HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

DEUXIÈME PARTIE. — PROBLÈMES POLITIQUES ET RELIGIEUX DE 962 À 1025

CHAPITRE II. — L'EXPANSION DANOISE.

On consultera tout d'abord sur cette question les ouvrages généraux relatifs à l'histoire des pays scandinaves, notamment J. Steenstrup, Normannerne, Copenhague, 1876-1882, 4 vol. ; et Danmarks Riges Historie, t. I, Copenhague, 1907 ; A, Bugge, Norges Histoire, t. I, Christiania, 1909-1910 ; E. Hildebrand, Sveriges Historia intili tjungonde seklel, t. I, Stockholm, 1903 ; O. Montelius, Kulturgeschichtt Schwedens von den àltesten Zeiten bis zum ellten Jahrhundert nach Christus, Leipzig, 1906. Pour la conquête de l'Angleterre, on trouvera d'excellentes indications dans The Cambridge medieval history, t. !II, c. XV, Cambridge, 1924 ; Hunt et Poole, The political history of England, t. I, par Th. Hodgkin, Londres, 1906 ; C. Oman, A history of England, t. I, Londres, 1910, et un résumé bref, mais intéressant dans Prentout, Histoire d'Angleterre, Paris 1920. — Sur Cnut le Grand, cf. L. M. Larson, Cnut the Great and the rise of the danish imperialism during the viking age, New-York et Londres, 1912, qui renferme beaucoup de renseignements sur la période qui précède celle du conquérant danois.

I. — Les origines de l'Empire danois.

Pendant que les empereurs saxons et franconiens poursuivaient leur politique méditerranéenne, la physionomie de l'Europe du Nord-Ouest s'est transformée. A l'aube du XIe siècle, en l'espace de quelques années, les Danois ont conquis la Norvège, puis l'Angleterre et créé autour de la mer du Nord un empire, éphémère sans doute, mais dont les destinées s'annoncèrent un moment très brillantes.

LE ROYAUME DE DANEMARK AU DÉBUT DU Xe SIÈCLE. — Au début du Xe siècle, le royaume de Danemark comprenait le Jutland, le Schleswig jusqu'à l'Eider, la Fionie, le Seeland, les îles de Laaland et de Falster, la Scanie, le Halland, avec des postes avancés sur la côte slave de la Baltique, dans la région correspondant à la Prusse actuelle[1]. Une partie de la Norvège reconnaissait déjà son hégémonie. C'était sans contredit la plus grande puissance du Nord.

Le pays était alors gouverné par Gorm l'Ancien, sur lequel on a plus de récits légendaires que de renseignements sûrs. On a vu qu'en 934, le Danemark fut envahi par le roi de Germanie, Henri Ier l'Oiseleur qui lui imposa un tribut. Il subit, pendant les années qui suivirent, l'influence allemande que propagèrent surtout les missionnaires envoyés par l'église de Hambourg. Ceux-ci travaillèrent à christianiser les populations très attachées au paganisme ; ils trouvèrent des appuis à la cour, où l'archevêque Unni parut en 935, et jusque dans la famille royale : Gorm et son fils Harald se montrèrent sympathiques à la foi que la reine Thyra embrassa résolument[2]. Si l'on en croit la légende celle-ci aurait joué un rôle important dans le gouvernement et essayé, tout en favorisant la prédication de l'Évangile, de limiter l'hégémonie allemande ; c'est à elle qu'il faudrait attribuer la construction du Danewirk, grand mur fortifié et destiné à empêcher une nouvelle incursion des voisins du Sud[3]. De ce fait, la tentative de Henri Ier ne pourra pas être rééditée avant 975.

HARALD DENT-BLEUE (950-986). — On ne connaît pas la date de la mort de Gorm, qui doit se placer au milieu du Xe siècle. Son successeur fut son fils, Harald Dent-Bleue, que l'on a considéré, peut-être avec quelque exagération, comme le fondateur de la puissance danoise.

A l'intérieur, Harald n'oppose aucun obstacle à la pénétration chrétienne. L'archevêque de Hambourg, Adalgag, trouve en Danemark un terrain propice à son apostolat. Des églises s'élèvent, notamment celle de Roskilde, consacrée à la Sainte Trinité ; les diocèses s'organisent et, dès le 2 janvier 948, le pape Agapit II peut rattacher à la métropole de Hambourg les trois évêchés récemment fondés de Schleswig, de Ribe et d'Aarhus. A une date que l'on ne peut fixer, le roi lui-même se fait baptiser avec sa femme Gunhild et son fils Svend, mais celui-ci, peu sincère dans sa conversion, déchaînera à la fin du règne une violente réaction païenne qu'Harald ne pourra étouffer et qui compromettra les résultats précédemment acquis[4].

Malgré ses excellents rapports avec l'église de Hambourg, Harald a eu une politique nationale. Il supportait avec peine l'obligation de payer tribut au roi de Germanie. Tant qu'Otton le Grand vécut, il n'oba s'y dérober, mais, après la mort de l'empereur, il essaya de s'en affranchir. Bien que ses ambassadeurs eussent, en 973, lors de l'assemblée de Quedlinbourg, renouvelé à Otton II le traditionnel serment de fidélité, dès 974 il prépara une offensive. Ses belliqueux projets furent dénoncés à son rival qui les devança en marchant contre lui. Après une première rencontre qui ne leur fut pas favorable, les Allemands, commandés par Bernard, duc de Saxe, et par Henri, comte de Stade, envahirent le Schleswig, mirent le feu au Danewirk et contraignirent Harald à demander la paix avec promesse de payer à nouveau le tribut[5].

Les tentatives de Harald Dent-Bleue pour étendre l'influence danoise sur la Norvège ne furent pas beaucoup plus heureuses.

La Norvège, au milieu du Xe siècle, était désolée par des guerres civiles de nature à compromettre son existence comme royaume. Son unité avait été réalisée, pendant la seconde moitié du IXe siècle, par le fameux Harald Fairhair qui, d'abord seigneur d'un petit territoire compris entre le lac Wener et les Dovre Fielde, avait peu à peu étendu son autorité sur tout le pays et même sur les îles avoisinant l'Écosse, ainsi que sur l'Irlande. La mort de ce prince, dont on ignore la date exacte, fut suivie d'une terrible crise de succession qui se prolongea fort longtemps. Harald Dent-Bleue la mit à profit pour conquérir la Norvège. Il garda pour lui la côte sud et remit les territoires du nord à un comte Hakon qui, après avoir accepté la suzeraineté danoise, voulut se rendre indépendant. Pour le châtier, Harald recourut à des incursions sur les côtes norvégiennes, mais sa flotte fut battue dans la baie de Hjörunga et il fallut renoncer momentanément à tout projet d'expansion au nord de la Baltique[6].

En somme, du côté de l'Allemagne comme du côté de la Norvège, la politique envahissante de Harald Dent-Bleue n'avait abouti qu'à des échecs. Aussi le roi a-t-il été peu populaire : on lui reprochait surtout d'avoir capitulé devant -l'armée germanique. Vers 983, le mécontentement se transforma en révolte. Un fils de Harald, Svend à la Barbe fourchue, accepta de se mettre à la tête des opposants. Il obtint l'abdication de son père et, pour être agréable à ceux qui l'avaient porté au pouvoir, il fit la guerre à l'empereur. Profitant du désarroi causé par la défaite du cap Colonne, il attaqua un des châteaux construits par Otton II en face de la côte danoise et ravagea les côtes allemandes, mais les choses en restèrent là : Harald, qui avait dû quitter le Danemark, réussit à y revenir un moment ; il ne tarda pas toutefois à être blessé mortellement et expira sans doute le Ier novembre 986[7].

IMPORTANCE DU RÈGNE DE SVEND (986-1014). — Svend, qui succède à son père, a contribué beaucoup plus que lui à la formation de l'empire danois. Animé du vieil esprit viking, passionné pour la guerre et pour la piraterie, tourmenté par les plus ardents désirs de conquête, ne reculant devant aucune entreprise, mais sachant rester méthodique dans sa hardiesse, il a tour à tour porté ses coups vers l'Angleterre et vers la Norvège, qu'il a successivement agrégées au royaume danois. En 986, la Norvège, toujours minée par l'anarchie, semble une proie facile à saisir, mais, malgré son désir de venger la défaite toute récente de Hjorunga, Svend ne se sent pas suffisamment prêt et d'autre part la situation de l'Angleterre, où les colons danois, refoulés au Xe siècle par les Anglo-Saxons, reprennent une victorieuse offensive, mérite toute son attention. Pour comprendre le sens de son expédition, il est nécessaire de retracer les luttes dont les Iles britanniques ont été le théâtre depuis la mort d'Alfred le Grand (899) et dont la conquête danoise, au début du XIe siècle, a été pour ainsi dire le couronnement naturel.

LES COLONIES DANOISES EN ANGLETERRE. — Le IXe siècle a été pour l'Angleterre, comme pour tous les pays de l'Europe occidentale, l'époque des grandes incursions vikings[8]. Elles ont abouti à la formation du Danelaw qui, à la mort d'Alfred le Grand, avait pour frontière le Watling Street et englobait les deux anciens royaumes de Northumbrie, d'Est-Anglie, plus une partie de celui de Mercie. Seul le Wessex avait conservé son indépendance avec les débris de la Mercie que gouvernait le duc Ethelred[9]. Malgré les victoires d'Alfred, l'Angleterre anglo-saxonne, tout en conservant des principautés éparses à travers tout le territoire, restait presque exclusivement confinée au sud de la Tamise, mais, pendant la première moitié du Xe siècle, grâce à la politique des successeurs d'Alfred le Grand, elle ne cessera de s'étendre.

LA RECONQUÊTE ANGLO-SAXONNE PENDANT LE RÈGNE D'ÉDOUARD (899-925). — Édouard, dit l'Ancien, fils d'Alfred le Grand, qui règne de 899 à 925, est un prince de tout premier ordre. S'il n'a pas la valeur intellectuelle de son père, c'est du moins un vrai soldat, énergique, endurant, audacieux, capable aussi de mettre de son côté toutes les chances de succès par l'intelligente orientation de sa débordante activité. Il veut débarrasser l'Angleterre des Danois et, sans y parvenir complètement, il apparaît comme l'un des meilleurs ouvriers de l'unité nationale, Dans cette œuvre de libération qui remplit toute sa vie, il sera aidé par son beau-frère Ethelred, plus encore, après la mort de celui-ci (913), par sa propre sœur, Ethelfled, la lady of Mercians, comme disent les chroniqueurs, véritable amazone à l'âme fortement trempée qui, du jour où elle devint veuve, a révélé des dons hors pair aussi bien pour gouverner ses États que pour diriger la guerre contre les Danois[10].

Ceux-ci ont essayé de profiter du changement de règne pour reprendre ce qu'Alfred leur avait enlevé. Après quelques vaines escarmouches en 905, ils attaquent, en 910 ou 911, le Staffordshire, mais les bandes qui avaient franchi la Severn sont battues à Tettenhall. Cette retentissante victoire donne confiance à Édouard et à sa sœur, attelés depuis dix ans à de vastes travaux de fortifications dont l'utilité vient de se révéler et qu'il poursuivent en vue de leur propre offensive. L'initiative d'Ethelfled a fait surgir une série de châteaux dans les comtés de Hereford, de Derby, de Lincoln, tandis qu'Édouard en construisait d'autres au voisinage de l'Essex. Les Danois, comme il est naturel, veulent détruire, avant qu'elle soit terminée, cette œuvre dont ils ont compris le sens. Leur échec de 911 ne les décourage pas. En 914 et surtout en 915, avec le concours de Vikings venus de la Bretagne française, ils renouvellent leur effort et se heurtent une fois de plus à une infranchissable barrière. En g18, les Anglo-Saxons attaquent à leur tour : Ethelfled occupe Derby, puis soumet Leicester. Une habile diversion, dirigée contre Édouard, ne ralentit pas son avance et déjà plusieurs chefs, établis à Northampton, à Huntington, à Cambridge et dans l'Est-Anglie, offrent de reconnaître le roi de Wessex comme protecteur et seigneur, sous réserve de conserver leurs États et leurs coutumes nationales.

La reconquête se poursuit au cours des années suivantes. En 919, Édouard prend Stamford et fait capituler d'autres chefs. 'La mort d'Ethelfled, survenue au même moment, ne brise pas son élan. Il fait reconnaître son autorité par les Merciens, emmène en Wessex la fille unique que laissait sa sœur et termine l'année par un nouveau triomphe, la prise de Nottingham. Dès la fin de glg, il a étendu son pouvoir sur tous les Danois installés au sud de l'Humber. Grâce à de nouveaux succès il réussit à reconquérir, avant de mourir (17 juillet 925), toute la Mercie avec les cinq bourgs de Lincoln, Nottingham, Derby, Leicester, Stamford, qui formaient le pivot de l'organisation ennemie, puis l'Est-Anglie et la région de Cambridge. De plus, les Écossais et leur roi Constantin III (900-942), l'acclament comme père et seigneur[11]. Ces résultats autorisent pour l'avenir les plus vastes espérances, d'autant plus qu'il semble bien que le vieil esprit viking s'affaiblisse et que les descendants des glorieux pirates d'autrefois, minés par des rivalités intestines, peu adaptés à la guerre défensive qui leur a été imposée et pour laquelle ils ne sont pas prêts, n'aient plus d'autre idéal que de s'enrichir, sans se soucier de leur indépendance politique[12].

LES CONQUÊTES D'ATHELSTAN (925-939). — Aussi la reconquête se continue-t-elle sous le règne du successeur d'Édouard l'Ancien, son fils Athelstan (925-939). Le nouveau roi, affable et lettré comme Alfred le Grand, n'avait pas le tempérament guerrier de son père et préférait agir par la diplomatie plutôt que par les armes. Peu après son avènement, il se rencontre avec le chef danois, Sihtric, à Tamworth, capitale de la Mercie, et lui offre la main de sa sœur moyennant la promesse de se faire baptiser. Sihtric accepte, mais il ne tarde pas à trahir sa promesse en répudiant sa femme et sa nouvelle religion, après quoi il meurt. Athelstan marche vers le Nord et, sans doute en 926, occupe le royaume des Northumbriens. Dès lors, il est le maître de toute l'Angleterre actuelle. En 933, une coalition, dont l'âme était le roi d'Écosse, Constantin III, quelque peu oublieux des promesses faites à Édouard l'Ancien, essaie de lui arracher les fruits de sa conquête, mais, à la suite d'âpres luttes, la grande victoire de Brunanburh (937) permet aux Anglo-Saxons de conserver toutes leurs acquisitions. Athelstan est vraiment, suivant l'expression inscrite sur ses monnaies, roi de toute la Bretagne, rex totius Britanniæ, et son prestige s'est tellement accru qu'une de ses sœurs a pu épouser Charles le Simple, une autre, le duc des Francs Hugue le Grand, une troisième Otton le Grand[13].

L'ATTAQUE DANOISE SOUS EDMOND (939-946) ET EDRED (946-955). — La mort prématurée de ce glorieux souverain (27 octobre 939) risque une fois de plus de compromettre les résultats obtenus. Dès 940, les Danois, voulant profiter de ce qu'Edmond, demi-frère et successeur d'Athelstan, n'a que dix-huit ans, se soulèvent et acclament comme roi Olaf Guthfrithson, qui traverse 4e Welland et occupe Tamworth, mais très rapidement la contre-attaque s'organise ; en 942, l'ancienne frontière de la Mercie est reconquise et, en 944, Olaf Cuaran, successeur d'Olaf Guthfrithson, qui était mort en 941, s'enfuit à Dublin. Edmond doit seulement- pour renouer l'alliance écossaise, remettre, en 945, le Cumberland au roi d'Écosse, Malcolm, qui, en 942, avait succédé à Constantin[14].

Malheureusement Edmond est assassiné en 946, alors qu'il n'avait pas atteint sa vingt-sixième année. Ses deux fils, Edwi et Edgar, étant trop jeunes pour lui succéder, la couronne revient à son frère Edred qui n'avait lui-même que vingt-trois ans. Aussi les Danois s'essaient-ils de nouveau à secouer le joug anglo-saxon ; ils y sont poussés par l'archevêque d'York, Wulstan, qui s'était déjà révélé comme l'implacable ennemi de la dynastie d'Alfred le Grand. Cette fois encore, le duel engagé entre les deux peuples qui se disputent le sol anglais tourne à l'avantage des Anglo-Saxons. Après avoir éprouvé tout d'abord une sanglante défaite à Chesterford[15], Edred, en semant la terreur en Northumbrie et dans l'Est-Anglie, obtient la soumission de ces pays entraînés dans la rébellion, et l'emprisonnement, en 952, de l'archevêque Wulstan prive les insurgés de leur meilleur conseiller. Bref, en 954, Edred apparaît de nouveau comme le rex totius Britanniæ, mais il ne jouit guère de son triomphe. Il meurt le 23 novembre 955 laissant le royaume à un fils d'Edmond, Edwi, âgé de quatorze ans[16].

LE ROYAUME ANGLO-SAXON SOUS EDWI (955-959) ET EDGAR (959-975). — Pendant ce nouveau règne, qui ne dure que quatre ans (955-959), la paix extérieure ne fut pas troublée, mais la lutte des factions, mal domptées par un roi sans autorité, eût risqué d'affaiblir le royaume anglo-saxon, si le gouvernement d'Edwi s'était prolongé davantage[17]. Fort heureusement, en 959, à la mort d'Edwi, le pouvoir tombe entre les mains de son jeune frère, Edgar, beaucoup plus intelligent et énergique.

Le règne d'Edgar (959-975) est une période essentiellement pacifique. Après la reconquête, l'Angleterre éprouve le besoin de s'organiser et une partie de sa législation médiévale remonte à ces seize années fort bien remplies. Au même moment, l'abbé de Gladston, Dunstan, exilé sous le règne précédent et devenu archevêque de Cantorbéry, s'attaque à la réforme de l'Église anglaise dont l'état moral laissait à désirer. Admirablement secondé par Oswald, évêque de Worcester, et par Ethelwald, évêque de Winchester, il expulse les moines fornicateurs et veille à la stricte observation de la règle de saint Benoît, combat l'ivrognerie et la luxure parmi le clergé séculier, réorganise enfin, avec le concours du roi, l'administration ecclésiastique et donne un statut juridique aux biens d'Église[18].

Il ne semble pas que les Danois aient cherché à troubler la paix. Si l'on en croit Florent de Worcester et Guillaume de Malmesbury, lors du couronnement d'Edgar qui, pour des raisons que l'on ignore, fut différé jusqu'en 973, huit rois auraient été présents, ce qui atteste tout à la fois la tranquillité du royaume et le prestige du souverain, surnommé à très juste titre le pacifique. Ce calme ne devait pas lui survivre. Sa mort (8 juillet 975) ouvre une crise qui permettra la conquête de l'Angleterre par Svend de Danemark.

LA CRISE DE 975-990. — Edgar laissait deux fils : l'aîné, Édouard, qu'il avait eu d'un premier mariage avec Ethelfled, était âgé de treize ans ; l'autre, Ethelred, né de la reine Elfthryth, accomplissait sa huitième année. Édouard fut couronné par l'archevêque de Cantorbéry ; il mourut assassiné en 978, après un court règne qui se passa en luttes entre partisans et adversaires de la réforme religieuse[19], Ethelred lui succéda ; il n'avait pas dix ans et cette nouvelle minorité devait être encore plus désastreuse que les précédentes.

Il semble en effet que l'Angleterre s'en aille à la dérive, complètement abandonnée à elle-même. Dès 98^0, Dunstan est chassé de la cour où il est supplanté par le duc Elfhere qui, sous le règne précédent, avait dirigé l'assaut contre sa politique réformatrice. La mort d'Elfhere (984) amène quelque accalmie, mais les forces du royaume anglo-saxon se sont affaiblies et cela n'échappe pas aux Danois établis dans les Iles britanniques. Or, au même moment, le vieil esprit viking, quelque peu somnolent depuis le début du Xe siècle, se réveille. En 980, des envahisseurs danois se montrent à Chester, devant Southampton, dans l'île de Thanet, située à l'extrémité orientale du Kent, et, en 982, une nouvelle tentative est faite du côté de la Cornouaille : ce sont là de graves avertissements, d'autant plus que ces deux incursions ont une origine extérieure[20]. D'autre part, en 986, le farouche Svend succède, en Danemark, à son père Harald Dent-Bleue. Il a une âme de vrai Viking et rêve de lointaines aventures. Comment n'eût-il pas songé à venir au secours de ces Danois d'Angleterre, refoulés ou asservis par la conquête anglo-saxonne, mais jamais assimilés et toujours prêts à obéir au premier signe qui leur viendrait de leur pays d'origine ? Délaissant provisoirement la Norvège, il tourne son attention vers l'Angleterre qu'Ethelred est tout à fait incapable de défendre contre lui et où l'anarchie ouvre la voie à l'invasion.

PREMIÈRES EXPÉDITIONS DANOISES EN ANGLETERRE (986-994). — Après les premiers raids de 980 et 982, il y a eu, de 983 à 986, une accalmie relative, mais, dès 986, première année du règne de Svend en Danemark, les Vikings réapparaissent en Irlande, puis, en 988, une flotte, composée sans doute d'éléments danois et norvégiens, se montre dans la mer de Bristol[21]. Ce sont là les préludes d'une attaque plus sérieuse qui se déclenche en 991 et à laquelle participent, avec les Danois, d'assez nombreux Norvégiens que commande Olaf Tryggvesson.

Les Anglo-Saxons étaient hors d'état de se défendre. Sans doute Ethelred avait atteint sa majorité, mais il se révélait comme un prince apathique et faible, sans intelligence et sans caractère, incapable de raviver et de coordonner les forces créées par le sage gouvernement de ses prédécesseurs. Son incurie explique la facile victoire des Danois à Maldon, en Essex, où, malgré les prodiges de certains seigneurs qui ont inspiré les poètes, les Anglo-Saxons furent anéantis (991)[22]. En 994, Svend vient lui-même en Angleterre ; il débute par un échec devant Londres, mais trouve une compensation dans le pillage du Sussex et du Hampshire, qui jette l'alarme parmi les fidèles d'Ethelred. Il paraît impossible de continuer la lutte. L'archevêque de Cantorbéry, Siric, est envoyé au camp ennemi pour négocier la paix. Les Vikings consentent à devenir des mercenaires au service du roi d'Angleterre qui, de son côté, promet de leur payer un tribut. En réalité on était décidé de part et d'autre, à ne pas tenir les engagements ainsi contractés : Ethelred, à peine le traité signé, s'empressa de construire une flotte, tandis que les Danois cherchaient à mettre la main sur les châteaux de la région de l'Humber, mais Svend fut obligé de rentrer en Danemark, appelé par de graves événements qui rendaient sa présence nécessaire, et il en résulta pour l'Angleterre une accalmie relative[23].

LA QUESTION NORVÉGIENNE. — Il est possible qu'une invasion suédoise en Danemark ait provoqué le retour de Svend, mais la chronologie, donnée par des sources relativement récentes, est trop incertaine pour permettre une affirmation positive à ce sujet[24]. La situation de la Norvège méritait, elle aussi, un sérieux examen : le gouvernement de Hakon y était devenu tout à fait impopulaire et un fort parti se dessinait en faveur d'Olaf Tryggvesson, alors en Angleterre où, aux côtés des Danois, il avait combattu à Maldon. Aussi Olaf s'était-il dépêché, à la fin de 994, de conclure la paix avec Ethelred auquel il avait promis de ne rien entreprendre contre le royaume anglo-saxon ; puis, après s'être converti au christianisme et fait baptiser, il quitta l'Angleterre et cingla vers la Norvège où, dans des circonstances mal connues, il se fit proclamer roi (995)[25].

FORMATION DE L'HÉGÉMONIE DANOISE DANS LA BALTIQUE. — Cette révolution norvégienne ne pouvait manquer d'inquiéter Svend qui oublia ses différends avec la Suède et s'empressa, après avoir répudié sa femme, la princesse slave Gunhild, d'épouser la veuve de son ancien ennemi Eric, Sigrid. De ce fait, dans le conflit dano-norvégien, la Suède allait se ranger du côté du Danemark, tandis que les Slaves devaient se montrer favorables à Olaf. Svend eut également soin de se créer des sympathies parmi les anciens partisans de Hakon et aussi, quoiqu'il se fût lui-même converti au christianisme, parmi les païens de Norvège qu'inquiétait le zèle religieux d'Olaf.

Lorsqu'il fut sûr de ces diverses alliances, Svend attaqua Olaf Tryggvesson. Dans l'été de l'an 1000, une grande bataille navale s'engagea en vue d'Helsingborg entre Norvégiens et Wendes d'un côté, Danois et Suédois de l'autre. Elle tourna à l'avantage de ces derniers. Olaf périt dans la mêlée et la Norvège fut partagée entre les vainqueurs. Svend garda pour lui la côte sud et abandonna toute la partie nord au fils d'Hakon, Eric, à l'exception des sept comtés du pays de Trondjhem qui furent laissés au roi de Suède pour prix de ses services[26].

La bataille d'Helsingborg marque le début de l'hégémonie danoise dans le nord-ouest de l'Europe. Si Svend n'est pas encore le maître de la Norvège, il règne du moins sur les deux rives de la Baltique et commande les détroits. Il pourra, quand il le voudra, achever la conquête du royaume voisin ; pour le moment, il préfère en finir, de l'autre côté de la mer du Nord, avec la puissance anglo-saxonne.

CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR SVEND. — De 995.là 1000, pendant que Svend concentrait tous ses efforts vers la Norvège, Ethelred a préparé sa revanche. Il a réuni une flotte avec laquelle, en l'an 1000, tandis que se livrait dans la Baltique la bataille qui devait décider du sort des pays Scandinaves, il a attaqué, sans grand succès d'ailleurs, les établissements norvégiens de l'île de Man. Au cours des années suivantes, il s'assure l'alliance du duc de Normandie, Richard, dont il épouse la sœur Emma (1002), multiplie les travaux de défense, puis, quand il se croit suffisamment fort, il cesse de payer le danegeld et cherche à se débarrasser de ses adversaires en les égorgeant : il accuse les Danois de préparer son assassinat et, sous ce prétexte, ordonne froidement de tuer tous ceux que l'on pourra atteindre ; c'est le fameux massacre de Saint-Brice (13 novembre 1002), qui fit un nombre très élevé de victimes parmi lesquelles la propre sœur de Svend, Gunhild, et. le mari de celle-ci, Pallig[27].

Cette sanglante provocation amène aussitôt des représailles. Svend veut venger la mort de sa sœur et de son beau-frère. Dès 1003, des bateaux danois apparaissent sur les côtes anglaises. Grâce à l'alliance normande et à la défense héroïque de l'Est-Anglie par Ulfeythel, Ethelred, au cours des années 1004 et 1005, résiste au choc, mais, en 1007 et 1008, une formidable attaque se prépare. En 1009, les fameux vikings de Jom, à la solde de Svend, viennent occuper la Tamise, tandis qu'une seconde flotte, commandée par deux autres chefs non moins audacieux, Eglaf et Henring, va ravager les comtés du Sud. Le 5 mai 1010, les Danois remportent une grande victoire à Ringmere, au sud du Norfolk, puis s'emparent de Cantorbéry où, au cours d'une orgie, ils massacrent l'archevêque Alphège. Partout la résistance anglo-. saxonne se révèle inefficace et l'entourage d'Ethelred ne voit d'autre moyen de salut que le paiement d'un formidable danegeld. Les Danois acceptent ce complément de butin et s'engagent à devenir, comme autrefois, les mercenaires du roi anglais, ce qui ne les empêchera pas de préparer une invasion gigantesque, destinée à leur assurer la possession des Iles britanniques[28].

En 1013, Svend juge que son heure est venue. Tout paraît concourir pour lui assurer le succès : le royaume anglo-saxon est affaibli par des incursions continuelles et des pillages répétés ; la Norvège semble pacifiée et la Suède demeure une alliée fidèle ; les Slaves sont aux prises avec l'Allemagne ; Henri II, après ses luttes stériles contre la Pologne, n'est pas capable d'intervenir ; le Danemark dispose d'une marine invincible et la dynastie est assez solidement implantée pour que le fils aîné du roi, Harald, puisse garder le royaume en l'absence de son père. Aussi, en cette année 1013, une flotte magnifique s'achemine-t-elle vers les côtes du Kent et du Sussex, tandis que du Danelaw part une expédition contre le Wessex. Svend lui-même vient prendre le commandement des forces scandinaves en Angleterre et, en septembre, à travers les Middelands, conduit son armée vers le Sud. La Tamise est franchie à Oxford qui capitule, ainsi que Winchester. Seule, Londres oppose une résistance opiniâtre. Svend est obligé d'en abandonner le siège pour aller prendre ses quartiers d'hiver sur le Trent, mais la fuite d'Ethelred en Normandie, où l'ont déjà précédé la reine Emma et ses fils, déconcerte les Anglo-Saxons (janvier 1014). Londres ouvre enfin ses portes ; l'Angleterre paraît conquise, mais au moment où il va cueillir les fruits de sa victoire, le grand conquérant danois est emporté par une mort prématurée (2 février 1014)[29].

L'EMPIRE DANOIS A LA MORT DE SVEND. — L'œuvre accomplie par Svend a failli ne pas lui survivre. Après sa disparition, l'empire qu'il a fondé se désagrège. Au Danemark, l'aîné de ses fils, Harald, lui succède, tandis qu'en Angleterre l'armée acclame un autre fils du roi, Cnut, qui a pris une part brillante à l'expédition lors de la marche contre le Wessex. D'autre part, la Norvège, qui semble bien avoir été comprise dans la part de Cnut, incline à se débarrasser de la domination danoise et la mort de Svend y ressuscite l'esprit d'indépendance[30]. La dislocation est fatale et l'œuvre du conquérant aurait sans doute été anéantie en peu de temps, s'il n'avait trouvé un digne continuateur en la personne de son fils Cnut, surnommé plus tard le Grand. Celui-ci, pendant son règne de vingt années (1014-1035), va reprendre et réaliser le programme paternel, sans réussir pourtant à créer quelque chose de durable.

II. — Cnut le Grand (1014-1035).

LE ROI CNUT. — Le roi, que les Danois d'Angleterre acclament en 1014, n'a guère plus de dix-neuf ans. Né sans doute en 995, de l'union de Svend avec la Polonaise Gunhild, que le souverain répudia deux ans plus tard pour épouser Sigrid, il a, conformément à la volonté de sa mère, soucieuse tout à la fois de l'éloigner de la cour danoise et de le préparer à de glorieuses destinées, passé la plus grande partie de sa jeunesse à Jomsbourg, où s'était établie, pour surveiller les Wendes, une colonie de Vikings dont le chef était un certain Thurkill. Une rude discipline régnait parmi eux : l'exclusion était prononcée contre quiconque reculerait devant un adversaire et l'on devait, en toutes choses, s'en remettre à la décision du chef qui seul avait la faculté de disposer du butin ; en outre, il était interdit de s'absenter plus de trois jours et aucune femme ne pouvait pénétrer dans la communauté[31]. Astreint à de telles obligations, le jeune Cnut ne manquerait pas de s'aguerrir et de s'imprégner des traditions ancestrales. Lorsque les Vikings de Jomsbourg furent invités à participer à la conquête de l'Angleterre, il les accompagna et ses exploits le recommandèrent au choix de l'armée, qui le voulut pour roi à la mort de son père, tandis que Harald succédait à Svend en Danemark.

RÉACTION ANGLO-SAXONNE (1014-1015). — Le royaume, à la tête duquel Cnut se trouve ainsi placé, est conquis de fraîche date et la première tâche qui s'impose à lui, c'est d'asseoir son autorité sur cette Angleterre dont l'avenir demeure incertain. La mort de Svend a rendu espoir aux Anglo-Saxons. Sans doute Ethelred n'ose encore quitter la Normandie. Il envoie du moins son jeune fils Edmond prodiguer aux sujets qu'il a lâchement abandonnés les plus séduisantes promesses. Or, les seigneurs de la région située au sud de la Tamise ne demandent qu'à se laisser convaincre : ils ne croient plus à la force danoise, éprouvée par des combats meurtriers ; ils s'imaginent que la mort de Svend rendra difficile l'arrivée de nouvelles recrues et supposent que Cnut n'aura ni l'expérience ni l'autorité de son père. A leurs yeux, une dernière chance s'offre de reconquérir les territoires perdus ; il faut la saisir. Aussi Ethelred reçoit-il facilement son pardon et, dès le mois d'avril 1014, il peut débarquer en Angleterre[32].

Ce retour, suivi d'une offensive immédiate, surprend Cnut qui doit regagner en toute hâte ses vaisseaux et se trouve contraint de quitter son royaume pour se réfugier en Danemark auprès de son frère Harald. Le règne commence mal : l'Angleterre paraît à la veille d'échapper à la domination danoise ; les mercenaires laissés dans la grande île sont décimés par d'affreux massacres, et ceux qui survivent tendent à reconnaître Ethelred dont Thurkill lui-même accepte les offres pécuniaires, moyennant l'engagement de se mettre à Son service[33].

CAMPAGNE DE 1015-1016. — Cnut ne pouvait prendre son parti d'abandonner la plus belle conquête de son père. Aussi, dès le printemps de 1015, accumule-t-il en Danemark d'immenses préparatifs, puis, à la fin d'août, accompagné de Thurkill, qui est revenu à sa cause, et du comte Eric de Norvège, il fait voile vers l'Angleterre. Il débarque à Sandwich et se dirige vers le Sud. L'approche de l'hiver n'interrompt pas sa marche il veut à tout prix enlever la décision sans laisser aux Anglo-Saxons le temps, de se ressaisir. Cette fois tout paraît lui sourire : Ethelred, malade, est obligé d'abandonner l'armée ; son fils Edmond, placé à la tête des troupes, s'entend mal avec le meilleur de ses auxiliaires, le comte Eadric, qui passe aux Danois. Bientôt le Wessex, évacué par Edmond, fait sa soumission et la Northumbrie ne tarde pas à imiter son exemple. Seule Londres manifeste quelques velléités de résistance. La mort d'Ethelred (23 avril 1016) augmente encore les chances de Cnut qui, maître de la plus grande partie du royaume, n'a plus qu'à se faire concéder la couronne par ses anciens adversaires[34].

Une assemblée de notables se réunit en effet à Southampton et, dans les premiers jours de mai, reconnaît Cnut comme roi d'Angleterre mais une autre assemblée, convoquée en toute hâte à Londres, a acclamé Edmond. Entre les deux prétendants les armes seules peuvent décider. Aussi Cnut, pour en finir, entreprend-il, dès la fin de mai ou le début de juin, le siège de Londres. Il n'a pu empêcher Edmond de quitter la ville, ce qui l'oblige à distraire une partie de ses forces sous le commandement de Thurkill pour poursuivre son rival. Edmond réussit pourtant à échapper à l'étreinte danoise et à se réconcilier avec le duc. De ce fait, la situation de Cnut devient plus délicate : il est obligé d'abandonner le siège de Londres et de courir à ses vaisseaux, ce qui ne l'empêche pas de piller au passage la Mercie entraînée dans la défection d'Eadric. Il laisse une partie de son armée dans l'île de Sheppey, à l'embouchure de la Medway, et envoie sa flotte plus au Nord, vers l'estuaire de l'Orwell, en Suffolk, où il trouvera un point d'appui en vue de ses campagnes futures.

Ainsi les Danois voient encore une fois la victoire leur échapper. Edmond a pu reconstituer une nouvelle armée et la délivrance de Londres a rendu courage à ses partisans, mais, de nouveau, le manque d'unité dans le commandement va se faire cruellement sentir. Les chefs anglo-saxons ne s'entendent pas sur l'allure à donner aux opérations : Edmond veut attaquer avant que Cnut ait eu le temps de regrouper ses forces, tandis qu'Eadric est d'avis de temporiser. Aussi la bataille d'Ashington, engagée le 18 octobre 1016 sans le concours d'Eadric, est-elle une lourde défaite pour Edmond qui voit tomber auprès de lui ses meilleurs collaborateurs, tels que les comtes Godwin, Ulfeythel et Ethelward. Il lui faut fuir précipitamment vers la Severn et Cnut, sortant de sa retraite, reprend le siège de Londres[35].

CONVENTION DE DEERHURST (NOVEMBRE 1016). — Cette fois tout espoir est perdu pour les Anglo-Saxons, mais les Danois ont été, eux aussi, fort éprouvés par ces campagnes répétées et souhaitent la paix. Edmond, qui est très supérieur à son père, devine ces dispositions et s'efforce aussitôt de sauver par la diplomatie une partie de son héritage. Il envoie à Cnut des ambassadeurs chargés de lui faire des propositions et Chut, loin de les éconduire, se rallie à l'idée d'un partage. Un traité est conclu dans cet esprit : c'est la convention de Deerhurst (novembre 1016), aux termes de laquelle Edmond gardera le Wessex, tandis que Cnut régnera sur la Mercie et la Northumbrie, la Tamise formant la limite des deux États. Il semble que Londres soit restée à Cnut qui d'autre part continuera à lever le danegeld sur le royaume d'Edmond[36].

CNUT ROI D'ANGLETERRE. — La convention de Deerhurst stipulait encore que celui des deux princes qui disparaîtrait le premier aurait le survivant pour successeur. Or, dès 1017, Edmond meurt dans des circonstances assez mystérieuses[37]. Aussitôt Cnut, qui certainement n'a été pour rien dans cette tragique issue, se préoccupe de recueillir son héritage. Il ne rencontre aucune résistance : tous les fils d'Ethelred sont morts et personne parmi les Anglo-Saxons n'est de taille à disputer la couronne au conquérant danois qui est aussitôt reconnu par eux[38]. Comme jadis Athelstan, Cnut est maintenant rex totius Britanniæ.

PERTE DE LA NORVÈGE (1015-1017). — Tandis que Cnut achevait de reconquérir son royaume anglais, la Norvège, que sans doute Svend lui avait léguée, se libérait de la domination danoise. Le prétendant au trône était maintenant Olaf le Fort qui jusque-là avait vécu soit en Angleterre, soit en Normandie où il avait reçu le baptême. Après s'être aguerri tantôt au service d'Ethelred, tantôt à celui du duc Richard, il pensa à utiliser les événements d'Angleterre pour cueillir la couronne, objet de ses rêves. Informé sans doute de la participation d'Eric de Norvège à l'expédition qui devait rendre à Cnut les territoires qu'il avait perdus, il prépara son entreprise avec un remarquable synchronisme et, au moment même où Cnut traversait la mer du Nord pour reconquérir l'Angleterre, il naviguait vers la Norvège. Il débarqua sans peine, se fit reconnaître par la population côtière, eut facilement raison du frère et des fils d'Eric, puis gagna le nord et s'installa à Nidaros[39], dont il fit sa capitale et où il construisit une église. La Norvège était momentanément perdue pour le Danemark ; Cnut, occupé en Angleterre, n'a pu la disputer à Olaf, mais il reste décidé à la reprendre dès qu'il en aura le loisir[40].

CNUT ROI DE DANEMARK. — Pour le moment, Cnut, préoccupé d'affermir son pouvoir en Angleterre, s'efforce de réparer les maux causés par la guerre et par l'anarchie gouvernementale qui a accompagné le règne d'Ethelred. Pendant qu'il est attelé à cette œuvre primordiale, son frère Harald, qui a succédé à Svend en Danemark et qui ne semble pas avoir hérité des qualités paternelles, meurt en 1018, après un règne sans éclat. Celui-ci ne laissait pas d'héritiers et fatalement la couronne devait revenir à Cnut qui fut proclamé en 1019, lors d'un voyage en Danemark[41]. C'était là pour lui un événement capital : avec ses flottes et ses soldats, le Danemark constituait un précieux appoint. En outre, du fait de sa situation géographique, il ouvrait à Cnut de nouvelles perspectives vers l'Est et ce prince, né pour la conquête, allait pouvoir reprendre les grands projets de son père qui avait rêvé de transformer la Baltique en un lac danois.

CNUT ET LES SLAVES. — Cnut a d'abord cherché à presser la pénétration de son peuple parmi les Slaves établis le long des côtes baltiques. La colonie de Jom sur l'Oder était pour lui une excellente base d'opérations. C'est de là sans doute qu'au début de 1022 il lança ses bateaux contre les pays situés à l'est de la Vistule[42]. Cette expédition, dont on connaît mal le détail, aboutit à la création de comptoirs sur les bords de l'Oder, de la Vistule et de la Dvina. De là l'influence danoise a largement rayonné sans être combattue par personne[43]. Les rois de Germanie, Henri II, puis Conrad II n'ont pu, en raison de leurs difficultés avec la Pologne, contrecarrer cette politique d'expansion et il leur fallut, bon gré mal gré, s'accommoder des progrès du commerce danois dans la mer Baltique. Conrad II songea même à utiliser l'alliance de Cnut qu'il acheta, en 1035, avec la marche de Schleswig ; les fiançailles de Gunhild, fille de Cnut, avec le propre fils de Conrad, le futur Henri III, scellèrent ce rapprochement[44]. Il ne restait plus que la Norvège à conquérir pour achever l'édification de l'empiré nordique.

LA NORVÈGE SOUS OLAF LE SAINT. — Olaf le Saint, qui s'était emparé du pouvoir en Norvège avait aussitôt cherché à christianiser le pays en apportant à cette œuvre une ardeur précipitée qui déchaîna la résistance d'une partie de la population, très attachée aux idoles. D'autre part, son absolutisme lui aliéna la féodalité, soucieuse de restaurer les privilèges dont elle avait joui au temps d'Hakon. Il se forma ainsi une opposition, dirigée par une aristocratie de chefs audacieux et énergiques, les uns païens tels que Thor et Harek, vrais animateurs de la conspiration qui devait coûter la vie à Olaf, les autres, comme Erling et Einar, convertis au christianisme.

Olaf sentit venir l'orage. Il eut le tort de vouloir briser le mouvement par la force. De terribles mesures de répression, peu conformes à l'idéal évangélique qu'il professait, achevèrent de détacher de lui ses derniers partisans et dès lors Cnut apparut comme le libérateur possible, seul qualifié pour mettre fin à ce régime de terreur[45].

BATAILLE DE LA RIVIÈRE HELGE (1026). — Jusqu'en 1024, Cnut a été trop occupé par l'organisation de l'Angleterre, la pacification du Danemark et l'expédition contre les Wendes pour pouvoir secourir les opposants norvégiens. C'est seulement pendant l'hiver de 1024-1025 qu'il fut en mesure d'envoyer à la cour d'Olaf une ambassade chargée de revendiquer la couronne pour lui-même. Olaf congédia ces insolents messagers et la guerre devint inévitable[46].

Cnut n'arriva pas à être prêt pour l'été de 1025 et Olaf utilisa ce répit inattendu pour négocier une alliance avec le jeune roi de Suède, Anund Jacob, qui craignait que Cnut, une fois maître de la Norvège, ne propageât plus à l'Est son œuvre de conquête et, comme au printemps de 1026, Cnut, obligé de se rendre en Angleterre, ne paraissait toujours pas dans la mer Baltique, les deux princes décidèrent de prendre l'offensive. Une flotte fut réunie à l'embouchure du fjord de Trondjhem, mais Cnut, informé du plan de ses adversaires, avait poussé énergiquement ses préparatifs, et, avec une incroyable rapidité, gagné les eaux danoises, afin de barrer la route à Olaf qui arrivait à ce moment près des côtes du Seeland. Une grande bataille s'engagea près de l'embouchure de la rivière Helge, à l'est de la Scanie. Elle ne tourna pas à l'avantage de Cnut. Olaf se replia en bon ordre et Cnut, par suite des pertes formidables qu'il avait subies, ne put songer à le poursuivre[47]. La conquête dé la Norvège dut être remise à plus tard.

CONQUÊTE DE LA NORVÈGE PAR CNUT (1028-1030). — Ne pouvant renouveler immédiatement son attaque, Cnut a recours à une série de manœuvres diplomatiques. Il cherche à dissoudre la coalition de la Norvège et de la Suède, en essayant de gagner Anund. A la fin de 1026, il entreprend son fameux pèlerinage à Rome où il affiche un zèle religieux, d'ailleurs sincère, et se concilie les sympathies du pape. Il s'assure l'appui des chefs norvégiens, notamment d'Erling. En même temps, il pousse activement ses préparatifs militaires et, en 1028, avec une flotte admirablement équipée, il traverse la mer du Nord, longe les côtes de Germanie, débarque en Norvège, marche sur Nidaros où, après avoir soumis le pays environnant, il se fait proclamer roi. Il est alors obligé de repartir pour le Danemark, puis pour l'Angleterre. Olaf reprend aussitôt l'offensive, mais il est très vite contraint de s'enfuir en Suède. En 1030, il fera une suprême tentative pour recouvrer son royaume ; il sera alors battu et tué au cours d'une sanglante bataille au nord-est de Trondjhem (29 juillet 1030) et la Norvège restera finalement à Cnut qui y délèguera son pouvoir à son fils Svend[48].

L'EMPIRE DANOIS. — Avec la chute d'Olaf disparaît le dernier obstacle à la formation de l'empire danois. Sous le sceptre de Cnut le Grand se trouvent maintenant réunis les trois royaumes de Danemark, d'Angleterre et de Norvège, auxquels viennent s'ajouter les terres slaves des vallées inférieures de l'Oder et de la Vistule. Les rois d'Écosse et d'Irlande se déclarent vassaux du conquérant dont les îles Shetland et Orcades, peut-être aussi les Hébrides, reconnaissent également l'autorité. Les flottes danoises sillonnent le mer du Nord, la mer Baltique et la partie septentrionale de l'océan Atlantique. Aucun roi dans la chrétienté latine n'exerce son pouvoir ou son influence sur des territoires aussi étendus. /

Toutefois cet empire manque de cohésion. Composé de races différentes et qui n'ont entre elles rien de commun, construit hâtivement et au gré des circonstances, il repose sur la seule personne du souverain. Encore celui-ci s'est-il rendu compte qu'il lui était impossible d'exercer partout son autorité par lui-même et il l'a déléguée à des vice-rois qui ont joui de pouvoirs assez étendus : en Danemark, le plus jeune fils de Cnut, Hartacnut, a reçu le titre de roi ; la Norvège, d'abord partagée entre Hakon et Wick qui n'ont eu que le titre de comtes, a été remise, en 1030, à un autre fils, Svend. Seule l'Angleterre a été gouvernée directement par Cnut qui a résidé habituellement en Wessex, à Winchester, où sa cour groupe des Danois, des Norvégiens, des Suédois et même des Normands aussi bien que des Anglo-Saxons. C'est là d'ailleurs le seul élément de fusion entre les diverses parties de l'empire. Chaque royaume conserve ses institutions, sa législation, ses assemblées particulières, sans qu'il y ait une ébauche d'organisation commune.

GOUVERNEMENT DE CNUT EN ANGLETERRE. — L'Angleterre a été le principal objet des préoccupations de Cnut le Grand. Des problèmes particulièrement délicats à résoudre se posèrent pour lui au lendemain de la conquête. Il fallait tout à la fois donner satisfaction aux Danois et assimiler les Anglo-Saxons. La jeune roi a fait preuve à cet égard d'une réelle habileté. Il a récompensé les chefs qui l'avaient aidé dans ses expéditions successives par la distribution du danegeld, par la concession des terres confisquées et par quelques offices de comte[49]. D'autre part il a supprimé par avance toute opposition anglo-saxonne en se débarrassant, par des mesures d'ordre divers, de ceux qui auraient été susceptibles de prendre la tête d'un mouvement contre le régime danois : c'est ainsi qu'il a fait mettre à mort les seigneurs qui lui portaient ombrage, comme Eadric, qui avait épousé une fille d'Ethelred ; il a supprimé par le même moyen un fils du roi Ethelred, Etheling, qui, d'abord exilé, avait eu l'audace de rentrer en Angleterre : il a envoyé au duc de Pologne, Boleslas, les jeunes enfants d'Edmond et, pour rendre inoffensifs les deux fils d'Ethelred et d'Emma, Alfred et Edouard, réfugiés en Normandie, il a épousé leur mère, en lui arrachant la promesse que les rejetons qui naîtraient de leur union recevraient la couronne de préférence à ceux qu'elle avait eus d,'Ethelred[50].

L'organisation politique et administrative donnée à l'Angleterre est également destinée à prévenir toute tentative de révolte. Cnut a conservé la division du royaume en quatre grandes circonscriptions territonales correspondant aux anciens royaumes, et placé à la tête de celles-ci des earldoms, grands chefs militaires qui se montrèrent parfois très dur[51]. Il a, avec la même pensée, créé la garde des thingmen, destinée à remplacer l'armée danoise qu'il licencia en 1018 et composée des hommes les plus riches du pays, Anglo-Saxons ou Scandinaves, ceux-ci y ayant toujours été plus nombreux[52]. Cette troupe d'élite, où la discipline était d'une extraordinaire sévérité, a été à coup sûr l'un des instruments essentiels de la domination de Cnut sur l'Angleterre.

Tout en affirmant sa force, Cnut a cherché à se concilier ses sujets en respectant leurs coutumes. En 1018, il réunit à Oxford une grande assemblée qui décide, sur sa demande, que les lois d'Edgar continueront à régir l'Angleterre[53]. Nul doute que cette mesure n'ait affermi la popularité du conquérant. En outre, l'Angleterre a joui d'une autonomie complète et ses habitants n'ont qu'exceptionnellement participé aux guerres nécessitées par l'expansion danoise. De même, on ne note aucun effort pour introduire dans le pays les institutions scandinaves, sauf sur des points de détail sans importance. Pourtant Cnut a eu une réputation de législateur, mais son activité s'est toujours exercée dans le sens de la tradition anglaise qu'il a simplement développée, et c'est en cela qu'il a fait preuve d'un réel esprit politique.

GOUVERNEMENT DE CNUT EN DANEMARK. — On connaît mal les mesures qui ont marqué le règne de Cnut en Danemark. Sa popularité y a été moins accusée qu'en Angleterre. En 1026, un mouvement de sérieuse résistance, dont l'âme était le comte Ulf, lui donna de sérieuses préoccupations. Les opposants, qui lui reprochaient de séjourner sans cesse en Angleterre, proclamèrent roi son jeune fils, Hartacnut. Cnut vint alors en Danemark où l'attaque norvégienne et suédoise rendait sa présence indispensable ; il obtint la soumission des rebelles qui prirent part à la bataille de la rivière Helge, mais il garda une profonde rancune envers Ulf que, dans un moment de colère, il fit assassiner[54]. Par la suite, il n'a pas davantage vécu en Danemark et s'est déchargé de l'administration du royaume sur Harald, fils de Thurkill. Il ne semble pas qu'il ait cherché à y implanter les institutions anglaises. On constate simplement une tendance à substituer l'archevêque de Cantorbéry à celui de Hambourg, quand il s'agit de consacrer les évêques, mais ces évêques, c'est le roi qui les nomme et Cnut prétend s'arroger les mêmes pouvoirs ecclésiastiques que les autres souverains de la chrétienté occidentale[55].

LE GOUVERNEMENT DE CNUT EN NORVÈGE. — La Norvège, lors de la conquête danoise, se débattait dans la plus lamentable anarchie. Cnut chercha à remettre de l'ordre. De là certaines innovations qui dénotent davantage l'influence des coutumes anglo-saxonnes. Le don en nature exigé des sujets norvégiens au temps de Noël, certaines lois sur les revenus, les pénalités sont une adaptation évidente des lois anglaises[56]. L'œuvre de Cnut a d'ailleurs été peu populaire en Norvège, où ne tarda pas à naître une opposition violente, dirigée surtout contre le jeune Svend.

LA POLITIQUE ECCLÉSIASTIQUE DE CNUT LE GRAND. — L'empire danois apparaît donc, à la fin du règne de Cnut le Grand, comme une mosaïque de royaumes distincts que gouverne le même souverain. Le seul lien qui existe entre eux, en dehors de cette union personnelle, est le lien religieux ; l'empire danois est un empire chrétien.

Le roi lui-même adhère à la loi du Christ avec beaucoup de sincérité, et cette sincérité se retrouve dans toutes les manifestations de sa piété. Sans doute a-t-il plus d'une fois violé les préceptes moraux de l'Évangile : belliqueux, féroce et cruel à l'occasion, essentiellement vindicatif, peu scrupuleux quand ses intérêts sont en jeu, il a gardé une âme de Viking, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier à sa juste valeur l'influence que peut avoir la foi qu'il professe pour le développement de la civilisation. Aussi l'évangélisation des pays scandinaves a-t-elle, pendant son règne, réalisé de nouveaux progrès avec le concours de missionnaires venus des Iles britanniques. A partir du moment où la Norvège fut conquise, Cnut n'a plus été tenu à aucune réserve envers les païens qu'il avait été obligé de ménager jusque-là et la lutte contre les idoles a pris davantage d'intensité[57].

Envers l'Église Cnut le Grand a manifesté beaucoup de déférence. Toutefois ses rapports avec elle n'ont pas eu toujours la même allure. Au début du règne, il aperçoit surtout en elle une force qui peut concourir à son œuvre et qu'il a intérêt à ménager, mais il observe une certaine réserve, afin de ne s'aliéner ni l'armée danoise, où le paganisme a encore de nombreux adeptes, ni les exilés norvégiens, nombreux à la cour de Winchester. Aussi se borne-t-il à reconstruire les églises détruites par les invasions, à enrichir les monastères par des donations, à accorder aux clercs une certaine liberté[58], mais il n'o.se aller plus loin. Peu à peu, sous l'influence de prélats anglais, tels qu'Ethelnoth le Bon, archevêque de Cantorbéry, et Lifing, évêque de Crediton, sa foi devient plus profonde, plus convaincue, et ses rapports avec l'Église évoluent en conséquence. Dès 1022, il organise l'Église danoise ; à sa demande, Ethelnoth consacre trois nouveaux évêques : Gerbrand, qui est installé sur le siège de Roskilde, Reginbert qui est envoyé à Funen (Odensee) et Bernard qui est placé à la tête de la Scanie. Ces trois diocèses restent d'ailleurs subordonnés à la métropole de Hambourg, ce qui dénote l'absence de toute préoccupation politique[59].

LE PÈLERINAGE À ROME (1026-1027). — Une nouvelle étape est franchie à la fin de 1026, avec le fameux pèlerinage au tombeau des apôtres. Les raisons de ce voyage sont difficiles à démêler. Dans son message au peuple anglais, Cnut déclare qu'il a voulu accomplir un vœu déjà ancien et obtenir le pardon de ses péchés. Il est possible en effet qu'il ait voulu expier le meurtre d'Ulf dont il a certainement éprouvé des remords, mais d'autres motifs d'ordre politique ont dû s'ajouter à celui-là. Au moment d'enlever la Norvège à Olaf le Saint, Cnut a tenu sans doute à affirmer son zèle pour la foi et cherché à convaincre le pape de la légitimité de ses prétentions. Peut-être aussi s'agissait-il de rassurer Conrad II sur les conséquences de l'entreprise norvégienne et la présence de Cnut à Rome, en mars 1027, au moment du couronnement impérial, n'a sans doute pas été fortuite. Enfin il a été question, au cours des entretiens avec le pape Jean XIX, de l'Église anglaise dont l'organisation a été réglée à ce moment de concert avec le Saint-Siège. Dans son message aux Anglais, Cnut insiste sur la nécessité de payer les redevances promises à saint Pierre, mais, en même temps, il annonce qu'il a obtenu une réduction des droits exorbitants exigés des métropolitains pour l'envoi du pallium. D'autre part, il n'est pas douteux qu'à son retour de Rome le roi a accru' son pouvoir sur l'Église anglaise : à partir de 1027, la cour de Winchester intervient constamment dans les affaires ecclésiastiques qu'elles a, réellement dirigées, ce qui indique chez Cnut un souci accusé de tout ce qui concerne l'Église[60]. De plus en plus l'empire danois fait figure d'empire chrétien et ne se distingue des autres États de l'Europe occidentale que par quelques survivances de l'esprit viking tout imprégné de paganisme.

MORT DE CNUT LE GRAND (12 NOVEMBRE 1035). — Cnut est mort le 12 novembre 1035, à Shaftesbury, et il a été inhumé à Winchester, dans l'abbaye dédiée aux saints apôtres[61]. Il laissait trois fils, Svend, Harald, Hartacnut, et une fille, Gunhild, mariée au futur empereur Henri III. Il était clair que son empire ne lui survivrait pas, car déjà des fissures lézardaient.de toutes parts l'édifice qu'il avait hâtivement construit. En Angleterre, il fallait compter avec la dynastie d’Ethelred dont les représentants, réfugiés en Normandie, conservaient des partisans surtout en Écosse où la domination danoise n'avait jamais pu pénétrer. Le Danemark demeurait sourdement hostile à l'union avec l'Angleterre' En Norvège le mauvais gouvernement du jeune Svend et de sa mère, et une crise économique qui s'est traduite par une horrible famine engendrent un mécontentement d'autant plus redoutable que saint Olaf, canonisé par l'Église scandinave (3 août 1031) est devenu l'objet d'un culte populaire. Deux ans avant la mort/de Cnut, en 1033, une première révolte éclate, mais elle échoue. En 1035, l'arrivée d'un fils de saint Olaf, Magnus, déchaîne l'enthousiasme ; le jeune Svend doit se réfugier au Danemark avant que Cnut, déjà malade, ait eu le temps d'intervenir[62]. Cette fuite est comme le glas de l'empire danois qui va s'écrouler aussi vite qu'il s'est constitué : moins de dix ans après la mort de Cnut, il ne restera plus rien de son œuvre.

III. — La désagrégation de l'empire danois (1035-1042).

LA SUCCESSION DE CNUT LE GRAND. — D'après certains, historiens, Cnut le Grand aurait, de son vivant, réglé le sort de son empire et procédé à un partage entre ses fils : la Norvège eût été le lot de Svend, le Danemark serait échu à Hartacnut et l'Angleterre aurait formé la part de Harald[63]. Cette opinion est fondée, sur le seul fait qu'au moment où disparaît le roi, Hartacnut était investi du gouvernement du Danemark et Svend de celui de la Norvège, tandis que Harald résidait en Angleterre, mais rien ne prouve que Cnut ait pris des dispositions pour l'avenir. La dislocation de l'empire danois, qui se produit aussitôt après sa mort, a été beaucoup moins le fruit de sa volonté que le résultat des circonstances.

MAGNUS ROI DE NORVÈGE. — En 1035, la Norvège est en voie de reconquérir son indépendance. Svend, retiré en Danemark, y mourra en 1036 et, dès lors, Magnus n'aura plus devant lui aucun compétiteur. Ce fils de saint Olaf, fort du prestige de son nom et de ses brillantes qualités guerrières, s'est fait d'abord reconnaître par le pays de Trondjhem, puis par l'ensemble du royaume. La mort de Cnut ouvre devant lui un avenir plein de promesses ; celle de Svend confirme ses espoirs. Pour enlever à Hartacnut toute idée d'invasion, il lance contre lui une vigoureuse offensive qui le conduit dans les eaux danoises. C'est le début d'une guerre de deux ans (1036-1038), à la suite de laquelle les deux princes se réconcilient, se reconnaissent réciproquement leurs couronnes et conviennent que, si l'un d'eux meurt sans héritier, il aura l'autre pour successeur[64]. La mort de Hartacnut, en 1042, entraîne l'application de cette clause au profit de Magnus de Norvège qui hérite alors du Danemark. Jusqu'en 1047, le fils d'Olaf le Saint règne sur les deux royaumes[65]. Fidèle à la tradition paternelle, il défend et propage la foi chrétienne en Scandinavie avec le concours du roi de Suède, Anund Jacques, qui partage ses sentiments et ses convictions. Il lutte aussi contre les Wendes sur lesquels, avec des contingents saxons, il remporte une victoire en Schleswig[66]. Sa mort (1047) amène la séparation de la Norvège où son gendre, Harald, lui succède, et du Danemark qui reconnaît Svend Estrithson[67].

HARTACNUT ROI DE DANEMARK. — On connaît mal l'histoire du Danemark sous le règne d'Hartacnut (1035-1042.) Les chroniqueurs représentent le fils de Cnut comme un être chétif, maladif, hanté toute sa vie par la pensée du jugement de Dieu et de l'éternité, mais totalement dépourvu de cette hardiesse qui avait permis à son père et à son grand-père d'écrire une des pages les plus saisissantes de l'histoire médiévale[68]. Hartacnut n'a même pas songé à revendiquer pour lui l'Angleterre où une longue période d'agitation politique prépare la chute du régime danois.

HARALD, ROI D'ANGLETERRE (1035-1040). — Après la mort de Cnut, les deux femmes du roi défunt se disputent la domination de l'Angleterre. L'une Ogive, mère de Harald, s'appuie sur la Mercie et sur l'ancien Danelaw ; elle a pour principal soutien Léofric, comte de Mercie. L'autre, Emma, mère d'Hartacnut, a pour elle le Wessex, et le comte Godwin, qui avait joué un rôle important pendant les dernières années du règne de Cnut le Grand, combat activement en sa faveur.

C'est Ogive qui l'emporte tout d'abord. Une assemblée, où prédomine l'élément danois, se réunit à Oxford et, grâce à l'énergique pression des marins de la Tamise, acclame Harald tout en reconnaissant Hartacnut comme roi de Danemark. Le Wessex essaya de s'insurger contre cette décision ; l'abstention d'Hartacnut rendit cette op-, position inefficace. Pour complaire au comte Godwin, avec lequel il fallait compter, on permit à Emma de conserver le gouvernement du Wessex, mais, à la suite d'intrigues en faveur d'un de ses enfants du premier lit, Alfred, qui, en 1037, débarqua en Angleterre, l'ambitieuse reine fut exilée en Normandie où elle s'attacha dès lors à préparer le retour des fils d'Ethelred dans l'ancien royaume de leur père[69].

HARTACNUT EN ANGLETERRE (1040-1042). — La mort de Harald (17 mars 1040) plaça Emma dans un grand embarras. Il lui fallait choisir entre Hartacnut et les fils d'Ethelred. Elle comprit très vite que l'Angleterre n'était pas encore mûre pour une restauration de la dynastie d'Alfred le Grand et ne chercha pas à contrarier la venue du seul survivant des fils de Cnut. Le jeune prince fut couronné comme roi d'Angleterre le 18 juin 1040. Son règne ne dura que deux années (1040-1042), au cours desquelles il se rendit impopulaire par ses exigences financières et ses mesures de représailles à l'égard des partisans de Harald[70]. Aussi sa mort (8 juin 1042) allait-elle amener très vite le retour des rois anglo-saxons.

RESTAURATION DE LA DYNASTIE ANGLO-SAXONNE EN ANGLETERRE. — Trois candidats s'offraient pour gouverner l'Angleterre : le roi de Norvège, Magnus, qui, devenu roi de Danemark aurait ainsi reconstitué au profit de la maison de saint Olaf l'empire de Cnut ; puis un neveu de Cnut, Svend Estrithson ; enfin Édouard, fils d'Ethelred et d'Emma. Ce dernier fut aussitôt acclamé. Svend essaya de débarquer, puis il se ravisa et se contenta d'arracher à son rival une promesse de succession et, comme Edouard, que l'on a surnommé le Confesseur, avait fait vœu de célibat, il pouvait concevoir des espérances qui, il est vrai, ne se réalisèrent pas, car c'est Guillaume le Conquérant qui régnera après Édouard[71].

L'ŒUVRE DE CNUT LE GRAND. — L'année 1042 marque donc l'échec définitif de la tentative de Cnut le Grand pour unir les deux rives de la mer du Nord sous la domination danoise. Aussi peut-on la considérer comme une date importante dans l'histoire de l'Europe occidentale dont l'évolution eût été sans doute très différente si l'empire de Cnut avait survécu à son fondateur.

Si éphémère qu'ait été l'œuvre du conquérant danois, elle a laissé des traces qui en soulignent la valeur. Cnut a fait rentrer les peuples du Nord dans la chrétienté occidentale ; bien que des réactions païennes, parfois violentes, se soient encore produites, l'influence de l'Évangile se fera de plus en plus sentir et, avec elle, celle de l'Église et de la papauté. Dès 1053, une bulle de Léon IX organise l'Islande et le Groenland qui sont rattachés, comme les autres pays Scandinaves, à la métropole de Hambourg, et bientôt ce sont les îles Orcades qui, à leur tour, seront gagnées au christianisme[72]. Du même coup la civilisation scandinave s'est elle aussi transformée et rapprochée de celle des autres royaumes de l'Europe occidentale. On a pu dire avec raison que le règne de Cnut marquait la fin de l'âge viking et, pour les pays scandinaves, l'aurore de temps nouveaux[73]. C'en est fini en effet des grandes incursions maritimes : repliés sur eux-mêmes, les royaumes danois et norvégien, au lieu de s'adonner à la piraterie, se livrèrent au commerce. L'union momentanée de l'Angleterre avec le Danemark et la Norvège, l'extension de l'influence danoise sur les pays wendes ont créé un mouvement d'échanges réguliers ; les fourrures et les autres produits du Nord arrivent maintenant dans les ports anglais. Bref, le monde scandinave devient un élément de vie et non plus de destruction : c'est là, à n'en pas douter, la conséquence essentielle de l'œuvre accomplie par Cnut le Grand.