UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — DES TRÉTEAUX FORAINS À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

IX. — LE CONTE DU PRINCE CHARMANT ET LA LÉGENDE DU PRINCE SOUPIRANT.

 

 

Avant que d'aborder la question des relations amoureuses de George, il nous faut pénétrer dans sa vie privée, montrer l'envers de cette gloire qui agitait Paris, mettait l'injure à la bouche des journalistes et l'épée au poing des militaires[1]. Elle-même s'est chargée de nous en fournir les détails les plus circonstanciés et ici encore nul guide n'est plus sûr qu'elle-même. Nous l'avons laissée installée avec sa mère, son frère et sa nourrice à l'hôtel du Pérou. Elle y habitait encore à l'époque de ses débuts à la Comédie-Française. C'est là que son père était descendu pour la soirée du 28 novembre. Peu de jours plus tard, il regagnait Amiens, occupant ses loisirs à faire un recueil d'articles consacrés à la tragédienne, sous le titre : Les opinions et les éloges des journaux de Paris sur les débuts de ma fille George Weimer[2].

Après son départ, l'ambition venant avec le succès, George et sa mère songèrent à s'installer dans leurs meubles. « Oui, en vérité, dans nos meubles. » Le nouveau domicile qu'elles choisirent était situé rue Sainte-Anne, au coin de la rue du Clos-Georgeot. C'était un petit entresol obscur et étroit, en face d'un maréchal-ferrant[3]. Dans la même maison logeait Mme Germont, alors couturière de Mme Bonaparte. Les ateliers étaient situés au premier étage au-dessus de l'entresol. Le rez-de-chaussée servait de remise à des voitures que louait une dame Arsène. La maison était pleine, en haut, du rire frais et clair des couturières en bas, du hennissement des chevaux, de l'aigre cri des essieux, que dominait, à quelques pas de là, le retentissant marteau du maréchal ferrant. L'entresol se composait de trois pièces et d'un cabinet noir. Le tout prenait jour sur la rue par quatre fenêtres cintrées.

« Dieu veuille qu'on ne les jette pas à bas ! » souhaitait George dans sa vieillesse. On les a jetées bas, mais au lendemain de sa mort. L'ameublement de ces pièces était sommaire. L'une d'elles, pompeusement appelée le salon, avait un meuble de crin noir. C'était là que se tenait ordinairement la mère. La pièce comportait une alcôve où elle couchait. Après la représentation le salon devenait chambre à coucher. Au milieu de la pièce il y avait une petite table. La salle à manger était décorée avec la même sobriété. Dans la chambre de George s'ouvrait un cabinet obscur garni d'un canapé et d'une table. « J'appelais ce petit trou mon boudoir, » dit-elle. La commode de sa chambre à coucher demeura pour elle une relique. Peu de temps avant sa mort elle la possédait encore et, en notant ce détail, elle ajoutait : « En vérité, c'est un souvenir. » Souvenir de ses jeunes années, des jours où elle mangeait avec délices la salade de lentilles à l'huile que préparait sa nourrice[4]. Souvenir de cette vieille maison où son heureuse jeunesse rêva tous les triomphes, et qu'elle devait quitter pour les obtenir.

George fut vite familière avec les autres habitants de la maison/Elle conservait de Mme Arsène, la loueuse de voitures, un souvenir attendri. « Chère femme, elle m'a servie longtemps. » En quoi consistaient les services de Mme Arsène ? On ne sait. Mais sa sympathie la portait surtout à l'atelier de Mme Germant. Là elle rencontrait des jeunes filles de son âge, celles qui devaient être les mères de la Lisette de Béranger, de Mimi Pinson, les aïeules des petites amies des poètes du temps de la Bohême. « Je m'amusais beaucoup avec ces demoiselles ouvrières, » dit George. Les soirs, alors qu'elle ne jouait point à la Comédie-Française, elle les attendait au bas de l'escalier. Heureuses, jacassantes, libres enfin, la robe de linon nette et le bonnet sur le haut bout du chignon, les ouvrières se précipitaient en -avalanche dans le vieil escalier obscur de la maison. Leur troupe rieuse entraînait Clytemnestre et de compagnie elles gaminaient dans la rue. « Nous courions et, jouions aux quatre coins. » Sans doute allaient-elles aussi tirer la sonnette aux portes closes, comme le fit George à la veille de ses débuts[5]. La chose ne pouvait pas aller sans quelque scandale. C'était un beau sujet d'indignation pour les commères du quartier. George ne faisait point mentir la légende réprobatrice des artistes et des acteurs. Raucourt en eut-elle connaissance lors d'une visite ou l'informa-t-on, charitablement, des déportements de son élève ? Toujours est-il que « la mèche a été découverte », note pittoresquement George, qui, par la même occasion, confesse avoir été vertement réprimandée par sa mère et Raucourt.

L'élégiaque M. Alphonse de Lamartine ne soupira pas plus mélancoliquement son « Adieu, derniers beaux jours » que George son « Adieu, demoiselles ouvrières » Plus de galopades rieuses dans la rue nocturne parmi l'envol froufroutant des jupes d'organdi Plus de jeux dans l'ombre des porches, plus de rires sans cause, rires du simple et innocent plaisir C'en était fini. Et, affligée encore, après tant d'années, George note « H a fallu se tenir en artiste et s'ennuyer. »

Fut-ce pour la distraire qu'on lui donna « le luxe indispensable » d'une femme de chambre ? On ne le pense pas. Ici, une fois encore, le désir de paraitre était en cause, et puisque c'est la chose difficile et pénible à avouer, George trouvera une autre raison pour l'expliquer, raison qui vaut d'ailleurs n'importe quelle raison. Elle écrit :

Je vivais bien simplement, j'allais à mon théâtre à pied par cet affreux passage Saint-Guillaume on m'avait donné pourtant le luxe d'une femme de chambre, luxe indispensable. Je n'aurais jamais consenti à voir ma mère dans les coulisses me tenir mon verre d'eau, elle ne l'aurait pas voulu non plus. Elle ne venait jamais dans les coulisses elle avait sa loge et s'y tenait toute la soirée. Je trouve si humiliant et si déplacé de voir une mère aux côtés de sa fille cela donne matière à des interprétations fort sales, c'est ma façon de voir à moi.

 

Et on peut confesser que cette manière de voir là, n'est point mauvaise en effet.

Cet éloignement de Mme Verteuil des coulisses ne l'empêchait point toutefois de recevoir et d'éconduire c'était son devoir, dit sa fille toutes les propositions galantes qui parvenaient à George. « Au milieu de tout ce bruit, de tous ces beaux succès, Il fallait se tenir sur ses gardes. Vous comprenez que bien des tentatives furent faites, bien des déclarations, comment en aurait-il été autrement ? Au théâtre, on a toujours des adorateurs belles ou laides on en est assailli. » Cependant toutes les précautions de Mme Verteuil allaient échouer, tous ses plans de défense allaient être vains. Sous les fleurs un serpent se glissait vers le beau fruit interdit.

Si on ne peut dire que Lucien Bonaparte fut le premier amant de George, on peut du moins le reconnaître comme le premier amant connu, et dont il soit fait mention dans la chronique scandaleuse. Les relations des agents secrets du comte de Provence, à Paris, sous le Consulat, affirment nettement ces amours[6]. Sans doute, ce ne sont point là des sources indiscutables, des informations rigoureusement exactes, car fort souvent le commérage, la calomnie, le on-dit, occupent une grande place dans les rapports, mais on peut bien croire qu'ils ne sont point imaginés de toutes pièces pour amuser le libertinage du royal émigré. En effet, George elle-même parle assez longuement de Lucien, sans s'avouer sa maîtresse, naturellement, mais les détails qu'elle donne sur ses relations avec lui permettent d'en éclairer les dessous.

Lucien, à cette époque, ayant vingt-sept ans, est un amant fort estimable. Outre ses titres d'ancien président du Conseil des Cinq-Cents, de ministre de l'Intérieur, il a celui, tout-puissant, d'être le frère du Premier Consul. C'est, en outre, un beau garçon et un grand parleur. Au collège d'Aix, où il a fait dé courtes études, il s'est bourré le cerveau de citations latines il est féru de l'histoire romaine il s'imagine Brutus, au point que, nommé garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin, en 1793, il adopte ce nom, devient Brutus Bonaparte, et pousse le goût de l'antiquité jusqu'à débaptiser Saint-Maximin et à dater ses lettres de Marathon. Son activité jacobine n'y connaît point de bornes. Il pérore au club qu'il a fondé, il arme une garde nationale bizarre et épouse la fille de son aubergiste. Thermidor arrive avec Maximilien de Robespierre s'éteint l'éloquence jacobine. Lucien Brutus est arrêté, écroué[7]. La prison s'ouvre cependant pour lui. Il n'a rien perdu de sa pétulance bavarde. Les succès du frère vainqueur en Italie le mènent au Conseil des Cinq-Cents. Le 18 Brumaire le trouve président, il dégringole de la tribune, mais c'est pour aider au coup de force militaire. Le Consulat le voit ministre, il est riche, en faveur, possède hôtel et se paye des comédiennes. C'est ainsi que George lui tombe dans les bras. A vrai dire, s'il en faut croire l'allemand Reichardt, on l'y a quelque peu aidé. On ? Et il cite le nom de Raucourt. Quelle créance accorder à ses dires ? Faut-il les rejeter sans examen, ou les adopter sans réfutation ? Il semble assez difficile de se décider pour l'une ou pour l'autre de ces solutions. Quelle qu'elle soit, voici ce que conte Reichardt, qui, ne l'oublions point, 'était un contemporain. Donc, suivant lui, Lucien s'étant pris de goût pour la débutante s'en ouvrit à Raucourt. Connaissait-il Raucourt ? Cela est certain, d'abord parce que Lucien était aussi répandu que Raucourt dans le monde élégant et joyeux du Consulat et que leur rencontre dans, un même salon, autour d'une même table de jeu, 'ou dans le foyer d'un même théâtre, ne pouvait avoir rien que de très possible ensuite, parce, que George elle-même dit, dans une partie de ses Mémoires : « Il (Lucien) parla même avec toute la délicatesse possible de ses projets à Mlle Raucourt. » Hâtons-nous de le dire, George n'insinue en aucune façon que ces projets sont ceux que lui attribue Reichardt. Ceci établi, poursuivant ces ouvertures, Raucourt les aurait accueillies complaisamment, et, entre elle et Lucien, un traité aurait été stipulé, spécifiant la remise de George à la discrétion du frère du Consul contre cent mille livres et une rente viagère de dix mille livres au profit de Raucourt[8]. C'est cette précision apportée pour les chiffres qui permet d'en douter : Ensuite, comment seraient-ils parvenus à la connaissance du public ? Ce sont-là des marchés dont ordinairement aucune des parties en cause ne se vante, et pour cause. Était-il impossible ? Peut-on le supposer réel ? Ici on peut répondre avec plus de certitude. La moralité de Raucourt, nous la connaissons, nous savons quel genre de vertu était le sien Lucien, à son tour ; n'a rien laissé ignorer de sa manière de comprendre les plaisirs de la vie et les agréments de l'amour. Les antécédents des personnages ont leur valeur dans les arguments de Reichardt. Mais, marché ou non, George en passa par où le désirait Lucien. D'assez longs fragments lui sont consacrés dans le manuscrit de la tragédienne. « Lucien Bonaparte, que je voyais toujours chez sa sœur, Mme Bacchiocci[9], où je me rendais presque chaque matin, » avoue-t-elle. Or, non plus que la complaisance de Pauline[10], on n'ignore celle d'Elisa pour les amours de ses frères. Leurs salons servaient de lieu de rendez-vous, et puisqu'il en fut ainsi avec l'Empereur pour Mlle Mathis, lectrice de Pauline, pourquoi ne pas croire qu'il en fut de même de Lucien pour George ? Mais enfin, George a beau insinuer la défense, il est des -faits, qu'elle cite elle-même, et qui ne font que plaider en faveur de la liaison.

Nous avons vu Lucien envoyer ses compliments à la tragédienne au soir de ses débuts. Le lendemain ce fut bien mieux. C'est George qui parle « Lucien m'envoya un beau nécessaire en vermeil et cent louis en or. C'était à me rendre folle je dansais autour de mon nécessaire quant à l'argent, je n'en avais que faire, c'était pour maman[11]. »

Que voici bien contredit Alexandre Dumas ! C'est un défenseur à outrance de la vertu de George, et puisqu'il entend chuchoter le nom de Lucien, il prétend tirer l'affaire au clair, la préciser et la faire rentrer dans le néant dont la calomnie l'a fait sortir. Pour ce faire, il n'a rien de mieux que d'accabler Lucien, le Lucien aux nécessaires de vermeil. « Lucien s'était fait présenter, dit-il, Lucien faisait sa cour, non pas à la manière d'un prince — peste ! combien de nécessaires et de louis eût-il donc fallu ? — mais à la manière d'un étudiant. — Cent louis, pour un étudiant ?... Passons ! — Lucien n'était pas riche force lui fut donc de s'attacher au cœur. Malheureusement Lucien n'était pas et ne fut jamais un preneur de villes[12]. »

Le docteur Cabanès, qui réédite sérieusement cette histoire[13], ne semble pas vouloir saisir la puérilité. George elle-même semble avoir pris à cœur d'en démontrer la grosse naïveté et de souligner l'ignorance où était l'auteur de Christine à Fontainebleau de la situation de fortune de Lucien. Elle y revient à trois reprises différentes. Nous venons de voir la première nous allons rencontrer les deux autres.

Mais, hélas, ce bon Lucien — l'eût-il été, à Dumas, sans le nécessaire et les louis ? — partit pour l'Italie il venait de se marier ; lui veuf, épousait une veuve[14]. Ce mariage fut cause, je crois, de son départ. Un protecteur très chaud du moins pour moi, privée aussi de ses bons conseils pour la tragédie qu'il aimait avec passion[15]. Je crois que, malgré son amour pour sa nouvelle épouse, il avait un peu de goût pour moi il paria même avec toute la délicatesse possible de ses projets à Mlle Raucourt[16]. On voulait me mettre dans une maison à moi, me donnant tous les maîtres possibles on en parla même à ma mère, ma pauvre mère si fière et si distinguée c'était mon avenir assuré. On me mena, même, sous un prétexte, voir cette maison ; on finit par me dire qu'elle serait à moi, mais que je devais l'habiter seule. Ah bien, oui, que me fait votre maison sans les miens ; mais j'y mourrais' Je n'en veux pas, je refuse et de très grand cœur.

 

Il semble difficile de ne point deviner là-dessous de louches marchandages, et le rôle de Raucourt en cette affaire peut faire paraître moins exagéré qu'on ne l'imagine le traité scandaleux dont parle Reichardt. On n'installe pas sans quelque dessein caché et secret, seule, loin de ses parents, une jeune tille dans une maison qu'on lui offre. Ce n'est point en ce cas une reconnaissance qu'on demande, mais une obligation qu'on exige.

George, le devinant bien, refusa. Elle ne devait point toujours refuser.

Cependant le jour du départ de Lucien avec Mme Jouberthou arriva. La veille il adressa à George un nouveau nécessaire en vermeil il en était décidément prodigue dans la théière duquel luisaient cent beaux louis neufs. Pour un soupirant qu'on veut nous faire croire doucement évincé, c'est beaucoup de cadeaux. Ce fut l'invitation aux adieux de Lucien. George les raconte

— Tiens, maman, voici des pièces d'or, prend-les bien vite. Ah qu'il est bon, hein, ce M. Lucien de penser à sa petite protégée. Je vais aller le remercier.

Le lendemain, à midi, je fus reçue. Il me dit :

— Chère enfant, c'est trop peu de chose, je voulais faire plus, vous rendre indépendante et heureuse.

 

On devine dans ces mots le regret de la belle maison payée par Lucien, offerte par Raucourt et refusée par George.

Mais George n'a pas l'air de comprendre l'allusion, et elle riposte, ou naïve, ou rusée, on ne sait guère avec les femmes :

— Mais je suis très heureuse, moi.

— Oui, pour le moment ; mais pensez que tout cela ;est fragile ; vous êtes jeune, songez à l'avenir, le public est capricieux, tâchez de vous rendre indépendante, afin de vous retirer si vous éprouvez un revers.

Il m'avait pris par le bras et me faisait parcourir son jardin, en me faisant la morale. Il avait bien raison. II me mena à ma voiture qu'il avait fait avancer à la grille, qui donnait rue de l'Université. II y avait encore là, au même endroit, une pompe. Je n'y passe jamais sans donner un coup d'œil sur cette grande grille et sans donner un souvenir de reconnaissance au Prince Lucien. Il partit le lendemain. Je lui promis de lui écrire tout ce qui m'arriverait. Je le fis pendant quelque temps, puis plus du tout. J'étais ingrate, je me le suis reproché, mais trop tard, comme cela arrive. Le passé, on l'oublie trop vite, on ne peut plus y revenir, il est trop tard. Hélas, ce mot trop tard, est affreux.

 

Ces cadeaux, cet attachement, tout cela on l'attribue, et George elle aussi n'y manque pas, au goût de Lucien pour la tragédie. C'est une complaisante fille que la tragédie, et elle a l'endos facile. Mais on ne saurait raisonnablement s'accommoder de ces raisons, et la psychologie n'a rien à voir dans ce cas fort simple. Lucien en s'en allant, en amant honnête et galant, avait laissé son « petit cadeau » à George.

 

* * *

 

George semblait destinée à ces, aventures princières. La seconde, mieux connue que la première, eut pour héros le prince Sapieha[17], et pour entremetteurs le chevalier de Veuil, et la tante de George. Cette tante était tombée inopinément rue Sainte-Anne, attirée sans doute par l'éclat de la renommée naissante de sa nièce, et désireuse de trouver sa part au gâteau de la fortune familiale. C'était une sœur de Mme Verteuil, marraine de George cadette, au surplus « très bonne, très coquette et assez légère, inconséquente, et pas le moins du monde sévère ». George semble l'avoir assez bien jugée, dans quelques lignes parfaites, mais où manque la définition du véritable rôle de la tante. Ce rôle nous allons voir ce qu'il fut dans l'aventure du prince Sapieha. Voici d'ailleurs le morceau de George

Je l'aimais beaucoup, c'est tout simple à elle je disais ce que je n'aurais pas osé dire à ma mère ; puis elle me flattait. Décidément, on aime la flatterie. Quand je jouais, ma mère me faisait mille observations ; elle avait bien raison, ma mère Ma tante me trouvait toujours superbe, elle avait bien tort, ma tante mais elle me faisait plaisir. Puis elle me racontait tout ce qu'elle entendait dire. Hélas elle mentait sans doute, elle faisait mal, mais elle me faisait plaisir Ma mère, au contraire, me disait : « J'entendais dire que tu devrais prendre garde à ta démarche, que tes sorties étaient mauvaises, quelquefois trop de précipitation dans ton débit, que cela te rendait parfois « la mâchoire lourde » ; elle avait raison, ma mère, mais cela ne me faisait pas plaisir. La flatterie perfide vous perd, et on l'aime, on s'éloigne toujours du bien pour se rapprocher du mal. Ce qui 'devait me rapprocher de ma mère, m'en éloignait, ce qui devait m'éloigner de ma tante m'en rapprochait ; par ses éloges exagérés elle attirait ma confiance[18]. »

 

La gourgandine avait à merveille choisi la glu de son piège. Elle devait brillamment réussir dans cette entreprise et donner, cette fois, une leçon d'habileté à Raucourt dont l'échec, pour le compte de Lucien, ne lui était certes pas inconnu. Voyons d'abord comment Dumas, l'apologiste consacré de George, conte la chose. Cette fois encore la fantaisie ne lui fera pas défaut.

« Le prince s'était informé à la Comédie-Française. Il avait appris que la débutante était sage[19], et, partant, pauvre. Alors il lui avait pris une idée véritablement princière C'était de faire sans rétribution aucune, pour une fille pauvre et sage, ce que l'on fait d'ordinaire pour des filles riches et débauchées. Il lui fit meubler un appartement et lui en apporta la clef.

« Et ce qu'il y a de plus beau dans le procédé, c'est que le prince donnait sa parole d'honneur que cette clef était la seule. A cette époque où quelques restes de grandeur se débattaient encore contre l'industrialisme naissant, on acceptait comme on donnait. Le lendemain, George et sa famille étaient installées rue des Colonnes[20], dans l'appartement du prince Zappia. La jeune tragédienne trouva sur la table du boudoir une corbeille complète, contenant cachemires, voiles d'Angleterre, bijoux, etc.

« Et le prince avait dit vrai non seulement, il n'avait pas de seconde clef de l'appartement, mais encore il n'y entra jamais sans se faire annoncer[21]. » Voilà le témoignage de Dumas. Mirecourt, qui se pique de le réfuter, est plus explicite, et son anecdote a un autre tour que celle du grand brasseur de drames.

« C'était un grand seigneur, dans l'acception la plus large donnée à ce mot, écrit-il du prince Sapieha. Trouvant on ne peut plus étrange qu'une femme admirée de la capitale entière eût un logement presque misérable et des toilettes mesquines, il se fait annoncer chez la jeune tragédienne.

— Mademoiselle, lui dit-il, je suis extrêmement riche, et j'ai beaucoup de peine à dépenser mes revenus/C'est véritablement me rendre service que de m'y aider un peu.

Voyant la surprise de la jeune fille, et lisant quelque défiance dans son regard, il ajouta :

— Ne suspectez point ma démarche, considérez-moi comme un père. Vous êtes ici fort mal logée, mademoiselle, et j'ai pris sur moi de vous choisir un appartement meilleur. En voici l'adresse avec la clef.

— Mais je n'accepte pas... c'est impossible, monsieur ! cria George.

Impossible pourquoi donc ? Cinquante mille francs de meubles, des diamants, quelques cachemires, une misère ! Cela s'accepte fort bien d'un homme embarrassé de ses deux millions de rente, et qui n'ambitionne, mademoiselle, que l'honneur d'être votre ami. Serrez-moi la main au théâtre, le premier soir où vous jouerez Clytemnestre, et je serai payé au centuple... je suis votre humble serviteur !

Le prince salua profondément, prit sa canne, son chapeau, sortit. Jamais hommage rendu au talent d'une femme ne fut plus désintéressé, p] original, plus sincère[22]. »

Ces deux témoignages, contradictoires dans les détails, ne le sont en réalité point, quant au fond. On n'en retient que l'excessive générosité du prince Sapieha. Elle s'y montre avec une simplicité, une spontanéité, qui en fait tout le charme. Du moins, c'est ce qu'il semble. La vérité est moins idyllique et moins romanesque et cette fois encore c'i George qui va réfuter les allégations de ses apologistes.

Ses Mémoires, on le conçoit, font la part assez large au prince Sapieha. Ici comme là il apparaît nimbé de cette exquise charité, de la simplicité de sa générosité. George, qui aime quelquefois la précision, souvent même, ne recule pas — peut-être bien parce qu'elle n'en devine pas toute l'importance — devant des détails particulièrement savoureux. Grâce à elle, nous avons la silhouette et la psychologie d'un personnage à peu près inconnu : le grand seigneur-procureur.

C'est le cas du vieux chevalier de Veuil. Ce personnage fréquentait assidûment le foyer et les couloirs de la Comédie-Française. « Il y était sans cesse en observation », dit George. Mais c'est tout le croquis qu'il faut citer. Il est silhouetté avec esprit

Il se faisait le cicerone de tout étranger de marque qui arrivait. ; il menait vie joyeuse, te cher chevalier, il avait voiture. Comment suffisait-il à cette existence ? On ne sait. Mais enfin il était reçu partout. On est si indifférent à Paris, si facile. Vous venez en voiture, vous avez un ruban quelconque à votre boutonnière, vous êtes un homme comme il faut, allons, c'est convenu, on vous reçoit. Il venait me rendre visite à ma loge, accompagné presque toujours d'un beau Monsieur couvert de crachats, étranger toujours. Le, vieux marquis les présentait tous au cercle du comte de Livry, cercle ou l'on jouait. Sans doute que le vieux marquis avait le titre et les émoluments d'introducteur.

 

George touche là le point délient. Sous le vernis aristocratique on devine le vieux ruffian, manière d'aventurier comme la Révolution en acclimata beaucoup à Paris. Ils y ont fait souche, et s'appellent aujourd'hui grecs, rastaquouères, ou pis encore. Il est incontestable que ce prétendu chevalier de Veuil, servait de rabatteur pour le tripot du sieur de Livry. Il y amenait, sous prétexte d'une jolie société à visiter, des dupes complaisantes. Nous allons voir qu'il se chargeait aussi de mener chez les filles, 'les gourgandines de théâtre, ou simplement chez les femmes qui pouvaient plaire au client étranger. Il demanda à George la permission de lui rendre ses devoirs chez elle. « Il était très bien élevé, le vieux marquis », observe-t-elle en passant, et comme pour l'excuser. L'aigrefin se rend donc rue Sainte-Anne, et, habitué à d'autres salons qu'à celui qui sert de chambre à coucher à Mme Verteuil, s'étonne de cette médiocrité, alors qu'il y a tant de messieurs distingués qui ne demanderaient pas mieux que de... etc. Mais cela c'est l'antienne connue, et le refrain coutumier des coquins de la manière du sieur de Veuil. Voici donc le visiteur étonné. George note le dialogue.

— Eh bien oui, Monsieur, c'est comme cela, je me trouve très bien.

— Ah ! miséricorde ! Quel tapage ! mais on ne s'entend pas !

— Calmez-vous, c'est mon voisin le maréchal, qui, malheureusement pour vos oreilles si délicates, a beaucoup de pratiques aujourd'hui. C'est bien fâcheux, j'en suis désolée, mais moi j'y suis faite.

— Mais vous ne pouvez pas rester ici ?

— J'y reste, à moins que vous n'ayez un palais à m'offrir. Jusque-là je ne me sépare pas de mon maréchal-ferrant. Je l'aime !

— Chère demoiselle, il faut être jeune comme vous pour supporter un pareil vacarme

— Je le supporte, et j'en ris.

— Je venais vous prier de recevoir le prince Sapieha, homme distingue qui adore les artistes et qui cherche leur société. Il va toutes les fois à vos représentations, et il sera très heureux d'être admis auprès de vous.

— Pourquoi pas ? Si ma mère le permet. Nous recevons beaucoup de monde, mon voisin le maréchal peut vous Je dire je puis donc recevoir te prince Sapieha.

 

C'est ainsi que les négociations furent entamées. Dumas et Mirecourt ont aplani la chose en les supprimant simplement. La mère de George était assez hésitante. Elle ne se pressait pas de permettre la visite de ce Prince charmant et soupirant, admirateur des artistes et, pour le particulier, de sa fille. Alors la tante entre en jeu. Veuil a une puissance dans la place, et la tante joue convenablement le rôle qu'on lui assigné dans cette comédie. « Ma tante poussait beaucoup à cette réception, » dit. George. Et sans s'imaginer faire de l'ironie, elle ajoute simplement : « Elle aimait peut-être les Polonais. »

Car il était Polonais, ce prince tombé du ciel. C'était le temps où le nom de Polonais n'était point encore' une injure. On était, grâce à la Lodoïska mise de mode par Louvet et son Faublas, Polonais avec grâce, on était Polonais avec distinction, avec noblesse. Pour l'amour du Polonais, les nymphes et les odalisques du ci-devant Palais-Egalité vous sautaient au cou avec une charmante et désarmante familiarité.

Or donc, le Prince était Polonais. C'était un titre en faveur de la curiosité de la petite Mme Verteuil, qui, à la suite de son mari et de son théâtre forain, n'avait eu guère l'occasion de voir beau~ coup de grands seigneurs et d'approcher maint Polonais. Et elle aussi, pour l'amour du Polonais, eut le désir devoir le Prince. Il vint.

« C'était, effectivement, un homme tout à fait distingué. »

 

Pouvait-il en être autrement d'un Polonais ?

« ... Grand, mince, une physionomie charmante, élégant sans affectation, très simple, ce qui dénote toujours le grand seigneur il resta peu, ne m'accabla pas de compliments, ce qui est encore très distingué et d'un homme d'esprit, obtint la permission d'être reçu le lendemain. »

 

Il était dans la place ; le loup était dans la bergerie. La tante et le ruffian avaient gagné la moitié de leur commission.

Comme il y était autorisé, le Polonais — la petite Mme Verteuil le trouvait décidément charmant — revint le lendemain. Il apportait, négligemment, en grand seigneur et en homme d'esprit toujours, quelques menus cadeaux un superbe cachemire rouge, un voile d'Angleterre et des bijoux. Ceci fit ouvrir l'œil à Mme Verteuil. Elle eut un mot délicieux

— Monsieur, si c'est à l'artiste que vous offrez ces cadeaux, elle les recevra comme artiste.

Et le Prince dit :

— A l'artiste, naturellement.

Ce n'était point un imbécile.

Dès lors, la glace rompue, il fut de la maison. On l'accueillait avec un évident plaisir et ses visites se multipliaient rue Sainte-Anne. Le chevalier de Veuil exultait ; la tante jubilait. « Le prince Sapieha, vraiment grand seigneur, s'était pris pour moi, non pas d'amour, certes, mais bien d'un véritable attachement. Il me voyait comme une enfant qui s'amusait de tout. » C'est ainsi que George se croit devoir expliquer l'affaire. Il lui semble trop simple d'avouer : il était Polonais, riche, amoureux : je lui cédai. Non, il lui faut une explication qui puisse faire croire qu'elle est entrée vierge dans le lit de Bonaparte, et qu'au Minotaure consulaire elle a sacrifié une vertu assez austère' pour résister aux nécessaires de vermeil, aux théières lourdes de louis, de Lucien, et aux cachemires, aux bijoux, à l'appartement du prince Sapieha. Elle a beau écrire, avec la plus louable, mais aussi la plus naïve persévérance « Oh ! les hommes, ils vous aiment et vous trompent Peut-être aussi était-ce en tout bien tout honneur qu'il voulait me rendre heureuse... c'est possible cela se voit, c'est rare, mais enfin cela se voit, et j'en vais donner la preuve. » Cette preuve on vient de la voir. A quoi bon la donner, puisque un mois plus tard, George et sa famille prenaient possession de l'appartement offert par le prince ?

— Vous ne pouvez pas rester dans ce petit logement, lui avait dit le prince Sapieha cherchez-en un, il le faut ; ne vous occupez pas reste !

Ce « reste » : la tante, elle toujours, elle encore, allait s'en occuper.

C'est naturellement elle qui, de nouveau, en en scène. Revenons au manuscrit de George :

Ma tante se mit en course, et rue Saint-Honoré, n° 334[23], en face de l'hôtel de M. Lebrun, troisième Consul, on me fit venir, pour voir un appartement au premier étage avec un grand balcon. Oh ! pourvu qu’on ne jette pas en bas cette bette maison, et mon cher balcon, mon premier luxe ! Appartement de 2.400 francs avec écuries et remises !

— Ah ! ma tante, que c'est beau ! mais pas de meubles, pas de chevaux !

— Sois tranquille, je suis chargée de tout !

— Par qui ?

— Par le prince Sapieha.

— Oui, par le prince Sapieha. C'est très bien, mais je ne l'aime pas, je ne veux donc rien accepter.

— Il le sait, mais cela lui est égal ; il veut que tu soit bien, comme tu le mérites.

— Il ne veut pas autre chose... à la bonne heure.

 

Outre les meubles, les chevaux et les voitures, George trouva dans la somptuosité des armoires à la mode antique, des costumes, des trousseaux complets. Il y avait là. les chemises de batiste à manches gaufrées, brodées par Mlle l'Olive, la lingère de la Cour Consulaire les jupons en mousseline des Indes les transparents de marceline ; les chaussures de satin rose, noir ou blanc les mouchoirs ourlés d'une rivière de jours et festonnés de valenciennes les canezous légers et ouatés du réveil les manteaux de lit doublés de marceline les cachemires des Indes' ; les fourreaux de dentelle de Malines les écharpes lamées d'argent et d'or, tout ce qui constituait le luxe des grandes élégantes du Consulat. Ainsi parée, George n'avait plus rien à envier à celles que, par un euphémisme au moins étrange, on appelait les femmes du monde. Nous nous sommes, aujourd'hui, chargés de rabattre la moitié de ce titre sans offense.

Ici encore, elle éprouve le besoin de se justifier :

Il paraitra très singulier peut-être de rencontrer tant de magnificence désintéressée. Cela existe et a existé pour moi, et sans doute pour bien d'autres. N'avons-nous pas vu des personnages qui, dans leur testament, ont fait des legs à des artistes ? Le prince Sapieha a fait de son vivant des largesses, ce qui est encore plus grand, et plus noblement généreux ! Il rendait heureux de suite. Il vaut mieux se faire bénir de son vivant qu'après sa mort. C'est moins égoïste : ce qu'il donnait, il ne l'avait plus, tandis que ne donner qu'après sa mort, c'est de la générosité avare.

 

Le mot de la fin est joli. En sa faveur on ne sent pas le courage de chicaner la belle femme en faute sur la pauvreté de ses arguments.

Qu'avait-elle besoin de se défendre ? Ah ! oui, nous savons, elle voulait être celle-là qui s'était refusée à tous, puissants, riches, beaux, pour se donner à l'Empereur par amour pour l'Empereur. Pour cela il ne faudrait point qu'une note de mouchard, à la date du 16 novembre 1803, vint nous dire : « Mlle George a fait récemment une grande perte. Le prince Sapieha est parti pour retourner en Pologne ; il lui donnait, dit-on, 5.000 francs par nuit ; fallût-il en diminuer la moitié, cela faisait encore un profit assez honnête[24]. »

On voit que la générosité du prince Sapieha avait duré que quelques mois. Il regagnait sa Pologne natale et laissait le champ libre à Bonaparte.

Son accès de vertu avait été bref. Paris l'avait vite blasé, malgré son Panorama moral de la rue de Richelieu où, pour deux francs, il était loisible de contempler de jolies filles nues en des poses lascives[25], malgré ses livres érotiques achetés sous le manteau à la police[26] ; le succès de la Courtisane amoureuse et vierge[27], ne l'avait point retenu. Mlle George avait-elle été trop vertueuse ou pas assez ?

Il laissait les beaux repas où le bourgogne, le frontignan, le malaga, le chypre, le syracuse, le vin du cap de Bonne-Espérance et le vin de rota, étalent en honneur ; il dédaignait les danses à la mode dans les salons rouverts depuis la Terreur, l'écossaise, l'anglaise, le fandango, la gavotte, et la mont-ferrine ; le Cosaque méprisait les redingotes courtes, « couleur marron », des hommes, à triple collet, leur pantalon de nankin, leurs chapeaux ronds, leurs bottes collantes les cheveux coupés à la Titus avec, inclinés sur la tempe gauche, des turbans sommés d'épis, les robes « vert d'Egypte » à courtes tailles et à longues jupes, des élégantes, honneur de Longchamp, dans leurs calèches en forme de corbeilles, attelées à la d'Aumont, étaient sans charmes pour lui. Dans les neiges de Varsovie il tenta de les oublier, jusqu'au jour où, au lendemain de Friedland, il se fit le chambellan de son rival dans le cœur de George, de son successeur dans son lit. Mais en 1807, où donc était-elle la Vénus française dont un sourire et une larme de la Walewska éclipsaient l'éclat, la radieuse et impériale beauté ? Et qu'était-elle encore pour le Maître à qui elle n'avait pu donner le change, comme elle l'espéra pour sa gloire et pour la postérité ?

 

 

 



[1] « ... Mlle Raucourt, Mlle Vestris, Mlle Fleury, Mlle George, Mlle Duchesnois, Mlle Volnais, Mlle Bourgoin. Les débuts de ces quatre dernières étaient tout récents et agitaient encore toutes les factions de la société de Paris. » Mémoires de Mme la duchesse d'Abrantès, t. III, pp. 369, 370.

[2] Ces deux recueils, vendus 200 francs à la vente Harel-George, à M. Couët, archiviste de la Comédie-Française, étaient portés au Catalogue sous le n° 67 (p. 8) avec cette désignation : « Opinions et éloges des journaux de Paris sur les débuts de Mlle George a la Comédie-Française en 1802, 2 vol. in-f° et in-8°, mar. roug. fil. et orn. sur les plats. »

[3] « Charmant voisinage qui charmait mon sommeil et me rendait le service de me faire lever deux ou trois heures plus tôt. » Manuscrit de Mlle George.

[4] Manuscrit de Mlle George.

[5] « Chose affreuse, scandaleuse, je le dis à ma honte. » Manuscrit de Mlle George.

[6] COMTE REMACLE, Bonaparte et les Bourbons ; relations secrètes des agents de Louis XVIII à Paris sous le Consulat (1802-1803), publiées avec une introduction et des notes, Paris, 1899, in-8°.

[7] A propos de cette captivité de Lucien, un Catalogue d'autographes de M. Charavay a donné, voici plusieurs années déjà, une lettre en italien de lui, adressée au représentant Chiappe. Cette lettre, curieuse à plus d'un titre, n'a jamais été reproduite, croyons-nous. Eue méritait pourtant d'être conservée. Nous en donnons ici le texte intégral traduit sur l'original italien :

« Des prisons d'Aix, 3 thermidor.

« Citoyen représentant,

« Du fond d'une prison, où j'ai été traîné hier, je me jette à vos pieds.

« J'ai été emprisonné par mesure de sûreté, d'après l'arrêté des représentants Chambon et Guérin, sur l'ordre de la municipalité de Saint-Maximin, où je fus membre du comité.

« Mais je donnai ma démission trois mois avant le 9 thermidor mais dans le pays il ne se commit jamais d'homicide légal, et on ne fit pas payer de contributions forcées. Seulement, d'après la loi tyrannique de ce temps, il y eut huit personnes incarcérées, comme vous savez, qui sont aujourd'hui à la municipalité. Donc, non le délit, mais des circonstances malheureuses, sont cause de mon emprisonnement.

« Cependant, citoyen représentant, à chaque instant nous craignons de voir renouveler le massacre des prisons.

« Je repose sur le matelas, sur la paille, teints du sang des victimes assassinées il y a trois mois. Sans argent, je vois ma femme, ma fille malheureuses ; dépourvues de tout et affligées. Mes frères étant éloignés, je me trouve abandonné. Vous me restez seul dans cette disgrâce. Ah sauvez-moi de la mort Conservez un citoyen,' père, époux, fils, infortuné et non coupable Puisse dans le silence de la nuit mon ombre pâle errer autour de vous, et vous attendrir. Écrivez à Isnard, ou sauvez-moi vous-même. Je suis inspecteur des charrois ; je ne pouvais légalement être arrêté mon service en souffre.

« Si vous me faites mettre en liberté, je courrai avec ma femme à l'armée d'Italie, embrasser vos pieds et vous offrir pour toujours la vie que vous m'aurez conservée ; je languis... j'attends...

« Ma mère vous fera passer cette lettre ; elle me fera passer la réponse. Ah sauvez-moi.

« Votre malheureux concitoyen,

« LUCIEN BONAPARTE. »

[8] A. LAQUIANTE, Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803), d'après les lettres de J.-F. Reichardt, Paris, in-8°, p. 361.

[9] Marie-Anne-Ëlisa Bonaparte épousa, le 5 mai 1797, Félix Bacciochi. Son mari ayant reçu les principautés de Piombino et de Lucques, elle se trouva grande-duchesse de Toscane.

[10] Sur cette complaisance à l'égard des amours de Napoléon, voir : Mile AVRILLON, Mémoires, t. II, p. 130 ; STANISLAS GIRARDIN, Journal et Souvenirs, t. p. 339 ; Maréchal DE CASTELLANE, Journal (1804-1862), t. I, chap. III, p. 85. C'est Mlle Avrillon qui dit à ce propos : « La princesse Pauline s'entourait autant qu'elle le pouvait de personnes fort belles et fort complaisantes pour l'Empereur. »

[11] « Maman » du moins en trouva l'emploi. George, parlant de ces cent louis, dit dans ses Mémoires : « J'avais très envie d'une paire de bracelets en cheveux de je ne sais qui, et dont les fermoirs étaient composés de deux grosses roses. J'avais vu ces bracelets chez un petit bijoutier borgne ; ils coûtaient une somme fabuleuse 200.francs, il n'y fallait pas songer Sur les 100 louis du Prince Lucien, ma mère fut me les acheter, et les mit, sans me prévenir, dans mon nécessaire, que je visitais au moins dix fois par jour. Je vous laisse à penser qu'elle (sic) fut ma joie. Ces deux petits bracelets, les ai-je gardés longtemps ils me coûtaient un argent fou en coton, je les changeais tous les jours... »

[12] ALEXANDRE DUMAS, le Constitutionnel, 16 décembre 1847.

[13] DOCTEUR CABANÈS, Napoléon était-il épileptique ? La Revue, 15 avril 1906 réédité dans les Indiscrétions de l'Histoire, t. III, p. 224 et suiv.

[14] Mme Jouberthou, la femme d'un banquier failli. On sait que ce fut la cause de sa disgrâce, et que l'Empereur, n'étant point parvenu à lui faire rompre cette union, ne la lui pardonna jamais.

[15] Lucien qui avait acheté, en 1799 (voilà bien la pauvreté d'étudiant dont parle Dumas !) la propriété du Plessis-Chamant, y avait installé un théâtre dont les représentations étaient fort suivies. On y jouait le Cid, Mithridate, Alzire, Zaïre, Bajazet. Lucien interprétait lui-même les principaux rôles. Il déclamait avec une grande perfection dit la duchesse d'Abrantès dans ses Mémoires. C'était Lafon qui était chargé de la mise en scène. Chateaubriand était un des habitués du Plessis-Chamant. Il avoue dans les Mémoires d'outre-tombe : « J'étais contraint d'aller diner au Plessis. » Mme Jouberthou y habitait déjà.

[16] C'est à ces négociations que se rapporte la phrase de George que nous avons soulignée.

[17] Mirecourt qui orthographie le nom Sappia, reproche à Alexandre Dumas de l'écrire Zappia. « C'est à tort, dit-il, car les noms propres, en matière historique, ont une orthographe. » Mirecourt peut prendre sa part du reproche qu'il adresse à Dumas, car ce n'est ni Zappia ni Sappia qu'il faut l'écrire, mais Sapieha. C'est l'orthographe qu'adopte George, c'est aussi celle à laquelle se résout la Gazette de France, n° 8, dans une information du 8 janvier 1807 : « Varsovie, 22 décembre. — Les princes Radziwill et. Sapieha, et le comte Potocki, font auprès de S. M. l'Empereur et Roi le service de chambellans. »

[18] Et George conclut : « Oh comment, si jeune, comprendre et faire la part du bien et du mal ? »

[19] Inutile de répéter que Dumas considère t'aventure avec le frère du Premier Consul comme non avenue.

[20] Outre que l'appartement meublé offert par le prince Sapieha n'était point situé rue des Colonnes, voici la liste des demeures successives de George : De 1804 à 1806, rue Saint-Honoré, n° 334 ; de 1807 à 1808, rue de la Place-Vendôme, n° 26 ; en 1814, rue. de Richelieu, n° 12 ; de 1815 à 1816, rue de Castiglione, n° 2 ; en 1817, rue Duphot, n° 15 ; en 1821, rue Taitbout, n° 23 ; en 1822, rue de Clichy, n° 33 ; en 1825, rue Taitbout, n° 33 ; en 1826, rue de l'Odéon, n° 25 ; en 1830, rue Madame, n° 25 ; de 1831 à 1835, boulevard Saint-Martin, n° 14, et rue du He)der, n° 11 ; en 1849, rue de la Victoire, n° 46 ; rue Basse-du-Rempart, n° 44 ; en 1866, rue du Ranelagh, n° 3. C'est là qu'elle mourut.

[21] ALEXANDRE DUMAS, art. cit. « L'anecdote est parfaitement authentique », écrit cependant le docteur Cabanès qui reproduit fidèlement les assertions de Dumas, sans cette fois, suivant son excellente habitude, les contrôler et les confronter avec d'autres témoignages.

[22] E. DE MIRECOURT, vol. cit., pp. 34, 35, 36.

[23] M. HENRY LYONNET, au contraire, indique, vol. cit., p. 42, le ° 1493, comme l'habitation, dans la rue Saint-Honoré, de Mlle George, de 1804 à 1806.

[24] Comte REMACLE, vol. cit.

[25] QUESNÉ, Confessions, t. II, p. 136.

[26] « On revendait cher aux libraires les livres obscènes qui avaient été saisis, et qui étaient presque tous imprimés à Lille avec la connivence du préfet. » H. FORNERON, les Émigrés et la société française sous Napoléon Ier, avec une introduction par M. Le Trésor de la Roque. Paris, 1890, in-8°, chap. IV, p. 2.

[27] La Courtisane amoureuse et vierge, ou Mémoires de Lucrèce, écrits par elle-même, rédigés par le citoyen Lescure. Paris, 1802, 2 tomes, in-12.