation qu’il a reçue. Il saisit cette occasion de parler des vertus de Tullus, de celles de son aimable élève ; il se plaît à faire un long éloge du fils de Pompilius.

La princesse l’écoute avec plaisir ; elle regarde Numa, que sa rougeur embellit encore ; elle pénètre mieux que Tatius la cause du trouble qui l’agite : pour la première fois elle est flattée d’avoir inspiré de l’amour. Cependant elle quitte Tatius ; et, dans ce moment, ses yeux se rencontrent avec ceux du tendre Numa. Ô combien ce regard pénétra leurs âmes ! combien il fut éloquent pour tous deux ! Numa y puisa l’espérance ; Hersilie y puisa l’amour.

Dès ce moment le fils de Pompilius n’est plus à lui. Uniquement occupé d’Hersilie, ou il la voit, ou il la cherche : pendant le jour il suit ses pas ; pendant la nuit il songe à elle. Il ne pense plus au bon roi, il oublie Tullus et ses leçons ; la vertu, la gloire, tout ce qui transportait son âme, n’a plus de charmes pour lui. Hersilie, Hersilie, il ne voit qu’elle dans l’univers ; Hersilie est le seul objet de ses pensées, l’unique but de ses actions : son cœur, son esprit, sa mémoire, toutes ses facultés lui suffisent à peine pour Hersilie ; son cœur ne peut plus produire d’autres sentiments que l’amour.

Ô malheureux jeune homme, il n’est donc plus d’espérance ! Un seul jour, un seul moment a détruit le fruit de tant d’années de leçons. Le voilà, ce favori de Cérès, ce fils de Pompilia, cet élève du vénérable Tullus, cet exemple de sagesse réservé à de si hautes destinées ; le voilà devenu le jouet d’une passion effrénée, l’esclave de désirs insensés ! Il rejette tous les dons que lui prodiguait le ciel pour courir après une vaine apparence de bonheur qui fera le tourment de sa vie. Son courage est abattu, son esprit aliéné ; son corps a perdu sa force : il n’a ni vertu, ni raison ; il va périr, comme un frénétique, sans connaître le mal qui le fait expirer.

Cependant Romulus, vainqueur des Antemnates, ramenait à Rome son armée ; il avait tué de sa main le roi Acron, son ennemi. Le peuple romain lui préparait un triomphe qui devait servir de modèle à ceux que l’on accorda depuis aux vainqueurs de l’univers.

Le roi Tatius, à la tête de tous les citoyens vêtus de blanc, vient au-devant de son collègue. Le feu brûle déjà sur l’autel de Jupiter Férétrien ; les pontifes, les aruspices attendent le triomphateur avec des palmes dans les mains. Le chemin qui mène au Capitole est partout jonché de fleurs : les portes des maisons sont ornées de couronnes : les femmes romaines, en habits de l’été, portant leurs enfants dans leurs bras, les pressent contre leurs visages, excitent leur joie par de tendres caresses, et leur répètent cent fois qu’ils vont revoir leurs pères vainqueurs.

Bientôt on découvre de loin les brillantes aigles ; on entend déjà les trompettes : mille acclamations leur répondent. L’armée s’avance ; et l’on distingue le grand Romulus debout sur un char magnifique. Quatre coursiers blancs comme la neige sont attelés de front à ce char : à leur air fier, à leur hennissement, on dirait qu’ils s’enorgueillissent îles exploits de leur maître. Revêtu de la robe triomphale, ceint d’une couronne de laurier, Romulus porte dans ses bras un ébène qu’il a taillé, et auquel sont appendues les armes du roi Acron : ce poids énorme ne fatigue pas le triomphateur. Devant lui marche la famille du roi vaincu, vêtue de deuil, portant des fers, baissant les yeux noyés de larmes. Une foule d’esclaves, courbés sous le poids du butin, entoure le char du vainqueur ; ses braves légions le suivent en poussant des cris de joie, et les échos d’alentour répètent en longs accents la gloire de Romulus.

Il s’avance ; il monte au Capitole au travers d’un peuple enivré de ses succès. Arrivé au temple de Jupiter, il s’élance de son char sans avoir quitté le chêne : la terre gémit de son poids ; les armes d’Acron se choquent et retentissent au loin. Romulus marche à l’autel ; il dépose son trophée devant la statue du dieu. Ô Jupiter, s’écrie-t-il, reçois les premières dépouilles opimes que les Romains te consacrent ! fais que ce beau jour soit à jamais marqué dans les fastes de mon peuple, qu’il se renouvelle souvent, et que mes descendants, à mon exemple, appendent à ces voûtes sacrées les dépouilles de l’univers !

Après ces paroles, il saisit un taureau furieux, que vingt sacrificateurs pouvaient à peine contenir : le roi, d’une main, l’entraîne à l’autel, le fait tomber sur les genoux, arrache quelques poils de son large front, l’immole, et les prêtres achèvent le sacrifice.

Quand la victime est consumée, Romulus sort du temple ; et s’adressant à ses soldats : Romains, leur dit-il, qu’est-ce qu’une victoire tant qu’il reste des ennemis ? Les Anteminates sont défaits ; mais les Volsques, mais les Herniques, et ces braves Marses, seuls dignes de vous combattre, n’ont pas encore reçu le joug. Tenez-vous prêts à marcher contre eux. Nous triomphons aujourd’hui, demain nous irons mériter un triomphe. Demain je vous mène contre les Marses, au secours des Campaniens, mes alliés. Romains, je vous donne ce jour tout entier pour embrasser vos femmes et vos enfants : mais dès que la brillante Aurore paraîtra sur son char vermeil, soyez en armes au Champ-de-Mars ; votre roi s’y rendra le premier, et nous irons apprendre à l’Italie que des vainqueurs n’ont jamais besoin de repos.

Toute l’armée répond par des cris de joie. Les légions portent leurs aigles dans le palais de Romulus ; une garde choisie veille sur ce dépôt sacré, tandis que les soldats, rendus à leurs familles, reçoivent les embrassements de leurs mères, de leurs épouses, et que la tendresse et l’amour se félicitent d’arracher un jour à la gloire.