UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LES FEUX DE LA RAMPE ET DE LA GLOIRE

 

IV. — LES FEUX DÉCLINANTS. - LES FEUX ÉTEINTS.

 

 

MON CHER AMI,

Mlle George a signé avec Loreux, à partir de son prochain spectacle. Je m'absente pour quelques jours ; à mon retour je vous verrai,

HAREL.

 

Ce billet apprenait à Merle l'engagement de George à l'Odéon, en avril 1842[1].

Après différentes tournées, fort pénibles et souvent peu heureuses, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Turquie et en Russie, la tragédienne lassée de cette vie errante avait désiré cette halte sur la scène de ses succès de 1830. Pour la seconde fois elle y débuta, le 18 avril 1842, dans l'Agrippine de Britannicus à la majesté de laquelle ses premiers cheveux blancs ne faisaient qu'ajouter. Britannicus eut un succès tel que Loreux, le directeur, remit spécialement à la scène, pour George, Mérope, qu'elle joua le 21 avril ; Rodogune, le 25 ; Athalie, le 29 (Bénéfice de Monrose) ; Macbeth, le 15 mai ; Sémiramis, le 18 ; Œdipe, le 21. Une ultime faveur accueillait la grande actrice de l'Empire et se poursuivit pendant plusieurs mois où elle reprit tous les beaux rôles de sa triomphale carrière, compris Lucrèce Borgia. Dans le courant de janvier 1843, elle jouait quatre tragédies : Rodogune, Britannicus, Héraclius, Médée. En novembre de la même année, c'était la reprise d'Une fête de Néron[2], que des rivales faisaient triompher — sans elle — à la Comédie-Française. Un an plus tard elle reprenait Jeanne d'Arc, Christine à Fontainebleau et la Tour de Nesle. Puis la faveur baisse, il faut recommencer à faire des tournées. Et George repart en voyage avec Harel. Tandis qu'elle joue à Paris, il occupe ses loisirs avec des travaux littéraires. L'Académie Français lui couronne un Éloge de Voltaire ; l'Odéon lui joue, le 9 mars 1843, une comédie en deux actes, le Succès, qui sombre honorablement, et pour le 26 mai de la même année, la Comédie Française annonce de lui une grande pièce en cinq actes : Les Grands el les Petits, pour laquelle il se mole avoir redouté le veto de la Censure[3]. Mais George l’entraîne. Leurs destins sont indissolublement liés.

Mais tant de soucis, de préoccupations, une lutte aussi constante avec la mauvaise et cruelle chance ont affaibli ses vives et brillantes qualités mentales. Un jour il faut le mener dans une maison de santé à Châtillon. Harel est fou. L'année suivante il meurt. C'est 1846.

Voici George désemparée. De ville en ville elle erre, et ce qu'elle est, elle, la triomphatrice de '1802, la glorieuse tragédienne de 1830, ce qu'elle est, un inconnu va nous le dire. C'est en 1847, elle joue à Saumur, et un spectateur note : « Les rides, les cheveux blancs, la taille monstrueuse, le râlement, la démarche vacillante, la voix brisée, les hoquets de la pauvre actrice frappèrent tellement de stupeur les spectateurs, qu'un sentiment unanime de pitié et de dégoût s'empara d'eux, au point de leur faire fuir ce qu'ils avaient sous les yeux, et que la pièce s'acheva dans la solitude[4]. » Et celui à qui on envoie ces nouvelles, c'est un ancien amant, c'est ce Jules Janin pour qui, en 1830, brilla radieusement le sourire et l'amour de George. De toutes parts de pareils témoignages surgissent. C'est M. Jules Claretie qui nous écrit : « J'ai vu Mlle George, dans ma jeunesse, en province, jouer Marie Tudor...[5] » Et ce souvenir d'enfance il l'a conté, comme il sait conter, précisant la vision de naguère avec une netteté d'eau-forte, Elle se traînait sur la scène, énorme, dit-il, Tombée à genoux, elle faisait des efforts désespérés pour se relever. Elle « demeurait là, immobile, comme un taureau abattu ». Et elle se relevait, en pleurant, applaudie quand même, trompée, 'peut-être, par la pitié de la foule pour celle qui avait été la maîtresse de l'Empereur, la Reine du Romantisme. C'est ainsi, que, vieille, triste, écroulée et déchue, parant sa décadence d'une toilette bleue à raies blanches, que Victor Hugo la vit arriver chez lui, le 23 octobre 1847. « Elle m'a dit, raconte le poète : je suis lasse. Je demandais la survivance de Mars[6]. Ils m'ont donné une pension de deux mille francs, qu'ils ne payent pas. Une bouchée de pain, et encore je ne la mange pas. On voulait m'engager à l'Historique[7], j'ai refusé. Qu'irais-je faire là parmi ces ombres chinoises ? Une grosse femme comme moi ? Et puis, où sont les auteurs, où sont les pièces, où. sont les rôles ? Quant à la province, j'ai essayé l'an passé, mais c'est impossible sans Harel. Je ne sais pas diriger les comédiens. Que voulez-vous que je me démêle avec ces malfaiteurs ? Je devais finir le 24, je les ai payés le 20, et je me suis enfuie. Je suis revenue à Paris voir la tombe de ce pauvre Harel. C'est affreux, une tombe ! Ce nom qui est là, sur cette pierre, c'est horrible ! Pourtant je n'ai pas pleuré. J'ai été sèche et froide. Quelle chose que la vie ! penser que cet homme, si spirituel, est mort idiot ! Il passait des journées à faire comme cela avec ses doigts. Il n'y avait plus rien. C'est fini. J'aurai Rachel à mon bénéfice ; je jouerai avec elle cette galette d'Iphigénie. Nous ferons de l'argent, cela m'est égal. Et puis elle ne voudrait pas jouer Rodogune. Je jouerai aussi, si vous le permettez, un acte de Lucrèce Borgia. Aussi, voyez-vous, je suis pour Rachel ; elle est fine, celle-là[8]. Comme elle vous mate tous ces drôles de comédiens français ! Elle renouvelle ses engagements, se fait assurer des feux, des congés, des montagnes d'or ; puis, quand c'est signé, elle dit : — Ah ! à propos, j'ai oublié de vous dire que j'étais grosse de quatre mois et demi, je vais être cinq mois sans pouvoir jouer. Elle fait bien. Si j'avais eu ces façons, je ne serais pas à crever comme un chien sur la paille. Voyez-vous, les tragédiennes sont des comédiennes, après tout. Cette pauvre Dorval, savez-vous ce qu'elle devient ? En voilà une à plaindre ! Elle joue, je ne sais où, à Toulouse, à Carpentras, dans des granges, pour gagner sa vie !. Elle est réduite comme moi à montrer sa tête chauve et à traîner sa pauvre vieille carcasse sur des planches mal rabotées, devant quatre chandelles de suif, parmi des cabotins qui ont été aux galères ou qui devraient y être. Ah ! monsieur Hugo, tout cela vous est égal à vous qui vous portez bien, mais nous sommes de pauvres misérables créatures ![9] »

Et la femme qui parlait ainsi au poète, était celle qui avait porté le diadème orfévré de Lucrèce Borgia, et la couronne à croix de diamants de Marie Tudor ! C'était celle qu'invoquait jadis Firmin Didot en tête de ses Poésies :

Mon vaisseau s'expose à l'orage,

Je t'invoque, ô George Weimer !

Si Vénus ne calme la mer

Oui peut me sauver du naufrage ?[10]

C'était dans ce naufrage que se débattait George en ce moment. Malgré ce qu'elle avait dit à Victor Hugo, elle accepta les propositions du Théâtre Historique. Le 17 août 1848, elle y reprenait Marie Tudor. « On l'y fêta chaleureusement, » dit M. L. Henry Lecomte[11]. Le 7 octobre suivant ce fut Lucrèce Borgia[12]. Avec le printemps suivant l'Odéon la recueillit encore, reprenant avec elle les triomphes d'antan : Une fêle de Néron, la Tour de Nesle. Mais la misère était là, griffes ouvertes.

Les sollicitations de George allèrent surtout aux survivants du régime impérial, et comme c'était le temps où à l'Élysée, Louis-Napoléon attendait son avènement à l'Empire, George s'adressa à lui à plusieurs reprises. Cette lettre inédite en témoigne :

MON PRINCE,

Permettez-moi d'espérer que vous voudrez bien m'accorder un instant d'audience. L'accueil bienveillant dont vous m'avez honorée m'enhardit à solliciter de votre bonté cette insigne faveur.

Agréez, mon prince, l'assurance de ma respectueuse considération.

GEORGE W.

ex-sociétaire du Théâtre-Français.

16 mars[13].

46, rue de la Victoire[14].

 

Nous verrons bientôt ce que fit le neveu de l'Empereur pour la maîtresse de Napoléon.

Ce fut à cette époque que George se décida à demander une représentation de retraite à son bénéfice. Elle pria la Comédie-Française d'autoriser Rachel à y prêter son concours[15], et la représentation fut annoncée pour le 27 mai 1849 à la salle Ventadour (Théâtre Italien).

Rachel ! C'était la rivale, qui, à près d'un demi= siècle d'intervalle, rappelait les jours de la lutte avec Duchesnois. Rachel qui surpassait George et Duchesnois[16], au dire des uns, Rachel entre le talent de laquelle et celui de George, il y avait tout un monde[17], au dire des autres, atteignait la gloire et prétendait ravir à la tragédienne du Consulat et de l'Empire, le laurier qu'un demi-siècle avait fait verdir autour de son noble front.

A l'heure où George cherchait, on doit le dire, de province en province, de théâtre en théâtre, non le pain de ses dernières années, mais le pain quotidien, à cette heure Rachel gagnait 248.292 francs en quatre ans[18]. Elle était belle alors, dit un de ses biographes, comme une statue de Phidias ou de Pradier. « Sa tête, ajoutait-il, au front perpendiculaire et fait pour la domination, était posée sur un cou flexible, qui s’harmoniait (sic) admirablement avec ses épaules. Bien proportionnée, elle avait les mains délicates et petites, les pieds petits comme les mains. Au théâtre, elle ajustait savamment les plis de ses costumes à son corps si souple lui-même, à sa démarche fière sans roideur, élégante sans recherche. A la ville, elle eut donné aux plus grandes dames, pour leur toilette, des leçons de goût, et les plus riches étoffes paraissaient simples portées par elle[19]. » Telle était la femme qui, à cette représentation de charité et de pitié devait montrer, elle — astre levant — la basse jalousie d'une gourgandine devant les derniers rayons de l'étoile à son déclin.

Cette représentation fut marquée de divers incidents qui la rendirent tumultueuse. Le programme comportait Iphigénie en Aulide — le triomphe de 1802 ! — avec George, Rachel et Ligier ; le Moineau de Lesbie avec Rachel, Brindeau et Maillart, et un vaudeville avec le comique Levassor. En outre on annonçait le concours de Mme Viardot. Malgré le prix élevé des places, la foule était venue nombreuse, et maint spectateur de 1849 avait vu les retentissantes et orageuses soirées de 1830 et de 1833. A son entrée dans Iphigénie, Rachel, jouant Eriphyle, fut applaudie, mais sans l'enthousiasme délirant qui secoua la salle à l'apparition de la plus majestueuse Clytemnestre qui ait illustré la scène française. Mais Rachel avait là, dans la salle, quelques amis. Complaisants ? Maladroits ? Imbéciles ? On le peut supposer, car à l'arrivée de George, au troisième acte, un sifflet éclata, strident, aigu. Un soir de bataille dramatique du Consulat sembla renaître. La fureur, enthousiasme, grondèrent du parterre aux loges. Les sifflets accueillirent indifféremment George et Rachel et, au milieu d'une tempête de cris et d'applaudissements, le rideau tomba. Rachel rappelée s'obstina à ne pas paraître. Elle était partie, refusant de jouer le Moineau de Lesbie. Mme Viardot se proposa pour la remplacer, ce qui fit dire à un spectateur spirituel :

— On nous avait promis un moineau et on nous donne un rossignol !

Neuf ans plus tard c'était George, George oublieuse ou repentante, qui suivait le convoi funèbre de Rachel[20].

Cette soirée avait accordé quelques ressources à la pauvre femme. Bientôt, cependant, il lui fallut se remettre à courir la province, l'institution dramatique qu'elle avait tenté de fonder, n'ayant point réussi. Alors, elle espéra de la charité de Napoléon III, mais l'homme avait d'autres créatures qui, après avoir été soutenu, demandaient à leur tour à être soutenues. On accorda à George la place d'inspectrice au Conservatoire. Une bouchée de pain, ainsi qu'elle disait à Hugo ? Non. Le poste était honorifique. La Comédie-Française se souvint cependant de ce qu'elle devait à cette femme, et lui offrit une représentation à bénéfice. George pria qu'on la remît à plus tard, assurant, le 15 juin 1853, à Samson que, « quoi qu'il en soit, la Comédie-Française est toujours assurée de ma profonde gratitude[21] ». La représentation ainsi remise eut lieu le 17 décembre suivant.

Sous le lourd manteau tragique de la Cléopâtre de Rodogune, George remonta sur les planches où elle débuta. Marie Laurent, qui prit part à la cérémonie du Malade Imaginaire qui clôtura la représentation, dit : « Elle était encore belle, mais elle se traînait ; et, pour dire le long monologue, elle fut obligée de s'appuyer sur le dos d'un fauteuil ; elle ne pouvait rester debout. Mlle George a eu, ce soir-là, un écho de ses anciens triomphes, mais ces succès-là sont toujours douloureux. C'est. un adieu définitif que l'on dit à l'art, au travail, à la vie ! et on a beau les couvrir de fleurs, les pauvres artistes qui s'en vont ont le cœur navré : il semble qu'ils assistent à leurs propres funérailles[22]. » C'était bien là la vieille femme qui s'en allait, celle-là qu'un soir d'hiver, alors qu'elle allait jouer en représentation au théâtre des Batignolles, Henri Rochefort vit courir après l'omnibus, chaussée de socques, sous une pluie battante[23]. C'était celle-là que M. Armand d'Artois vit, un autre soir, vieille, énorme, écroulée dans la loge directoriale des anciennes Folies-Dramatiques que dirigeait son neveu, le fils de George cadette et de Harel, Tom Harel. « Quel spectacle !... Et c'était la grande et splendide George Weimer ! Il n'en restait que cette main royale qui avait si longtemps porté le sceptre tragique et qui était illustre...[24] »

Deux fois encore Paris vit George : en 1854, à l'Odéon ; en 1855, à la Porte-Saint-Martin.

C'était fini.

Elle rentrait dans l'ombre, dans le silence, dans l'oubli.

 

* * *

 

... Le public ne veut plus de vous, allez-vous-en, vous qui m'avez fait passer des soirées si émouvantes ; je ne veux plus vous entendre, je ne me souviens plus. Allez-vous-en le cœur brisé, l'amour-propre humilié. Ceci ne nous regarde plus. Allez-vous-en !... Ah ! le vilain métier !...

 

Ces mélancoliques et poignantes lignes écrites dans sa vieillesse, c'était pour elle aussi qu'elle les écrivait. Dans sa solitude que lui demeurait-il de sa vie passée ? Quelques couronnes de théâtre aux pierreries fausses, de vieux manteaux fripés et un mouchoir offert par Alexandre Dumas, portant brodé dans ses coins les couronnes de Theodora, de Marguerite, de la Tour de Nesle, de Christine et de Bérengère de Charles VII chez ses grands vassaux[25]. Reliques de naguère, toutes ses espérances et ses seules richesses !

Pauvre elle l'était, cela est irrécusable. En 1855 elle sollicitait, à l'Exposition, le privilège du bureau des parapluies[26]. On lui servait une modeste et misérable pension, dont la modicité même l'obligeait à faire de nouvelles demandes de secours. Ludovic Halévy se souvenait l'avoir vue, alors qu'il était employé aux Beaux-Arts, attendant un secours dans l'antichambre, à côté de Rachel venant solliciter un congé. « Deux reines de tragédies ! disait-il, et quelles reines[27] ! » Mais ces secours on lui en marchandait le paiement. Deux lettres demeurées d'elle sont significatives à cet égard.

MON CHER MONSIEUR MOCQUARD,

Il parait que l'augmentation de la pension ne me sera point payé si vous n'avez pas la bonté de faire exécuter les ordres du prince ! L'augmentation peut être payé sur la caisse des secours. Si l'on emploie pas ce mode de payement (pour le moment) on dira qu'il n'y a pas de fonds disponibles pour les pensions, et mon augmentation sera illusoire ; il y a très mauvaise volonté ; je ne peux pas vous écrire ce que je sais à ce sujet, mais bien désolée, je comptais sur les 1000 francs de ma pension. Vous savez notre misère, tout Paris la tonnait, elle est assez visible.

Je compte sur vous pour faire cesser toutes ces incertitudes, toutes ces mauvaises tracasseries. Quand le prince ordonne ! Il me semble que cela suffit.

J'attends votre réponse, mon cher Monsieur Mocquart ; je suis bien tourmentée.

Ce samedi soir.

GEORGE W.[28]

 

« Elle était assez aigrie par la gêne, par la vieillesse, » a dit Marie Laurent[29]. Cette gêne la portait à soupçonner chacun de lui être contraire, et à écrire, par exemple, au sous-chef du cabinet de l'Empereur :

CHER MONSIEUR SACALEY,

Je viens vous confier mon gros chagrin ; il me semble que M. Mocquart est moins bien pour nous ; en quoi aurions-nous donc démérité l'intérêt qu'il nous a toujours témoigné ? Dites-moi cela, cher Monsieur, je vous prie, et croyez-moi votre toute dévouée,

Ce 25.

GEORGE W.[30]

 

Ces plaintes cependant ne semblent pas toujours sans fondement. Pour cette société de '1860, pour la piaffe de Compiègne, de Fontainebleau, habitués du Café Anglais, ces souvenirs du premier Empire étaient périmés. Une Cora Pearl ou une Hortense Schneider offraient avec Milord l'Arsouille un autre intérêt ! La vieille maîtresse de Bonaparte, raillée dans les petits théâtres, appelée une tour, un mastodonte[31], datait trop d'un autre âge. Ce spectre de 1802 offensait leurs yeux. Ne pouvant rien faire de pis, ils l'oublièrent.

« N'ayant plus rien ni dans la tête ni dans la tournure de la triomphatrice d'antan, écrit M. Frédéric Masson, lorsqu'elle parlait de Napoléon, c'était avec un tremblement dans la voix, une émotion qu'elle ne jouait pas et qui, aux jeunes gens qui l'écoutaient — des vieillards presque à présent se communiquait si profonde qu'elle est demeurée inoubliable. Mais ce n'était point l'amant qu'elle évoquait, c'était l'Empereur. Et cette fille, non point par pudeur de vieille femme — car elle parlait volontiers et crûment de ses autres amants — mais par une sorte de crainte respectueuse, semblait ne plus se rappeler qu'il l'eût trouvée belle et qu'il le lui eût dit, ne voyait plus l'homme qu'il avait été pour elle, mais voyait l'homme qu'il avait été pour la France, — pareille à ces nymphes, qui, honorées un instant des caresses d'un dieu, n'avaient point regardé son visage, éblouies qu'elles étaient par la lumière aveuglante de sa gloire[32]. »

Elle se souvenait. Le lecteur a vu, par ce que nous avons donné de ses mémoires, quel culte l'Empereur re présentait pour elle. La religion napoléonienne l'avait fait sienne sans effort. A travers les hontes, les tristesses et les mélancolies des régimes successifs, elle n'avait vu que l'éclat triomphal de 1805 et de 1811. Le Roi de Rome était né à l'aurore de sa gloire ; le duc de Reichstadt était mort à l'heure de son déclin. Toute sa gloire tenait entre ces deux dates. Et riche de ces souvenirs elle pouvait vivre avec ses visions effacées de naguère.

Elle avait alors soixante-dix-huit ans.

Un jour la maladie la coucha. Ce fut bientôt la fin. Le 11 janvier 1867, à neuf heures du matin, elle mourut. L'acte de décès que voici fut dressé[33] :

L'an mil huit cent soixante-sept, le douze janvier, à trois heures du soir, devant nous, Henri-Pierre-Edouard baron de Bonnemains, chevalier de la Légion d'honneur, maire du seizième arrondissement de Paris, officier de l'état civil, ont comparu : Charles-Jules Huber, âgé de quarante ans, artiste dramatique, demeurant rue Madame, 39, et Claude Jouvenet, âgé de trente-six ans glacier, demeurant Grande Rue de Passy, 56, lesquels nous ont déclaré que le onze de ce mois à neuf heures du Matin est décédée en son domicile à Paris rue du Ranelagh, 3. Marguerite-Joséphine George Weimer, âgée de soixante-dix-huit ans, artiste dramatique, née à Bayeux (Calvados) ; célibataire ; fille de George Weimer et de Madeleine Verteuil, son épouse, décédés. Après nous être assuré du décès, nous avons dressé le présent acte que les déclarants ont signé avec nous après lecture faite[34]. »

 

George cadette, qui devait survivre onze ans à sa sœur, assista à son agonie. Suivant les désirs de la mourante elle enveloppa le cadavre d'une vieille robe de soie et la roula dans le glorieux manteau de Rodogune. C'est ainsi que le corps fut mis dans la bière. Sous le ciel bas et gris du 13 janvier 1867, le convoi — payé par une collecte entre artistes[35], George ne laissant rien ! — gagna le cimetière du Père-Lachaise. Devant la fosse béante le baron Taylor prononça quelques mots. Et la terre glacée chut.

Dans la 9e division du cimetière, chemin du Père Éternel, la tombe est là, pauvre, modeste, sans faste, avec sa sextuple inscription :

GEORGE

1787-1867

MARGUERITE-JOSÉPHINE WEIMER.

JEAN-CHARLES HAREL

ANCIEN PRÉFET

OFFICIER

DE LA LÉGION D'HONNEUR

DÉCÉDÉ LE 16 AOÛT 1846.

À L'ÂGE DE 56 ANS.

LOUISE-MARIE

TOM HAREL

15 JANVIER 1819

17 AOÛT 1902

LOUISE-CHARLOTTE-ELISABETH

GEORGE WEIMER

DÉCÉDÉE LE 29 MAI 1878

DANS SA 82E ANNÉE.

GEORGE WEIMER

DÉCÉDÉ LE 2 MARS 1832

À L'ÂGE DE 78 ANS.

EUGÉNIE-PIERRE-LÉOPOLD WEIMER

DÉCÉDÉ LE 7 DÉCEMBRE 1832

À L'ÂGE DE 8 ANS.

 

A la mémoire de quels passants cette pierre parle-t-elle ?

Qui donc, devant elle, songe à ce qu'elle couvre de gloire, de souvenirs, de tristesse et de mélancolie ?

Là gît ce qui fut de la beauté.

Là gît aussi ce qui fut un peu d'Empire.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] M. Paul Ginisty, par une erreur purement typographique, sans doute, donne à ce billet la date de 1849. Or, Harel mourut en 184&.

[2] « N° 58. — SOUMET (A.), Une Fêle de Néron, tragédie, ornée d'une lithographie par Raffet. Paris, 1830, in-8, v. orn. sur les plats, dent. int., dos orné. tr. dor., 1r, édition, envoi d'auteur à Mlle George. » Catalogue Sapin, p. 7. — Vendu 62 francs.

[3] Il écrit, en effet, à cette époque, au fidèle Merle : « Rendez-moi le service d'annoncer dans votre feuilleton de demain une comédie, dont la première représentation aura lieu samedi. Ne dites rien qui puisse réveille' : la censure qui dort. II y a indice de succès : les rôles principaux seront joués par Samson, Firmin, Geffroy, Provost, Regnier, Mlle Manie. Une bonne annonce, par vous, me sera bien utile. HAREL. »

[4] Catalogue d'autographes N. Charavay, mai 1906, déjà cité.

[5] Lettre du 29 mars 1908.

[6] Mars était morte la même année, le 20 mars.

[7] Théâtre historique. George cependant devait y entrer l'année suivante, et y reprendre Marie Tudor, Lucrèce Borgia et la Tour de Nesle.

[8] « En ces temps belliqueux, le Théâtre-Français payait, médiocrement ses acteurs. (0 Mademoiselle Rachel ! comme vous avez su, depuis, le corriger de son avarice et ramener la caisse il des procédés plus convenables !) » E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 32.

[9] VICTOR HUGO, Choses vues, 2e série, pp. 90 et suiv.

[10] Poésies et traductions en vers, par Firmin Didot. Paris, 1822. Cet exemplaire fut vendu 18 francs à la vente Tom Harel. Catalogue Sapin, n° 16, pp. 2, 3.

[11] L. HENRY LECOMTE, Histoires des théâtres de Paris : le théâtre historique (1847, 1851, 1862, 1875, 1879, 1890, 1891.) Paris, 1906, p. 55.

[12] « Mlle George y fut revue avec intérêt. » L. HENRY LECOMTE, Histoires des théâtres de Paris : le théâtre historique, p. 57.

[13] La lettre est de 1849 ainsi qu'en témoigne le cachet du bureau du secrétariat de la Présidence.

[14] Collection L. Henry Lyonnet.

[15] Lettre à Samson, 18 mai 1849. Catalogue d'autographes N. Charavay, juin 1905.

[16] L. AUGÉ DE LASSUS, la Vie au Palais-Royal, p. 156.

[17] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 67.

[18] Catalogue des autographes N. Charavay, mai 1908.

[19] A. P. MANTEL, Rachel, détails inédits. Paris, 1858, pp. 94, 95.

[20] Rachel mourut au Cannet. Voici l'acte de décès qui fut dressé : « Du quatre janvier mil huit cent cinquante huit, à dix heures du matin. Acte de décès de Mlle Elisabeth-Rachel Félix, décédée le troisième du dit mois de janvier, à onze heures du soir, profession de artiste dramatique, âgée de trente-sept ans, née à Harau (Suisse), domiciliée à Paris, fille de Jacques Félix et de Ester Haya.

Sur la déclaration à moi faite par Tampier (Louis), âgé de trente-sept ans, profession de négociant, domicilié à Bordeaux, qui a dit être présent à la mort de la défunte, et Sardou (Camille), âgé de trente-huit ans, profession de négociant, domicilié au Cannet, qui a dit être présent à la mort de la défunte.

Constaté suivant la loi par moi, Perrissol Jean-Antoine, maire du Cannet. »

La pièce a été publiée par M. Fernand Bournon, Actes d'État civil de personnages célèbres. 1re série. Paris, 1907, p. 12.

[21] Catalogue des autographes N. Charavay, juin 1905.

[22] MARIE LAURENT, Souvenirs de théâtre, publiés dans les Annales politiques et littéraires, 1901.

[23] G. GAIN, vol. cit., p. 204.

[24] Lettre du 25 mars 1908.

[25] Ce mouchoir, porté au Catalogue sous le n° G9, atteignit.205 francs à la vente Tom Harel. « Il a été adjugé au prix de 205 francs pour Mme Claretie, m'a-t-on dit. » New York Herald, 1er février 1903. — M. Cheramy, le possesseur du manuscrit des Mémoires de Mlle George, nous assurait, au contraire, qu'il appartenait aujourd'hui à Mlle Gilda Darthy.

[26] Notes d'un Curieux ; le Gaulois, 1er février 1903.

[27] JULES CLARETIE, les Mémoires de Mlle George ; le Journal, 21 janvier 1893.

[28] Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, 10 mars 1888. — Cité par M. H. LYONNET, vol. cit., p. 41.

[29] MARIE LAURENT, art. cit.

[30] Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, 10 mars 1888.

[31] CHARLES VIRMAITRE, Paris historique, p. 116.

[32] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., pp. 139, 140.

[33] Extrait des minutes des actes de décès du 16e arrondissement de Paris ; (acte n° 27) année 1867.

[34] Cette pièce inédite nous a fort aimablement été communiquée par M. le maire du XVIe arrondissement.

[35] « L'Empereur a payé les frais du convoi », dit cependant Mirecourt, dans la troisième édition de sa brochure sur George, en 1870, p. 62.