UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA FEMME QUI COUCHA AVEC L'EMPEREUR

 

VI. — LES AIGLES TRAHIES ET LA RECONNAISSANCE DE L'AMOUREUX SOUVENIR.

 

 

1814, c'est, pour Napoléon, la première marche descendue vers l'exil, le prologue mélancolique de la grande tragédie finale. Le 3 avril, un Sénat, courbé sous sa botte pendant l'épopée heureuse, décrète sa déchéance, et le même jour il signe son abdication dans ce morne et tragique palais de Fontainebleau qui, dans ses murailles glorieuses, conserve encore l'écho de cette heure de mort et d'amertume. C'est alors, les Aigles une suprême fois serrées sur la poitrine, la marche à travers la France stupide, la marche à l'exil. Le 23 avril la frégate anglaise l'Indomptée — l'Indomptée ! — emmène le vaincu de 1814, et voilà pour Louis XVI I1 et les émigrés, les beaux messieurs de Coblentz et les muscadins de la trahison royaliste, dix mois de paix où détruire l’œuvre napoléonienne, la reconstitution nationale, l'ordre établi, l'harmonie imposée. Les Bourbons sont revenus ; les chansons populaires ont vanté la suave odeur de lys, rien de changé en France, si ce n'est qu'un homme, là-bas, dans son île battue de la mer retentissante, attend son heure, et que son heure viendra.

Voici le 1er mars 1815. Le 20, l'Empereur est à. Paris.

A la Comédie-Française, deux partis se trouvent en présence : celui qui tient pour les Bourbons et, celui qui demeure fidèle à l'Empereur. Bourgoin, qui n'a pu pardonner à Napoléon la démission de Chaptal, Bourgoin est dans le premier George dans le second, avec Mars et Talma.

Le 20, arrive à Paris la nouvelle de l'entrée de l'Empereur à Fontainebleau. On imagine qu'il arrivera à Paris, par les boulevards triomphalement, ramenant la victoire avec les violettes de mars.

Louis, tu ne pus triompher,

Ta cause était débile,

Tu dis : « On paraissait m'aimer. »

Ce n'était pas facile...

Le lys quêta quelques regards ;

II faut qu'il se soumette.

Nous soupirions tous après Mars.

Pour voir la Violette[1] !

 

Mars et George, désireuses de voir l'arrivée de l'Homme du Destin, louent une fenêtre à Frascati, sur les boulevards. Toutes deux y paraissent en chapeaux de paille de riz blancs, et à ces chapeaux d'énormes bouquets de violettes. « A partir de ce jours les violettes devinrent un symbole, » dit Dumas[2], ce qui est quelque peu exagéré. Au dire de Mirecourt, ce fut George qui, la première, mit le bouquet de violette à son corsage[3]. Quoiqu'il en soit, Mars[4] et George donnèrent pendant les Cent Jours, des gages certains de bonapartisme. On devait plus tard s'en souvenir. L'Empereur leur en sut gré, et quand, en avril suivant, le grand Chambellan, comte de Montesquiou, nomma les membres du Comité de lecture, on trouva les noms de Mars et de George sur la liste des jurés[5]. Il est vrai que Duchesnois y figurait aussi, mais c'était, sans doute, par esprit d'équilibre.

George, à cette époque, revit l'Empereur sous un prétexte assez obscur. « Elle fit dire à l'Empereur, écrit M. Frédéric Masson, qu'elle avait à lui remettre des papiers qui compromettaient essentiellement le duc d'Otrante. Napoléon envoya chez elle[6] un serviteur affidé, et, au retour : « Elle ne t'a pas dit, demanda-t-il, qu'elle était mal dans ses affaires ? — Non, sire, elle ne m'a parlé que de son désir de remettre elle-même ces papiers à Votre Majesté. — Je sais ce que c'est, reprit l'Empereur, Caulaincourt m'en a parlé ; il m'a dit aussi qu'elle était gênée. Tu lui donneras 20.000 francs de ma cassette[7]. » Suivant Dumas, Napoléon ayant reçu la tragédienne, se serait plaint à elle du mauvais état des meubles laissés aux Tuileries par Notre Père de Gand, et lui aurait dit :

— Croiriez-vous, ma chère, que j'ai retrouvé des queues d'asperges sur les fauteuils[8].

Quelques jours après, le 12 juin, l'Empereur quittait Paris. Il n'y devait revenir qu'enveloppé de l'ombre tragique de la nuit de Waterloo. Un jour avait suffi pour abattre l'Empire dans les champs belgiques. Tout croulait parmi les lâchetés politiques, et le mensonge parlementaire brisait dans les mains du peuple soulevé la dernière arme brandie pour le salut de l'Empire. De la vague des Océans surgissait, nue et désolée, l'Ile Sacrée, l'Ile qui allait être le dernier trône de Napoléon, le rocher-tribune d'où il dicterait — paroles tombées dans l'éternité — les illustres testaments de sa foi et de sa grandeur.

En France, les hommes de Coblentz, les patriotes de Gand instauraient le régime de la Terreur Blanche. Ney, haute stature couturée de cicatrices, cuirassée de croix et de crachats, poitrine refusée des balles autrichiennes et moscovites, Ney, prince et maréchal d'Empire, tombait à la barrière de l'Observatoire sous les balles françaises de sa Majesté catholique. Une chambre des Pairs, suante de peur, à plat ventre devant les jambières de velours rouge du podagre gâteux de Miami, assumait devant l'Histoire l'indéfectible opprobre et l'éternelle exécration d'un jugement de lâche complaisance.

Ces rancunes et ces vengeances devaient 's'exercer à l'égard de quiconque demeurait, 'au lendemain des Cent Jours, suspect de bonapartisme. George, comme tant d'autres, devait en être la victime.

Sa présence à Frascati, avec l'insigne séditieux des violettes, fut dénoncée au duc de Duras, par le présent surintendant des théâtres. La dénonciation porta plus haut encore, et le duc de Berry 'convoqua la suspecte aux Tuileries. George ne nous a conservé de cette entrevue qu'un mot du duc de Berry :

— Belle bonapartiste !

Et sa réponse :

— Oui, prince, c'est mon drapeau ! Il le sera toujours.

« Un ordre brutal l'exila de la Comédie-Française, » dit Mirecourt. La chose, en fait, fut moins apparente, mais elle amena le même résultat. Les tracasseries succédèrent aux tracasseries, on la traita comme si aucun passé artistique ne protestait pour elle. Cet état de choses força George à offrir sa démission. On crut bon, pour donner le change, de la refuser. D'ailleurs plus de rôles, une partialité excessive et véritablement apparente. Par contre-coup, c'était la maîtresse d'autrefois qu'on frappait en elle, la maîtresse du Premier Consul. « Il a fait tant d'ingrats, disait le préfet du palais, même dans le temps de sa puissance ![9] » George, du moins, demeurait fidèle au grand souvenir exilé. « Nul doute que les sentiments qu'elle accusait franchement n'aient été pour tout dans les luttes qu'elle eut à soutenir contre les gentilshommes du parterre, et qui se terminèrent par son exclusion brutale du Théâtre-Français[10]. » Ce fait incontestable, M. Lyonnet le met en doute, et fait en quelque sorte une légende puérile[11]. Légende donc, la haine royaliste qui la tournait en ridicule ? Légende que les rapports de police qui témoignent la surveillance particulière dont elle était l'objet, — et on devine pourquoi ?

En 1816, dans la Manie des trônes, ou les Boisa les Reines de Contrebande[12], à côté de Nocalin Broutapane (Nicolas Buonaparte), de Hentorse (Hortense), de Sophie (Joseph), de Mascacerbe (Cambacérès), d'Olicrâne (Caroline), on la voit plaisantée sous le nom de l'actrice Gorgée. C'est elle qui, dans ce pamphlet aussi stupide qu'ignoble, apprend aux princesses impériales à porter le costume de leur dignité. Pourquoi ce rôle lui est-il attribué par le courageux anonyme du libelle[13] ? N'est-ce pas, très certainement, parce qu'on la sait attachée au régime déchu, fidèle à la grande ombre fulgurante enfoncée derrière les Tropiques ? N'est-ce point parce que ce sentiment est suspect que les policiers de province la surveillent, ainsi qu'en témoigne cette pièce tirée des Archives nationales :

Metz, le 14 avril 1818.

MONSEIGNEUR,

Mlle George a terminé hier ses représentations au théâtre de Metz par la deuxième de la tragédie de Sémiramis et par la comédie de la Belle Fermière. Elles ont été assez suivies ; mais aux deux représentations de Sémiramis, il y a eu foule, plus attirée par le désir de voir les diamants et la parure de Mlle George, que d'admirer la tragédienne. A ces deux réunions, il y a eu plus de bruit et de mouvement surtout dans le parterre qui, n'étant point assis, offre plus de facilité à l'agitation ; mais l'ordre n'a été nullement troublé. Aucune allusion marquée n'a été saisie pendant le temps qu'a joué cette actrice tragique.

Mire George a fait voir un passeport pour Paris où elle a le projet de se rendre directement.

J'ai l'honneur d'être, avec un très profond respect, Monseigneur, de Votre Excellence, le très humble, le très obéissant et très dévoué serviteur,

Le commissaire général de police de la Moselle,

BABUT.

A son Excellence le Ministre Secrétaire d'État du département de la police générale, pair de France[14].

Quelles allusions marquées craignait-on, sinon celles à l'Empereur et à l'Empire ?

Lassée des tracasseries administratives du Théâtre-Français, elle fit deux voyages à Londres, occupant le premier par des lectures tragiques dans les salons de la haute aristocratie, et le second par des représentations avec Talma. Ce deuxième congé qu'elle prolongea d'un mois se trouva brusquement un congé illimité. Le duc de Duras l'excluait de la Comédie-Française, arrêtant le 6 mai 1817, « qu'à dater du 8 du présent mois, la demoiselle George Weymer, cessera de faire partie de la Société du Théâtre-Français. » Et George de dire : « Mes sentiments bonapartistes me valurent ce bienfait. » Elle quitta donc la Comédie le 8 mai 1817. Sa situation de fortune n'était guère brillante, puisque, moins d'un mois auparavant, elle demandait 3.000 francs à la Comédie-Française, ne prétendant rien recevoir de l'autorité. « Je n'ai jamais tenu à l'argent, disait-elle, mais je tiens aux procédés. »

Et elle laissa là la Comédie dont elle fut la gloire et qui fit la sienne.

Napoléon devient l'Homme de Sainte-Hélène.

George devient pour l'Histoire la femme qui coucha avec l'Empereur.

 

 

 



[1] L'élan de l'âme et du cœur, sept impromptus en vers libres, à Napoléon Ier, à la liberté et aux braves de tous les rangs, par un jeune prisonnier de guerre rentré. Paris, 1815, chez tous les marchands de nouveautés, in-8°, 16 pages.

[2] ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit., t. IV, p. 20.

[3] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 63.

[4] Ce ne fut seulement pas à la ville que les violettes firent fureur. Mars les porta jusque sur le théâtre. L'actrice Flore conte : « Mlle Mars parut sur le théâtre avec une robe garnie de violettes : elle fut vivement applaudie. Cent jours après, lorsqu'elle reparut sur la scène, elle fut sifflée. On se rappelait ses violettes. » Mémoires de Mlle Flore, actrice des Variétés, p. 241.

[5] Archives nationales, O₂15. — Les autres membres du Comité de lecture étaient : Fleury, Saint-Prix, Saint-Phal, Talma, Michot, Damas, Baptiste aîné et Lafon. Baptiste cadet, George et Duchesnois étaient parmi les jurés supplémentaires.

[6] Elle habitait alors, 12, rue de Richelieu.

[7] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., p. 138.

[8] « C'était le plus grand reproche qu'il fit à Louis XVIII. » — ALEXANDRE DUMAS, ouv. cit., t. IV, p. 20.

[9] L.-F.-J. DE BAUSSET, Mémoires anecdotiques sur l'intérieur du Palais et sur quelques événements de l'Empire depuis 1805 jusqu'au 1er mai 1814, t. I, p. 14.

[10] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., p. 139.

[11] HENRY LYONNET, vol. cit., p. 19.

[12] Parade tragi-mélodrami-comique et malheureusement historique, en 2 actes, mêlée de chants, danses, combats, évolutions, ornée de toute la pompe et de tout le spectacle d'une cour de fabrique qui cherche à éblouir, par J. V. DU MIDI. — Cette pièce est signalée par M. L. HENRY LECOMTE, dans son excellent et précieux ouvrage sur Napoléon et l'Empire racontés par le théâtre (1797-1899) ; Paris, 1900, in-8°, pp. 273, 274.

[13] « Il est fâcheux que les bibliographes aient laissé à l'auteur d'une œuvre aussi patriotique le voile de l'anonymat. » L. HENRY LECOMTE, vol. cit.

[14] Archives Nationales. — Pièce communiquée par M. L. Henry Lecomte.