UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LES FEUX DE LA RAMPE ET DE LA GLOIRE

 

II. — ODÉON, PROCÈS, PORTE SAINT-MARTIN, TOURNÉES, ETC..

 

 

Le 5 mai 1821, elle signe cet engagement[1] :

Entre les soussignés, Michel-Joseph Gentil, directeur du second théâtre français, stipulant en cette qualité, tant à raison des attributions qui lui sont confiées par l'ordonnance royale du 24 juillet 1818, qu'en vertu de la délibération de l'Assemblée générale des sociétaires du dit théâtre, en date du premier mai présente année.

D'une part,

et Mlle George Weimer

D'autre part,

Il a été convenu ce qui suit :

Mlle George Weimer, libre de tout engagement ainsi qu'elle le déclare et s'obligeant de le soutenir judiciairement s'il y a lieu, seule, et à ses risques et fortune, contre qui de droit, s'engage pour une année, à compter du premier mai mil huit cent-vingt-un, au second théâtre français, pour y jouer les Reines et grandes Princesses dans la tragédie, soit de l'ancien répertoire, soit dans les pièces nouvelles ; promettant de se conformer aux dispositions du règlement du second théâtre français et pour tout ce qui n'est pas prévu par le dit règlement aux dispositions de celui du premier théâtre.

Mlle George s'engage en outre à ne pas demander, en cas de renouvellement de son engagement au bout de l'année, une somme plus forte que celle stipulée au présent acte.

M. Gentil, de son côté, promet et s'oblige au dit nom, de faire payer par l'administrateur comptable caissier de la Société à Mlle George, la somme de vingt mille francs ; par douzièmes, de mois en mois, à titre d'appointements pour la dite année théâtrale, à dater du mois où aura lieu son premier début. Il accorde en outre à Mlle George Weimer un congé de deux mois dont l'époque est au choix de la Société du second théâtre français.

Fait double et de bonne foi entre les parties soussignées, sauf la ratification de Son Excellence le Ministre de la maison du Roi.

A Paris le 5 mai 1821.

Approuvé lécriture cy-desus. Paris le cinq mai 1821.

GEORGE WEIMER.

Il demeure convenu entre les parties que dans le cas où, ce qu'on ne peut prévoir, un empêchement de l'autorité judiciaire ou administrative ferait obstacle à l'exécution du présent engagement, la Société du second théâtre français ne pourra exercer pour cette inexécution aucun recours eu dommages et intérêts contre Mlle George Weimer.

Approuvé lécrilare cy-desus. Paris le cinq mai 1821.

GEORGE WEIMER.

 

Et le 5 mai 1821, où elle signe cet engagement, l'Empereur meurt à Sainte-Hélène.

 

* * *

 

Qu'on lise attentivement ce dernier paragraphe, imposé par George, cela ne fait point de doute, puisqu'il est entièrement à son avantage et qu'il sauvegarde ses intérêts. Elle sent des difficultés possibles avec la Comédie-Française, et elle n'a point tort. En effet, depuis '1818, la Comédie est armée d'une ordonnance qui interdit aux sociétaires de passer du premier théâtre français au second, et c'est, avec cette ordonnance à la main, que le Comité se lève contre elle. Mais elle, qui prétend regagner le terrain perdu à Paris depuis quatre ans, réplique du tac au tac, et assigne la Comédie en payement de 12.000 francs de retenues jadis opérées et non remboursées. L'assignation est du 5 juin 1821, juste un mois après son traité avec Gentil. Deux mois après tout est arrangé. George a perdu son procès, soit, mais le comité a fait des concessions. A la date du 6 septembre, elle déclare dans une lettre publique et malicieuse qu'elle préfère la scène de l'Odéon à celle de la Comédie-Française, ne voulant pas priver cette dernière de la présence de Mile Duchesnois qui menace de prendre sa retraite si elle rentre. Ce procès, ces difficultés, ces hostilités, « tout cela me décide, dit George, à demander une audience à Louis XVIII pour obtenir ma liberté et passer à l'Odéon ».

Le roi intervient-il effectivement ? On peut le penser, puisque Lauriston rassure Gentil sur les débuts de sa nouvelle pensionnaire.

MINISTÈRE DE LA MAISON DU ROI

Paris, le 14 septembre 1821.

Je m'empresse de vous prévenir, monsieur, que le Roi, par ordonnance de ce jour, a bien voulu autoriser la demoiselle George Weymer à jouer sur le second Théâtre-Français. Vous voudrez donc, en conséquence, lui donner connaissance de cette décision, ainsi qu'aux comédiens sociétaires de ce théâtre, pour que les conditions de l'engagement contracté entre eux et la demoiselle George puissent être mises à exécution.

J'ai l'honneur d'être très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Le Ministre secrétaire d'État

du département de la Maison du Roi,

Marquis DE LAURISTON.

 

Il ne reste à la Comédie-Française qu'à s'incliner et à l'Odéon qu'à se réjouir.

George y débute le 'lei octobre dans une soirée triomphale. Tous ses admirateurs se sont donné rendez-vous ce soir, dans la salle où Gentil, après Picard, tente la fortune théâtrale. Cette soirée, c'est pour George, un rappel de ses triomphes passés, de ces soirées du Consulat et de l'Empire où la salle se soulevait pour elle, où le parterre se battait à sa gloire et où l'applaudissement souverain, du maître et de l'amant, tombait de la loge officielle. Ce soir d'octobre on la retrouve belle encore, dans la splendide maturité de ses trente-quatre ans. Toute la beauté s'épanouit en elle. Elle n'a qu'à paraître... La salle est à ses genoux et Duchesnois vaincue une fois encore. Pourtant cette année théâtrale ne lui fournira pas l'occasion de durables succès, de rôles éclatants. Le 26 avril 1822, tout le succès va à elle dans Attila, tragédie de H. Bis, sur l'exemplaire duquel le poète peut, avec raison, écrire cette dédicace : « D'Attila, je vous fais hommage, que dis-je, offrir ? je vous rends votre ouvrage[2]. » De même pour les Macchabées, le 1/1 juin, succès d'un soir sans lendemain.

La seule représentation qui retienne en 1822, c'est celle qui est donnée, le 28 avril, à son bénéfice sur la scène de l'Opéra. « Le ministre de la maison du Roi, le général Lauriston, note-t-elle dans le sommaire de son manuscrit, me fit obtenir une représentation à l'Opéra. » M. Lyonnet dit que Talma y parut dans le Néron de Britannicus. George, au contraire, observe : « Talma, Lafon, ne pouvaient y paraître, et l'on donna l'ordre de jouer Britannicus !... » On y eut une révélation piquante : George jouant la comédie. Dans le deuxième acte du Mariage de Figaro, elle joua le rôle de la comtesse, à côté de Perlet, de Gauthier, de Jenny Vertpré et de Bourgoin. « Nous sommes très mauvaises, » confesse-t-elle. A cette représentation, Mme Mainvielle Fodor (George écrit : Mauville Photor) chanta le Billet de Lolerie. Recette superbe[3].

C'est l'année où Gentil, sentant le terrain lui manquer, cède l'Odéon à Gimel, qui, de colonel de dragons, devient directeur. Au moment où disparaît l'homme qui a rendu George à Paris et Paris à George, il n'est peut-être pas inutile de savoir ce qu'il pense de sa pensionnaire. Chacun des artistes de sa troupe possède sa fiche signalétique, tant pour la conduite privée que pour le talent. Le tout s'intitule, sur un registre :

ÉTAT NOMINATIF ET RAISONNÉ DES ARTISTES DE L'ODÉON TANT AU POINT DE VUE DE LA CONDUITE QU'A CELUI DU TALENT.

Dans ce recueil, George a une double fiche. Voici la première :

MLLE GEORGE WEIMER

CONDUITE

Difficile à conduire ; d'une volonté souvent absolue qui devient quelquefois entraînante, d'après la considération du bien ou du mal qu'elle peut faire au théâtre ; cédant pourtant à l'appât de l'argent, ou à l'espoir des succès, mais sacrifiant aussi dans ce double but les intérêts du Médire, voulant attirer sur elle seule tous les regards comme tous les succès, et subordonnant toujours le bien du service à ses propres intérêts. Dans le cours de janvier, février et mars, elle s'est absentée sans autorisation et a donné des représentations sur les théâtres de Beauvais et de Compiègne.

Quant au reste :

TALENT ET UTILITÉ

Actrice indispensable et d'un grand avantage tant que la tragédie sera la base du genre établi à l'Odéon, où la faiblesse de certains talents placés à côté d'elle ne sont supportés qu'autant qu'elle les couvre de sa supériorité. Bonne tragédienne, qui serait bien meilleure encore si elle ne faisait point de fatales concessions au mauvais goût el aux applaudissements d'un certain public. On ne peut mener Aille George qu'avec des jetons ou des feux par représentation el en faisant monter beaucoup de pièces qu'on ne joue pas ailleurs, et où elle peut espérer de nouvelles occasions de montrer son talent.

 

Ce répertoire spécial, ce nombre de pièces, — le 9 novembre 1822, Saül ; le 10 mars 1823, Didon ; le 12 avril, le Comte Julien ; — tout cela crée une sourde hostilité contre George. L'acteur Joannv, dans une lettre du 29 mars 1823 au baron de la Ferté, s'en fait l'écho. Après s'être plaint d'une diminution d'appointements et avoir enseigné les remèdes propres à conjurer la crise où se débat l'Odéon, il dit : « Mais pour réussir dans tout cela, il n'aurait point fallu voir une dame George, avec tout son bagage, ses claqueurs, ses hautes prétentions, venir nous imposer sans cesse Mérope et Sémiramis et exercer dans un théâtre royal une suprématie révoltante et ridicule[4]. » Un autre grief contre elle, déjà relevé par Gentil, ce sont les tournées. C'est Harel qui est là, dans l'ombre, préparant les escapades qui apportent dans la caisse commune, vide aussitôt que remplie, l'or nécessaire au luxe dont George s'entoure et aux fantaisies que s'offre Harel.

Des lettres passionnées les consolent de leur mutuel éloignement :

Cher bon chéri, écrit George d'Evreux à Harel, je te donne de mes nouvelles. Je sais que cela te fait plaisir. Je crois, ami adoré, que nos petites affaires iront bien. Je joue ce soir Mérope, demain Sémiramis, et sans doute mercredi à Louviers, qui n'est qu'à six lieus d'ici ; jeudi peut-être ici : cela dépendra des recettes. On dit que Bernay, Elbeuf sont meilleurs. Nous suivons bien ton itinéraire. Ton indisposition n'aura pas de suites, ami. A la maison tu ne dois vas manquer des soins qui te conviennent. Un peu de patience et tout ira bien. Je te quitte, mon homme adoré ; on vient répéter Sémiramis. Au revoir bientôt, mon chéri, que j'aime de toute la force de mon âme. A toi toujours, à toi pour ma vie. A demain. Embrasse bien ma sœur pour moi.

 

Le temps ne diminue en rien cette tendresse, au moins épistolaire. Du Havre le 20 septembre 1839, George écrit encore à Harel :

Il était alors, depuis cinq ans, rentré à la Comédie-Française où il débuta le 4 juin 1797. Il ne devait se retirer que le 1er avril 1841. Le 6 janvier 1849, il décédait, 8, place Lafayette, âgé de soixante-quatorze ans.

Adieu, ami de ma vie. Je t'aime bien de tout mon cœur, de toute mon Aine. A loi jusqu'à mon dernier soupir[5].

 

En juillet 1822, elle est à Angers ; du ter août au 10 septembre, à Lille, avec Bocage, Rosambeau, Éric Bernard ; Mmes Sabathier, Valérie, Menier. Mais entre temps, le 1er mai, il s'est passé à l'Odéon un incident que George appelle « une affreuse cabale ».

L'incident se réduit à ceci. Pendant la représentation d'Iphigénie en Aulide — son triomphe toujours — le public a sifflé Mmes Gros et Gorendot. Pourquoi ? On ne sait. Mystère et parterre. George, en scène, a pris les sifflets pour elle, et dignement est rentrée dans sa loge, plantant là Achille, Agamemnon et les Grecs. Là-dessus cris, scandale, demande d'excuses. Clytemnestre ne fait point d'excuses. Le tapage se continue dans les journaux, le lendemain. George riposte. Bernard, qui préside en ce moment aux destinées odéoniennes, promet en son nom des excuses. Le 18 mai, au premier acte de Mérope[6], elle s'interrompt, vient à la rampe et dit :

— Messieurs, si j'avais eu le malheur de manquer au public, je ne me serais jamais représentée devant vous.

Tout l'esprit de Harel est dans ce mot.

Et la cabale applaudit. « J'en ai raison[7] », dit George.

Les tournées recommencent. La patiente curiosité de M. Lyonnet s'est appliquée à les suivre à travers les provinces. Après Jeanne d'Arc[8], qu'elle joue le 14 mars 1825, à son bénéfice, elle repart, toujours avec Harel, plus entreprenant, plus audacieux que jamais. « Nous retrouvons des traces de son passage à Lille, 21 novembre au h décembre 1826, sept représentations avec des recettes variant de 1.796 fr. 55 à 601 fr.70. A Caen, fin août 1827 ; du 6 au 15 février 1828, elle est à Tulle, avec Éric Bernard, Delaistre, Ernest, Leroux, Walkin, Mmes Dupont, Destrieux, Frédéric, et son inséparable sœur Mlle George cadette. Les recettes oscillent entre 1.300 francs et 967 francs. »

Brusquement, un beau jour, la troupe revient à Paris. Harel est directeur de l'Odéon.

Directeur ?...

Oui, et ce n'est pas un des moindres étonnements de cette extravagante et extraordinaire carrière. Comment a-t-il fait ? Comment al-il intrigué ? Quelles influences a-t-il mis en mouvement ? Autant de secrets dont Hardi conserve jalousement le secret. Un fait est là : la direction de l'Odéon lui est confiée par un privilège du 26 avril 1829, du fer septembre de cette même année au 31 mars 1832.

Son cahier des charges, « signé par lui et revêtu du visa de Me Mitoufled, avoué, au nom du Comité contentieux de la maison du Roi[9] », contient quelques clauses qui peuvent sembler piquantes aujourd'hui :

Article 12. — La subvention annuelle de 160.000 francs accordée au sieur Harel, qui commencera à courir le 4cr août prochain, lui sera acquise jour par jour ; toutefois, une moitié seulement de ladite subvention lui sera payée par douzièmes, et quant à l'autre moitié, elle ne sera payable proportionnellement qu'à la fin de chaque trimestre, de telle sorte que la maison du roi se trouvera toujours nantie de cette portion de la subvention échue sur l'exercice courant, à titre de cautionnement pour garantie.

Article 13. — Le sieur Harel sera soumis à la haute surveillance de la Maison du roi en ce qui concerne le maintien du genre d'exploitation, sans que cette surveillance puisse s'étendre aux détails de son administration.

Article 14. — Outre la loge du Roi le sieur Harel conservera à la disposition des fonctionnaires ci-après désignés, les loges qui leur sont exclusivement réservées.

Son Excellence M. l'Intendant général de la Maison du Roi.

M. l'aide de camp du Roi, directeur général des Beaux-Arts.

MM. les premiers gentilshommes de la chambre du Roi.

M. le prince de Talleyrand, chambellan de Sa Majesté. M. le Directeur des fêtes et spectacles de la Cour.

M. le ministre de l'Intérieur.

Sa Seigneurie le grand Référendaire de la Chambre des Pairs.

Le Trésorier de la Chambre des Pairs.

L'Architecte de la Chambre des Pairs.

Les entrées réservées pal- le service de la Maison du Roi sont au nombre de vingt. Elles ne pourront être suspendues sous quelque prétexte que ce soit.

Article 16. — Le conservateur du mobilier, le concierge, le suisse et l'ouvreuse de la loge du Roi, ainsi que celle de la loge de la Maison du Roi seront nommés par nous et payés aux frais de la liste civile.

Article 18. — Le sieur Harel sera obligé de mettre ses artistes à la disposition de l'autorité de la Maison du Roi pour les fêtes et spectacles de la cour...

 

Et, outre ses 260.000 francs de subvention, si prudemment versés, Harel obtient une indemnité de 6.000 francs « représentative des dépenses du Comité de lecture ». Son Comité de lecture !

Désormais, c'est sur le goût, l'enthousiasme ou le mépris de George, que Harel et son Comité s'il exista jamais ! — se régleront. C'est elle, elle seule, qui décide du choix des pièces, et toutes sont bonnes, pourvu que son rôle à elle soit bon et beau.

Harel débute par des folies. Pendant deux mois les ouvriers occupent le vieil et vétuste Odéon en place conquise. Tout est remis à neuf, repeint, orné, décoré. D'avance Harel qui se sent le Napoléon du lieu, prédit, que disons-nous, décrète la victoire. Pour ce faire il groupe autour de George une troupe composée de Lisier, le fidèle Éric Bernard, Vizentini (Visentiny, écrit George), Ferville, Duparai, Lockroy, Marius, Delafosse, Chilly, Delaistre ; de Mmes Moreau-Sainti, Delatre, Dupont, Noblet, Eulalie Dupuis, Nadège, Bérenger, et George cadette toujours. Avec cette troupe son privilège lui permet de livrer la bataille le ter septembre. Il attend son soleil d'Austerlitz, et la livre le 2. C'est d'ailleurs la victoire.

Il a choisi : Catherine de Médicis aux États de Blois, avec George dans Catherine, naturellement. Les décors sont neufs, curieux, tâchent à copier fidèlement un réalisme pittoresque. George partage leur succès. Le 13 octobre, c'est Christine à Fontainebleau, le drame de Frédéric Soulié, qui voit les feux de la rampe. C'est la première incarnation que fait George du personnage fameux[10]. Cinq mois plus tard ce sera la seconde dans Stockholm, Fontainebleau, Rome, la Christine d'Alexandre Dumas[11]. Mais l'effort de Harel est vain. Le théâtre fait de pitoyables recettes, on vit sur la subvention, puis, un beau jour, l'émeute de juillet est là, et la subvention disparaît emportée clins la débâcle royale. Harel frappe à toutes les portes, à celles de Louis-Philippe, entre autres, à celle de Casimir-Périer chez qui il se présente un pistolet à la main, menaçant de se suicider, si on ne lui donne '15.000 francs. On a peur, on les lui donne, et il part recommencer le coup plus loin. C'est Mercadet, c'est Bobèche, c'est Harel tout entier enfin. Il cumule la direction de l'Odéon avec celle d'un bataillon de la Garde Nationale. Mais la subvention ne revient pas.

L'Odéon, dépouillé du plus mince subside,

Organise dans l'ombre un nouveau suicide ;

Sur ses planches, bientôt, malgré les soins d'Harel,

L'herbe va dessiner un décor naturel,

prophétise, le '15 janvier 1832, Barthélemy dans son épître à d'Argout, ministre des Beaux-Arts et des Travaux publics[12].

Un peu plus de deux mois plus tard, c'est chose faite. Le ter avril circule cette invitation : « L'Odéon expire ce soir. Vous êtes invité à assister à son convoi. On se réunira au faubourg Saint-Germain, dans le lieu ordinaire de son agonie. Priez pour le très passé[13]. » Ce n'est point une plaisanterie facile qu'excuse la date. Pendant deux ans, cependant, Harel s'est débattu avec une énergie furieuse et désespérée. N'a-t-il pas été jusqu'à représenter, le 28 août 1830. Jeanne la folle, du sieur Fontan que la monarchie absolue a mis à. Sainte-Pélagie en 1829, et que la monarchie constitutionnelle et bourgeoise hisse jusqu'à l'Odéon en 1830 ? Au surplus, rien de plus lamentable que ce drame absurde, incohérent, où George prostitue l'éclat d'une beauté que rien n'atteint, d'un talent que rien ne diminue. D'ailleurs elle disparaît dans le tourbillon où Harel l'entraîne. C'est sa vie que nous écrivons ici, et nous ne la retrouvons plus. Harel seul parade, Harel seul s'agite et mène la bagarre, car c'est une bagarre perpétuelle que la vie de l'Odéon dès le lendemain de la Révolution de Juillet. Harel, dépenaillé, la culotte large, le gilet ouvert, débraillé, bohème, formant avec George luxueuse, soignée, somptueuse, le plus extraordinaire des contrastes. Harel tient tête à tout. Ce sont, coup sur coup : le 7 octobre 1830, le Roi Fainéant ; le 6 novembre, l'Abbesse des Ursulines, qui sombre malgré George, malgré Frédérick Lemaître ; le 11 janvier1831, le Napoléon, de Dumas, qui, mis debout en huit jours, en tient cinquante-trois fois l'affiche, avec 80.000 francs de frais[14] ; puis le 25 mars, la Maréchale d'Ancre[15] ; le 29 septembre, Catherine II ; le 20 octobre, Charles VII chez ses grands vassaux, avec George dans Bérengère ; choix incohérents à travers lesquels on tente vainement de saisir la psychologie de George, qui échappe, vous laissant en face de Harel. Mais Harel, cette fois, sent, avec raison, l'injustice du sort. Ces noms que les soirs de première jettent au public, ce sont les noms glorieux de la littérature d'aujourd'hui et de demain, et il y a quelque chose de décourageant dans l'accueil hostile que reçoivent ces pièces qui méritent certes mieux que l'indifférence où elles sombrent.

Les sourires de George, quand elle est de bonne humeur, le consolent. Au n° 25 de la rue Madame, elle campe dans un luxe tout asiatique au premier étage. Le rez-de-chaussée est laissé à George cadette et aux fils de Harel, Tom et Léopold. Harel, lui, a le second étage. Il y occupe ses loisirs à dresser un petit cochon qu'il appelle Piaf-Piaf et auquel il attribue une intelligence toute humaine. Un jour le cochon est déclaré immonde et superflu par George, ce en quoi on ne saurait la blâmer. On décide de l'égorger ; on l'égorge. Soudain Harel arrive. Son désespoir est navrant. Ne va-t-il point s'arracher les cheveux ? Piaf-Piaf est mort ! Piaf-Piaf n'est plus ! Chacun tremble et soudain lui se calme et dit : — Mettez au moins de l'oignon dans le boudin !

 

* * *

 

La subvention de l'Odéon, de 160.000 francs, réduite à 100.000 francs, ne suffisait plus pour faire vivre ce grand corps dévorant. L'ingéniosité de Hare ! s'épuisait à combler le gouffre qui se creusait chaque jour. Enfin il y renonça. Il avait lutté jusqu'au bout, déployant une habileté qui n'était pas sans courage ; des ressources dont les trouvailles étaient des coups de génie. Mais les destins de l'Odéon étaient révolus pour Harel.

Un théâtre s'offrait à son activité : la Porte-Saint-Martin. La direction venait d'être laissée vacante par Merle, le mari de cette belle Dorval qui redoutait au théâtre les « amandes », ainsi qu'elle l'écrivait[16]. Merle s'était senti la vocation du théâtre, tout comme Harel, en rédigeant le feuilleton de la Quotidienne. Il est curieux de constater les velléités directoriales de tous ces hommes de lettres de l'époque. Tous aspirent à un fauteuil où régenter, ordonner et régner ; tous y échouent Harel après Merle.

Merle, cependant, était aux antipodes de son confrère de l'Odéon. Autant celui-ci était inventif, bouillant et brouillard, bohème et sonore, débraillé et audacieux, autant Merle était indifférent, calme et poli, élégant et courtois. Sa plus brande audace avait consisté à exhiber dans une forêt soigneusement grillée, le dompteur Martin, héros imprévu (lu plus sombre des mélodrames. Un M. Deserre, dont on ne sait pas grand'chose, si ce n'est que sa situation de fortune était assez brillante, assumait les charges financières de la direction Merle. On devine aisément quel chemin, avec un tel directeur, prenaient les finances. C'est au moment où la clôture forcée montait à l'horizon, que Harel apparut, bavard, roublard, Gascon de Basse-Normandie. Merle, sans doute, ne demandait pas mieux, certes, que de passer la main. Et il la passa.

Avant que d'inaugurer définitivement la Porte-Saint-Martin, Harel y fit un essai plutôt obligatoire. Plusieurs des traités et des engagements qu'il avait signés à l'Odéon n'étaient point expirés encore, et les bénéficiaires, forts de leur droit, en réclamaient l'exécution. Harel, outre la bonne volonté, y mit les pouces. Alors il imagina une nouvelle combinaison, son cerveau n'en étant jamais à court. La troupe de l'Odéon alla à la Porte-Saint-Martin, de la Porte-Saint-Martin elle retourna à l'Odéon. Entre les deux théâtres elle se partageait, sans plus de succès à l'un qu'à l'autre ; d'ailleurs elle permettait à Harel de liquider ses obligations et avant la fin de la saison théâtrale il en eut terminé, tant sa hâte était grande d'opérer sur le nouveau champ d'exercice ouvert à sa merveilleuse et picaresque activité.

Au début du mois d'avril 1832, la troupe, les décors, le répertoire, tout s'installait définitivement dans le temple du drame où, après l'amour de l'Empereur, George allait goûter l'ivresse du sacre de Victor Hugo.

 

* * *

 

En attendant la première sensationnelle promise avec un drame de MM. X... et Gaillardet, Harel fit la réouverture de la Porte-Saint-Martin avec une reprise de Christine. La troupe était brillante. En tête, George naturellement ; puis celles qui ne seront point ses rivales sur cette scène, Juliette Drouet, la future Mme Victor Hugo[17] ; Mlle Mélanie[18] ; Mlle Noblet[19] ; Mlle Simon[20] ; Mlle Laisné ; à la tête des hommes, se dressait la dernière colonne du mélodrame : Frédérick Lemaître, celui qui, avec George, allait porter la gloire du boulevard du Crime et du boulevard Saint-Martin jusqu'à la postérité, étonnée encore de ces succès. A côté de lui, c'étaient Moëssard, Provost, Serres, Lockroy, Delafosse, Chilly, Auguste, la cohorte des grands soirs de bataille.

Deux mois suffirent à Harel pour préparer sa saison et donner la nouveauté annoncée, le 29 mai 1832. C'était la Tour de Nesle. Ce que fut depuis le destin de cette pièce, nul ne l'ignore, mais en cette année 1832, elle fut brusquement interrompue à la cinquième représentation. La Porte-Saint-Martin fermait pour cause de révolution. On délaissa Buridan et Marguerite de Bourgogne pour les fusillades, les barricades, pour le spectacle de l'émeute.

Dumas a raconté dans ses Mémoires, comment, après avoir manqué d'être fusillé à la hauteur du faubourg Saint-Martin, il préserva le théâtre du pillage. Une troupe d'émeutiers avait enfoncé la porte et réclamait à grands cris les armes du magasin d'accessoires. Harel, s'arrachant les cheveux de désespoir, appela Dumas à son secours pour arrêter le flot envahisseur. Il raconte :

« — Mes amis, leur dis-je, vous êtes d'honnêtes gens !

L'un d'eux me reconnut.

— Tiens, dit-il, c'est M. Dumas, le commissaire de l'artillerie.

— Justement, vous voyez bien que nous pouvons nous entendre.

— Eh ! oui, puisque vous êtes des nôtres !

— Alors, écoutez-moi, je vous en prie.

— Écoutons.

— Vous ne voulez pas la ruine d'un homme qui partage vos opinions, d'un proscrit de 1815, d'un préfet de l'Empire ?

— Non, nous voulons seulement les armes.

— Eh bien, M. Harel, le directeur, a été préfet des Cent-Jours, et exilé par les Bourbons en 1815.

— Vive M. Harel, alors !... Qu'il nous donne ses fusils, et se mette à notre tête.

— Un directeur de théâtre n'est pas maître de ses opinions : il dépend du gouvernement.

— Qu'il nous laisse prendre ses fusils ; nous ne lui en demandons pas davantage.

— Un peu de patience ! nous allons les avoir ; mais c'est moi qui vais vous les donner.

— Bravo !

— Combien êtes-vous ?

— Une vingtaine.

— Harel, faites apporter vingt fusils, mon ami.

Puis, me retournant vers ces braves gens :

— Vous comprenez bien ceci : ces fusils, c'est moi, M. Alexandre Dumas, qui vous les prête ; ceux qui seront tués, je n'ai rien à leur réclamer ; mais ceux qui survivront rapporteront leurs armes. C'est dit ?

— Parole d'honneur !

— Voilà vingt fusils.

— Merci !

— Ce n'est pas tout : vous allez écrire sur les portes : Armes données !

— Qui est-ce qui a de la craie ? J'appelai le chef machiniste.

— Darnault, un morceau de craie !

— Voilà.

— Allez écrire ! dis-je à ces hommes.

Et l'un d'eux, le fusil à la main, à la vue du détachement de la ligne, alla écrire sur les trois portes du théâtre : Armes données, et il signa. Puis les vingt hommes échangèrent avec moi vingt poignées de main, et partirent en criant : « Vive la République 1 » et en brandissant leurs fusils.

— Maintenant, dis-je à Darnault, barricadez la porte.

— Ma foi. dit Harel, le théâtre est à vous, à partir de ce moment, mon cher ami, et vous pouvez y faire ce qu'il vous plaira : vous l'avez sauvé

— Allons voir George, et lui annoncer qu'elle est sauvée en même temps que le théâtre.

Nous montâmes ; George mourait de peur[21]. »

Ce n'était qu'une alerte, mais pour Harel, à ses débuts à la Porte-Saint-Martin, elle avait été chaude. Il se souvenait de 1830 à l'Odéon. L'émeute passée, on effaça la craie sur les portes et la Tour de Nesle reprit sa carrière. George y apportait, outre une beauté toujours rayonnante, devenue majestueuse, royale, la fougue tragique demeurée en elle de toutes les représentations de Rodogune, de Cinna, d'Andromaque. Par elle, le mélodrame rachetait sa vulgarité, la grossièreté puérile de ses moyens d'émotion, l'indigence solennelle de son style[22]. Mais la Tour de Nesle était significative d'un genre qui allait connaître tous les triomphes et bus les succès. Harel avait enfin trouvé sa voie. Le 3 novembre il donnait, avec George toujours, Perinet Leclerc, dont aujourd'hui il ne demeure que la croix de George, vendue 30 francs en 1903. En Isabeau de Bavière l'ancienne maîtresse impériale retrouvait le succès de Marguerite de Bourgogne. D'ailleurs, des naufrages dramatiques que connut Harel à la Porte-Saint-Martin, elle devait toujours sauver son nom et sa renommée. La critique ne lui fit point partager les désastres que devait forcément éprouver un directeur du genre de Harel. Comme autrefois, il était demeuré à la dévotion de George. Les billets qu'a publiés de lui M. Ginisty, nous montrent Harel « faisant la presse » de George avec une obstination acharnée, accablant les journalistes amis de notes pressantes où ne revient qu'un seul nom : George ! Elle encore, elle toujours, elle règne à la Porte-Saint-Martin en royaume incontesté, maîtresse du lieu et de Harel, régentant tout. Et pourquoi pas, d'ailleurs ? N'est-ce point elle qui assure la fortune et le succès de la Porte-Saint-Martin en cette heure ? La Tour de Nesle sans George, c'est alors ce qu'est aujourd'hui la Daine aux Camélias, sans Mme Sarah Bernhardt. Ainsi on comprend à merveille la tactique de Harel. Nous l'avons dit, Merle en quittant le fauteuil directorial de la Porte-Saint-Martin, avait repris ses fonctions de critique dramatique à la Quotidienne. Double raison pour lui dépêcher des notes, qu'il accueille d'ailleurs aimablement. Aussi Harel use et abuse-t-il.

MON CHER AMI,

Vous n'avez pas idée du succès de Mlle George hier. Elle a été magnifique. Ayez la bonté de mettre deux mots, nous vous en serons très reconnaissants. Vous les ferez mieux que nous sous tous les rapports.

HAREL.

 

De quelle pièce s'agit-il ? Impossible de le savoir, car Harel, s'il a le souci de la gloire de George, a le mépris des dates et de la précision.

MON CHER AMI,

Si cela ne contrarie pas la direction de votre feuilleton, je vous serais particulièrement obligé de dire lundi quelques mots de. Mlle George dans Rodogune. Elle y a été superbe.

A vous de toutes façons.

HAREL.

 

Non, cela ne contrarie ni le bon Merle ni la direction de son feuilleton. Il dira que George a été superbe dans Rodogune puisque cela fait plaisir à Harel, et Harel continue :

MON CHER AMI,

En rendant compte de mon nouveau drame, vous m'obligeriez essentiellement. Si vous pouvez dire un mot de l'effet véritablement très grand produit hier par

Mlle George.

HAREL.

 

Est-ce dans Lucrèce Borgia, qui est du 2 février 1833, dans la Chambre ardente, le 6 août suivant, ou dans Marie Tudor, qui est du 7 novembre de la même année, que l'effet de George a été ce qu'affirme Harel ? Rien ne permet de répondre avec certitude.

L'insouciant et charmant Merle égare quelquefois les notes, alors Harel insiste ;

MON CHER AMI,

La note que je vous ai envoyée concernant Mlle George, il y a quatre jours, n'a pas paru encore. Au cas où elle serait égarée, en voici une nouvelle : je vous recommande bien cet objet.

HAREL.

 

Merle, remis au pas, publie la note, aussi

... Mlle George et moi nous nous réunissons pour vous dire de disposer de nous deux pour vous et les vôtres à toute occasion. Je vous le répète : cela ne s'oublie pas.

A vous de cœur.

HAREL.

 

Merle, lui, oublie. Il oublie de parler de George. Hardi surgit ;

MON CHER AMI,

Je lis dans votre spirituel feuilleton quelques lignes trop aimables pour moi. Mais vous avez oublié Mlle George ! Ne pourriez-vous pas, par une note, réparer cette omission ? Voici une note que je vous recommande pour demain. Je n'y ai mis, comme vous voyez, aucune des hyperboles consacrées.

HAREL.

 

Mais ce n'est point que Merle qui est appelé à soutenir la publicité de la tragédienne. Léon Gozlan, au Figaro, n'est pas oublié dans la correspondance de Harel, mais ici il y met plus de formes. Merle, c'est l'ami ; Gozlan, c'est le critique dont on veut se faire un ami.

MON CHER VOISIN,

C'est aujourd'hui plus que jamais que je fais appel à vos bonnes intentions. Je crois que je tiendrai un succès d'hiver, si les hommes comme vous me prêtent leur concours. Je n'ai pas besoin de vous recommander Mlle George.

A vous toujours, vous le savez.

HAREL.

 

Votre prénom est le nom de la pièce ; cela lui portera bonheur[23].

Hélas ! non, cela ne portera pas bonheur à ce drame bizarre !

Mais Harel a connu d'autres défaites. Léon est tombé, tant pis. Il montera autre chose, et cet autre chose, Gozlan est invité à ne point l'oublier. Par une petite phrase adroite, Harel lui ouvre la perspective d'un succès sur sa scène, avec George. Gozlan ne serait point critique s'il n'était auteur dramatique.

MON CHER AMI,

Mlle George me charge de vous dire qu'elle serait bien heureuse que vous acquittiez au plus tôt votre gracieuse promesse.

Elle vous propose la soirée de vendredi prochain, ou samedi, les autres jours étant pris par ses engagements.

Faites-nous ce plaisir de venir dîner. Bien entendu, il n'y aura que vous.

HAREL.

11, rue du Helder[24].

Vous verrez, seul, laquelle des deux femmes Mlle George doit jouer.

 

Et les pièces se succèdent, roulent dans leur fracas d'un soir, dans la renommée d'une première qui est une bataille, le nom de George toujours sur la brèche. Déjà se dessine à l'horizon le soir de la clôture forcée. La malchance va s'acharner sur Harel, une fois encore, une suprême fois. La Famille Moronval, les Malcontents, le Manoir de Montlouvier, la Guerre des servantes, Jeanne de Naples (2)[25], Ysabeau de Bavière, la Marquise de Brinvilliers, les Sept Enfants de Lava, la Vénitienne, l'Impératrice et la Juive, la Nonne sanglante, ce sont des triomphes vite fanés, des victoires sans lendemain. Dans ce temps, George délaisse Harel ; sans doute commence-t-il à lui répugner avec son éternel débraillé, son allure de bohème si mal en point, et cherche-t-elle des satisfactions amoureuses moins blessantes pour son amour-propre de belle femme. Jadis, dans la maison de la rue Madame, vivait un petit jeune homme, poète comme on l'est à vingt ans. Souventes fois, au hasard de la descente ou de la montée des escaliers, il eut l'occasion de rencontrer la glorieuse tragédienne. Il était de bonne figure, avec ses vingt-six ans ivres de liberté et de littérature. Le romantisme et 1830 l'avaient révélé à lui-même, et, fièrement, il portait une tête auréolée d'une gloire future et de boucles blondes et soyeuses. Sous ce dernier rapport il était incontestablement supérieur à Harel.

Tel, Jules Janin, car c'était lui, plut à George.

Depuis douze ans qu'elle vivait avec l'ancien préfet, elle avait eu le loisir de sentir se refroidir en elle les cendres de cet amour d'exil. L'homme d'affaires avait vite effacé en Harel l'amant. D'ailleurs ses préoccupations directoriales lie s'alliaient plus avec les exigences passionnelles que pouvait avoir George.

Janin apparut à l'heure de cette crise de la femme de quarante ans.

De cet amour, il ne demeure aujourd'hui que peu de chose[26].

Déjà raillé, à l'époque, par Barthélemy,

... le critique Janin

Sous les appas de George imperceptible nain[27] !

il a été brusquement évoqué lors de la vente Tom Harel.

Parmi les livres de la bibliothèque laissée par George il y avait trois livres de Jules Janin, et ces trois livres c'étaient les trois étapes d'un amour de George. Le premier, l'Ane mort et la Femme guillotinée, disait la première phase de la passion, par sa dédicace : « L'Ane c'est moi, mon amie, qui voudrais mourir pour vous[28]. » C'était 1830. Le deuxième, Contes fantastiques et Contes littéraires, indiquait que l'amour n'avait été que bref : « A vous, Madame, votre ami toujours[29]. » Madame !... déjà ! et c'était en '1832. Le troisième, enfin, la Religieuse de Toulouse, parlait d'autrefois, avec sa ligne mélancolique : « Prima inter priores. — Son ami très sincère, Très attaché et très dévoué[30]. »

Et cela arrivait dix-huit ans après le respectueux Madame... de 1832 ! Plus tard encore, il devait se montrer reconnaissant au souvenir d'amour de naguère, et Harel lui-même ne lui en devait pas vouloir d'avoir été supplanté par lui dans le cœur de George. Là, toujours Harel se révélait soucieux de la gloire de celle qui consola son exil. Le 26 juillet 18/15, c'est le même billet jadis envoyé Merle et à Gozlan, qu'il dépêche à Janin. C'est le temps où Mérope fournit à Mme Mélingue un brillant succès. Harel n'a point oublié celui de George dans ce même rôle. « Elle voyage en ce moment, écrit-il avec une secrète mélancolie, et peut-être pour longtemps. Un bravo de réminiscence, à l'occasion de Mérope, n'aura rien que de naturel et sera très favorable au but industriel des pérégrinations de Mlle George[31]. »

Revenons cependant à la Porte-Saint-Martin, où Marie Tudor — sur laquelle nous allons revenir — n'avait pas ramené le succès déclinant. En 1836, au dire de Harel, les recettes avaient été de 523.489 francs. Ce chiffre indiquerait une moyenne plus qu'honorable, s'il ne fallait l'accueillir avec circonspection, étant donné la hâblerie coutumière et normande de Harel. Quoiqu'il en soit, les recettes allaient en périclitant. George vieillissait. La faveur allait à d'autres.

L'année 1838 semblait devoir être décisive.

« M. Harel ne quitte pas sa direction et Mlle George ne quitte pas Paris, tant pis pour le public[32], » écrivait un journaliste. Et, en effet, Harel tint bon. Mais c'étaient ses derniers efforts. Déjà George promenait à travers les départements le répertoire mélodramatique. M. Lyonnet signale son passage à Lyon, en 1839. Dans ce temps Harel ne l'oubliait point et réclamait encore la complaisance de Merle[33]. Vautrin, le drame fameux et malheureux de Balzac, donné le 14 mars 1840, devait porter le coup fatal à Harel. Frédérick Lemaître, pour jouer Vautrin, s'était fait, malgré la présence du duc d'Orléans à la représentation, la tête de Louis-Philippe. Le scandale des uns fut aussi énorme que le tapage des autres. La seconde représentation n'eut pas lieu. Le 15 mars, M. de Rémusat avait signifié à Harel l'interdiction de Vautrin[34] ; le 26, Harel déposait son bilan et la Porte-Saint-Martin fermait ses portes, en faillite.

Harel, le Napoléon des directeurs, avait eu son Waterloo[35].

 

 

 



[1] Nous copions cet engagement sur le double qui resta entre les mains de Gentil, le directeur de l'Odéon. La pièce fait partie aujourd'hui de la collection de M. L. Henry Lecomte.

[2] Cet exemplaire, portant le n° 4 du Catalogue de la vente Tom Harel, fut adjugé douze francs.

[3] « Bénéfice de trente-deux mille francs », dit George dans son sommaire. — « La recette s'éleva à 26.000 francs », écrit M. HENRY LYONNET, vol. cit., p. 21.

[4] Catalogue d'autographes Noël Charavay, février 1907, n° 86. — Un autre Catalogue d'autographes Noël Charavay, mentionnant en novembre 1906, la collection Victor Bouvrain, signalait (n° 50) une antre lettre curieuse de Jean-Baptiste-Bernard Brissebarre, dit Joanny, à la date du 25 février 1830.

[5] Catalogue d'autographes Noël Charavay, avril 1906.

[6] « ... où elle fut admirable. » H. LYONNET, vol. cit., p. 22.

[7] Sommaire du manuscrit de Mlle George.

[8] « Cette pièce eut un succès à bouleverser Paris. » E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 70.

[9] PAUL GINISTY, art. cit., p. 33.

[10] Deux exemplaires de la première édition (1829) de Christine, l'un dédicacé à George, l'autre à Harel, passèrent en vente en 1903. Le premier monta à 46 francs ; le second descendit à 6 francs.

[11] Le Catalogue de la vente Tom Harel portait, sous le n° 114, un portrait de George dans Christine, exécuté par Saint-Ève en 1828. L'erreur de date est évidente, puisque la Christine de Soulié fut créée en 1829 et celle de Dumas en 1830. Cc portrait fut vendu 74 francs.

[12] BARTHÉLEMY, Némésis, satire hebdomadaire. Paris, 1839, XLI ; t. II, p. 472.

[13] Courrier des théâtres, 1er avril 1832.

[14] Il courut, au sujet de ce Napoléon, un bruit singulier dont nous trouvons l'écho dans une lettre inédite de Béranger, du 11 décembre 1830, et vendue le 17) mai 1908. (Catalogue d'autographes Noël Charavay, mai 1908, n° 12, et l'Amateur d'autographes, n° 5, mai 1908, pp. 141, 142.) Voici le passage de la lettre de Béranger : « A quand Napoléon. ? Est-il vrai que la représentation durera onze heures et qu'il faudra y porter son déjeuner et son dinar` ? Nous autres, gens de Montmartre, nous croyons tout cela. Je suis même tenté de croire que nous sommes devenus tout à fait classiques depuis la Révolution. Figurez-vous, mon cher ami, qu'il n'est pas plus question des romantiques que s'ils n'avaient jamais existé. Sans doute dans l'autre inonde que vous habitez il doit en être de même des classiques. Et voilà pourtant cc que nous appelons de la gloire ! »

[15] L'exemplaire de la Maréchale d'Ancre, ayant appartenu à George, fut vendu 130 francs à la vente Tom Harel. Il était du format in-8°, avec frontispice, marbré vert, orné sur les plats, avec une dentelle intérieure et à tranche dorée. La première représentation de la pièce eut lieu le 21 juin 1831, fut interrompue par une indisposition de George après le deuxième acte, et renvoyée au 25 juin.

[16] « J'ai écrit ce matin à M. Vedel que je ne voulais pas recevoir de bulletin portant la menace d'une amande ; on fait cela dans les théâtres du boulevard et seulement avec les figurants. » Lettre autographe signée à M. Valmore, 3 pages in-8° ; Catalogue des autographes E. Charavay, décembre 1887.

[17] « Mlle Juliette ne fut que jolie. » P. GINISTY, art. cit., p. 34.

[18] « Mlle Mélanie n'était à son aise que dans les rôles se rapprochant de ceux du vaudeville. » P. GINISTY, art. cit., p. 34.

[19] « Mlle Noblet s'en tenait aux ingénues. » P. GINISTY, art. cit., p. 34.

[20] « Mme Simon était vouée aux duègnes. » P. GINISTY, art. cit., p. 34.

[21] ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit., t. X, pp. 8, 9. 10.

[22] Le manuscrit de la Tour de Nesle fit partie, sous le n° 91, de la veille Tom Havel. « Cahier de papier, vieux de soixante-douze ans, écrit M. Claretie, jauni, maculé, rapiécé et qui sent encore, avec le moisi, la poudre de la bataille. La plantation des décors y est indiquée et les mouvements de scène et les passades, la vie d'une œuvre ! » J. CLARETIE, les Mémoires de Mlle George, le Journal, 21 janvier 1903. — Cette glorieuse épave fut achetée 245 francs par M. Henry Houssaye, le grand historien de la chute de l'Empire.

[23] Il s'agit ici de Léon, drame en cinq actes de M. de Rougemont. M. PAUL GINISTY, art. cit., pp. 36, 37, en a donné un curieux fragment qui fait aisément imaginer ce que peut être le reste. Léon est un enfant naturel, abandonné par son père et que sa mère sauve de la mort. (La mère, c'est George.) Au dernier acte, le lâche séducteur est confondu par sa victime en ces termes :

« MME DE LINIÈRES, s'adressant au comte, avec dignité. Albert, me reconnaissez-vous ?

LE COMTE, étonné. — Albert ?

MME DE LINIÈRES, encore plus digne (sic). — Me reconnaissez-vous, Albert de Montgeron ?

LE COMTE, effrayé. — 0 ciel !... et comment Mme de Linières a-t-elle pu savoir ?...

MME DE LINIÈRES, s'approchant de lui. — A seize ans, on me nommait Isaure de Chavigny I

LE COMTE, au comble de la surprise. — Isaure !.. : Vous I._

MME DE LINIÈRES. — Que vous avez lâchement abandonnée

LE COMTE. — Vous seriez Isaure !

MME DE LINIÈRES. — Et vers laquelle vous ne deviez revenir que pour consommer le malheur de sa vie !

LE COMTE, après l'avoir regardée et reconnue. — Ah ! ce coup manquait à mon désespoir !

MME DE LINIÈRES. — Dieu vous garde un supplice encore plus grand, Monsieur le comte, il vous a réservé la gloire d'être le bourreau de votre fils... Monsieur le comte, Léon est né sept mois après votre fuite, et je suis sa mère !

Etc., etc., etc.

[24] George habita à cette adresse, avec Harel, de 1831 à 1835.

[25] « Mlle George a été sublime d'amour, de jalousie et de grandeur. » Le Monde dramatique, t. IV, 1837.

[26] Si ce ne sont ces trois lignes de George dans ses Mémoires : « La spirituelle indifférence de Janin. Son enthousiasme factice. Il aimait à détruire ce qu'il avait fait. La contradiction de lui-même l'amusait. »

[27] BARTHÉLEMY, ouv. cit., t. I.

[28] « N° 31. — JANIN (JULES), l'Ane mort et la Femme guillotinée, 2e édit. Paris, 1830, in-18, rel. gauf. tr. dor. » Catalogue Sapin, p. 4. — Le volume fut vendu 48 francs.

[29] « N° 32. — JANIN (JULES), Contes fantastiques et contes littéraires. Paris, 1832, 4 tomes en 2 vol in-12, mar., orn. sur les plats, dent. int. tr. dor. 1re édition. » — Catalogue Sapin, p. 4. — Vendu 130 francs.

[30] « N° 33. — JANIN (JULES), la Religieuse de Toulouse, 2. édit. Paris, 1850, 2 vol. in-8°, br. couv. imp. » — Catalogue Sapin, p. 4. — Vendu 20 francs.

[31] Catalogue d'autographes N. Charavay, mai 1906.

[32] Cité par G. CAIN, Anciens théâtres de Paris ; le boulevard du Crime, les théâtres du boulevard ; Paris, 1906, p. 214.

[33]  « Mon cher ami, lui écrivait Harel, Mlle George part en congé, un mot de vous pour la province lui serait une bien bonne recommandation. Elle se rend â Bordeaux, Toulouse, Brest, Bruxelles. Merci d'avarice. Mlle George vous est bien reconnaissante de toutes vos bonnes grâces pour elle. Elle me charge de vous dire que s'il arrive que Mme Dorval puisse avoir besoin d'elle pour son bénéfice, elle lui est toute acquise.

« A vous, mon vieil ami.

« HAREL. »

[34] Le manuscrit original de Vautrin, revêtu de l'autorisation du ministère de l'Intérieur du 6 mars 1810, signée Cavé, fit partie de la vente Harel et trouva acquéreur à 129 francs.

[35] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 83.