UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LES FEUX DE LA RAMPE ET DE LA GLOIRE

 

III. — GEORGE ET VICTOR HUGO. - « LUCRÈCE BORGIA » ET « MARIE TUDOR ».

 

 

Des créations de George à la Porte-Saint-Martin, il faut retenir deux dates qui lui assurent, avec l'amour de Bonaparte, une large part de gloire et un souvenir indéfectible dans la mémoire humaine. C'est, avec le 2 février 1833, celle de la première de Lucrèce Borgia ; avec le 6 novembre de la même année, celle de la première de Marie Tudor. Toutes deux sacrèrent à jamais George la Reine du Romantisme, et la rendirent inséparable, dans la louange comme dans la haine, des héroïnes que le moment le plus tragique et le plus somptueux de son génie incarna. Harel avait accueilli Lucrèce Borgia à la Porte-Saint-Martin avec un enthousiasme non déguisé. On sait que les événements politiques seuls l'avaient empêché de monter Marion de Lorme à l'Odéon, malgré qu'il se fût emparé de vive force du manuscrit, pour y apposer son visa de réception. Avec Lucrèce Borgia il comptait prendre une éclatante revanche.

Sans contestation, comme une chose toute naturelle, et ne l'était-elle point, en effet, le rôle principal fut décerné à George. Il ne restait plus qu'à distribuer celui de la princesse Negroni. L'auteur ne le trouvait pas digne d'être offert à Mlle Drouet, nous a-t-on dit[1]. Nous avons vu que Mlle Drouet, Juliette au théâtre, avait été engagée par Harel à son arrivée à la Porte-Saint-Martin. Suivant Richard Lesclide, Harel lui exposa les scrupules de l'auteur. Elle prit une voiture, se rendit chez l'auteur, demanda le rôle et l'obtint. Le soir même, elle en avisait son directeur par ce petit billet :

Quoique je sois engagée, Monsieur, à un autre théâtre pour ne jouer que les premiers rôles, je jouerai avec empressement la Princesse Negroni dans Lucrèce Borgia. Il n'y a pas de petits rôles dans une pièce de M. Victor Hugo.

JULIETTE,

5 janvier 1833.

 

Suivant M. Ginisty, Mlle Juliette ne fut que jolie. Au dire de Victor Hugo, elle avait été la plus belle personne du siècle[2]. Mais Victor Hugo avait des raisons pour être partial. Cependant, au témoignage de l'éditeur Poulet-Malassis, « qui n'était pas des amis de la dame », elle avait encore, à cinquante ans, les plus belles épaules de Paris. Mais des épaules, c'est peu dans l'harmonie générale d'une belle femme. Nous avons mieux pour la juger. La statue de la Ville de Lille, sur la place de la Concorde, fut sculptée d'après elle, et il semble bien que l'artiste ait assez fidèlement reproduit ses traits. L'image qu'elle nous donne de Juliette est celle d'une beauté un peu froide, un peu trop régulière, à la mode de 1830. C'était, on peut croire, une jolie femme, mais non point à la manière dont le veut M. Ginisty.

Son éducation première ne semblait guère la destiner à jouer des rôles sur la scène avant de jouer celui qu'on sait dans la vie du poète. Orpheline de bonne heure, Mlle Gauvain, — car c'était là son vrai nom, nom que Victor Hugo a donné à un de ses plus tragiques et plus purs héros de Quatre-vingt-treize — avait été recueillie par un de ses oncles, le général Drouet. Ne voulant ou ne pouvant s'embarrasser de la jeune fille, le guerrier la mit en pension au couvent de Picpus. C'est cette circonstance qui nous a valu, dans les Misérables, toute l'idyllique et ardente partie consacrée à ce vieux couvent. Des souvenirs de jeune fille de celle qui fut sa maîtresse, Victor Hugo a tiré ce délicieux chapitre sur les jeunes pensionnaires se livrant à des jeux d'une déconcertante naïveté. Ce ne fut que par pur hasard que Mlle Gauvain échappa à une prise de voile. Elle sortit d'un couvent pour entrer dans un théâtre. Ces destinées ironiques-là ne se rencontrent pas toujours dans les romans.

1833 fut donc une date décisive dans la vie de Juliette. De sa première rencontre avec Victor Hugo devait naître une amoureuse et fidèle amitié que la mort seule vint interrompre. Elle mourut, en effet, avant le poète et celui-ci la suivit à trois ans de distance, le 22 mai 1885, jour de la sainte Julie, « le jour, remarque Richard Lesclide, où l'on célébrait la fête de Mme Juliette Drouet ». Les incidents piquants de cette liaison, on les connaît, et nous n'avons point besoin de les rappeler ici. Une anecdote suffira à démontrer comment le poète acceptait le joug amoureux de la princesse Negroni.

— N'oubliez pas, Monsieur, lui dit-elle un jour dans son salon, que vous avez filé à mes pieds.

Et lui de répondre avec cette bonhomie humiliée dont il aimait à parer sa grandeur :

— C'est vrai, Madame, mais vous oubliez de dire que de temps à autre je vous prenais la jambe[3].

Nulles répétitions ne furent plus charmantes que celles de Lucrèce Borgia. Au cours de l'une d'elles, le poète adopta ce titre nouveau, renonçant à celui du Souper du Ferrare, sous lequel Harel avait reçu la pièce. Des frais considérables avaient été faits pour la monter avec un rare éclat. La presse entretenait soigneusement la curiosité du public par des révélations, des on-dit, qui feraient aujourd'hui, par leur ingénuité, sourire dédaigneusement le moindre de nos interviewers. Après quelques remaniements, la distribution suivante fut adoptée :

Dona Lucrezia Borgia

Mlle

George

Don Alphonse d'Este.

MM.

Delafosse-Delacroix

Gennaro

Frédérick Lemaitre

Gubetta

Provost

Maffio Orsini

Chéri

Jeppo Liveretto

Chilly

Don Apostolo Gazella

Monval

Ascanio Petrucci

Tournan

Oloferno Vitellozzo

Auguste

Bustighello

Serres

Astolfo

Vissot

La princesse Negroni

Mlle

Juliette[4].

Le soir de la première, avant le lever du rideau, eut lieu un incident amusant, créé par la minutie exigée par Victor Hugo dans les décors. On plantait le décor du second acte, et brusquement il s'aperçut qu'une porte, indiquée comme « dérobée » sur le manuscrit, avait été transformée par les décorateurs en porte monumentale. On peut se demander comment il ne s'en était pas aperçu plus tôt, mais c'est là un négligeable détail en l'affaire. Hugo bondit vers Harel :

— Cela ne peut pas rester ainsi !

— Que voulez-vous faire ?

— M. Séchan est-il ici ?

— Non, il est allé dans la salle juger de l'effet de ses décors.

— Avez-vous de la couleur, des pinceaux ?

— Oui, les peintres ont travaillé toute la journée. Mais vous n'allez toucher à rien, je suppose ?

— Vous allez voir.

Quatre coups de pinceau effacèrent dorures et encadrements, la porte redevint « dérobée », et s'inclinant devant Juliette un peu stupéfaite, le poète dit galamment :

— Madame, prenez garde à la peinture[5].

Réelle ou non, l'anecdote importe peu, mais il semble bien que Victor Hugo avait d'autres soucis en cet instant. En effet, le premier acte n'avait pas été sans quelques sifflets.

Ils avaient commencé aux scènes du début.

— Comment, on siffle ? avait dit Harel ; qu'est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que la pièce est bien de moi, ripostait Victor Hugo[6].

Les applaudissements étaient cependant venus couvrir le cri aigu des sifflets. « Il y eut une frénésie d'applaudissements, » dit Mirecourt[7]. Et il ajoute que, succombant sous le poids de l'émotion, George, se jetant dans les bras de Hugo, lui dit :

-- Ah ! mon ami, je n'aurai jamais la force de continuer.

Elle continua cependant, se soutenant à la hauteur de l'émotion produite, au premier acte, par « son cri terrible de lionne blessée : Assez ! Assez ![8] »

Le rôle semblait fait à merveille pour elle, alliant la douceur maternelle à la fureur amoureuse ; la douleur à la haine, portant au summum l'exaspération des sentiments. « Le drame moderne n'a jamais eu d'effet plus terrible[9], » dit un contemporain. Cependant, au dire de George Sand, George n'émouvait qu'autant que la situation le lui permettait[10]. C'est là une distinction subtile.

La critique fut plus que favorable au drame. Il n'y avait point à nier le succès qui était éclatant., unanime. C'était une manière de mélodrame sublime, carcasse peut-être un peu vulgaire, mais recouverte du plus éclatant manteau lyrique. George s'y était surpassée, incarnant véritablement toute la grandeur barbare de la tragique héroïne. Le plus bel éloge lui arriva avec la première édition de la pièce, et c'était le poète lui-même qui déclarait : « Mlle George réunit également au degré le plus rare les qualités diverses et quelquefois même opposées que son rôle exige. Elle prend superbement, et en reine, toutes les attitudes du personnage qu'elle représente. Mère au premier acte, femme au second, grande tragédienne dans cette scène de ménage avec le duc de Ferrare où elle est si bien secondée par M. Lockroy, grande tragédienne pendant l'insulte, grande tragédienne pendant la vengeance, grande tragédienne pendant le châtiment, elle passe comme elle veut, et sans effort, du pathétique tendre au pathétique terrible. Elle fait applaudir et elle fait pleurer. Elle est sublime comme Hécube et touchante comme Desdémone[11]. »

L'éloge est difficilement contestable, là, étant données les louanges de la critique. Il le semble moins pour Mile Juliette, dont le rôle de quelques lignes fut apprécié en ces termes par l'auteur qui n'oubliait point son rôle d'amant : « ... le public a vivement distingué Mlle Juliette. On ne peut guère dire que la princesse Negroni soit un rôle, c'est en quelque sorte une apparition. C'est une figure, jeune, belle et fatale, qui passe, soulevant aussi son coin du voile sombre qui couvre l'Italie du seizième siècle. Mlle Juliette a jeté sur cette figure un éclat extraordinaire. Elle n'avait que peu de mots à dire, elle y a mis beaucoup de pensée. Il ne faut à cette jeune actrice qu'une occasion pour révéler puissamment au public un talent plein d'âme, de passion et de vérité[12]. »

La vérité n'était représentée, dans ces lignes, que par une seule affirmation : celle du petit rôle de Juliette. Le public ne l'avait en aucune manière distinguée, si ce n'est par le manque de cette pensée et l'absence de cet éclat extraordinaire dont Hugo lui attribuait si bénévolement le mérite. Quant à cette occasion où elle pourrait « révéler puissamment au public un talent plein d'âme, de passion et de vérité », que souhaitait le poète, elle allait bientôt s'offrir à Juliette. On va voir ce que lui réservait Marie Tudor[13].

 

* * *

 

Victor Hugo, enhardi par ce premier succès, présenta la même année à Harel son nouveau drame.

Lucrèce Borgia, sombre, violente, passionnée, était surpassée encore par Marie Tudor. Cette fois, les répétitions n'avaient pas eu cette charmante familiarité, cette atmosphère de Confiance dans le succès, qui avait signalé celles de Lucrèce Borgia. Harel et Hugo, après avoir failli se battre en duel, s'étaient contentés d'échanger des mots aigres-doux, moins inoffensifs pour leur épiderme délicat que les deux balles réglementairement sans résultat d'une rencontre de ce genre. Hugo assure que Harel avait fait le serment de faire tomber sa pièce.

— Faites tomber ma pièce, avait-il répliqué, je ferai tomber votre théâtre.

Le serment attribué à Harel semble bien improbable. Ayant, comme pour Lucrèce Borgia, fait des frais considérables, allait-il les perdre pour le bénéfice d'une rancune ?

Dix mois après la première de Lucrèce, le. 6 novembre, eut lieu celle de Marie Tudor avec cette distribution :

Marie, reine

Mmes

George

Jane

Juliette

Gilbert

MM.

Lockroy

Fabiano Fabiani

Delafosse

Simon Renard

Provost

Joshua Farnaby

Valmore

Un juif

Chilly

Lord Clinton

Auguste

Lord Chandos

Monval

Lord Montagu

Tournan

Eneas Dulverton

Delaistre

Lord Gardiner

Heret

Un geôlier

Vissot[14].

On le voit, ici encore tout le bénéfice de l'interprétation féminie était réservé à George et à Juliette.

La bataille de la première surpassa de beaucoup en violence, celle du 2 février précédent. C'est dans les journaux, hostiles à Hugo et à son école, qu'il faut en chercher l'écho, car la presse amie de l'auteur masqua d'un triomphe absolu, ce qui, en somme, n'était qu'une victoire fort contestée sinon une défaite honorable.

« Le public des représentations gratis aux dernières fêtes de juillet s'est montré plus calme, plus décent, plus poli, plus littéraire que les amis de M. Victor Hugo, écrit le Constitutionnel. Ces amis garnissaient la salle, depuis le parterre jusqu'au paradis. Les uns se distinguaient par les cheveux et une barbe moyen âge, les autres par leurs gants blancs ou jaunes, quelques-uns par un gilet de satin rouge. Quand un coup de sifflet se faisait entendre, c'était une explosion de vociférations. On criait : « A la porte le siffleur ! Assommez le siffleur ! » Le petit nombre des spectateurs impartiaux et indépendants ont fait leur devoir, en dépit des bravos forcenés et des applaudissements frénétiques. On peut donc dire à bon droit que Marie Tudor est tombée[15]. »

Ce bon droit apparaît, pour le moins, contestable sous une plume franchement ennemie. Mais ce n'est, point là un avis isolé ; et la Gazelle de France écrit :

« C'est la terreur qui a régné dans la salle pendant tout le cours de la représentation, et cette terreur avait été précédée de la Marseillaise, hymne que l'on invoque toujours à présent comme prologue des œuvres théâtrales de M. Victor Hugo. Vainement les murmures, les sifflets, les rires satiriques, cherchaient-ils à se faire jour, rien n'a pu prévaloir contre le succès juré d'avance que l'on, voulait faire à cet ouvrage insensé. Mais il a percé suffisamment encore des témoignages de dégoût, d'impatience et d'ennui, pour que le public, le théâtre et l'auteur, sachent à quoi s'en tenir sur ce succès[16]. »

Ici se devine trop aisément la rancune politique pour qu'on puisse s'y tromper. Cependant, de ces deux dénigrements assurément systématiques, il importe de retenir ce fait de la bataille qui se livra dans la salle et du succès que remportèrent les amis de Hugo sur ses détracteurs. Mais on sait ce que valent ordinairement ces succès d'un premier et seul soir. La carrière de Marie Tudor devait donner tort à celui-ci.

A quoi attribuer cette chute ? A l'absence de Frédérick Lemaître ? A la manière dont Juliette se tira de son rôle ? Sans doute Ces raisons entrèrent-elles pour quelque chose dans le désastre, mais il semble difficile de lui donner une explication satisfaisante. Les bonnes pièces ont-elles toujours du succès et les mauvaises sont-elles nécessairement des défaites ? Mais l'interprétation subit d'autres assauts.

George, portée aux nues par les uns, fut violemment dénigrée par les autres. Au cours de la pièce elle avait été, à plusieurs reprises, sifflée, manifestations auxquelles elle n'était guère habituée[17]. « Mlle George charge trop par ses cris le rôle de Marie, » dit le Constitutionnel[18]. C'est le plus grave des reproches qui lui sont adressés.

Mais ce qui fut surtout pénible, ce fut l'effondrement total, absolu, de Mlle Juliette. Elle « a été tellement au-dessous de son petit rôle qu'elle a été remplacée par Mlle Ida à la deuxième représentation[19] ». C'était vrai. Harel, au lendemain de la première, avait été forcé de faire relâche pour confier son rôle à Mlle Ida — Mlle Marguerite-Joséphine Ferrand — qui devait épouser Dumas sept ans plus tard, et qui remplaça Juliette « avec des qualités remarquables d'énergie et de vivacité », dit lui-même Hugo[20].

Harel, par une note que nous trouvons dans la Gazette de France, du 10 novembre 1833, et qui est incontestablement de lui, annonçait et excusait la chose assez galamment. « Mlle Juliette étant gravement indisposée, disait la note, le rôle qu'elle remplissait dans Marie Tudor a été confié à Mlle Ida. La seconde représentation de cet ouvrage se trouve ainsi remise à demain samedi[21]. »

Les notes de la première édition de Marie Tudor se chargèrent de panser les doubles blessures des interprètes.

« Mlle George, écrivait Victor Hugo, il n'en faudrait dire qu'un mot : sublime. Le public a retrouvé dans Marie la grande comédienne et la grande tragédienne de Lucrèce. Depuis le sourire exquis par lequel elle ouvre le second acte, jusqu'au cri déchirant par lequel elle clôt la pièce, il n'y a pas une des nuances de son talent qu'elle ne mette admirablement en lumière dans tout le cours de son rôle. Elle crée dans la création même du poète quelque chose qui étonne et qui ravit l'auteur lui-même. Elle caresse, elle effraye, elle attendrit, et c'est un miracle de son talent que la même femme qui vient de vous faire tant frémir vous fasse tant pleurer[22]. »

La maîtresse aimée eut sa large part de consolation, elle aussi. C'était, repris et à peine modifié, le leitmotiv de Lucrèce Borgia :

« Mlle Juliette, quoique atteinte à la première représentation d'une indisposition si grave qu'elle n'a pu continuer de jouer le rôle de Jane les jours suivants, a montré dans le rôle un talent plein d'avenir, un talent souple, gracieux, vrai, tout à la fois pathétique et charmant, intelligent et naïf. L'auteur croit devoir lui exprimer ici sa reconnaissance[23]... »

Et par la légende de « l'indisposition », Victor Hugo espérait donner le change, ruse ingénue à laquelle on ne se laissa point prendre. L'indisposition dura au point que Juliette ne reparut plus sur les planches.

Marie Tudor eut pour George une conséquence plus grave. Cette bataille livrée avec toutes les garanties du succès, et presque perdue, il faut le confesser, lui prouva qu'elle n'était plus, pour une certaine partie du public, la tragédienne à la gloire et au talent incontestés. Sans doute, depuis longtemps l'écho des rivalités de Consulat, à la Comédie-Française, était éteint, mais les mêmes critiques réapparaissaient et blessaient cruellement une vanité qu'elle estimait juste après une carrière de trente années. Déjà l'âge mettait sa rude et froide main sur elle. Cet embonpoint qui devait la rendre difforme commençait déjà à la marquer. « Elle était fort belle encore, dit M. Cain, mais un terrible embonpoint l'avait envahie. Elle régnait de toutes façons à la Porte-Saint-Martin et dirigeait à sa fantaisie le spirituel directeur Harel. Le régisseur Moëssard[24] — qui obtint plus tard le prix Monthyon — l'attendait à la sortie de sa loge et la précédait, marchant à reculons, tout en frappant le plancher de son bâton d'avertisseur. Les bonnes camarades assuraient que cet hommage exagéré avait une cause tout autre et que le « vertueux Moëssard » tenait surtout à s'assurer que le parquet n'allait pas s'effondrer sous le poids de l'opulente directrice[25]. »

On peut dire que Marie Tudor fut la dernière grande et éclatante création de George. La légion sacrée du romantisme, qui l'avait applaudie deux fois en cette même année 1833, ne devait plus, considérer en elle que l'actrice ayant mené les deux pièces à la victoire. Grâce au reconnaissant et enthousiaste souvenir de ces jeunes gens, sa chute ne devait point avoir la sinistre mélancolie de celle où sombra Frédérick Lemaître, par exemple. Elle avait, en outre, à leurs yeux, le prestige napoléonien. Cette femme témoignait de la grandeur de l'épopée révolue. Sur ces lèvres l'Empereur avait baisé la Muse tragique elle-même. Dans cette France, livrée aux cuistreries d'un Louis-Philippe, elle demeurait debout comme une ruine antique, comme une colonne demeurée intacte encore au portique d'un temple écroulé.

Mais aujourd'hui que plus rien ne demeure d'elle que son nom dans l'innombrable écho des victoires passées, il faut saluer et aimer la pieuse pensée qui, dans le Musée Victor-Hugo, plaça au milieu des souvenirs du poète déifié, la couronne royale avec los fausses pierreries, que porta George «au soir de la bataille de Marie Tudor[26].

 

 

 



[1] RICHARD LESCLIDE, vol. cit., p. 67.

[2] RICHARD LESCLIDE, vol. cit., p. 64.

[3] RICHARD LESCLIDE, vol. cit., p. 68.

[4] Quand la direction Raphaël Félix reprit la pièce à la Porte-Saint-Martin, le 2 février 1870, les rôles étaient joués par : Mme Marie Laurent ; MM. Mélingue, Taillade, Brésil, Ch. Lemaitre, Monval, Paul Clèves, Lenibar, Jouanni, Latouche, Scipion, et Mlle Bonheur. — Le 26 février 1881, la Gaieté, sous la direction Larochelle et Debruyère, remonta le drame avec, comme interprètes : Mlle Favart ; MM. Dumaine, Volny, Clément-Just, Rosambeau, Fournier, Marcel Robert, Vernon, Trousseau, Guimier, Jourdain, et Mlle Nancy Martel.

[5] RICHARD LESCLIDE, vol. cit., pp. 194, 195.

[6] Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Paris, 1862.

[7] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 77, note.

[8] Lettre de George Sand à Victor Hugo, 2 février 1870 (reprise de Lucrèce Borgia) ; Actes et Paroles : Pendant l'exil, 1862-1870 ; t. II, p. '202.

[9] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 77, note.

[10] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 77, note.

[11] VICTOR HUGO, Notes de la première édition de « Lucrèce Borgia ».

[12] VICTOR HUGO, Notes de la première édition de « Lucrèce Borgia ».

[13] A propos des représentations de Lucrèce Borgia, RICHARD LESCLIDE, vol. cit., pp. 213. 214, conte cette amusante anecdote : « Victor Hugo parle toujours avec admiration de Frederick Lemaitre, qu'il regarde comme le plus grand acteur des temps modernes. L'artiste lui témoignait beaucoup de respect et de soumission. Mais il avait quelquefois des lubies. Ainsi, il prenait un plaisir singulier, au dernier acte de Lucrèce Borgia, au souper funèbre du dénouement, à émietter du pain sur les épaules d'une des dames admises à la table de la princesse Negroni. Cela agaçait l'actrice qui l'avait plusieurs fois prié de la laisser tranquille. Par un caprice au moins bizarre, Frederick persistait dans cet amusement. Cela se prolongea si bien que la pauvre fille, nerveuse et larmoyante, alla se plaindre à Victor Hugo des façons de Gemaro. Elle lui fit partager son mécontentement.

— Monsieur Frederick, dit le poète à son comédien, croyez-vous qu'en jouant Harald Shakespeare tourmentât ses acteurs et s'occupât d'autre chose que de son rôle ?

— Vous avez raison, dit Frederick, et je vous réponds que la chose ne m'arrivera plus.

Cette indulgente réprimande, faite d'une voix grave, avait fait monter les larmes aux yeux du grand artiste. »

[14] La direction Ritt et Larochelle reprit au même théâtre, le 27 septembre 1873, la pièce, avec cette interprétation : Mmes Marie Laurent et Dica Petit ; MM. Dumaine, Reynier, Taillade, Mangin, Frederick Lemaitre, Laray, Perrier, Renot, Machanette, Bouyer et Néraut.

[15] Le Constitutionnel, n° du 11 novembre 1833.

[16] La Gazette de France, n° du 10 novembre 1833.

[17] « Mlle George elle-même ne fut pas ménagée ; son imprécation contre Londres fut bourrasquée ; la grande scène finale entre les deux femmes fut sifflée d'un bout à l'autre. » Victor Hugo raconté par un témoin... déjà cité.

[18] Le Constitutionnel, n° du 11 novembre 1833.

[19] Le Constitutionnel, n° du 11 novembre 1833.

[20] VICTOR HUGO, Notes de la première édition de « Marie Tudor ».

[21] La Revue de Paris s'empara de la note pour la railler non sans esprit : « La pièce a d'ailleurs gagné A un changement d'actrice. Celle qui remplissait le rôle de Jane l'a cédé, ce qui l'a beaucoup indisposée, dit-on, à Mlle Ida, dont le talent à la fois énergique et gracieux, rendrait Roméo lui-même infidèle à Juliette. » Revue de Paris, t. LVI, p. 204.

[22] VICTOR HUGO, Notes de la première édition de « Marie Tudor ».

[23] VICTOR HUGO, Notes de la première édition de « Marie Tudor ».

[24] « Moëssard qui avait fait naguère partie de la troupe de Murat à Naples. » PAUL GINISTY, art. cit., p. 34.

[25] G. CAIN, vol. cit., pp. 203, 204.

[26] La couronne de Marie-Tudor, faisant partie de la vente Tom Haret, fut achetée 82 francs par le conservateur du Musée Victor-Hugo. Un conseiller municipal de 13ayeux acheta, pour l'offrir au musée de celte ville, la couronne de Sémiramis (40 francs). Celles de Mérope (30 francs), de la Tour de Nesle (85 francs) et de Rodogune (100 francs), portée par George à sa dernière représentation à bénéfice donnée à la Comédie-Française, en 1853, furent acquises pour le Musée de la Comédie-Française où elles se trouvent, actuellement. Le lot de ces couronnes était inscrit au n° 71, p. 9, du Catalogue.