UNE MAÎTRESSE DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — DES TRÉTEAUX FORAINS À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

IV. — LE ROMAN COMIQUE AU CHÂTEAU.

 

 

« Aimez vos femmes et vos châteaux », ce vieux cri des grands seigneurs philosophes de 1789, le Consulat l'avait remis à la mode. Dans ces demeures de plaisance où s'exerçait le style néo-grec de MM. Percier et Fontaine, la société politique et militaire, ou simplement élégante, renouait la chaîne des charmantes traditions de l'ancien régime. L'ère des fêtes champêtres recommençait, remise au goût du jour par la femme du Premier Consul à la Malmaison. Cette vie de château, à l'aurore du Consulat, n'était point celle qu'on peut imaginer de nos jours. On ne se sentait pas arraché de Paris, campé dans une demeure sans toutes ses aises, assailli des mille petits inconvénients qui résultent d'un départ qu'on sait n'être point définitif. C'était alors la vie large, luxueuse, bruyante, fiévreuse, Paris transplanté dans un beau paysage tourangeau ou berrichon. La demeure était vaste, — car le bourgeois aux ressources médiocres ne connaissait pas « les quinze jours de bains de mer » d'aujourd'hui, — le domestique nombreux, la société telle qu'on la connaissait dans la capitale. Dans ces résidences princières, accrochant encore à leurs, façades, les blasons blessés et démolis des anciens seigneurs traqués en 93, dans ces châteaux, dont s'honoraient les provinces, étaient venus, tour à tour, mourir l'écho et le grand fracas des victoires de 1800. Le nom de Marengo, de Hohenlinden, avait résonné là sur des lèvres surprises de les connaître. Là, George devait sentir, pour la première fois, son cœur s'éveiller à la renommée de Bonaparte.

La Chapelle était une de ces demeures. Le jardin en était merveilleux, plein de fleurs penchées dans la chaleur du midi, de plantes curieuses que Raucourt avait des joies naïves et enfantines à découvrir. Elle y passait de longues heures à greffer les arbres, les arbustes. « Elle greffe à ravir, mais trop longtemps, disait George, car une fois encore, pour l'amour des fleurs et de la greffe, les leçons de déclamation étaient oubliées. Quand ce n'était point la greffe, c'étaient des parties sur l'eau. A défaut de ces parties, la chasse. Oui, Raucourt chassait. C'était d'ailleurs la terreur de George, car son professeur émettait la prétention de l'emmener à travers bois. « Des fantaisies qui ne m'allaient guère, » disent ses Mémoires. Il lui fallait bien cependant s'y soumettre, et c'est une scène de comédie au moins plaisante, qui débute par un agréable portrait de la chasseresse :

Elle prenait un fusil, son chien, sa carnassière, et la voilà partie en petite jupe blanche qui venait juste aux genoux. C'était la Diane antique, et avec des jambes aussi belles que les siennes, et des pieds longs et fins, ravissants la voilà chassant dans son parc, en plein soleil, sur le nez.

 

Ce n'est là que le prologue, mais la scène vaut le prologue. C'est George qui conte :

Elle me dit : « Viens avec moi, tu verras comme tu t'amuseras ! » Moi qui n'ai jamais eu des goûts guerriers (j'avais mis masculins, mais je crois que c'était trop direct)[1], je tremblais de tous mes membres ! « Non, je vous prie, ne m'emmenez pas, j'aurais une peur affreuse, je le sens bien moi je n'aime pas la chasse ! — Poltronne ! — Madame, laissez-moi avec maman et Mme de Ponty. j'étudierai, j'aime mieux cela. — Allons donc, il ne faut pas être pusillanime. Si tu es si craintive, comment feras-tu pour débuter devant une salle comble ?

Tout ceci est vrai, mais bien enfantin mais vous m'avez dit de mettre toutes mes bêtises et je n'en chômerai pas hélas ![2]

Je la suis donc, cette implacable Diane. A chaque coup de feu je tombais par terre, avec les pauvres petits tapins

Ne me disait-elle pas cette belle chasseresse, quand elle croyait avoir bien ajusté, de courir après, et de lui rapporter cette pauvre petite bête « Ah pour ceci, Madame, non Je me révolte, je ne puis vous obéir, je ne reviendrais pas d'abord vous attendriez longtemps votre lapin, on me trouverait morte ! » Elle riait aux éclats, elle était vraiment bonne, Mlle Raucourt. Tous ces souvenirs ne peuvent intéresser personne, je le sais bien, mais j'ai de la joie au cœur en les retraçant. Qu'on est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans !

 

L'anecdote est menue, certes, mais elle ne vaut précisément que par le charme de la franchise, par le comique involontaire de la situation. Et n'est-ce pas, en outre, un croquis alerte et neuf la vie intime de Raucourt Cette familiarité, cette simplicité, cette bonté, George prend à tâche d'y insister, et il n'est pas jusqu'à une partie « aux quatre coins » qui ne lui en fournisse l'occasion.

« Mlle Raucourt, dit-elle en parlant de ces jeux dans la cour du château, Mlle Raucourt se mettait à ces folies, elle était là sans façon, et tout aussi rieuse et enfant que moi, elle se prêtait à cela avec une bonhomie et un entrain charmants. Elle avait tant d'esprit, cette femme, elle était si amusante, quand elle contrefaisait son monde ! » On est bien prêt de partager le plaisir de George.

Ainsi s'écoulait la vie heureuse des habitantes de La Chapelle, quand, au milieu de ces poules en paix, survint un coq. Sans doute, ses dommages ne devaient point être considérables, étant donné le goût amoureux de Raucourt.

Ce fut l'acteur Lafon[3]. Beau garçon, alors dans la force de l'âge il avait vingt-neuf ans il était depuis deux saisons la coqueluche des admirations féminines au Théâtre-Français. De concert avec Raucourt, il avait décidé de donner quelques représentations à Orléans, et il était venu s'installer à demeure à La Chapelle. Payé, sans doute, pour ne point ignorer [l'inutilité d'une cour masculine auprès de Raucourt, il fit ce que tout autre galantin eût commencé par faire il se rabattit sur George. Le manuscrit de l'élève raconte plaisamment — et complaisamment — l'aventure. Voici le morceau :

Le beau Lafon me fit la cour, il faisait le sentimental. II y avait un bois charmant, il s'arrangeait de manière à m'éloigner un peu de la société ; je me laissais conduire, je l'avoue franchement nous nous arrêtâmes un jour devant une belle grosse pierre formant une espèce de rocher.

Là le beau Lafon me fit une déclaration honnête, me 'jurant qu'il ferait tout pour m'obtenir en mariage.

— Je vous fais le serment, me dit-il, comme s'il parlait à Zaïre, devant le rocher que nous appellerons le rocher d'Ariane.

— Vous me faites peur, Monsieur Lafon, puisque c'est sur le rocher qu'Ariane mourut de chagrin d'avoir été abandonnée par Thésée.

— Ma chère petite amie, ceci est bien différent. Thésée était un libertin et Lafon est un honnête homme.

C'était bouffon, j'en ai bien ri avec lui. Nous restâmes un peu trop de temps à ce qu'il parait la société avait regagné la maison, on sonnait le diner, et nous nous mîmes à courir. On était à table, jugez. J'étais très sotte, très rouge. Ma mère me lit une mine affreuse, Mlle Raucourt fit froide figure à Lafon, et lui reprocha de m'avoir attardée.

— Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je J'espère. Triste dîner, il y avait des mets excellents, mais je ne mangeais point, tant j'avais frayeur de me retrouver seule avec maman, qui était très sévère. Cette bonne petite Mme (de) Ponty riait, faisait tout pour ramener un peu de chaleur dans la conversation. On joua le soir aux petits jeux, il vint des visites on oublia cette mésaventure pour se livrer aux rires les plus joyeux du monde. On pria ma petite mère de me pardonner mon étourderie. Le bon accord fut rétabli. Lafon poursuivait son idée de mariage, mais mon charmant Gascon[4] ne voulait point brusquer, il attendrait mes débuts. Garçon prudent, mon gendre ! Il voulait me donner le temps, disait-il, de la réflexion. Il fit bien, mon Orosmane du Midi je réfléchis, et me convainquis que le mariage n'était point de mon goût. Je me sentais déjà d'un caractère indépendant. Pauvre Lafon ! avec ses habitudes bourgeoises, qu'aurait-il fait de moi ? Bon Dieu et qu'aurais-je fait de lui ? Le chevalier de la triste figure, je crois !

 

Cette page ne laisse pas d'être déconcertante. Il est certain que du retard de Lafon et de George au dîner, Raucourt conçut quelque jalousie. Son bref et sec : « Mon cher camarade, cela n'arrivera plus, je l'espère ! » est significatif à cet égard. Non pas qu'elle eût quelques vues sur Lafon, son passé amoureux est là pour le démentir, mais n'était-ce point plutôt dans son affection quelle qu'elle fût pour George, qu'elle se sentait atteinte ? Sans doute avait-elle deviné la cause du retard de ses deux hôtes à sa table, mais ce serait mal la connaître et méconnaître à la fois son caractère, que de penser que l'unique souci de son bon renom d'hôtesse fût la cause de son mécontentement,

Mais ce récit a une autre importance encore. Il nous fixe, à peu près avec certitude, sur le premier amour de George. Qu'elle fut attirée vers Lafon, bel homme, elle-même le confesse, et surtout homme à bonnes fortunes, ce qui n'est jamais pour déplaire aux femmes, cela est hors de doute. Au ton du récit on peut cependant s'y tromper. La raillerie et l'ironie de George déroutent quelque peu la certitude en cette affaire, et on pourrait douter de ses sentiments pour Lafon. L'aima-t-elle ? Non, dit le passage que nous venons de citer oui, riposte celui que voici

Qu'on est heureuse, mon Dieu, à quatorze ans Tout vous parait vrai, vous voyez tout en beau, vous croyez à l'amitié, au dévouement, à l'amour ! Je croyais à l'amour de mon beau Lafon, qui me paraissait le beau idéal.

 

Voilà l'aveu formel, indiscutable. Mais poursuivons

Quand il me parlait, quand, dans nos jeux du soir, ma main rencontrait la sienne, mon sang se refoulait vers mon cœur, je ne respirais plus ! Plus tard, on voit qu'après tout est faux, tout est calcul : l'amitié, c'est bien rare, le dévouement plus rare encore, oh oui, bien plus rare. L'amour, oui, il vous fait illusion, il vous fait vivre, il vous torture, vous brise le cœur bien souvent, mais il vous anime C'est quelque chose on ne vit pas dans le calme plat, mais je pense que ce qu'il y a de vraiment vrai c'est l'amour maternel. Cher Lafon, plus de promenades plus de causeries des regards, de gros soupirs, puis l'espoir qui fait vivre.

 

Cela, ces dernières lignes, ce sont les déclamations sentimentales, et peu littéraires, de la littérature romantique, de la femme vieillie, déchue, de la tragédienne qui remue au fond de son cœur et de sa mémoire, les cendres éteintes déjà de son souvenir. Mais ce qu'il importe d'en retenir, c'est l'aveu même de l'amour, les circonstances qui F accompagnèrent.

« Je croyais à l'amour de mon beau Lafon. » Cela est net et ne supporte pas le doute. On peut donc assurer que celui que George appelle « l'Orosmane du Midi fut son premier amour. Bientôt, en des bras plus glorieux, elle allait l'oublier, lui et ses serments devant le rocher d'Ariane, tandis que Lafon, par un contraste piquant, devenait l'amant de la belle Pauline Bonaparte.

*

* *

Le séjour à La Chapelle eut une conséquence plus sérieuse pour George. Là, Raucourt se décida à parachever son éducation dramatique, à la préparer définitivement à la carrière élue. Elle avait imaginé de faire jouer la comédie par son élève, devant « toutes les notabilités d'Orléans, les gens d'esprit du canton, les poètes des environs ». Ce fut pour ces braves gens une révélation où peut-être se mêlait quelque enthousiasme de commande pour la châtelaine.

— Comment, disaient-ils en admirant l'élève, elle n'a pas quatorze ans ?

— Et elle va jouer Clytemnestre ?

— Mais c'est prodigieux ![5]

Vêtue de vieux oripeaux de Raucourt, coiffée d'un ancien diadème « en paillon », George débuta à La Chapelle par le rôle d'Hermione dans Andromaque.

Et chacun de louer le professeur du talent naissant de l'élève, de lui promettre le plus grand succès.

« Cette prédiction réveillait enfin Mlle Raucourt. Elle sentit qu'il fallait sérieusement s'occuper de moi son amour-propre était en jeu. » Ces éloges furent donc le stimulant nécessaire pour la tragédienne. « Aussi les auditions ne manquaient pas, » dit George.

Une fièvre de travail s'empara d'elle. Tour à tour les grandes héroïnes tragiques se lamentèrent dans le boudoir de La Chapelle. Jocaste secoua les haillons sanglants du lamentable Œdipe Médée brandit le glaive ruisselant ; Cléopâtre l'Égyptiaque ouvrit ses bras avec l'envergure du condor sacré ; Athalie, comme une louve traquée, hurla vers la vision des palais saccagés, et, les mains pourpres encore du meurtre du Roi des Rois, échevelée, dominatrice, droite dans sa robe de massacre et de splendeur, Clytemnestre attesta les Dieux de la juste rigueur de son énorme vengeance.

Ainsi l'été passa. Vendémiaire ruissela aux pressoirs de la Touraine riche en vignobles, et les premières pluies de brumaire ramenèrent à Paris les hôtes de Raucourt.

George était prête affronter les chandelles de la Comédie-Française.

 

 

 



[1] C'est là une phrase qui prouve que Mlle George savait parfaitement à quoi s'en tenir sur les goûts amoureux particuliers de Raucourt. Elle hésite à récrire, non point parce qu'elle ignore ces choses, mais parce que la reconnaissance lui commande d'oublier et de glisser sur les détails des mœurs dont elle a été le témoin.

[2] Note pour Mme Desbordes-Valmore, qui peut faire croire que c'est sur son instigation que Mlle George écrivit ses Mémoires.

[3] Pierre Rapenouille, dit Lafon, débuta a la Comédie-Française le 8 mai 1800. La même année, en septembre, il fut nommé sociétaire, et le demeura trente ans, car il ne prit sa retraite que le 1er avril 1830. Il mourut à Bordeaux le 10 mai 1846. Au début de ses Mémoires, Mlle George trace de lui ce portrait qu'on veut croire ressemblant « Je vis enfin le beau Lafon, facteur en grande vogue, dont les débuts avaient été si brillants que Talma en conçut quelques inquiétudes. Orosmane (c'est le rôle qu'il jouait quand Mlle George le vit pour la première fois), c'était plutôt un joli homme, de traits très délicats, le nez un peu en l'air, de petits yeux noirs mais très brillants et fis, de l'élégance dans toute sa personne ; bel organe, parlant bien amour, des larmes, de l'enthousiasme, une chaleur très entrainante, jeu très éclatant, mais point de profondeur, peu de composition, c'était un feu d'artifice qui éblouissait, qui produisait des applaudissements très chaleureux. Lafon plaisait beaucoup aux femmes, son genre de talent séduisait avec juste raison, il était vraiment ravissant. Son succès dans, le genre chevaleresque était bien légitime et bien mérité.

[4] Il était, en réalité, Périgourdin, étant né, le 1er septembre 1773, à Lalinde.

[5] Manuscrit de Mlle George.