LE RÈGNE DE PHILIPPE Ier

LIVRE TROISIÈME. — LES RAPPORTS DE PHILIPPE Ier ET DE LA FÉODALITÉ

 

CHAPITRE III. — LA RIVALITÉ DE PHILIPPE Ier ET DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT (1076-1087).

 

 

I

Guillaume de Poitiers rapporte qu'à l'avènement de Philippe Ier une paix des plus stables fut conclue entre le roi encore enfant et Guillaume le Bâtard, qui furent désormais amis, comme le désirait la France entière[1]. Cette assertion est fantaisiste. Sans doute, le régent Baudoin fut l'ami et l'allié de Guillaume qui avait épousé sa sœur ; il ne chercha même pas à le détourner de la conquête de l'Angleterre[2]. Mais la création de l'Etat anglo-normand par Guillaume le Conquérant, en 1066, et le début du règne personnel de Philippe Ier, en 1067, vont changer l'allure des relations entre le roi de France et le comte de Normandie, maintenant roi d'Angleterre.

Philippe Ier a compris quelles conséquences désastreuses pouvait avoir la conquête de l'Angleterre par les Normands, et on peut dire qu'un des traits dominants de son règne a été la lutte contre l'Etat anglo-normand. Cette lutte ne se traduit par des faits militaires qu'en 1076. Pourquoi Philippe Ier a-t-il attendu neuf années avant d'entreprendre la guerre contre son rival ?

Plusieurs raisons expliquent cette abstention. En 1067, Philippe Ier n'est pas suffisamment prêt : la régence de Baudoin a provoqué des troubles à la suite desquels la royauté a été obligée de faire certaines concessions ; le roi est encore jeune et doit compter avec la féodalité, surtout celle de l'Ile-de-France ; il serait dangereux de se lancer dans une guerre sans être complètement sûr du domaine. En second lieu, même en dehors du domaine, le roi a d'autres sujets de préoccupation. La mort de Geoffroy Martel et l'avènement de Foulque le Réchin lui paraissent une occasion opportune pour annexer le Gâtinais, dès 1068. En 1071, son attention doit se porter vers la Flandre : il soutient d'abord l'héritier légitime, Arnoul, mais, après la mort de celui-ci, il se rapproche de Robert le Frison ; le rapprochement est scellé par le mariage avec Berthe de Frise en 1072. Robert pourra être un allié éventuel contre Guillaume le Conquérant, ainsi que Foulque le Réchin. Dans la lutte qui va s'engager Philippe Ier aura pour lui les deux autres États voisins de la Normandie, l'Anjou et la Flandre.

Cependant ni l'Anjou ni la Flandre ne peuvent lui être d'un appui bien effectif : Foulque et Robert sont arrivés au pouvoir par l'usurpation ; ils doivent veiller à conserver leur couronne et il n'y aura guère d'action simultanée entre les trois alliés. En 1073 et en 1081, Foulque ébranle la domination normande sur le Maine[3]. En 1085, Robert le Frison, avec Canut, roi de Danemark, menace l'Angleterre[4]. Rarement on les voit intervenir en même temps que Philippe Ier. C'est là ce qui explique l'échec de toutes les tentatives, tant que vécut Guillaume le Conquérant. Du moins, la neutralité bienveillante de Foulque et de Robert permit-elle à Philippe Ier de lutter parfois avec avantage contre son puissant voisin.

En 1073, Philippe Ier, sûr de l'Anjou et de la Flandre, n'a plus qu'à attendre une occasion favorable pour entamer la lutte. Cette occasion se présente en 1076 : c'est la guerre entre la Normandie et la Bretagne.

L'histoire de cette guerre est obscure et il est très difficile d'en préciser les origines. Orderic Vital dit simplement que Guillaume le Conquérant, voulant étendre la Normandie, songea à soumettre les Bretons, jadis vassaux de Rollon, de Guillaume et d'autres ducs de Normandie ; il vint donc assiéger Dol, jeta l'épouvante parmi ceux qui habitaient cette place forte et jura qu'il ne s'en éloignerait pas tant qu'elle ne se serait pas rendue[5].

Certes, de tout temps, Guillaume le Conquérant a convoité la Bretagne ; mais les origines de la guerre de 1076 semblent plus complexes que ne le dit Orderic. En réalité, Guillaume est intervenu dans une de ces guerres civiles, si fréquentes en Bretagne au XIe siècle. C'est du moins ce qu'affirment les chroniques bretonnes Le comte Houel faisait la guerre au comte Geoffroy, surnommé Granon, et il vint assiéger le château de Dol ; Guillaume le Conquérant lui prêta main-forte, et, pendant quarante jours, ils essayèrent l'un et l'autre, par tous les moyens possibles, de s'en emparer[6]. Dol tint bon. La place était défendue par un certain Raoul, qui résista jusqu'à l'arrivée d'une armée de secours conduite par le roi de France en personne[7].

Philippe Ier avait trouvé dans la guerre de Bretagne et le siège de Dol l'occasion utile qu'il cherchait pour attaquer Guillaume le Conquérant ; il ne pouvait d’ailleurs tolérer cette nouvelle extension de l'Etat normand que tentait Guillaume. Il chercha des alliés. Nous savons peu de choses sur l'intervention du comte d'Anjou, Foulque, et les chroniques ne disent pas s'il y avait des Angevins dans l'armée que le roi conduisit sous les murs de Dol, mais la chronique de Saint-Maurice d'Angers affirme, en tout cas, qu'il s'en trouvait dans la place et elle laisse même entendre que ce furent uniquement ces Angevins qui forcèrent Guillaume à se retirer[8]. Il n'est également pas question de l'intervention de Philippe Ier dans Orderic Vital : d'après l'historien normand, ce serait l'arrivée du comte de Bretagne, Alain Fergant, qui aurait effrayé Guillaume ; le roi d'Angleterre aurait précipitamment signé la paix avec les habitants de Dol et se serait retiré en toute hâte, non sans éprouver de graves dommages[9].

Il est fort possible qu'Alain Fergant ait prêté main-forte à Philippe Ier. Le souvenir de négociations engagées entre eux n'a cependant été conservé nulle part. Nous savons au contraire que, pour se rendre à Dol, le roi de France passa par l'Aquitaine. L'Histoire de Montierneuf de Poitiers affirme que Philippe Ier se trouvait à Poitiers le 8 octobre et qu'il pria Geoffroy de venir l'aider, puisqu'il était son duc, dans son expédition contre Guillaume, roi d'Angleterre, qui assiégeait, contre lui, un certain château[10]. Le témoignage de l'Histoire de Montierneuf est confirmé de la façon la plus formelle par deux diplômes de Philippe Ier délivrés à Poitiers, l'un du 9 octobre[11], l'autre du 14 octobre 1076[12]. La date du premier est suivie de la mention de la venue de Philippe Ier à Poitiers pour demander des secours contre Guillaume, comte de Normandie et roi d'Angleterre[13]. Dans le second, Philippe Ier dit être venu en hâte à Poitiers, et d'une façon non officielle, pour obtenir l'appui de Geoffroy contre Guillaume, et c'est pour cette raison qu'il n'avait pas son sceau[14]. Dans quelle mesure le concours de Geoffroy fut-il effectif : ni l'Histoire de Montierneuf ni les diplômes ne le disent. Il n'en est pas moins curieux de noter ce rapprochement du roi de France et du duc d'Aquitaine pour la lutte contre le plus puissant des grands feudataires de la France occidentale.

Les deux diplômes de Poitiers font connaître les noms des personnages qui accompagnaient le roi à Poitiers. Parmi les souscriptions on relève, outre celles des moines et des officiers du duc et du roi, celles de Foulque, élu évêque d'Amiens, mais pas encore consacré[15], d'Audebert, comte de la Marche[16], et de Guy de Nevers[17]. Ainsi, comme en Flandre, l'armée de Philippe Ier ne comprend pas seulement les hommes du domaine. Faut-il voir là une des dernières traces de l'aide féodale ? Il est possible qu'Audebert et Guy soient venus, comme Guillaume Osbern, lors de la guerre de Flandre, avec dix chevaliers. Mais rien non plus n'autorise cette supposition. En ce qui concerne le duc d'Aquitaine, elle serait même fausse. Philippe Ier n'aurait pas fait le voyage de Poitiers et n'aurait pas retardé son expédition pour s'adjoindre un contingent aussi infime. Bien que l'Histoire de Montierneuf qualifie Geoffroy de duc du roi, il est fort probable que Philippe et Geoffroy ont dû traiter d'égal à égal, car on ne relève dans les diplômes aucune trace de suzeraineté royale.

Les diplômes de Poitiers permettent aussi de préciser la chronologie de l'expédition. D'abord ils confirment la date de 1076, contrairement à celle de 1075 donnée par quelques-unes des chroniques citées -plus haut. En second lieu, pour le mois, ils s'accordent avec la chronique de Saint-Maurice d'Angers qui place l'investissement de Dol en septembre ; il est même probable qu'il dut avoir lieu vers la fin de ce mois. Philippe Ier partit pour Poitiers au début d'octobre ; il y séjourna du 7 au 14 et dut arriver devant Dol vers la fin du mois. La délivrance de Dol serait au plus tard du commencement de novembre, puisque plusieurs chroniques accordent au siège une durée de quarante jours.

Philippe Ier remporta sous les murs de Dol un brillant succès ; non seulement il délivra la ville[18] : mais au dire des historiens anglais, Guillaume le Conquérant subit de très nombreuses pertes[19]. Orderic Vital lui-même, pourtant très partial en faveur de Guillaume, évalue le montant de ces pertes à quinze mille livres sterling[20].

Guillaume ne chercha pas à réparer cet échec et il signa la paix avec les Bretons comme avec Philippe Ier. Il conclut avec Alain Fergant un traité d'alliance et lui donna en mariage sa fille Constance ; le mariage fut célébré à Caen[21]. La paix fut également signée avec Philippe Ier en 1077[22]. Les chroniques ne disent pas quelles en furent les clauses. Guillaume ne semble pas avoir fait de concessions territoriales. Il est à remarquer toutefois qu'en 1077, le roi de France peut faire l'acquisition du Vexin français et y transformer sa suzeraineté en possession directe, sans être inquiété par son rival. Guillaume convoitait cependant le Vexin, puisqu'il le revendiquera hautement en 1087. Pourquoi a-t-il attendu dix ans pour émettre cette prétention ? C'est peut-être une conséquence de la victoire de Philippe Ier à Dol.

Cette victoire de Dol a empêché aussi l'annexion plus ou moins rapide de la Bretagne à la Normandie. C'est un autre résultat heureux pour la royauté capétienne. Philippe Ier a donc limité la puissance de son rival, tandis qu'il peut augmenter la sienne. Le reproche d'inertie et d'indifférence vis-à-vis de la Normandie qu'on lui a fait souvent ne paraît pas mérité ici.

 

II

Après sa victoire de Dol, Philippe Ier ne perd pas de vue la Normandie ; toute sa politique tend à affaiblir son rival. La force de l'Etat anglo-normand rendait difficile la réalisation de ses desseins ; ni une diversion en Angleterre ni une attaque directe contre la Normandie n'avaient chance de réussir, car les barons anglais, comme les barons normands, se seraient groupés autour de Guillaume, qui se les était attachés à la fois par la crainte qu'il leur inspirait et par les terres dont il les avait comblés après la conquête. Philippe vit le point faible : Guillaume avait des ennemis dans sa propre famille, en particulier son fils Robert Courteheuse. Prêter main-forte à Robert, le soutenir dans ses revendications et par là provoquer une scission entre la Normandie et l'Angleterre, annihiler ainsi les résultats de la conquête de 1066, c'est, à partir de 1077, toute la politique du roi de France.

Il est difficile de prouver à quelle date exacte ont commencé les premiers démêlés de Guillaume le Conquérant avec son fils Robert. Orderic Vital, qui est notre principale source, est muet sur la chronologie de ces dissensions familiales. Il y a lieu de remarquer toutefois qu'il n'en parle qu'après avoir narré l'affaire de Dol ; elles ne seraient donc pas antérieures à 1077. L'origine en est très simple : avant la bataille de Senlac, et, plus tard, lors d'une maladie, Guillaume le Conquérant avait déclaré que son premier fils, Robert, serait son héritier, et il avait ordonné à tous les seigneurs de lui prêter hommage et de lui jurer fidélité. Ceux-ci y consentirent volontiers. Mais, après la mort de sa femme Marguerite, Robert, très ambitieux, voulut transformer cette promesse de l'héritage en une possession immédiate et il demanda à son père de lui donner le Maine et la Normandie. Guillaume refusa et pria son fils d'attendre le moment opportun pour obtenir ce qu'il réclamait. Robert fut très mécontent de ce refus et commença dès lors à se révolter contre son père. Telle est, suivant Orderic Vital et Guillaume de Malmesbury, l'origine de la querelle de Guillaume et de son fils. Tous deux ont fait le même portrait de Robert : ils le représentent petit — d'où son surnom de Courteheuse —, gros, avec des traits assez épais, mais brave, bon guerrier, intelligent et spirituel[23]. Il était donc capable de tenir tête à son père.

Orderic Vital laisse croire que Robert serait déjà intervenu dans la révolte du Mans en 1073. La chose n'est pas prouvée et Robert devait être encore bien jeune à ce moment-là. La rupture entre le père et le fils ne dut avoir lieu qu'en 1077, et elle commença par une rixe entre Robert et ses deux frères puînés à Laigle, au moment où Guillaume préparait une expédition contre les habitants du Corbonnais, c'est-à-dire du pays entre l'Huisne et la Sarthe. Orderic n'expose pas les causes de la rixe ; il rapporte seulement que, tandis que Robert occupait la partie inférieure du château, ses frères, qui étaient au-dessus, versèrent sur lui de l'eau et des immondices ; il en résulta une lutte violente entre les trois frères, et Guillaume dut revenir lui-même rétablir l'ordre. Robert s'éloigna alors de Laigle, gagna Rouen et chercha à en occuper le château, Il ne put réussir ; Roger d'Ivry, bouteiller du roi, gardait la tour et il paralysa tous ses efforts. Robert dut prendre la fuite, car Guillaume, prévenu par Roger, approchait[24].

Orderic Vital, auquel nous empruntons ce récit, ne dit pas où alla Robert, après cette tentative sur le château de Rouen. Il est. fort probable qu'il s'enfuit vers le domaine royal pour demander des secours à Philippe Ier. C'est bien ce qui semble résulter des Annales de Roger de Hoveden, qui distingue nettement cette première guerre de 1077 de celle de 1079 marquée par l'épisode de Gerberoy[25].

Pendant cette année 1077, Robert Courteheuse et Philippe Ier firent au Conquérant une guerre d'escarmouches et lui causèrent en somme beaucoup d'ennuis. Cependant, d'après Guillaume de Malmesbury[26], le roi d'Angleterre résista victorieusement aux tentatives de son fils et du roi de France[27].

Roger de Hoveden et les chroniques anglaises ne mentionnent aucun fait notable avant l'affaire de Gerberoy, qui date de décembre 1078-janvier 1079. Il est fort probable que Guillaume et Robert ne se réconcilièrent pas et que Robert, qui avait emmené avec lui plusieurs seigneurs normands, comme Robert de Bellême, Guillaume de Breteuil, Robert de Montbray, Guillaume de Moulins, Guillaume de Rupierre et d'autres encore[28], chercha à former une coalition contre son père. Une série de négociations diplomatiques eurent évidemment lieu au cours de l'année 1078[29]. Robert alla d'abord trouver son oncle Robert le Frison et l'archevêque de Trèves, Eudes, qu'Orderic qualifie à tort de frère du Frison. Il réunit autour de lui un certain nombre de seigneurs de Lorraine, d'Allemagne, d'Aquitaine et de Gascogne auxquels il avait fait ses doléances et envoyé des cadeaux. La reine Mathilde, qui avait pitié de son fils, lui adressait en effet, à l'insu de son mari, de l'or, de l'argent et d'autres matières précieuses, ce qui provoqua de vives altercations entre elle et Guillaume le Conquérant. Enfin Robert revint trouver Philippe Ier. C'est toujours la même coalition de la France, de la Flandre et de l'Aquitaine ; il ne manque que l'Anjou.

Robert fut bien accueilli par Philippe Ier, qui l'envoya à Gerberoy. Ce château, dit Orderic Vital, se trouvait sur les limites de la France et de la Normandie, dans le pagus de Beauvais ; il était bien situé et facile à défendre. Hélie, qui y commandait pour le roi avec un autre, reçut l'exilé royal et lui promit, ainsi qu'à ses partisans, son secours en toutes choses. C'était une habitude dans ce château, où commandaient également deux maîtres, d'accueillir les fugitifs, de quelque endroit qu'ils vinssent. Robert rassembla là ses chevaliers, leur promit, à eux et aux barons qui viendraient à son aide, beaucoup plus qu'il ne pouvait leur donner. Guillaume le Conquérant prépara aussitôt une expédition contre Gerberoy ; il rassembla dans les châteaux voisins de la frontière une bonne armée et veilla à ce que personne ne vînt piller ses terres. Puis, aussitôt après Noël, malgré l'hiver, il apparut devant Gerberoy et en fit le siège pendant trois semaines. Il y rencontra une vigoureuse résistance : d'un côté, les Normands, les Anglais et leurs auxiliaires faisaient de vigoureux assauts ; de l'autre, les Français, qui soutenaient Robert, les paraient avec beaucoup de courage[30].

Orderic Vital ne dit pas comment se termina ce siège de Gerberoy. S'il faut en croire les historiens anglais, ce ne fut pas précisément un triomphe pour Guillaume le Conquérant. Le roi fut blessé au bras et jeté à bas de sa monture par Robert lui-même ; mais, reconnu par son fils à la voix, il put se retirer tranquillement. Il n'en fut pas moins repoussé et obligé d'abandonner le siège avec son second fils Guillaume, blessé lui aussi[31].

Ainsi Guillaume aurait été battu par Robert sous les murs de Gerberoy. Mais quel a été exactement le rôle de Philippe Ier dans toute cette affaire ? Le récit d'Orderic semble indiquer que les soldats royaux luttaient avec ceux de Robert Courteheuse contre ceux de Guillaume le Conquérant. D'ailleurs, c'était le roi de France qui avait envoyé Robert à Gerberoy. Or un diplôme de Philippe Ier, délivré à Gerberoy en janvier 1079[32], mentionne expressément la présence du roi de France aux côtés du roi d'Angleterre[33], qui a également souscrit[34]. Dès lors, comment s'expliquer que Philippe Ier, qui a installé Robert Courteheuse à Gerberoy, qui y a envoyé des soldats pour l'aider, prête maintenant son aide à Guillaume pour faire le siège de son propre château. Aucune chronique ne rend compte de cette volte-face et, d'autre part, il est impossible de suspecter l'authenticité du diplôme. Nous en sommes réduits à des hypothèses pour concilier ces documents littéraires et diplomatiques. On peut supposer que Guillaume le Conquérant, après un siège de trois semaines et après de nombreuses pertes, blessé lui-même, essaya de gagner à sa cause le roi de France et qu'après la fuite dont parlent les historiens anglais, il négocia avec Philippe Ier. Il dut lui offrir une forte somme d'argent, lui promettre de ne pas l'inquiéter sur la frontière du Vexin, s'engager à laisser plus tard la Normandie à Robert Courteheuse et, à ce prix, Philippe aurait été en quelque sorte le médiateur entre le père et le fils ; les deux rois seraient revenus ensemble devant Gerberoy, pour obliger Robert à céder. On pourrait alors reporter le diplôme en février 1079, ce qui n'est pas matériellement impossible.

La suite du récit d'Orderic Vital paraît autoriser cette hypothèse[35]. Après le siège de Gerberoy, Guillaume revint à Rouen. Un certain nombre de seigneurs, parmi lesquels Roger de Montgomery, comte de Shrewsbury, Hugues de Gournay, Hugues de Grentemesnil, Roger de Beaumont et ses fils Robert et Henri, essayèrent de réconcilier le père et le fils : Oui, disaient-ils à Guillaume, Robert est coupable, mais son repentir est sincère et sa conduite sera désormais exemplaire. Recevez-le donc avec bienveillance. A cela Guillaume répondait : Je m'étonne d'une telle supplication en faveur d'un perfide qui a osé commettre de si grands crimes, qui a provoqué une guerre intestine et m'a suscité une série d'ennemis au dehors, par exemple Hugues de Châteauneuf. Jamais, depuis Rollon, on n'a vu les fils se révolter contre leur père. Robert a voulu m'enlever le duché de Normandie et le comté du Maine ; il a réuni contre moi une armée formidable de Français, d'Angevins, d'Aquitains même ; il aurait ameuté tout le genre humain, s'il avait pu. Il mérite le châtiment d'Absalon. Les seigneurs n'en continuèrent pas moins à discuter ; ils firent même intervenir la reine et des ambassadeurs du roi de France[36]. Bref, Guillaume se laissa fléchir et légua de nouveau à Robert le duché de Normandie.

Ainsi on relève dans Orderic Vital des traces de négociations entre Guillaume le Conquérant et Philippe Ier. La guerre entre le père et le fils tournait ainsi à l'avantage du roi de France : si Guillaume promettait la Normandie à Robert, il était évident qu'il ne consentirait jamais à lui laisser tous ses États et que le royaume d'Angleterre passerait à un autre de ses fils. C'était donc le morcellement de l'État anglo-normand en perspective ; l'œuvre de Guillaume paraissait gravement compromise ; le roi de France ne pouvait qu'y gagner.

 

III

A partir de 1079, Robert Courteheuse paraît s'être résigné à ne pas devancer la mort de son père pour prendre possession de son patrimoine. Il resta fidèle à Guillaume le Conquérant qui sut utiliser sa fiévreuse activité ; dans l'automne de 1080, Robert alla faire en Écosse une expédition qui ne réussit pas d'ailleurs[37]. Peut-être, en 1081, songea-t-il à une nouvelle révolte, car le pape Grégoire VII, dans une lettre du 8 mai 1081[38], lui donne des conseils de sagesse et lui rappelle les devoirs qui lui sont prescrits par le quatrième commandement : honore tes père et mère. On ne voit pas cependant que Robert ait songé à former une nouvelle coalition contre son père, et Philippe Ier n'intervient plus en Normandie. Le danger pour Guillaume vient d'ailleurs de l'Anjou en 1084, de la Flandre en 1085.

Guillaume de Jumièges prétend que la dernière guerre entre Philippe Ier et Guillaume le Conquérant, dont le principal épisode fut l'incendie de Mantes par le roi d'Angleterre, fut déterminée par une nouvelle révolte de Robert contre son père ; Philippe Ier aurait de nouveau prêté main-forte à Robert[39]. Guillaume de Jumièges paraît avoir confondu la guerre de 1087 avec celle de 1077-79. Aucune autre chronique ne fait allusion au rôle de Robert Courteheuse pendant la guerre du Vexin en 1087 et les origines de cette guerre sont certainement celles indiquées par Orderic Vital[40].

Les causes de la guerre, ce furent les incursions que firent Hugues Stavel, Raoul Mauvoisin et d'autres guerriers du château de Mantes en Normandie ; la nuit, ils passaient l'Eure, qui séparait la France de la Normandie, et pillaient le diocèse d'Evreux. Ils dévastaient surtout les terres de Guillaume de Breteuil autour de Pacy et celles de Roger d'Ivry, enlevaient les troupeaux et faisaient des prisonniers. C'est là ce qui irrita le roi Guillaume, qui émit aussitôt des prétentions sur tout le Vexin ; il demanda à Philippe Ier de lui rendre les villes de Pontoise, Chaumont et Mantes. Ainsi, en 1087, Philippe Ier est prêt à reprendre la lutte ; il l'engage de lui-même cette fois ; après les interventions en Bretagne, en Normandie, c'est la guerre directe qui commence. Au fond, c'est toujours la même politique, mais cette fois plus hardie et plus audacieuse.

Il paraît a priori bizarre que Guillaume profite des incursions de Hugues Stavel et de ses compagnons pour revendiquer le Vexin. Il avait des droits assez vagues qui remontent au début du règne de Henri Ier[41]. Henri Ier, après la mort de son père Robert le Pieux, fut poursuivi par la haine de la reine Constance, sa belle-mère, qui voulait faire roi à sa place son frère ; Henri, sur le conseil d'Amauri de Montfort, vint à Fécamp avec douze satellites et demanda du secours à Robert, duc de Normandie. Celui-ci l'accueillit fort bien, eu égard à sa qualité de suzerain ; il célébra avec lui les fêtes de Pâques, puis rassembla ses troupes, vint faire une expédition en France et contribua pour une large part au rétablissement de Henri Ier. Henri, pour le récompenser, lui donna la suzeraineté du Vexin, compris entre l'Oise et l'Epte. Dreux, comte de Vexin (1027-1035), fit toujours hommage à Robert et compta parmi ses plus fidèles serviteurs. Mais, pendant la minorité de Guillaume le Bâtard et la tutelle d'Alain, comte de Bretagne, Henri Ier profita de la révolte des seigneurs normands pour reprendre le Vexin. Guillaume était alors trop jeune pour revendiquer sérieusement ses droits ; plus tard, absorbé par les affaires du Mans et la conquête de l'Angleterre, il différa toujours ses revendications. C'est seulement la vingt et unième année de son règne, c'est-à-dire en 1087, qu II réclama le Vexin à Philippe Ier, à propos des incursions des chevaliers de Mantes. Or, depuis 1077, la suzeraineté du Vexin s'était transformée pour le roi de France en une possession directe ; les châteaux de Mantes et de Chaumont formaient la ligne de défense contre la Normandie. Philippe Ier ne songeait nullement à les abandonner à son rival.

Philippe se souciait fort peu des menaces de Guillaume. Il le savait déjà malade, et c'est sans doute pour ce motif que Hugues Stavel avait cherché à faire naître la guerre. Plusieurs chroniques rapportent une plaisanterie que se serait permise le roi de France au sujet de la maladie de Guillaume. Guillaume avait dû s'aliter, après avoir pris médecine, et Philippe, faisant allusion à son embonpoint, s'écria que le roi d'Angleterre était en couches, ce à quoi Guillaume répondit : Quand je me relèverai pour aller à la messe, j'allumerai cent mille cierges à ses frais ![42]

C'est ce qu'il fit. Au mois d'août de l'année 1087, Guillaume envahit la France. Guillaume de Malmesbury place l'expédition à la fin du mois[43], tandis que l'invasion du Vexin aurait eu lieu avant le 15 d'après Roger de Hoveden et la chronique anglo-saxonne, la dernière semaine de juillet d'après Orderic Vital[44]. Les deux dates ne sont d'ailleurs pas contradictoires, car il est fort possible que Guillaume ait passé la frontière un peu avant le 15 août, mais qu'il n'ait mis le siège devant Mantes qu'à la fin du mois. Guillaume de Malmesbury fait précéder le siège de Mantes du ravage du Vexin, où les moissons étaient encore debout. les vignes et les vergers couverts de fruits. Guillaume le Conquérant n'épargna rien et procéda à un pillage en règle[45]. Ce pillage fut l'œuvre moins du roi lui-même, qui ne vint pas tout de suite en Vexin, que celle d'Ascelin Gouel, qui l'avait précédé avec l'armée anglo-normande. Les habitants de Mantes firent quelques sorties pour protéger leurs moissons, mais n'y réussirent guère[46].

Le dernier épisode de la guerre fut l'incendie de Mantes. Les soldats de Guillaume forcèrent les portes de la ville ; ils mirent le feu à tous ses édifices, aux églises, aux monastères. Une foule d'hommes périt par le feu et, parmi eux, deux anachorètes, que la violence des soldats normands n'épargna même pas[47].

Le sac de Mantes n'eut aucun résultat positif. Pendant que ses soldats pillaient la ville, Guillaume tomba de nouveau malade ; il dut retourner à Rouen[48]. Le mal dont il souffrait depuis longtemps ne fit qu'empirer ; le bruit de cette cité populeuse le fatiguait ; il dut quitter la ville et se faire porter à l'église de Saint-Gervais, située sur une colline à l'ouest de la ville[49]. C'est là qu'il mourut, le 9 septembre 1087[50].

Avant de mourir, il avait partagé ses États entre ses fils : à son second fils Guillaume il avait légué le royaume d'Angleterre ; à l'aîné Robert Courteheuse qui, selon Roger de Hoveden, était alors exilé en France, la Normandie[51].

Orderic Vital a fait un récit assez dramatique des derniers moments de Guillaume le Conquérant[52]. Sentant venir la fin, le roi convoqua ses fils Guillaume le Roux et Henri, ainsi que quelques amis. Quant à Robert, il aurait été rejoindre le roi de France pour un motif des plus futiles — pro quibusdam ineptiis stomachatus. Guillaume demanda alors qu'on distribuât ses trésors aux églises et aux ministres de Dieu ; il fit d'immenses dons au clergé de Mantes pour restaurer les églises qu'il avait incendiées. Puis, après avoir fait son examen de conscience, il légua la Normandie à Robert, car il la lui avait déjà concédée et il ne pouvait révoquer une donation qu'il avait faite ; je sais, dit-il, combien de malheurs aura à souffrir le pays soumis à son gouvernement. Quant à l'Angleterre, il ne la légua théoriquement à personne, mais à Dieu, car il la tenait non par héritage, mais par la conquête ; toutefois il en nomma roi son fils Guillaume le Roux, qui lui avait toujours été fidèle. Et moi, s'écria Henri tout en larmes, qu'aurai-je donc ?Quinze mille livres d'argent. — Qu'en ferai-je, si je n'ai pas de pays où habiter ?Prends patience, aie confiance dans le Seigneur, mon fils, reprit Guillaume, laisse tes frères régner d'abord. Quand ton heure sera venue, tu auras tout ce que j'ai possédé et tu l'emporteras sur tes frères en richesse et en puissance. Cette prophétie a été ajoutée après coup. Quoi qu'il en soit, Henri était dépossédé, mais l'État anglo-normand n'en était pas moins morcelé.

La mort de Guillaume le Conquérant est un succès pour Philippe Ier : non seulement il est débarrassé d'un rival d'une grande valeur ; mais, comme nous l'avons déjà remarqué, le testament de Guillaume a en quelque sorte annihilé son œuvre, pour quelques années au moins. L'unité de l'État anglo-normand se reconstituera par suite des circonstances, mais, en 1087, la situation n'en est pas moins très favorable au roi de France. De cette situation Philippe ne saura pas profiter autant qu'il l'aurait pu. Il vieillit déjà ; dans quelques années, sa passion malheureuse pour Bertrade l'absorbera au point de lui faire négliger les affaires les plus sérieuses, et c'est son fils Louis qui le remplacera dans la lutte contre la Normandie. L'année 1087 marque une date dans les rapports avec la Normandie ; la situation n'est plus la même ; les hommes vont changer aussi et la direction de la politique évoluera avec eux. Après 1087, Philippe Ier ne s'oppose plus guère à l'extension de l'État anglo-normand. Mais sa politique, de 1076 à 1087, n'a pas été sans résultats : elle a empêché Guillaume d'ajouter la Bretagne à ses États ; elle a sauvé le Vexin français, qui reste maintenant acquis au domaine royal. Si l'on peut reprocher à Baudoin de ne pas avoir prévenu l'ambition de Guillaume le Bâtard et de l'avoir laissé conquérir l'Angleterre, il faut convenir, au contraire, que Philippe Ier a vu clairement où était le danger, et qu'en somme, dans la lutte avec Guillaume, la victoire a été plutôt de son côté.

 

 

 



[1] Gesta Guillelmi ducis. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 85.)

[2] Cf. supra, l. I, c. I.

[3] Cf. supra, l. III, c. I.

[4] Cf. supra, l. III, c. I.

[5] Orderic Vital, l. IV, c. XVII. (Ed. Leprévost, t. II, p. 290.)

[6] Chronicon Briocense. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 566.) — Chronicon Britannicum. (Ibid., t. XI, p. 413.)

[7] Roger de Hoveden, année 1075. (Rec. des histor. de France, t. XI, p.315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 132.) — Ex hypodigmate Neustriæ per Thomam Walsingham. (Ibid., t. XI, p. 434.)

[8] Chronicon S. Mauritii Andegavensis. (Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 12.)

[9] Orderic Vital, l. IV, c. XVII. (Ed. Leprévost, t. II, p. 290.)

[10] Historia monasterii novi Pictavensis. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 120.)

[11] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 215-216.

[12] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIV, p. 217-221.

[13] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 216, l. 20-23.

[14] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIV, p. 220, l. 23-28.

[15] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIV, p. 220, l. 34.

[16] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 216, l. 14 ; n° LXXXIV, p. 221, l. 2.

[17] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° LXXXIII, p. 216, l. 14-15 ; n° LXXXIV, p. 221, l. 2-3.

[18] Aux chroniques précédemment citées, il faut ajouter : Henri de Huntington, t. VI, c. XXXIV. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 209 ; éd. Arnold, p. 206.) — Chronique anglo-saxonne. (Ibid., t. XIII, p. 49.)

[19] Chronique anglo-saxonne, année 1076. (Rec. des histor. de France, t. XIII, p. 49.) — Guillaume de Malmesbury, l. III, c. CCLVIII. (Ibid., t. XI, p. 187 ; éd. Stubbs, t. II, p. 316.)

[20] Orderic Vital, l. IV, c. XVII. (Ed. Leprévost, t. II, p. 291.)

[21] Orderic Vital, l. IV, c. XVII. (Ed. Leprévost, t. II, p. 290.) — Nous ne comprenons guère la note de Leprévost qui pince le mariage en 1077, tout en ne voulant pas admettre qu'il ait eu lieu à une époque très rapprochée de la malencontreuse expédition contre la ville de Dol. Or, cette expédition ayant pris fin au début de novembre 1076, il semble difficile que le mariage ait eu lieu avant 1077.

[22] Henri de Huntington, l. VI, c. XXXI. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 209 ; éd. Arnold, p. 206.) — Chronique anglo-saxonne. (Ibid., t. XIII, p. 49.)

[23] Orderic Vital, l. IV, c. XIX. (Ed. Leprévost, t. II, p. 294.) — Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. IV, c. CCCLXXXIX. (Rec. des histor. de France, t. XIII, p. 8 ; éd. Stubbs, t. II, p. 459-460.)

[24] Cf. Orderic Vital, l. IV, c. XIX. (Ed. Leprévost, t. II, p. 295.)

[25] Annales de Roger de Hoveden. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 133.)

[26] Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLVIIII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 187 ; éd. Stubbs, t. II, p. 316.)

[27] Nous plaçons donc, contrairement à Leprévost (édition d’Orderic Vital, t. II, p. 377, note 1), en 1077 les affaires de Laigle et de Rouen. Nous ne voyons aucune raison pour rejeter le texte de Roger de Hoveden, dont la chronologie est en général précise et exacte. La chronologie de ces événements est d'ailleurs difficile à définir, car Orderic Vital, au livre V, c. X (éd. Leprévost, t. II, p. 377), rapporte une discussion entre Robert Courteheuse et Guillaume le Conquérant qui semble antérieure à la guerre de 1077. L'entourage de Robert, dit-il, chercha à le flatter et à le révolter contre son père. Pourquoi, lui disait-on, vivez-vous dans une telle pauvreté ? Votre père a de grandes richesses qu'il distribue à tous ceux qui lui tendent la main. Vous, vous ne pouvez rien faire à cause de la ténacité (tenacitas) de votre père. Levez-vous donc ; exigez de lui une partie du royaume d'Angleterre ou, tout au moins, le duché de Normandie qu'il vous a déjà concédé, en présence d'une foule de seigneurs de son royaume qui sont là pour l'attester. Il ne convient pas que vous soyez dominé par vos propres sujets. Secouez le joug de votre père ; nous sommes prêts à vous seconder. Excité par ces discours, Robert alla trouver son père : Donnez-moi, lui dit-il, mon seigneur et mon roi, la Normandie que vous m'avez concédée avant de partir pour l'Angleterre. Guillaume lui répondit : Obéis-moi en toutes choses et gouverne bien sagement avec moi, comme doit faire un fils avec son père. Robert reprit : Je ne veux pas être votre mercenaire. Je veux avoir une partie de notre bien familial, de façon à pouvoir rétribuer convenablement mes serviteurs. Donnez-moi le duché de Normandie que je gouvernerai, comme vous gouvernez l'Angleterre, tout en vous restant parfaitement soumis. Guillaume exhorta son fils à la patience ; il lui montra combien ses exigences étaient prématurées ; il l'invita à mieux choisir ses conseillers, à écarter les ambitieux qui le poussaient à de mauvaises actions ; il lui rappela le sort malheureux d'Absalon dans sa révolte contre son père David ; il lui conseilla enfin, au lieu d'écouter cette impétueuse jeunesse, de prendre l'avis des archevêques Guillaume et Lanfranc et d'autres personnes plus avisées. Robert ne voulut rien entendre. Je ne suis pas venu, dit-il, pour entendre des discours ; les grammairiens m'en ont suffisamment infligé ; je veux une réponse précise. Le roi, irrité, s'écria : Je t'en ai dit assez : je ne veux pas laisser échapper de ma main mon sol natal, le duché de Normandie, pas plus que je ne veux partager avec toi le royaume d'Angleterre que j'ai eu tant de peine à conquérir. Le Seigneur n'a-t-il pas dit dans l'Evangile : Omne regnum in seipsum divisum desolabitur ? (Luc, xi, 17.) Les vicaires du Christ m'ont consacré et m'ont confié à moi seul le sceptre de l'Angleterre. Donc, tant que je vivrai, je n'y souffrirai aucun égal. Robert, après avoir entendu cette décision irrévocable, ajouta : Vous me forcez donc, comme le Thébain Polynice, à m'en aller en exil pour y tenter une meilleure fortune. — Pour expliquer cette scène, il faudrait supposer une réconciliation à la fin de 1077, puis une nouvelle rupture, ce qui serait en contradiction avec les chroniques anglaises et serait en outre peu vraisemblable. Nous croyons qu'Orderic Vital, dont la chronologie est parfois suspecte, est revenu à deux reprises au même épisode et que tout ce récit doit être reporté avant l'affaire de Laigle, le siège du château de Rouen et la guerre de 1077. C'est sans doute à la suite de cette guerre qu'il faut placer tout ce qui suit, c'est-à-dire les efforts de Robert pour nouer une coalition contre son père.

[28] Orderic Vital, l. V, c. X. (Ed. Leprévost, t. II, p. 377 et suiv.)

[29] Orderic Vital, l. V, c. X. (Ed. Leprévost, t. II, p. 377 et suiv.)

[30] Orderic Vital, l. V, c. X. (Ed. Leprévost, t. II, p. 386-388.)

[31] Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLVIII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 187 ; éd. Stubbs, t. II, p. 317.) — Roger de Hoveden. (Ibid., t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 133.) — Henri de Huntington, l. VI, c. XXXIV. (Ibid., t. XI, p. 210 ; éd. Arnold, p. 206-207.) — Chronique anglo-saxonne. (Ibid., t. XIII, p. 49).

[32] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCIV, p. 242-245. Sur la date de janvier 1079 attribuée à ce diplôme, cf. ibid., p. 242, n. 1.

[33] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCIV, p. 245, l. 1-4.

[34] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° XCIV, p. 244, l. 13-14.

[35] Cf. Orderic Vital, l. V, c. X. (Ed. Leprévost, t. II, p. 388.)

[36] Orderic Vital, l. V, c. X. (Ed. Leprévost, t. II, p. 390.)

[37] Roger de Hoveden. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 136.)

[38] Greg. VII Reg., l. VII, ep. 27. (Bibl. rerum Germanicarum, t. II, p. 420-421.)

[39] Guillaume de Jumièges, l. VII, c. XLIV. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 53.)

[40] Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 222.)

[41] Cf. Orderic Vital, l. VIII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 223.)

[42] Chronique de Pierre Béchin. (Salmon, Chroniques de Touraine, p. 57.) — Chronicon Turonenses. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 463.) — Chronique dite de Guillaume Godelle. (Ibid., t. XIII, p. 672.) — Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXI. (Ibid., t. XI, p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 336.)

[43] Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 336.)

[44] Roger de Hoveden, année 1087. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 140.) — Chronique anglo-saxonne, année 1086 (corr. 1087). (Ibid., t. XIII, p. 51.) — Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost. t. III, p. 225.)

[45] Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XI. p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 336.)

[46] Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 225.)

[47] Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 235.) — Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 336.) — Henri de Huntington, l. VI, c. XXXVIII. (Ibid., t. XI, p. 210 ; éd. éd. Arnold, p. 209.) — Roger de Hoveden, année 1087. (Ibid., t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 140.) — Chronique anglo-saxonne, année 1086. (Ibid., t. XIII, p. 51.)

[48] Guillaume de Jumièges, l. VII, c. XLIV. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 53.) — Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 226.) — Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 336.) — Roger de Hoveden, année 1087. (Ibid., t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t. I, p. 140.) — Chronicon Turonense. (Ibid., t. XII, p. 463.) — Chronique de Pierre Béchin. (Salmon, Chroniques de Touraine, p. 57.) — Chronique dite de Guillaume Godelle, année 1087. (Rec. des histor. de France, t. XIII, p. 672.)

[49] Orderic Vital, l. VII, c. XIV. (Ed. Leprévost, t. III, p. 227.)

[50] Guillaume de Jumièges, l. VII, c. XXVI. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 48.) — Chronique de Fontenelle. (Ibid., t. XII, p. 771.) — Roger de Hoveden. (Ibid., t. XI, p. 316 ; éd. Stubbs, t. I, p. 140.) — Chronique anglo-saxonne, année 1086. (Ibid., t. XIII, p. 51.) — Quelques chroniques avancent d'un jour ou deux la mort de Guillaume le Conquérant. — Clarius, année 1087. (Duru, Bibl. histor. de l'Yonne, t. II, p. 512.) — Chronique de Pierre Béchin. (Salmon, Chroniques de Touraine, p. 57.) — Guillaume de Malmesbury, De gestis reg. Angl., l. III, c. CCLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XI, p. 190 ; éd. Stubbs, t. II, p. 337.)

[51] Roger de Hoveden, année 1087. (Rec. des histor, de France, t. XI, p. 315 ; éd. Stubbs, t, I, p. 140.) — Pour le partage des États de Guillaume le Conquérant entre ses fils, cf. supra, l. III, c. I.

[52] Orderic Vital, l. VII, c. XIV-XVI. (Ed. Leprévost, t. III, p. 227 et suiv.) — Le récit d'Orderic diffère sur un point de celui de Roger de Hoveden : Robert Courteheuse, d’après Orderic, aurait été spontanément retrouver Philippe Ier, tandis que pour l'historien anglais il aurait été exilé par Guillaume. Il est bien difficile de se prononcer entre ces deux versions. En tout cas, il paraît certain que le père et le fils étaient de nouveau brouillés en 1087. Peut-être Guillaume accusa-t-il Robert d'avoir poussé Hugues Stavel à ravager le pays de l'Eure et l'exila-t-il pour ce motif.