I La nécessité de réduire par une lutte systématique la féodalité avoisinant le domaine se faisait sentir depuis la régence de Baudoin[1], mais plus particulièrement depuis la guerre du Puiset, qui apparaît, vers, 1079, comme un soulèvement presque général de cette féodalité contre Philippe Ier. Nous sommes fort mal renseignés sur cette guerre du Puiset. Raoul Tortaire seul en parle incidemment dans ses Miracula S. Benedicti[2]. Elle aurait été en somme provoquée par Guillaume le Conquérant, roi d'Angleterre ; Guillaume promit son concours, en argent et en hommes, à certains seigneurs qui se révoltèrent contre Philippe Ier ; parmi eux, Hugues du Puiset prit les armes avec plusieurs autres seigneurs. Philippe Ier rassembla aussitôt des troupes pour les soumettre[3]. Ce qui prouve l'importance de cette guerre, c'est que, comme pour les grandes entreprises, Philippe dut chercher des secours en dehors du domaine ; il en demanda en particulier à la Bourgogne, et le contingent bourguignon vint en France sous la conduite du duc de Bourgogne lui-même, Eudes, de Guillaume, comte de Nevers, et de Geoffroy, évêque d'Auxerre[4]. Cette armée alla camper à Yèvre[5]. C'est là que se produisit un incident longuement conté par Raoul Tortaire[6] : les paysans, à l'approche de l'armée, avaient caché leur blé et leurs autres récoltes dans l'église ; les soldats, qui avaient appris ce qui en était, demandèrent à leur chef d'aller prendre ce qui était nécessaire à la nourriture de leurs chevaux ; les chefs et l'évêque lui-même leur donnèrent l'autorisation de pénétrer dans l'église ; c'est là ce qui scandalise l'auteur des Miracles de Saint-Benoît, qui voit dans la défaite qui va suivre une sorte de châtiment divin. Philippe Ier, qui, de son côté, marchait vers le Puiset, vint rejoindre ses auxiliaires, et l'on commença le siège[7]. Plusieurs jours se passèrent -, en assauts sans résultats. Enfin, Hugues du Puiset et les siens tentèrent une sortie et se jetèrent à l'improviste sur les assaillants. Cette attaque audacieuse jeta l'effroi parmi eux ; ils s'imaginèrent que Hugues avait introduit dans la citadelle des troupes venues de la France entière ; bref, ils prirent la fuite précipitamment, abandonnant tentes et bagages. Hugues, en les voyant fuir, fut à son tour bien surpris de constater qu'une poignée d'hommes avait réussi à mettre en déroute i une si nombreuse armée ; il s'attacha donc à la poursuite de ses ennemis ; dans cette retraite, plusieurs chefs furent pris, notamment ceux qui commandaient l'armée bourguignonne. L'évêque d'Auxerre et le comte de Nevers furent faits prisonniers et durent se racheter pour une forte somme d'argent. Tel est le récit que Raoul Tortaire fait de la guerre du Puiset[8]. Il n'en donne pas la date, que l'on ne peut fixer que d'une façon approximative, à l'aide d'une lettre de Manassès, archevêque de Reims. Parmi les excuses que donne Manassès pour ne pas se rendre au concile de Lyon, réuni en 1080, il allègue que le pays qui le sépare de Lyon n'est pas sûr depuis la captivité du comte de Nevers et de l'évêque d'Auxerre[9]. Il y a là une allusion évidente à la guerre, qui est donc antérieure à 1080. D'autre part, nous avons vu que Guillaume le Conquérant avait contribué à faire attaquer Philippe Ier par Hugues du Puiset. Or, en janvier 1079, les rois de France et d'Angleterre étaient réconciliés, puisqu'ils faisaient ensemble le siège de Gerberoy contre Robert Courteheuse[10]. Donc les origines de la guerre du Puiset sont antérieures à janvier 1079. Il est même fort possible que Philippe Ier ait abandonné Robert Courteheuse et conclu la paix avec Guillaume le Conquérant parce qu'il voulait soumettre Hugues du Puiset. En rapprochant la lettre de Manassès des événements de Normandie, on arrive à cette conclusion : Guillaume le Conquérant, en 1078, voyant le roi de France soutenir son fils, chercha à lui créer des embarras et, de même que Philippe Ier s'appuyait sur la Normandie contre l'Angleterre, il chercha des alliés dans le domaine royal ; Hugues du Puiset, le plus belliqueux des seigneurs de l'Ile-de-France, accepta de lui prêter son concours. En janvier 1079, Philippe Ier, inquiet, signe la paix avec Guillaume et, au printemps suivant, va faire le siège du Puiset. Le comte de Nevers et l'évêque d'Auxerre sont faits prisonniers et ne sont remis en liberté qu'après 1080. La victoire de Hugues du Puiset sur Philippe Ier ne fit que le rendre plus audacieux et plus turbulent encore que par le passé. Dans une lettre écrite par Yves de Chartres à Hugues de Die vers 1097, l'évêque se plaint de ne pouvoir sortir de son diocèse parce que les chemins sont gardés par des pillards qui n'observent pas la paix, commettent des atrocités et que, pour cette raison, il a dû excommunier[11]. C'est vraisemblablement une allusion aux seigneurs du Puiset, Hugues et Adèle, car, dans une lettre écrite peu après celle-là à Sancion, évêque d 'Orléans[12], Yves lui annonce qu'il a conclu la paix avec Adèle, dans la crainte qu'il ne résultât de leurs démêlés de trop grands dommages pour l'église d'Orléans. Ces bons rapports ne durèrent d'ailleurs pas longtemps, car on voit par d'autres lettres d'Yves de Chartres[13] que Hugues et Adèle furent de nouveau excommuniés parce qu'ils pillaient les biens d'église[14]. Avec de pareils voisins, la royauté ne pouvait jamais être tranquille ni avoir une action extérieure un peu suivie. Voilà pourquoi Louis le Gros, laissant pour le moment la guerre avec la Normandie, employa, à partir de l'année 1100 environ, tous ses efforts à réduire à l'obéissance les châtelains de l'Ile-de-France. La lutte contre le seigneur du Puiset remplit une partie de son règne. Il n'ose pas cependant l'aborder immédiatement et. pendant les dernières années de Philippe Ier, il cherche surtout à faire le vide autour de lui en soumettant ceux qui auraient pu lui prêter leur concours, comme plusieurs semblent l'avoir fait en 1079. II Le roi était entouré de seigneuries féodales au nord et au sud de la Seine. C'est contre celles du nord que Louis le Gros commença tout d'abord à lutter[15]. Mathieu Ier, comte de Beaumont, et Bouchard IV, seigneur de Montmorency, ne cessaient de piller les terres de l'abbaye de Saint-Denis[16]. L'origine de ces dévastations, c'était un démêlé entre Bouchard et les moines au sujet de certaines coutumes[17]. Louis le Gros manda Bouchard à la cour de son père à Poissy. Bouchard fit défaut. Louis se prépara aussitôt à lui faire la guerre à lui et à ses complices Mathieu de Beaumont et Dreux de Mouchy ; il ravagea les terres de Bouchard, incendia tous les environs du château où Bouchard préparait la résistance. Puis il vint faire le siège de Montmorency, avec une armée de Français et de Flamands commandés par Robert, comte de Flandre[18]. Orderic Vital dit que Louis fut grandement aidé, dans ce siège, par Simon de Montfort et aussi par un contingent de cent chevaliers que lui envoya Adèle, comtesse de Chartres[19]. L'attaque vigoureuse de Louis porta ses fruits : les rebelles durent se rendre et le pays fut pacifié. Ni Suger ni Orderic Vital ne disent à quelle date eut lieu l'expédition de Louis le Gros contre Montmorency. Comme Suger, au chapitre Ier de sa Vie de Louis VI, dit que le jeune prince fut occupé pendant trois ans à surveiller les incursions normandes dans le Vexin et qu'il place la lutte contre Bouchard aussitôt après cette guerre, il est probable qu'elle doit être contemporaine de la mort de Guillaume le Roux. Elle eut donc lieu sans doute à la fin de 1100 ou au début de 1101. Après avoir pris Montmorency, le prince Louis poursuivit Dreux de Mouchy qui avait aidé Bouchard et qui, en outre, était coupable de nombreux torts envers l'église de Beauvais. Louis s'arrangea pour lui couper tout retour vers son château ; il l'attaqua non loin de ce château, mais en se plaçant entre le château et l'armée de Dreux ; il ne le laissa pas passer avant que l'incendie n'ellt dévoré jusqu'à la dernière tour du château. Cette audacieuse tactique réussit donc pleinement[20]. Orderic Vital place l'année suivante, c'est-à-dire probablement en 1101 ou 1102, l'expédition contre Mathieu de Beaumont[21]. Mathieu, comte de Beaumont, avait des démêlés avec Hugues, comte de Clermont, dont il avait épousé la fille ; il était venu assiéger le château de Luzarches qui appartenait à Hugues et dont il réclamait la moitié comme dot de sa femme. Hugues alla trouver Louis le Gros et lui demanda son appui : J'aime mieux, dit-il, mon très cher seigneur, que vous possédiez toute la terre que je tiens de vous plutôt que de la laisser à mon gendre. Je veux mourir, s'il me l'enlève. Louis le Gros promit à Hugues de l'aider, et aussitôt il fit donner à Mathieu l'ordre de comparaître à sa cour pour exposer ses droits. Mathieu refusa. Louis rassembla une armée, vint attaquer Luzarches, prit la place tant par des assauts répétés que par l'incendie, installa une garnison dans le donjon, qu'il restitua ensuite à Hugues[22]. L'expédition contre Mathieu de Beaumont ne se termine pas au siège de Luzarches. Il semble que Louis ait voulu faire un exemple et infliger un sanglant échec à ce rebelle qui avait refusé de comparaître à la cour du roi pour y être jugé. Il veut que -la justice royale puisse s'exercer même sur les vassaux qui ont leurs terres enclavées dans le domaine. Aussi alla-t-il faire le siège d'un autre château du comte qui se trouvait à Chambly. Cette entreprise ne réussit pas. comme Louis l'avait espéré. Pendant la nuit survint un véritable cyclone, accompagné de coups de tonnerre et d'une pluie torrentielle ; l'armée en fut très effrayée, plusieurs chevaux furent abattus ; le lendemain matin, la foudre tomba sur les campements, et ce fut aussitôt une fuite désordonnée. Louis ne put réussir à rassembler ses soldats et se décida à attaquer le château avec une poignée d'hommes qui firent des prodiges de valeur, mais plusieurs tombèrent aux mains des ennemis, parmi lesquels Hugues de Clermont, Guy de Senlis, Herluin de Paris[23]. Orderic Vital ne raconte pas les choses de la même façon : Louis se serait laissé prendre à une ruse de Mathieu de Beaumont et aurait été contraint à une fuite honteuse. Ce n'était d'ailleurs pas sa faute, ajoute l'historien normand, s'il ne pouvait mener à bien son œuvre de répression, parce que son père vivait toujours et que sa belle-mère armait des ennemis contre lui[24]. Nous sommes en présence d'une de ces légendes relatives à Bertrade, comme nous avons eu déjà l'occasion d'en enregistrer plusieurs, mais il semble résulter d'Orderic que l'échec de Louis devant Chambly fut complet et définitif. La chose n'est pas impossible, car cette féodalité de l'Ile-de-France disposait de forteresses imprenables et devait être peu disposée à transiger. Suger ne veut pourtant pas avouer que son héros ait pu être vaincu, et voici quelle serait, d'après lui, l'épilogue du siège de Chambly[25]. Louis ne voulut pas rester sur l'échec qu'il venait d'éprouver, car il n'était pas habitué à de telles infortunes, et son ardeur juvénile le poussait à une vengeance ; il préférait la mort au déshonneur. Il prépara donc une expédition et réunit à cette fin une armée trois fois plus nombreuse. Le comte Mathieu le sut, et comme au fond il regrettait que son seigneur ait éprouvé un pareil déshonneur, il entama des négociations pour la paix. Par la douceur et les flatteries il parvint à apaiser l'âme du jeune homme ; il lui fit en quelque sorte des excuses, lui déclara qu'il n'avait pas de propos délibéré voulu se révolter contre la royauté, mais que l'affaire avait pris cette tournure fâcheuse par le fait du hasard, qu'il était donc prêt à donner satisfaction. Sur le conseil de ses familiers et sur l'ordre de son père, Louis se laissa fléchir ; le comte rendit tout ce qu'il avait pris injustement, mit les captifs en liberté et ne fit plus la guerre à Hugues de Clermont. Ce dénouement paraît évidemment difficile à admettre ; celui d Orderic Vital paraît plus vraisemblable, et il est fort probable qu'après son échec Louis dut simplement se retirer sans songer à une nouvelle expédition. Son activité allait d'ailleurs être bientôt sollicitée d'un autre côté. Parmi ces seigneurs du nord de l'Ile-de-France, il y en avait un qui se signalait par son ardeur à piller les biens d'église : c'était Ebles, châtelain de Roucy. Ebles et son fils Guichard ne cessaient de dilapider l'église de Reims. Cent fois on s'était plaint d'eux à Philippe Ier ; ces plaintes avaient été plus récemment renouvelées à son fils Louis. Celui-ci se mit donc à la tête de sept cents chevaliers et, en 1102, il vint à Reims ; pendant près de deux mois, il vengea les torts faits par Ebles aux églises en dévastant ses terres et celles de ses complices. La lutte était d'autant plus difficile que ces barons recevaient des secours de la Lorraine. Cependant on parla bientôt de la paix que Louis aurait volontiers retardée, mais sa présence était à ce moment nécessaire ailleurs ; il se contenta donc de requérir des otages et de faire jurer ensuite à Ebles que désormais il ne pillerait plus les biens d'église[26]. Louis ne devait pas tarder à revenir dans cette région du Laonnais. Thomas de Marie avait acquis Coucy par mariage. C'était, dit Suger, un homme tout à fait perdu, hostile à Dieu comme aux hommes. Sa sauvagerie de bête féroce fut encore accrue quand il fut le maître de cette position inexpugnable et il inspira une vive terreur à tous ceux qui habitaient autour de Coucy, à commencer par son propre père Engeran de Boves. C'est Engeran qui prit l'initiative de le chasser de son château et de mettre fin à sa tyrannie. Engeran forma le projet, avec Ebles de Roucy et quelques autres seigneurs, de faire le siège de Coucy, de forcer Thomas par la famine à se rendre, de le condamner à la prison perpétuelle et de détruire le château. Thomas trouva le moyen, après avoir fortifié encore mieux sa position, de s'échapper clandestinement pendant la nuit ; il vint trouver le prince Louis, corrompit son entourage par des présents et des promesses et finalement obtint son appui. Louis rassembla une armée de sept cents hommes et prit le chemin de Coucy. Comme il en approchait, ceux qui assiégeaient le château lui envoyèrent des ambassadeurs, pour le supplier de ne pas empêcher leur projet d'aboutir ; ils firent valoir que, pour un brigand, il allait se priver de leurs services à tous. Ni les flatteries ni les menaces ne purent faire revenir Louis sur ses décisions ; les assiégeants, ne voulant pas se révolter contre le roi désigné, décidèrent alors de lever le siège, quitte à le reprendre quand il se serait éloigné. Louis commit la faute de démolir toutes les fortifications qui pouvaient gêner le seigneur de Coucy, de lui laisser toute liberté et de rendre la forteresse aussi riche en hommes qu'en moyens de subsistance. Aussi les seigneurs, qui s'étaient retirés par crainte et par affection pour lui, furieux maintenant de ce qu'il n'avait épargné personne, jurèrent de ne plus avoir de déférence pour ses ordres. Quand ils le virent battre en retraite, ils le poursuivirent comme s'ils voulaient l'attaquer. La seule chose qui empêchât la rencontre, c'était un torrent qui se trouvait entre les deux armées. Un chevalier de l'armée ennemie passa du côté de Louis le Gros et vint annoncer que les ennemis de Thomas de Marie s'apprêtaient à venger l'injure que Louis leur avait faite en accordant la liberté à leur ennemi ; le chevalier préférait servir son maître naturel et venait donc de son côté. Aussitôt l'armée française se prépara à l'attaque. Engeran de Boves, Ebles de Roucy et leurs compagnons jugèrent plus prudent de faire la paix avec le roi désigné ; ils vinrent le trouver et lui promirent d'être ses plus fidèles serviteurs[27]. On voit par là que les interventions du prince Louis n'étaient pas toujours inspirées par une politique très habile. Il eût été plus adroit de sa part de s'unir à Engeran et à Ebles contre Thomas de Marie, qui allait être son plus redoutable ennemi. Il est vrai que les ennemis de Thomas étaient à ce moment ceux de la royauté. L'œuvre de pacification est à peine ébauchée à la fin du règne de Philippe Ier, au moins au nord du domaine. Une charte de Geoffroy, évêque de Beauvais, datée du 18 janvier 1106, prouve que les brigands pullulaient encore autour de Compiègne, car un des motifs pour lesquels Geoffroy dispense les chanoines de Saint-Corneille de Compiègne de venir au synode diocésain, ce sont les dangers du voyage et l'insécurité des routes[28]. III Au sud de la Seine, les véritables ennemis de la royauté sont les seigneurs de Montlhéry et de Rochefort, qui étaient apparentés[29]. Guy Ier de Montlhéry avait eu de sa femme Hodierne de Gometz deux fils[30] : Milon de Bray, seigneur de Montlhéry et de Chevreuse, vicomte de Troyes, et Guy le Rouge, comte de Rochefort en Yveline, châtelain de Châteaufort et de Gometz, seigneur de Crécy, Gournay et Brethencourt[31]. Milon de Bray et Guy le Rouge avaient eu eux-mêmes une nombreuse descendance. Si l'on en croit Suger[32], les seigneurs de Montlhéry, d'abord Milon le Grand, puis Guy Troussel, avaient fomenté toutes les séditions autour de Paris ; ils avaient entraîné tous leurs voisins dans leurs révoltes. Pas une sédition n'éclatait dans le royaume qu'ils n'y fussent mêlés, quand ils n'en étaient pas les auteurs. Corbeil, Montlhéry, Châteaufort, ceignaient le Parisis. Tout le pays compris entre Paris et Orléans était en proie à leurs rapines, et l'on ne pouvait se rendre de Paris à Orléans que fortement armé. Les redoutables forteresses de Rochefort et de Châteaufort complétaient celles de Montlhéry et faisaient sans cesse trembler la royauté. Philippe Ier, ne se sentant pas assez fort pour combattre les seigneurs de Montlhéry et Rochefort et rendu prudent par son échec du Puiset, avait essayé de se les attacher en leur conférant des fonctions au palais. C'est ainsi qu'en 1091 il confia le sénéchalat à Guy le Rouge, comte de Rochefort[33]. Guy de Rochefort est resté sénéchal jusqu'en 1095, et probablement même jusqu'en 1099 ou 1100, car, de 1095 à 1100, il n'y a pas de diplômes souscrits par le sénéchal. En 1101, il ne l'était plus, mais nous savons par Suger qu'il avait pris la croix[34]. Guy Troussel, fils de Milon de Montlhéry, que Suger dit avoir été un homme ami de l'agitation et perturbateur du royaume, avait également pris part à la croisade, ainsi que son père[35]. Philippe Ier et Louis le Gros pouvaient donc, grâce à la croisade, respirer un moment, étant débarrassés de leurs voisins de Montlhéry et de Rochefort. Il est probable que Milon de Montlhéry mourut en Terre Sainte et que Guy Troussel craignit que, pendant son absence, son héritage ne lui échappât. Toujours est-il qu'enfermé dans Antioche, qu'assiégeait le sultan Kerboga, il se fit descendre par-dessus le mur et, s'échappant, regagna la France[36]. Cela lui valut d'être excommunié par le pape Pascal II[37]. Les souffrances endurées pendant l'expédition avaient épuisé Guy Troussel. Il n'avait qu'une fille, Elisabeth[38] ; il était incapable de défendre son héritage et de lui en assurer la tranquille possession. Or les rois Philippe et Louis, auxquels les seigneurs de Montlhéry avaient causé tant de tribulations, convoitaient le château de Montlhéry qui leur barrait la route d'Orléans. Ils proposèrent avec insistance à Guy une alliance qui mettrait son domaine dans leur dépendance : le mariage de sa fille avec l'un des fils de Philippe Ier, nommé Philippe, qu'il avait eu de Bertrade de Montfort. Guy ne pouvait refuser. Louis VI, qui Voyait cette union d'un œil favorable, puisqu'elle devait mettre fin aux luttes continuelles avec les seigneurs de Montlhéry, n'eut garde de s'y opposer et il céda même à son frère Philippe le château de Mantes. La garde du château de Montlhéry fut confiée à Louis, car Philippe était encore trop jeune pour le défendre[39]. Ainsi Philippe Ier et Louis le Gros avaient atteint leur but. Aussi se réjouissaient-ils de cet événement. C'était, dit Suger, comme si on leur avait arraché un fétu de l'œil ou comme s'ils avaient rompu une barrière infranchissable. Suger raconte qu'en sa présence, le vieux roi Philippe disait à son fils Louis : Allons, mon fils, garde avec vigilance cette tour qui m'a causé tant de tourments qu'elle a suffi à me faire vieillir. La fourberie et la déloyauté de son seigneur ne m'ont jamais laissé de repos, et jamais je n'ai pu avoir avec lui une bonne paix[40]. Cependant restaient encore les deux redoutables forteresses de Rochefort et de Châteaufort qui appartenaient à Guy le Rouge, oncle de Guy Troussel. Le retour de Guy le Rouge suivit de près celui de son neveu, mais il fut plus brillant : il ne revenait pas en fuyard, mais couvert de gloire. Afin d'obtenir son assentiment à la cession de Montlhéry, Philippe Ier et Louis s'empressèrent de lui rendre le sénéchalat. A partir de 1104, Guy souscrit de nouveau les diplômes royaux, et, après lui, son fils Hugues de Crécy[41]. De cette façon, les rois n'avaient plus rien à craindre des forteresses de Rochefort et de Châteaufort et ils pouvaient exiger d'elles le service qu'ils n'étaient pas accoutumés à en tirer. Ils allèrent plus loin : comme ils avaient scellé leur pacte avec Guy Troussel par un mariage, ils voulurent procéder d'une façon analogue à l égard de Guy de Rochefort. Sur les conseils de son père, Louis le Gros consentit à être fiancé avec Lucienne, la fille du sénéchal, qui n'était pas encore nubile. Le mariage n'eut d'ailleurs pas lieu, car il fut dissous comme on le verra plus loin, quelques années après les fiançailles, en 1107, par le pape Pascal II au concile de Troyes. L'amitié entre Guy le Rouge et ses souverains dura trois ans. Ceux-ci se fièrent entièrement à lui et, de leur côté, le comte Guy et son fils, Hugues de Crécy, s'employaient de toutes leurs forces à la défense et à l'honneur du royaume. Mais les hommes de Montlhéry avaient une trop longue pratique de la fourberie pour persister longtemps dans leur fidélité. Les frères de Garlande, qui avaient encouru l'inimitié des rois, les circonvinrent si bien qu'ils les gagnèrent à leur cause. Milon, vicomte de Troyes, frère cadet de Guy Troussel, voyait avec regret le château de Montlhéry sortir des biens patrimoniaux ; poussé par sa mère Lithuise, vicomtesse de Troyes, il se présenta à Montlhéry avec une troupe nombreuse de chevaliers. Il réclamait sa part sur les biens paternels. Il supplia les chevaliers de Montlhéry de se joindre à lui pour s'emparer de la tour où s'étaient retranchées la femme de Guy Troussel et sa fille, la fiancée de Philippe, de le laisser mener à bonne fin une entreprise si bien commencée. Gagnés par ses prières, les hommes de Montlhéry volent aux armes et commencent le siège de la tour ; ils font si bien qu'ils entament en plusieurs endroits le premier rempart, la chemise du donjon ; plusieurs des assiégés sont blessés à mort. Dès que le sénéchal Guy apprend cette nouvelle, il réunit autant de chevaliers qu'il peut en trouver et se hâte de porter secours aux assiégés. Il envoie en tous sens des messagers demander des renforts. Dès que, du haut de la montagne, les assiégeants le voient arriver, n'ayant pu encore prendre la tour et craignant l'arrivée du prince Louis, ils se retirent, ne sachant s'ils doivent demeurer ou prendre la fuite. Mais Guy, chez qui l'habileté ne le cédait en rien au courage, attire prudemment les Garlande loin du château ; il leur promet, sous la foi du serment, au nom du roi et de Louis, la paix et le pardon ; il arrête ainsi leur entreprise et celle de leurs complices. Milon, se voyant abandonné, prend la fuite tout en pleurs. Louis arrive à son tour en toute hâte et, quand il apprend l'issue de l'affaire, il se montre à la fois tout joyeux de ne rien perdre et tout affligé de ne plus trouver rien de fâcheux à pendre au gibet. Mais il tint la parole qu'avait donnée Guy, et il assura la paix à ceux qui restaient. Pour que pareille chose ne pût se renouveler, il démantela le château sauf le donjon[42]. Ce qui avait provoqué ces événements, c'était en somme la rivalité des Rochefort et des Garlande. La famille de Garlande possédait la seigneurie de Livry en rivalité avec celle de Rochefort[43]. La royauté avait cherché à ménager l'une et l'autre famille. Quand Guy le Rouge était parti pour la croisade, Philippe Ier avait conféré le sénéchalat à Païen, puis à Gilbert de Garlande[44]. Le retour de Guy provoqua une disgrâce de la famille de Garlande, mais, en 1107, la rupture par le pape du mariage de Louis le Gros avec Lucienne ; qui d'ailleurs n'était pas encore consommé, changea la face des choses. Le sénéchalat fut abandonné par la famille de Rochefort et revint à Anseau de Garlande[45]. Guy le Rouge avait conçu un vif ressentiment de l'abandon de sa fille et il chercha aussitôt l'occasion de recommencer la guerre contre la royauté. Or Louis, peu après le concile de Troyes, eut un démêlé avec Hugues de Pomponne, châtelain de Gournay, qui n'est peut-être autre que Hugues de Crécy, fils de Guy le Rouge. Hugues avait ravi les chevaux d'un marchand qui se trouvait dans le domaine royal. Louis vint faire le siège du château de Gournay. La chose n'était pas facile : il y avait notamment devant le château une île plus longue que large, qui, grâce à la rivière, était un ouvrage important de défense. Louis fit venir une flotte et se prépara à attaquer l'île ; il s'élança contre elle avec ses guerriers, les uns à la nage, les autres à cheval ; l'assaut fut repoussé ; on en tenta un nouveau qui, cette fois, réussit. Hugues, inquiet, chercha des alliés : il fit appel d'abord à Guy de Rochefort. Thibaud, comte de Blois et de Chartres, vint se joindre à eux et promit de tenter la délivrance de Gournay. Il arriva au jour fixé, mais Louis rassembla ses troupes, fit des prodiges de valeur personnelle ; bref il remporta sur Thibaud une grande victoire et, dès lors, il s'empara sans peine du château de Gournay, qu'il remit aux Garlande[46]. Louis se porta ensuite sur Montlhéry et Chevreuse, puis sur le château de Brethencourt qui appartenait au comte de Rochefort ; il échoua devant ces trois places[47]. La guerre fut alors interrompue par la mort de Philippe Ier. Guy le Rouge ne paraît pas avoir survécu bien longtemps, quoique Suger le fasse prendre part aux troubles de la première année du règne de Louis VI[48]. La guerre contre les seigneurs de Montlhéry et de Rochefort est certainement la plus grave de toutes celles entreprises par le prince Louis au sud de la Seine pendant la fin du règne de Philippe Ier ; mais ce n'est pas la seule. Vers 1103, peu après l'expédition contre Ebles de Roucy, il avait châtié un autre pillard de biens d'église, Léon de Meung. Celui-ci, qui dépendait de l'évêque d'Orléans et possédait en communauté avec lui le château de Meung, avait trouvé le moyen de lui enlever -sa part et s'y était solidement établi. Louis, à la demande de l'évêque, vint faire le siège du château et le livra aux flammes[49]. L'action du roi désigné se fit sentir même au delà de la Loire. En 1107, pendant le siège de Gournay, des seigneurs du Berry vinrent se plaindre à lui des exactions de Humbaud, seigneur de Sainte-Sévère, sur les confins du Limousin et du Berry, et ils implorèrent son appui. Louis marcha contre Humbaud. Humbaud l'attendait derrière une rivière qui est probablement l'Indre. Louis parvint à franchir cette rivière, fit courir le bruit qu'il ne se retirerait qu'après avoir détruit le château et fait pendre ceux qui le défendraient. A cette nouvelle, Humbaud préféra se soumettre ; il livra au prince royal son château et sa terre ; Louis l'emmena en prison à Etampes et rentra triomphalement à Paris[50]. Dans cette série de guerres contre la petite féodalité, Philippe Ier n'apparaît guère. Sans doute il ne les ignore pas ni ne les désapprouve ; il conserve encore la haute main sur la politique, mais il n'a plus le même rôle actif qu'autrefois ; jamais il n'accompagne son fils dans les chevauchées et il ne fait qu'obéir en somme aux inspirations du prince Louis. Le règne de Louis le Gros commence donc vraiment en 1100 : l'anéantissement de la féodalité du domaine, voilà le programme du nouveau roi, en voie de réalisation déjà en 1108, tandis que la limitation et l'abaissement de la puissance normande avaient été celui de Philippe Ier dans ses rapports avec la féodalité. De ces deux politiques ni l'une ni l'autre n'a porté ses fruits en 1108. Il faudra de nombreuses années à Louis le Gros pour réduire les châtelains de l'Ile-de-France. Quant à l'Etat anglo-normand, il subsiste toujours : Philippe Ier n'a pas su tirer parti de la crise qui a suivi la mort de Guillaume le Conquérant, en face duquel il avait fait bonne figure de 1076 à 1087. Depuis 1092, il semble qu'il ait renoncé à se mêler des guerres civiles qui se déroulent de l'autre côté de l'Epte et de l'Eure. En 1106, l'Etat anglo-normand est tel qu'il était sous Guillaume le Conquérant ; au milieu du XIIe siècle, il comprendra une grande partie de la France. La politique de Philippe Ier a donc échoué, tant à cause de son apathie que parce qu'elle a été détournée vers une autre voie par son successeur. |
[1] Cf. supra, l. I, c. I.
[2] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 315 et suiv.)
[3] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 315.)
[4] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 315.)
[5] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 315.)
[6] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV.
[7] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV. (Ed. de Certain, p. 316.)
[8] Raoul Tortaire, Miracula S. Benedicti, l. VIII, c. XXIV.
[9] Rec. des histor. de France, t. XIV, p. 782.
[10] Cf. supra, l. III, c. IV.
[11] Yves de Chartres, ep. 61. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 95.)
[12] Yves de Chartres, ep. 62. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 96.)
[13] Ep. 75, 76, 111, 112, 121.
[14] Hugues du Puiset eut un fils nommé Galeran, dont le nom est cité dans une charte de Longpont contemporaine de l'année 1100. (Cartulaire de Longpont, n° CCXXIII, p. 196.)
[15] Pour ces guerres, la source presque unique est Suger (Vita Ludovici), quelquefois confirmé et complété par Orderic Vital.
[16] Cf. Orderic Vital, l. XI, c. XXXV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 286.)
[17] Suger, Vita Ludovici, c. II. (Ed. Molinier, p. 9.)
[18] Suger, Vita Ludovici, c. II. (Ed. Molinier, p. 9-10.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 16.
[19] Orderic Vital, l. XI, c. XXXV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 286.) — Suivant l'historien normand, l'expédition n'aurait que médiocrement réussi et Louis aurait échoué devant Montmorency.
[20] Suger, Vita Ludovici, c. II. (Ed. Molinier, p. 10.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 18.
[21] Orderic Vital, l. XI, c. XXXV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 287.)
[22] Suger, Vita Ludovici, c. III. (Edo Molinier ; p. 11.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 19.
[23] Suger, Vita Ludovici, c. IV. (Ed. Molinier, p. 11.)
[24] Orderic Vital, l. XI, c. XXXV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 288.)
[25] Suger, Vita Ludovici, c. IV. (Ed. Molinier, p. 12-13.)
[26] Suger, Vita Ludovici, c. V. (Ed. Molinier, p. 13-14.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 20.
[27] Suger, Vita Ludovici, c. VII. (Ed. Molinier, p. 15 et suiv.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 26.
[28] Abbé Morel, Cartulaire de Saint-Corneille de Compiègne, t. I, p. 64.
[29] Cf. Montié, Chevreuse, dans Mémoires et documents publiés pur la Société archéologique de Rambouillet, t. III, p. 40 et suiv.
[30] Guy de Montlhéry a fini ses jours comme moine à Longpont. Cf. Cartulaire de Longpont, n° CLXXI, p. 164.
[31] Cette généalogie est indiquée dans une charte de Longpont datant de 1070 environ. (Cartulaire de Longpont, n° XLVIII, p. 95.)
[32] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 18.)
[33] Cf. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction IV, 22, p. CXXXIX-CXL.
[34] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 19.)
[35] On trouve dans une charte de l'abbaye de Longpont. (Cartulaire de Longpont, n° XLV, p. 93.)
[36] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 18.)
[37] Rec. des histor. de France, t. XV, p. 20.
[38] Le nom est donné par une charte de Longpont. (Cartulaire de Longpont, n° CXCVII, p. 181.) — La même charte dit qu'elle avait épousé Philippe, fils de Philippe Ier ; il va être question de ce mariage.
[39] Le fait est mentionné dans une charte de Longpont. (Cartulaire de Longpont, n° XIII, p. 89.)
[40] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 18.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 32.
[41] Cf. Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction, loc. cit.
[42] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 20-21.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 34.
[43] Cf. Moutié, article cité.
[44] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction IV, 22, p. CXXXIX-CXL.
[45] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, introduction IV, 22, p. CXXXIX-CXL.
[46] Suger, Vita Ludovici, c. X. (Ed. Molinier, p. 32-36.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 51.
[47] Orderic Vital, l. XI, c. XXXV. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 285.)
[48] Suger, Vita Ludovici, c. XIV. (Ed. Molinier, p. 41.)
[49] Suger, Vita Ludovici, c. VI. (Ed. Molinier, p. 15.)
[50] Suger, Vita Ludovici, c. XI. (Ed. Molinier, p. 36-37.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 55.