UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — DES TRÉTEAUX FORAINS À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

VII. — LA VÉNUS FRANÇAISE.

 

 

« Cet admirable bétail humain. »

FRÉDÉRIC MASSON.

 

Au Théâtre-Français, qu'un railleur estimait, « plus riche encore en beautés qu'en talens[1] », la beauté de George fut une révélation. Le fait est aussi indiscutable que la laideur de Duchesnois. « Superbe femme » dit Lucien, qui peut parler en connaissance de cause[2]. Mais c'est chez Geoffroy qu'il faut chercher les plus extrêmes des louanges.

Ayant salué sa « réputation extraordinaire de beauté », il souligne les luttes et les bagarres qui se sont livrées à la porte du Théâtre, au soir des débuts de relève de Raucourt, et il se demande avec simplicité « Faut-il être surpris qu'on s'étouffe pour une aussi superbe femme ? » En venant enfin à la description elle-même de cette beauté, il fait appel à tous ses souvenirs classiques pour la dépeindre : « Sa figure réunit aux grâces françaises la noblesse et la régularité des formes grecques. Sa taille est celle de la sœur d'Apollon, lorsqu'elle s'avance sur les bords de l'Eurotas, environnée de ses nymphes, et que sa tête s'élève au-dessus d'elles[3]. »

C'est aussi le cri de Mirecourt : « Belle comme l'antique Une taille de reine et une beauté splendide ![4] » C'est avec moins de rhétorique que le critique du Mercure de France s'attache à cette beauté : « Une taille élevée, et élégante, dit-il, des bras, dont les-mouvements naturels sont pleins de grâce, la tête parfaitement placée, une figure régulièrement belle, et pourtant agréable[5]. »

M. Frédéric Masson, lui-même, qui la blasonne d'un mot, dont la cruauté se veut louangeuse, dit : « Chez George si belle à dix-sept ans, la tête, les épaules, les bras, le corps, tout était à peindre, hormis les extrémités, les pieds surtout[6]. » Sans relever cette dernière allégation, exacte, on l'imagine, on peut affirmer que les mains de George ne déparaient pas ses admirables bras « dont le modèle est perdu depuis Phidias[7] », dira Mirecourt. Et il ajoutera « cette main de reine ». De M. Armand d'Artois, qui approcha la tragédienne vieillie, écroulée, méconnaissable, nous avons entendu ce cri : « Ah ! ses mains ! Ses admirables mains !... » Ses mains, dans la débâcle de sa splendeur, dans la ruine de sa triomphante et triomphale beauté, elle n'avait conservé que ce prestige, ce reste de ce corps qui fut une merveille. Cela demeurait d'elle, impérissable, tout ce qui restait de ce que l'Empereur avait aimé. Sur ces mains que les lèvres de Napoléon baisèrent, ces mains qu'il serra dans les siennes, Théophile Gautier broda les plus lyriques de ses phrases.

A, la gloire de celle qui incarnait le romantisme, de la déesse vivante des batailles livrées autour d'un nom et d'une œuvre, de la tragédienne demeurée altière et dominatrice, au-dessus des ruines impériales, il dédiait ce poème où, dans l'or du moule, il coulait le masque impérissable de la femme. « Mlle George, écrivait Gautier, ressemble, à s'y méprendre, à une médaille de Syracuse ou à une Isis des bas-reliefs éginitiques. L'arc de ses sourcils, tracé avec une pureté et une finesse incomparables, s'étend sur deux yeux noirs pleins de flammes et d'éclairs tragiques le nez, mince et droit, coupé d'une narine oblique et passionnément dilatée, s'unit avec son front par une ligne d'une simplicité magnifique la bouche est puissante, aiguë à ses coins, superbement dédaigneuse comme celle de Némésis vengeresse, qui attend l'heure de démuseler son lion aux ongles d'airain. Cette bouche a pourtant de charmants sourires, épanouis avec une grâce toute impériale, et l'on ne dirait pas, quand elle veut exprimer les passions tendres, qu'elle vient de lancer l'imprécation antique ou l'anathème moderne. Le menton, plein de force et de résolution, se relève fermement, et termine, par un contour majestueux, ce profil qui est plutôt d'une déesse que d'une femme. Une singularité remarquable du col de Mlle George, c'est qu'au lieu de s'arrondir intérieurement du côté de la nuque, il forme un contour renflé et soutenu qui lie les épaules au fond de la tête sans aucune sinuosité. L'attache des bras a quelque chose de formidable par la vigueur des muscles et la violence du contour. Un des bracelets d'épaules ferait une ceinture pour une femme de taille moyenne. Mais ils sont très blancs, très purs, terminés par un poignet d'une délicatesse enfantine et par des mains mignonnes, frappées de fossettes, de vraies mains royales faites pour porter le sceptre et pétrir le manche du poignard d'Eschyle et d'Euripide[8]. »

Cela, cette eau-forte, Gautier la burinait au déclin de George, qu'eût-ce été s'il eût pu le faire à ses débuts ?

Cette lourdeur qui, dans sa vieillesse, devint le triste et cruel châtiment de sa beauté défunte, ne s'accusait point encore en elle. La jeune force de son adolescence la laissait svelte, dégagée, souple, libre et impériale. C'était du marbre vivant, ridé des veines bleues ondulant sous la peau lisse, couvert de cette sorte de lueur que dégagent les chairs pâles. C'était une femme digne du lit consulaire, où le désir furieux du Corse allait la faire monter, c'était, unique ; souveraine et sans rivale, la Vénus française.

 

 

 



[1] Journal de l'Empire, 1er mars 1809.

[2] TH. IUNG, ouv. cit., t. II, p. 261.

[3] « Cet implacable critique n'admettait pas le talent sans la beauté. » E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 25.

[4] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 21, 25.

[5] Mercure de France, frimaire an XI.

[6] FRÉDÉRIC MASSON, vol. cit., p. 134.

[7] E. DE MIRECOURT, vol. cit., p. 95.

[8] Les Belles femmes de Paris, par des hommes de lettres et des hommes du monde, Paris, 1839. — Cet article a été réédité dans Portraits contemporains, Paris, 1874, et repris par Mirecourt, vol cit., pp. 93, 94, 95.