LE RÈGNE DE PHILIPPE Ier

LIVRE PREMIER. — LA VIE DE PHILIPPE Ier

 

CHAPITRE III. — LES ENFANTS DE PHILIPPE Ier.

 

 

Les deux mariages de Philippe Ier ont eu une trop grande importance dans la vie du roi et même dans l'histoire de son règne pour que nous ne disions pas quelques mots des enfants que lui ont donnés Berthe et Bertrade ; ils ont d'ailleurs, eux aussi, leur place et leur rôle dans les événements qui marquèrent la fin du règne de Philippe Ier.

 

I

C'est à la fin de 1081 que Berthe, longtemps stérile, donna le jour à un fils, Louis, appelé parfois par les chroniqueurs Louis Thibaud[1], peut-être en souvenir du comte de Champagne Thibaud qui avait été chargé par saint Arnoul d'annoncer à la reine Berthe la naissance prochaine d'un fils. Suger, l'historien de Louis VI, nous a laissé quelques détails sur sa jeunesse[2]. Suivant l'usage depuis Charlemagne, il fit son éducation à l'abbaye de Saint-Denis et il conserva toujours pour ce monastère une vive affection qu'il témoigna dans la suite par des libéralités ; il y serait même volontiers entré comme moine, si la chose avait été possible. Il sortit de Saint-Denis au plus tôt en 1093 ; on ne peut déterminer si l'expression fere adhuc duodennis seu tredennis, employée par Suger, concerne la date de la sortie de Saint-Denis ou simplement l'âge de Louis au moment où il s'y trouvait.

En 1090, le nom de Louis apparaît pour la première fois dans un acte officiel ; il souscrit le diplôme par lequel son père Philippe Ier confirme les biens et les immunités de l'abbaye Saint-Remi de Reims[3]. Il ne faut pas attacher, à notre avis, une trop grande importance à cette signature de Louis le Gros ; elle est unique et le nom de Louis ne reparaît pas dans les actes de Philippe Ier avant 1100, date à laquelle Philippe et Louis établissent dans l'église de Poissy des chanoines à la place des moines[4]. Aussi on ne peut s'autoriser de cette manifestation isolée pour dire que Louis aurait eu dès ce moment une part dans le gouvernement ; il avait d'ailleurs neuf ans à peine.

Cependant, en 1092, Louis reçoit de son père, avec le consentement des Francs, l'investiture de Pontoise, de Mantes et de tout le comté de Vexin avec la tâche de veiller sur le royaume[5]. Orderic Vital, qui rapporte ce fait, le présente comme une conséquence du mariage de Philippe avec Bertrade ; il insinue que Philippe, tout entier à sa passion, préférait se décharger du gouvernement sur le prince Louis. Cela est inadmissible : l'étude des chroniques comme des diplômes royaux nous prouvera que, si le règne n'a plus l'allure brillante qu'il avait au début, Philippe Ier n'a cependant pas cessé d'avoir la haute direction de la politique. De plus, Louis le Gros, à ce moment-là, n'a que onze ans ; il est impossible qu'il ait pu gouverner d une façon effective, exercer en fait sinon en droit ce qu'Orderic appelle la cura regni. Il semble même qu'il ait été tenu à l'écart. Une charte pour Saint-Martin de Pontoise le représente recevant la visite du prévôt de cette abbaye, couché dans la maison de Roger, fils d'Ermembert, et n'ayant sur lui qu'un manteau en guise de couverture[6]. Toutefois, si ce dénuement du roi paraît indiquer qu'il ne participait guère au gouvernement, le fait que, vers 1093-1094, Louis ait concédé une charte pour Saint-Martin de Pontoise prouve au contraire assez clairement qu'il était alors investi du comté de Vexin.

Ce qui est non moins certain, c'est qu'à la suite d'une seconde guerre du Vexin, en 1098, Louis fut armé chevalier. Orderic Vital[7] ne dit rien du rôle de Louis dans cette guerre, sur le détail de laquelle nous reviendrons à propos des rapports de Philippe Ier et de la Normandie ; en revanche, Suger en attribue toute la gloire à Louis qui y aurait fait ses premières armes[8]. Il est probable qu'au début de la guerre, Louis dirigea la résistance des seigneurs du Vexin ; mais, comme le suppose M. Luchaire[9], le désaccord entre Louis et son père au sujet de Bertrade dut commencer à ce moment-là et Louis dut se retirer, ce qui explique son absence pendant la fin de la guerre. D'ailleurs au mois de mai, il avait quitté le Vexin pour venir à Abbeville se faire armer chevalier.

Nous avons conservé la lettre[10] par laquelle Guy, comte de Ponthieu, prie Lambert, évêque d'Arras, de se rendre à Abbeville pour le samedi de la Pentecôte (23 mai 1098), parce que, le lendemain dimanche, il devait conférer à Louis, fils du roi, le grade de chevalier. Guy insiste vivement pour que l'évêque honore la cérémonie de sa présence ; il faut faire honneur, dit-il, au prince Louis, et si Lambert refuse de venir, précisément à cause de Louis, qu'il vienne en considération des liens de parenté qui l'unissent au comte de Ponthieu ; Guy lui accordera d'ailleurs tout ce qu'il pourra désirer.

Cette lettre montre que l'armement de Louis VI s'est fait en dehors de Philippe Ier. On ne peut donc que se rallier à l'opinion de M. Luchaire[11] à savoir que cet acte important de la vie de Louis se faisait alors contre le gré du roi Philippe, que la faction de Bertrade s'y opposait ; -et que ce fut là peut-être le commencement du grave dissentiment qui ne tarda pas à éclater entre Louis et sa belle-mère, dissentiment dont nous avons un témoignage certain pour l'an 1100. Mais, d'après M. Luchaire, Philippe Ier comprit que, dans l'intérêt de la dynastie, il fallait ratifier et compléter cet acte en associant son fils, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, au pouvoir royal. A une époque qu'il est impossible de déterminer avec précision, mais qui doit être comprise entre le 24 mai 1098, jour où le prince Louis fut fait chevalier par le comte de Ponthieu, et le 25 décembre 1100, jour où il parut comme roi élu à la cour du nouveau roi d'Angleterre, Henri Ier, l'héritier présomptif, évidemment par l'ordre et avec l'assentiment de son père, fut soumis à la première cérémonie de l'association, c'est-à-dire à l'élection[12].

Ainsi, selon M. Luchaire, le prince Louis aurait été associé à la couronne entre 1098 et 1100, contrairement à l'opinion de Dom Brial[13] qui recule jusqu'à l'année 1103 cette association.

Le principal argument de M. Luchaire est un texte de Siméon de Durham d'après lequel, en 1100, le roi d'Angleterre Henri Ier tint sa cour à Londres le jour de Noël et y reçut Louis, élu roi des Francs — electus rex Froncorum[14]. D'où M. Luchaire conclut que Louis dut être solennellement associé à la couronne par une assemblée de barons de France, comme jadis Philippe Ier avait été associé à Henri Ier, mais sans que l'élection ait été suivie du sacre.

Dom Brial rejette le témoignage de Siméon de Durham, auquel il refuse d'accorder aucune valeur. Il remarque en revanche, et à juste titre, que, dans aucun acte antérieur à l'année 1103, Louis VI ne porte le titre de roi désigné[15]. Il est incontestable que Louis était associé au pouvoir après cette date. Les témoignages affluent : la lettre 127 d'Yves de Chartres, écrite en 1103[16], est adressée à Louis, roi désigné — ad Ludovicum regem designatum — ; Louis est également appelé de la sorte dans la lettre 158 écrite en 1105 ou 1106[17]. Suger, parlant du voyage de Pascal II en France en 1106, dit qu'il vient consulter le roi de France et son fils, roi désigné[18]. Les textes diplomatiques ne sont pas moins probants : à une date postérieure à 1103, Raoul le Délié et Hazécha donnent à Saint-Martin dès-Champs un autel à Méru — allare de Merudio — en présence de Louis désigné comme roi de France — in præsentia Ludovici designati regis Franciæ[19]. Vers 1104, Louis, à Compiègne, tranche un différend entre Norgaud, qui exerçait de mauvaises coutumes à Angicourt, terre de l'abbaye de Saint-Vaast, et Pierre, son gendre, qui voulait les exercer parce qu'il avait cette terre en garde — in custodia[20]. Une charte de Benoît, évêque de Nantes, est datée du 16 janvier de l'an de l'Incarnation 1105, Philippe et Louis son fils étant rois des Francs[21]. De même une sentence entre les chanoines de Melun et les moines de Saint-Michel est rendue à Langres, alors que régnait Philippe et que son fils Louis était roi désigné[22]. Citons enfin une charte de Manassès, évêque de Meaux, pour la Celle-en-Brie, datée de 1107, sous le règne de Philippe et de son fils Louis[23].

Ainsi il n'est pas douteux qu'après 1103 on ne puisse trouver de nombreux exemples de l'association de Louis VI à la couronne, tandis qu'aucune charte n'en fait mention avant cette date. A cela on peut répondre que, de 1103 à 1108, beaucoup de chartes et les diplômes royaux en particulier ne donnent pas à Louis son titre de roi associé. Louis est appelé simplement notre fils (filius noster) dans un diplôme pour les chanoines de Notre-Dame d'Etampes délivré entre 1101 et 1104[24]. Un diplôme pour les moines de Morigny, en 1102, est daté du règne de Philippe, Louis son fils étant déjà un jeune chevalier[25]. En 1106, Hubert, évêque de Senlis, confirme une donation faite à Cluny et à Saint-Martin-des-Champs par Robert, vidame de Senlis, Philippe régnant et son fils Louis étant jeune homme[26].

Il résulte de là que, du jour où il a été associé à la couronne, Louis VI n'a pas nécessairement signifié cette association dans les actes royaux et que des chartes particulières la passent également sous silence. Ce n'est donc pas à l'aide des documents diplomatiques qu'il sera possible de déterminer la date de l'élection de Louis le Gros à la royauté.

Toutefois ces documents permettent de déterminer assez approximativement la date à laquelle Louis VI prit une part effective au gouvernement. Plusieurs diplômes signalent l'assentiment de Louis VI à telle ou telle décision de Philippe Ier par les mots : filio nostro Ludovico favente[27], annuente et laudante Ludovico filio nostro[28], necnon et consensu nostro et Ludovici filii nostri[29]. Or, si l'on parcourt les diplômes de Philippe Ier, on remarque que le consentement de Louis figure pour la première fois dans une charte d'Yves de Chartres établissant des chanoines dans l'église de Poissy, qui remonte à l'année 1100, avant le 16 août[30]. L'association effective de Louis VI à la couronne est donc antérieure au 16 août 1100 et quand, le 25 décembre de la même année, Louis parut à la cour du roi d'Angleterre, Henri Ier, il était déjà electus ; le diplôme pour Poissy confirme le texte de Siméon de Durham.

Mais est-il nécessaire d'admettre pour cela qu'il y ait eu, entre 1098' et 1100, une assemblée des barons de France qui ait procédé à l'élection de Louis ? Ce n'est pas impossible, mais il nous semble plus naturel d'admettre que Louis fut reconnu comme roi par les grands dès 1092, au moment où il reçut l'investiture du Vexin et la cura regni, comme le raconte Orderic Vital. Il n'était pas nécessaire, pour être associé à la couronne, qu'il fût majeur ; Philippe Ier avait été proclamé roi, à l'âge de sept ans, du vivant de son père ; pourquoi Louis ne l'eût-il pas été à onze ? Mais cette association jusqu'à la majorité du prince fut toute théorique ; elle fut rendue impossible par la brouille qui survint entre le père et le fils, sans doute à cause de Bertrade. La situation était très tendue entre Philippe Ier et le prince Louis au moment où celui-ci fut armé chevalier, et rien n'indique que cette tension ait cessé entre 1098 et 1100. En 1100, l'assentiment du prince Louis est mentionné non pas dans un diplôme royal, mais dans une charte d'Yves de Chartres qui avait pu demander séparément l'approbation du père et celle du fils pour son institution de chanoines ; rien n'indique dans ce document que Philippe et Louis aient agi d'un commun accord. Philippe étant sous le coup de l'excommunication à cause de Bertrade, Yves jugea plus prudent d'obtenir aussi le consentement du roi élu.

De la sorte, les deux rois n'agiraient de concert pour la première fois que le 24 février 1101. Le consentement de Louis est mentionné dans le diplôme donnant à l'Eglise de Paris la serve Hildegarde[31]. Le père et le fils étaient donc réconciliés à ce moment, mais aucun texte n'autorise à dire qu'ils l'aient été à une date antérieure. Le récit fait par Orderic Vital du voyage de Louis en Angleterre semble au contraire prouver qu'à la fin de l'année 1100 les rapports étaient encore hostiles entre Philippe Ier et le prince Louis. Orderic raconte[32] que Louis s'en alla en Angleterre à la cour du roi Henri 1er et qu'il fut reçu par lui avec honneur et bienveillance. Un messager de Bertrade, belle-mère du prince, vint apporter à Henri une lettre avec le sceau de Philippe Ier ; le roi en prit connaissance et la fit examiner ensuite par ses conseillers. Philippe lui demandait de faire saisir son fils, tandis qu'il serait en Angleterre, et de l'enfermer en prison jusqu'à la fin de ses jours. Henri ne voulut pas se prêter à cet attentat absurde et inopportun, et, d'accord avec ses barons, repoussa la proposition criminelle du roi Philippe. Guillaume de Buschelay, un prudent chevalier de la suite de Louis, avait eu vent de l'affaire ; il entra inopinément au conseil du roi, si bien que Henri le chargea d'avertir Louis pour qu'il se retirât sans crainte ; le prince et sa suite quittèrent l'Angleterre, comblés d'honneurs et de présents. De retour, Louis alla trouver son père et lui adressa de vifs reproches. Philippe, ignorant qu'il avait été trahi, nia effrontément. Bertrade déçue imagina mille moyens pour faire périr Louis, mais aucun ne réussit, pas même le poison qui le rendit cependant très malade. Philippe Ier se repentit alors ; il se réconcilia avec son fils, et, comme prix de cette réconciliation et de celle du prince avec Bertrade, il donna à Louis l'investiture du Vexin, en 1103 — cinq années avant sa mort, dit Orderic Vital[33].

Si Philippe Ier s'était réconcilié une première fois avec son fils entre 1098 et 1100, il se serait brouillé de nouveau avec lui après l'association de Louis à la couronne (puisque le voyage de Louis en Angleterre Se place à la fin de 1100), puis réconcilié de nouveau au début de 1101, ce qui paraît peu admissible. L'hypothèse que nous proposons présente au contraire l'avantage de concilier à la fois les diplômes et les chartes, Siméon de Durham et Orderic Vital. En 1092, une assemblée solennelle confère à Louis la cura regni[34] ; mais, soit à cause de son jeune âge, soit à cause de ses rapports peu cordiaux avec son père, il reste écarté du gouvernement ; en 1098, il est armé chevalier malgré Philippe Ier ; en décembre 1100, il va à la cour de Henri Ier, roi d'Angleterre, échappe à la prison que lui ménageait traîtreusement son père, se réconcilie avec lui à la suite de cette aventure et, à partir de février 1101, est véritablement associé au gouvernement.

Il nous reste maintenant, pour en finir avec le prince Louis, à déterminer quels étaient ses pouvoirs comme roi associé. Ils sont aussi étendus que ceux de Philippe Ier ; nous avons cité plusieurs diplômes qui n'établissent aucune différence, aucun degré entre le père et le fils. Louis confirme avec son père les donations et les privilèges des abbayes et il rend la justice. Parfois même il remplace Philippe Ier : ainsi Philippe n'assista pas au grand plaid tenu à Senlis en 1106, où fut jugé un procès entre l'Église de Compiègne et Nevelon de Pierrefonds ; il se contenta simplement de confirmer la sentence rendue par .le prince Louis et par les grands[35]. Il ne faudrait cependant pas s'autoriser de cet exemple pour croire que Louis ait complètement remplacé son père dans le gouvernement du royaume pendant les dernières années du règne ; on voit dans Suger qu'au moment du démêlé entre l'abbé de Saint-Denis Adam et Bouchard, seigneur de Montmorency, sans doute en 1106[36], Louis les fit venir tous deux devant son père à Poissy[37]. C'est donc Philippe Ier qui exerce lui-même le pouvoir judiciaire en cette circonstance.

Une fonction semble avoir été plus particulière à Louis, c'est celle de chef de l'armée (dux exercitus). Dans une charte de Geoffroy, évêque d'Amiens, on lit que l'acte a été passé dans l'église d'Amiens, en l'an 1104 de l'Incarnation, Philippe étant roi des Francs et son fils Louis dux exercitus[38]. C'est la même idée qu'exprime Suger quand il appelle Louis, à propos de son expédition contre Mathieu de Beaumont, défenseur du royaume (defensor regni)[39]. Philippe Ier ne paraît jamais à la tête des troupes ; c'est toujours Louis VI qui les commande. Il avait mission de défendre le domaine contre les agressions normandes et en même temps d'abattre la puissance des tyranneaux qui dévastaient l'Ile de France et mettaient partout obstacle à l'exercice de l'autorité centrale[40]. C'est en cela qu'a consisté avant tout le rôle de Louis pendant les dernières années du règne de Philippe Ier. Nous verrons plus loin comment il s'acquitta de cette tâche et comment il contribua à maintenir l'ordre et la paix dans le domaine royal.

 

II

De Berthe, Philippe Ier avait eu également une fille à laquelle on donna le nom de Constance. Aucune des chroniques que nous avons citées à propos du mariage de Philippe Ier et de Berthe n'indique la date de la naissance de Constance ; toutes sont muettes sur l'enfance de la fille de Philippe Ier. On ne connaît en somme de Constance que l'histoire de ses deux mariages.

Philippe Ier maria d'abord sa fille Constance à Hugues, comte de Troyes[41]. Nous ne savons pas la date de ce mariage. Elle ne peut être déterminée que par approximation. En 1097, Hugues, comte de Troyes, fait une donation à l'église Notre-Dame de Molesme ; sa charte mentionne le consentement de sa femme Constance, fille du très illustre roi Philippe[42]. Le mariage est donc antérieur à cette date ; il ne doit pas l'être de beaucoup. Louis le Gros est né à la fin de 1081 ou au début de 1082 ; en admettant qu'il n'y ait qu'un court intervalle entre sa naissance et celle de sa sœur, Constance serait née au plus tôt à la fin de 1082 ou au début de 1083. En 1097, elle n'aurait eu que quatorze ans ; c'est probablement cette année-là qu'elle a dû épouser Hugues, comte de Troyes. D'ailleurs aucune charte de Hugues antérieure à cette date ne porte le consentement de Constance, tandis que l'on relève plusieurs exemples de son assentiment après cette date[43].

Constance reçut en dot de son père Philippe Ier, au moment de ce premier mariage, la villa d'Attigny. Dans une charte de 1102 par laquelle Hugues, comte de Champagne, et sa femme Constance donnent à Molesme la chapelle de Saint-Waubourg près Attigny, il est dit que Constance avait reçu du roi son père la villa d'Attigny[44]. Hugues garda Attigny même après son divorce avec Constance ; une charte de Raoul, archevêque de Reims, renouvelant à Molesme la donation de la chapelle de Saint-Waubourg, datée de 1114, révèle que, cette année même, Hugues avait concédé à l'Église de Reims la villa d'Attigny[45].

Le mariage de Hugues de Champagne et de Constance fut rompu probablement en 1104[46]. Constance est encore nommée comme épouse du comte de Champagne dans une charte de 1103 par laquelle Hugues et sa femme Constance, fille du roi Philippe, donnent une serve à l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif de Sens[47]. D'autre part, il est peu vraisemblable que le divorce ait eu lieu avant l'absolution de Philippe Ier ; or, comme il fut prononcé par une assemblée d'évêques réunis à Soissons le jour de Noël[48], la date du 25 décembre 1104 paraît seule admissible. Il semble s'être écoulé un certain intervalle entre le divorce de Hugues et de Constance et le mariage de Constance avec Bohémond ; Constance n'a pas divorcé avec Hugues pour épouser Bohémond ; c'est du moins ce que semblent indiquer Aubri de Trois-Fontaines[49] et Suger[50]. Comme Suger affirme que Bohémond vint en France pour épouser Constance et que, d'après la chronique de Bari[51], Bohémond partit pour l'Occident en septembre 1105, le divorce remonte certainement au 25 décembre 1104.

Orderic Vital déclare ignorer pour quels motifs Constance se sépara de Hugues[52]. Aubri de Trois-Fontaines assure que ce fut pour raisons de parenté, et son témoignage est confirmé par une lettre d'Yves de Chartres[53]. Hugues et Constance étaient parents du troisième ou quatrième degré, comme l'indique le tableau généalogique suivant :

Philippe et Louis, roi désigné, témoignèrent à Yves de Chartres l'ennui que leur causait cette union incestueuse et demandèrent le divorce. Yves prit l'affaire en mains et écrivit à Hugues de Die, archevêque de Lyon, pour qu'il convoquât les archevêques et évêques à l'assemblée qui devait se tenir à Soissons à Noël ; le roi y exposerait la généalogie de Constance et de Hugues et la ferait confirmer par des témoins de toute sûreté. L'assemblée dut se tenir comme il était décidé et prononcer le divorce, car, en 1106, Constance contractait une seconde union.

Les chroniques s'accordent pour placer en 1106 le mariage de Constance avec Bohémond, prince d'Antioche[54]. On peut également citer à l'appui de cette date le témoignage irrécusable d'une donation faite par les fils de Nevelon et qui est datée de 1106, année en laquelle Bohémond épousa la fille de Philippe, roi de France[55]. Orderic Vital dit que Bohémond vint en France au mois de mars et que le mariage eut lieu après Pâques (post Pascha) ; Suger le place avant le concile de Poitiers (26 mai). Les deux dates extrêmes sont donc celles du 25 mars et du 26 mai.

Suger raconte[56] que le mariage eut lieu à Chartres, en présence de Philippe Ier et de Louis ; beaucoup d'archevêques, d'évêques et de seigneurs y assistèrent. Brunon, évêque de Segni, légat du Saint-Siège, y vint lui aussi pour. exhorter ceux qui étaient présents à prendre la route de Jérusalem. Orderic Vital ajoute quelques détails à ce récit[57]. Adèle, comtesse de Chartres, dit-il, prépara à cette occasion un copieux festin ; Bohémond, une fois entré dans l'église, près de l'autel de la Vierge Mère, adressa une exhortation à l'immense foule qui était accourue ; il raconta ses exploits, promit à ceux qui iraient en Palestine la possession de riches cités, si bien que beaucoup prirent la croix, abandonnèrent tout ce qu'ils avaient et partirent pour Jérusalem avec autant de joie que s'ils allaient à un festin. Le récit est en partie confirmé par la continuation de la chronique de Vendôme ; mais, d'après cette source[58], Bohémond se serait contenté de parcourir les châteaux et les villes de l'Occident, en suppliant ceux qui les habitaient d'aller délivrer les captifs et aider ceux qui étaient constamment inquiétés par les Turcs.

Constance donna le jour à un fils, Bohémond le Jeune, qui succéda à son père[59].

 

III

De son mariage avec Bertrade de Montfort Philippe Ier eut trois enfants. La Grande chronique de Tours[60], les Gesta consulum Andegavensium[61], Orderic Vital[62] ne mentionnent que deux fils, Philippe et Florus. Mais nous savons par l'Historia regum Francorum monasterii Sancti Dionysii[63], par la continuation d'Aimoin[64], et par Guillaume de Tyr[65] que Philippe et Bertrade eurent également une fille, du nom de Cécile, qui épousa d'abord Tancrède, prince d'Antioche, puis Pons, comte de Tripoli.

Quant à la date de naissance de ces enfants, nous l'ignorons. Nous savons simplement par un passage de Suger que Philippe et Florus étaient déjà nés en 1097, lors de la guerre avec Guillaume le Roux ; Suger ne fait pas allusion à Cécile ; mais, comme il s'occupe de la succession éventuelle de Philippe Ier, les fils de Bertrade seuls l'intéressaient[66].

Ce même passage montre qu'on estimait que ni Philippe ni Florus ne pourraient succéder à Philippe Ier, encas de mort de Louis VI. C'était là ce qui encourageait Guillaume le Roux, roi d'Angleterre, à ambitionner la couronne de France.

Philippe a joué un certain rôle pendant les dernières années du règne. Louis VI redoutait évidemment son opposition. Aussi, Philippe Ier et Louis le marièrent-ils, en 1104, avec Elisabeth, fille de Guy Ier Troussel, seigneur de Montlhéry, et lui remirent-ils, à l'occasion de ce mariage, le château de Mantes que possédait Louis[67]. D'après le récit de Suger, il y aurait un très court intervalle entre ce mariage et la promesse que fit Louis VI d'épouser Lucienne, fille de Guy le Rouge, seigneur de Rochefort, laquelle n'était pas encore nubile[68]. Nous aurons d'ailleurs à revenir sur les rapports des rois Philippe et Louis avec ces seigneurs de Montlhéry et de Rochefort.

 

 

 



[1] Orderic Vital, I, c. XXIV. (Ed. Leprévost, t. I, p. 187.)

[2] Suger, Vita Ludovici, c. I. (Ed ; Molinier, p. 5-6.)

[3] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXX, p. 306, l. 22.

[4] Prou, Recueil des actes de Philippe 1er, n° CXXXIX, p. 349, l. 1.

[5] Orderic Vital, l. VIII, c. XX. (Ed. Leprévost, t. III, p. 300.)

[6] Luchaire, Louis VI, n° 5, p. 4-5.

[7] Orderic Vital, t. X, c. V. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 19-24.)

[8] Suger, Vita Ludovici, c. I. (Ed. Molinier, p. 6-7.)

[9] Luchaire, Louis VI, introduction, p. XX.

[10] Rec. des histor. de France, t. XV, p. 187.

[11] Luchaire, Louis VI, introduction, p. XXI.

[12] Luchaire, Louis VI, introduction, p. XXIII. Cf. aussi appendice III, p. 289-290.

[13] Brial, Recherches historiques et diplomatiques sur la véritable époque de l'association de Louis VI au trône.

[14] Siméon de Durham, Historia rerum Anglorum, c. CLXXXII. (Rec. des histor. de France, t. XIII, p. 71, n. a ; éd. Arnold, t. II, p. 232.)

[15] On peut cependant citer un acte de la fin de 1102 (Luchaire, Louis VI, n° 22, p. 13) dans lequel Louis VI intervient comme roi désigné.

[16] Rec. des histor. de France, t. XV, p. 124.

[17] Rec. des histor. de France, t. XV, p. 135.

[18] Suger, Vita Ludovici, c. IX. (Ed. Molinier, p. 24.)

[19] Bibl. nat., coll. du Vexin, t. II, p. 10.

[20] Martène, Ampl. coll., t. I, col. 603-604.) Cf. Luchaire, Louis VI, n° 33.

[21] Bibl. nat., ms. français 22319, fol. 95.

[22] Gallia christiana, t. IV, Instr. col. 153-154.

[23] Bibl. nat., ms. lat. 5441, fol. 50.

[24] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLIX, p. 379, l. 12.

[25] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLIV, p. 357, l. 9.

[26] Bibl. nat., ms. lat. 9976, fol. 2.

[27] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLI, p. 352, l. 7.

[28] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLVI, p. 391, l. 3.

[29] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLXI, p. 403, l. 12.

[30] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXXXIX, p. 348.

[31] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CXLI, p. 352, l. 7.

[32] Orderic Vital. 1. XI, c. IX. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 195.)

[33] Nous croyons qu'Orderic a fait une confusion et que, au lieu de Vexin, il faut lire Vermandois. Une bulle de Pascal II (coll. Moreau, t. XLII, fol. 75) du 15 avril 1105 nous apprend qu'à cette date Louis était comte de Vermandois. (Cf. Luchaire, Louis VI, n° 35, p. 22.)

[34] Il est à remarquer que l'élection de Louis le Gros a eu un caractère plus laïque que celle de Philippe Ier ; ce sont les seigneurs qui l'ont élu roi et non pas l'archevêque de Reims, comme cela s'était passé en 1059.

[35] Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLIX, p. 397.

[36] Nous avons en effet deux diplômes qui prouvent que cette année-là Philippe 1er a séjourné à Poissy où fut rendue la sentence. (Prou, Recueil des actes de Philippe Ier, n° CLV, p. 388, n° CLVI, p. 389.)

[37] Suger, Vita Ludovici, c. n. (Ed. Molinier, p. 9.)

[38] Copie d'après l'original ou copie contemporaine dans Coll. de. Picardie, t. CCXVII, fol. 83 bis, et t. CCLV, fol. 111.

[39] Suger, Vita Ludovici, c. III. (Ed. Molinier, p. 11.)

[40] Luchaire, Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, t. 1, p. 134.

[41] Orderic Vital, 1. VIII, c. XX. (Ed. Leprévost, t. III, p, 390.)

[42] D'Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes de Champagne, t. III, p. 406, n° LXXIV (Copie d'une charte du cartulaire de Molesme.)

[43] Voir en particulier plusieurs chartes pour Montiéramey (Coll. Moreau, t. XXXVII, fol. 241 et suiv.), où le nom de Constance est associé à celui de Hugues. Cf. aussi : d'Arbois de Jubainville, op. cit., t. III, p. 412, n° LXXIX.

[44] D'Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes de Champagne, t. III, p. 412, n° LXXIX.

[45] Archives départementales de la Marne G 289, fol. 221.

[46] Cf. Luchaire, Louis VI, n° 30, p. 18.

[47] Duru, Bibliothèque historique de l'Yonne, t. II, p. 566.

[48] Yves de Chartres, ep. 158. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 135.)

[49] Aubri de Trois-Fontaines, année 1103. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. XXIII, p. 815.)

[50] Suger, Vita Ludovici, c. X. (Ed. Molinier, p. 22.)

[51] Muratori, Rerum ital., t. V, p. 155.

[52] Orderic Vital, l. XI, c. XII. (Ed. Leprévost, t. IV, p. 213.)

[53] Yves de Chartres, ep. 158. (Rec. des histor. de France, t. XV, p. 135.)

[54] Chronicon S. Albini Andegavensis. (Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 30-31 ; Halphen, Annales Angevines, p. 44.) — Continuation de Renaud, archidiacre de Saint-Maurice d'Angers. (Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 15 ; Halphen, Annales Angevines et Vendômoises, p. 89.) — Annales du Mont Saint-Michel, année 1106. (Ed. Delisle. Robert de Torigny, t. II. p. 224.)

[55] Mabille, Cartulaire de Marmoutier pour le Dunois, n° CLXII, p. 152.

[56] Suger, Vita Ludovici, c. IX. (Éd. Molinier, p. 22, 23)

[57] Orderic Vital, l. XI, c. XII. (Éd. Leprévost, t. IV, p. 210, et suiv.)

[58] Chronicon Vindocinense, anno MCVI. (Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 171 ; Halphen, Annales Angevines et Vendômoises, p. 68.)

[59] Richard de Poitiers. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 412.)

[60] Chronicon Turonense magnum, anno MXCIII. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 465 ; — Salmon, Chroniques de Touraine, p. 128 -129.)

[61] Gesta consulum Andegavensium, I. XII, c. V. (Rec. des histor, de France, t. XII, p. 499 ; Marchegay et Salmon, Chroniques d'Anjou, p. 140.)

[62] Orderic Vital, l. VIII, c. XX. (Ed. Leprévost, t. III, p. 389.)

[63] Historia regum Francorum monasterii S. Dionysii. (Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. IX, p. 405 ; Rec. des histor. de France, t. XII, p. 67.)

[64] Continuation d'Aimoin, l. V, c. XLIX. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 122.)

[65] Guillaume de Tyr, l. XIV, c. I. (Rec. des histor. de France, t. XII, p. 518.)

[66] Suger, Vita Ludovici, c. I. (Ed. Molinier, p. 7.)

[67] Suger, Vita Ludovici, c. VIII. (Ed. Molinier, p. 18-19.) Cf. aussi une notice dans le cartulaire de Longpont commençant par ces mots. (Cartulaire du prieuré de Notre-Dame de Longpont, n° CXCVII, p. 181.)

[68] Cf. Luchaire, Louis VI, n° 32, p. 19-20.