HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE IV.

 

 

Athènes devient prépondérante sur mer. - Thémistocle. - Aristide. - Progrès de la démocratie. - Hégémonie athénienne. - Cimon.

 

Après la première guerre médique, les plus grands noms de l'antiquité sont à la tête des partis dans l'Agora : c'est Thémistocle, c'est Aristide. Le premier appartenait par sa naissance, autant que par son caractère, au parti démocratique. Son père, Nicoclès, était un des citoyens les moins considérables d'Athènes. bu côté maternel, il était bâtard ; car sa mère était étrangère. Son ambition se révéla de bonne heure par un trait que Plutarque nous a transmis : exclu, par le vice de sa naissance, des gymnases de l'intérieur de la ville, il attirait adroitement au Cynosarge les jeunes gens des meilleures familles, et là, il leur persuadait de s'exercer avec lui[1] ; ne pouvant s'élever jusqu'à eux, il les abaissait jusqu'à lui. Il lui fallut plus tard un décret du peuple pour être admis au nombre des citoyens.

Aristide, au contraire, sortait d'une famille illustre ; il avait été archonte, charge qui ne pouvait encore appartenir qu'aux citoyens de la première classe. Un auteur cité par Plutarque, Idoménée, dit qu'il ne fut point désigné par le sort, mais qu'il fut élu par le peuple[2]. Nous croyons que ce ne fut point une exception motivée par la vertu d'Aristide, mais que c'était encore l'usage d'élire les archontes. Aristide avait été très-lié avec Clisthène, le fondateur de la démocratie athénienne ; mais il n'en était pas moins admirateur de Lycurgue et partisan de l'aristocratie. Il eut Thémistocle pour antagoniste, et jamais caractères ne furent plus opposés : l'un souple et audacieux, prêt à tout concevoir et à tout oser, ardent aux innovations, voulant le succès à tout prix et sacrifiant tout à l'intérêt ; l'autre réfléchi, scrupuleux, désintéressé, ayant horreur du mensonge et des vaines paroles, attaché aux anciennes maximes, toujours d'accord avec lui-même, et subordonnant tout à la justice, même la gloire et la grandeur de son pays.

Mais si Thémistocle paraissait manquer du sentiment moral, s'il représentait surtout la politique des intérêts et des passions, il faut convenir qu'il était doué d'une intelligence supérieure et d'une activité infatigable. Il s'était particulièrement appliqué, dit Plutarque, à cette étude qu'on appelait alors sagesse, et qui n'était autre chose que la science capable d'agir avec vigueur : c'était la philosophie pratique de Solon. Personne ne comprit mieux que Thémistocle la situation de la Grèce, et celle d'Athènes en particulier. Dès le commencement de sa carrière politique, il tourna vers la mer toutes les pensées et tous les efforts de ses concitoyens. C'était l'usage de partager entre les Athéniens le produit des mines d'argent de Laurium, qui étaient une propriété nationale. On allait faire cette distribution, et, selon l'estimation d'Hérodote, chacun aurait reçu pour sa part dix drachmes, lorsque Thémistocle parut à la tribune, et persuada à l'assemblée de réserver cet argent pour construire des vaisseaux de guerre[3]. Cent galères furent construites immédiatement, selon Plutarque ; deux cents, selon Hérodote. Un peu plus tard, une loi dont parle Diodore de Sicile, et que Thémistocle avait proposée, ordonna de construire vingt vaisseaux par an[4].

Athènes étant devenue une puissance essentiellement maritime, il s'opéra, dans son système militaire, un changement radical qui devait amener de graves conséquences politiques. Plutarque dit que Miltiade, à la fin de sa carrière, avait combattu la première idée de ce changement. Il est probable qu'Aristide ne s'y montra pas favorable ; car il était, en général, contraire aux innovations, et, se voyant sans cesse contredit par Thémistocle, il le combattait lui-même systématiquement, estimant, dit Plutarque, qu'il valait mieux empêcher quelque mesure utile à l'État, que de permettre à son rival d'arriver au pouvoir absolu, en lui laissant tout emporter de haute lutte. On reprochait à Thémistocle d'avoir arraché aux Athéniens la lance et le bouclier pour les réduire au banc et à la rame. Platon s'est fait l'écho de ces reproches, dans son traité des Lois : Les Athéniens, dit-il, étaient jadis de bons soldats, pesamment armés, qui attendaient de pied ferme le choc de l'ennemi ; on en a fait des matelots agiles, tout prêts, à la moindre alarme, à s'enfuir sur leurs vaisseaux[5]. Mais Thémistocle, bravant les reproches.de ses ennemis, resta ferme dans ses desseins. Il se débarrassa de son principal adversaire, d'Aristide, par l'ostracisme, et il continua de donner tous ses soins à la marine, persuadé que là étaient à la fois le salut de la Grèce et la grandeur d'Athènes. La bataille de Salamine et tous les triomphes qui ont suivi lui ont donné raison.

Les Athéniens avaient rappelé Aristide un peu avant la bataille de Salamine, trois ans après l'avoir banni. Il y élit alors, en présence du danger public, et plus tard sous les auspices de la victoire, comme une trêve entre les partis. Non-seulement Aristide soutint Thémistocle de toutes ses forces dans la guerre contre les barbares ; mais il voulut encore lutter de popularité avec les chefs du parti qu'il avait combattu. Il fit adopter une loi que Thémistocle dut lui envier, et qui, en faisant faire un pas à la démocratie, était une véritable révolution dans l'État. Clisthène n'avait pas fait tomber toutes les barrières qui séparaient encore les différentes classes de citoyens. Les plus riches pouvaient seuls s'élever jusqu'à l'archontat : or, cette inégalité commençait à peser à un peuple qui avait la conscience de sa force. Après les immortelles journées de Platée et de Mycale (479), Aristide pensa que les Athéniens méritaient une récompense pour le courage qu'ils avaient déployé dans les batailles. En même temps, dit Plutarque[6], il voyait bien qu'il ne serait pas facile de contenir par la force ce peuple qui avait les armes à la main, et dont l'orgueil était exalté par ses victoires. Il proposa donc un décret portant que le gouvernement appartiendrait désormais en commun à tous les citoyens, et que les archontes seraient pris indifféremment parmi tous les Athéniens, sans aucune condition de cens.

Ce changement avait été préparé, plus qu'on ne le croit généralement, par l'accroissement progressif de la valeur des propriétés depuis l'époque de Solon. Au commencement du Ve siècle, un revenu de cinq cents médimnes ne représentait plus une fortune considérable, et l'archontat était devenu par conséquent accessible à un plus grand nombre de citoyens : Aristide avait été archonte, et sa fortune était fort modique. Cependant le principe subsistait toujours : c'était le cens qui était la condition des honneurs, et le gouvernement d'Athènes était ce qu'Aristote a appelé une timocratie. La loi d'Aristide posa un principe nouveau : elle reconnut à tout Athénien libre le droit d'aspirer à toutes les fonctions publiques, quand elles n'étaient pas de nature à exiger une responsabilité pécuniaire, comme le maniement des deniers de l'Etat. Ce fut alors que l'isonomie fut véritablement établie.

Ce fut sans doute à cette époque que s'introduisit l'usage de faire désigner par le sort les archontes et les sénateurs. Autrefois le peuple entier avait le droit d'élire ces fonctionnaires ; mais il ne pouvait choisir que les riches. Depuis que la loi d'Aristide avait rendu tous les Athéniens éligibles, les principaux citoyens pouvaient craindre que le mérite ne fût écrasé par le nombre, et que l'élection ne perpétuât au pouvoir les hommes des dernières classes. D'un autre côté, les pauvres pouvaient concevoir la crainte opposée : les riches conservant leur crédit et tant de moyens d'influence, ne pouvait-il pas arriver que le peuple continuât de les choisir, comme il le faisait encore, au siècle suivant, pour les charges qui étaient restées électives[7] ? Le tirage au sort fut adopté comme une transaction qui garantissait aux classes diverses des chances égales de succès. On fit pour les fonctions publiques ce que Solon avait fait pour les tribunaux : le hasard fut proclamé grand électeur. Par là on avait conquis l'égalité ; mais à quel prix ? au risque de voir arriver au gouvernement les plus incapables. Quoique, à tout prendre, le sort ait été, certains jours, plus clairvoyant dans ses choix que la multitude, nous ne pouvons que souscrire au jugement de Socrate et de Cicéron sur ce mode de nomination : il assure le salut des États, comme on assurerait le salut d'un vaisseau, en tirant au sort celui des passagers qui devrait tenir le gouvernail[8].

Les Athéniens eux-mêmes comprenaient si bien tout ce qu'il y avait de péril dans ce système, qu'ils ne l'appliquèrent jamais à toutes les fonctions publiques. Les commandements militaires restèrent électifs. Dans un temps où Athènes était si souvent engagée dans de lointaines expéditions, les fonctions de stratège devenaient chaque jour plus délicates et plus compliquées. Quelquefois même on ajoutait à la dignité de stratège le titre d'autocrator (αύτοκράτωρ), c'est-à-dire qu'on donnait au général une autorité absolue. Les archontes, au contraire, avaient beaucoup perdu de leur ancienne importance. Dépouillés de leurs attributions politiques et militaires, ils étaient réduits à des fonctions purement civiles et administratives. Encore leur pouvoir était-il sans cesse restreint par la création de quelque nouvelle magistrature : c'étaient les astynomes et les agoranomes, qui maintenaient la police des rues et des marchés ; les métronomes, qui veillaient sur les poids et mesures ; les sitophylaques, qui étaient chargés des approvisionnements et qui réglaient le prix des subsistances[9].

La prospérité d'Athènes augmentait sans cesse le nombre des citoyens. Les dèmes de la campagne étaient devenus impuissants à balancer la population de la ville, qui avait pris un accroissement extraordinaire. On sait comment Thémistocle releva les murs d'Athènes, malgré l'opposition lacédémonienne, et combien il agrandit la ville en la joignant au Pirée. Ce fut Thémistocle qui fut vraiment le créateur du Pirée : il le fit bâtir, sur un plan symétrique, par l'architecte Hippodamus. Il y établit des magasins et des arsenaux. Il y attira des ouvriers étrangers, en leur accordant toute sorte de privilèges et d'immunités. Il s'en glissa même un grand nombre parmi les citoyens. Dès lors il se forma dans les ports une ville nouvelle, plus agitée que l'ancienne. Au Pirée, dit Aristote, on est plus démocrate que dans la cité[10]. Les plus modestes citoyens d'Athènes allaient devenir à leur tour une sorte d'aristocratie. L'influence échappait aux Eupatrides et aux propriétaires. C'étaient les matelots, les marchands, les ouvriers qui dominaient dans l'Agora, à la place de ces laboureurs qui paraissaient à Aristote les plus fidèles gardiens d'une démocratie régulière. La tribune aux harangues, tournée vers la mer, signifiait, dit un ancien, que là étaient désormais la vie et la puissance d'Athènes[11].

Mais ce qui sauvait la démocratie athénienne, ce qui l'arrêtait encore sur la pente glissante où elle s'était engagée, c'est qu'elle avait des chefs intelligents, qui savaient la contenir et la régler. L'Aréopage exerçait toujours sa haute surveillance sur toutes les parties du gouvernement. Composée d'hommes vieillis dans les affaires, cette assemblée réunissait toutes les illustrations de la république : on y voyait siéger, à côté des anciens archontes, les citoyens les plus remarquables par leur naissance, leurs richesses et leurs vertus. Le nombre des aréopagites ne pouvait dépasser cinquante et un[12]. Le sénat d'en haut[13] représentait donc le principe aristocratique ; mais il avait su se rendre populaire en transigeant avec les besoins nouveaux. Il avait soutenu Thémistocle dans sa lutte maritime contre les Perses : pour décider le peuple à monter sur les vaisseaux, il avait voté une indemnité de huit drachmes pour tous ceux qui s'embarqueraient. Il ne s'était point opposé à la loi d'Aristide qui avait supprimé la distinction des classes ; mais il veillait religieusement à ce que le progrès des institutions démocratiques ne portât aucun trouble dans l'État.

Il y avait aussi, à cette époque, des magistrats chargés spécialement de défendre les lois établies contre toute innovation téméraire ou prématurée : je veux parler des nomothètes qui présidaient à la révision des lois. Ici, il faut distinguer la loi proprement dite (νόμος), et le simple décret (ψήφισμα). Quand il ne s'agissait que d'un décret, l'assemblée du peuple pouvait, sur l'avis du sénat, adopter ou rejeter toute proposition nouvelle. Mais quand il s'agissait d'une loi, l'opération était plus compliquée. La première assemblée ordinaire de l'année recevait les propositions des citoyens qui demandaient quelque réforme dans les lois. Si ces demandes paraissaient assez fondées pour mériter un plus ample examen, la troisième assemblée ordinaire nommait des nomothètes, ou plutôt les tirait au sort parmi les six mille citoyens qui devaient remplir les fonctions de juges. Ces nomothètes, dont le nombre s'élevait quelquefois jusqu'à cinq cents et même jusqu'à mille, devaient comparer les avantages relatifs de l'ancienne loi et de celle qu'on proposait d'y substituer. On choisissait cinq avocats ou syndics, pour défendre l'ancienne loi, et la majorité prononçait[14]. Mais lors même que la loi nouvelle avait été adoptée, celui qui l'avait proposée en demeurait responsable : il pouvait être, pendant un an, poursuivi et condamné, s'il était reconnu que sa proposition avait troublé l'économie des lois en vigueur, ou avait amené des résultats contraires à l'intérêt public.

C'étaient là certainement des garanties sérieuses, propres à sauver le peuple de ses propres caprices, et à préserver Athènes d'un des plus grands périls de la démocratie, de la perpétuelle instabilité des lois. L'institution salutaire des nomothètes est incontestable à Athènes ; mais l'époque où ces fonctions ont été établies, n'ayant point été déterminée par les auteurs anciens, est un problème pour la critique moderne. M Thirlwall, à qui l'Angleterre doit une savante histoire de la Grèce, a cru devoir attribuer à Solon l'établissement des nomothètes[15]. Un des compatriotes de M. Thirlwall, qui a publié plus récemment encore un ouvrage remarquable sur l'histoire grecque, M. Grote, ne pense pas qu'il faille rapporter au législateur athénien la procédure relative à la réforme des lois. Solon était bien plus préoccupé de l'idée de consolider sa législation, de la rendre inviolable, que d'en régler d'avance la révision[16]. Sur ce point, nous sommes d'accord avec M. Grote ; mais nous ne saurions partager son opinion quand il attribue à Périclès l'institution des nomothètes : c'était, selon M. Grote, un moyen de remplacer l'Aréopage, quand ce haut sénat eut été dépouillé de ses attributions politiques. Au temps de Périclès, comme nous le verrons tout à l'heure, on abaissait les anciennes barrières, on ne songeait guère à en élever de nouvelles. La création de cette magistrature conservatrice ne nous parait ni aussi ancienne que le croit M. Thirlwall, ni aussi récente que le suppose M. Grote : elle nous semble bien plutôt se rapporter au temps d'Aristide, à cette époque intermédiaire, où l'on faisait au peuple de justes concessions, mais en réglant son pouvoir et en réprimant ses excès.

C'est la période la plus brillante et la plus pure de l'histoire d'Athènes. Au dedans point de luttes ardentes entre les partis le peuple, satisfait de l'isonomie complétée par la loi d'Aristide, ne songe point encore à humilier les grands et à dépouiller les riches. Au dehors, l'activité des Athéniens est occupée par de glorieuses entreprises. Pour se défendre contre les Perses, les États grecs avaient formé une confédération dont le commandement avait été donné à Sparte. Quand la trahison de Pausanias eut compromis la suprématie lacédémonienne, les alliés tournèrent les yeux vers Athènes, et lui décernèrent ce qu'on appelait l'hégémonie, c'est-à-dire le commandement de la confédération. L'orgueil et le despotisme de Pausanias avaient fait détester la domination de Sparte ; la justice d'Aristide et la douceur de Cimon firent d'abord aimer celle d'Athènes. Aristide, revêtu des fonctions nouvelles d'hellénotame, détermina, avec la plus rigoureuse équité, ce que chaque peuple devait payer, selon ses ressources, pour la défense commune. Le chiffre total s'éleva, dans le principe, à quatre cent soixante talents. L'argent fut déposé à Délos, et les assemblées se tenaient dans le temple. A cette époque, les alliés traitaient avec les Athéniens sur le pied d'égalité ; ils conservaient l'autonomie et délibéraient ensemble ; la majorité faisait la loi[17].

Pendant qu'Aristide présidait aux finances, Cimon se dirigea vers la Thrace avec les forces de la confédération. Il prit d'assaut Éion, sur le Strymon, place qui était occupée par les Mèdes, et il réduisit les habitants en servitude. Il fit ensuite éprouver le même sort à l'Ile de Scyros, et il y fonda une colonie. Les Athéniens trouvèrent à Seyros les ossements de Thésée, qu'ils rapportèrent en grande pompe dans leur ville. Il y eut à Athènes, en mémoire de cet événement, un concours de poésie dramatique, qui prouve que le progrès des lettres coïncidait avec celui de la puissance athénienne. Le vieil Eschyle et Sophocle, encore au début de sa carrière, se trouvèrent en présence. Les généraux eux-mêmes remplirent les fonctions de juges, et donnèrent le prix à Sophocle. Eschyle découragé se retira en Sicile, où il mourut[18]. C'était le temps où Pindare chantait les victoires que les tyrans de Syracuse et d'Agrigente avaient remportées dans les jeux ouverts à tous les Grecs.

Après la prise de Scyros, les alliés allèrent combattre les Carystiens, dans l'Eubée ; mais cette guerre se termina par un traité. Les Athéniens soumirent ensuite les habitants de Naxos, qui s'étaient détachés. de l'alliance commune. C'est la première ville alliée, dit Thucydide, qui ait été réduite à la condition de sujette, et l'historien explique parfaitement comment l'état des confédérés se modifia peu à peu. Ils commençaient à se lasser d'une guerre qui leur imposait de si grands sacrifices. D'ailleurs Athènes, tout en les admettant, dans le temple de Délos, à la délibération commune, avait pris sur eux un grand ascendant. Elle exigeait impérieusement qu'on remplit toutes les conditions de l'alliance. Les Athéniens ne commandaient plus avec la même douceur ; ce n'étaient plus des égaux[19] : c'étaient des maîtres auxquels il fallait obéir. Thucydide attribue ce résultat bien moins à l'ambition des Athéniens qu'à la mollesse des alliés. La plupart rentrèrent dans leurs foyers, et, pour se dispenser du service personnel, payèrent une contribution beaucoup plus forte. Ainsi les alliés se réduisirent eux-mêmes à la condition de tributaires, et les citoyens d'Athènes devinrent, depuis le premier jusqu'au dernier, une sorte de noblesse hellénique.

Quand la double victoire du fleuve Eurymédon eut assuré l'affranchissement des Grecs de l'Asie Mineure (472), Cimon acheva la conquête de la Chersonèse, et combattit les habitants de Thasos, qui avaient rompu l'alliance. Le motif de cette rupture était certains différends avec Athènes au sujet de leurs mines d'or et des comptoirs qu'ils possédaient sur les côtes de Thrace. Après trois ans de siège, les Thasiens se rendirent : ils reconnurent la domination athénienne, consentirent à détruire leurs murailles, à livrer leurs vaisseaux et à payer tribut ; ils s'engagèrent aussi à céder leurs mines et tout ce qu'ils possédaient sur le continent. Ces mines, qui avaient été autrefois exploitées par les Phéniciens, et qu'Hérodote a visitées, rapportaient annuellement deux cents à trois cents talents[20].

Vers le même temps, les Athéniens avaient poussé leurs conquêtes dans la Thrace jusqu'aux frontières de la Macédoine ; ils avaient bâti un fort et fondé une colonie sur les bords du Strymon, à l'endroit que l'on appelait alors les Neuf Voies, et qui depuis fut appelé Amphipolis. Un peu plus tard, ils enlevèrent à l'alliance lacédémonienne la ville de Mégare et la bourgade de Pègues, qui en dépendait. Ils construisirent les longues murailles qui joignaient Mégare au port de Nisée, et ils se chargèrent de les garder. En même temps, ils forçaient les Éginètes à reconnaître leur suprématie maritime ; ils occupaient l'île de Chypre, et ils aidaient l'Égypte à se soulever contre les Perses[21].

Sparte voyait avec envie le progrès continu de la puissance athénienne, et elle s'y serait opposée avec ardeur si elle n'eût été paralysée par des dissensions intestines. Vers 466, avait éclaté un événement de sinistre augure les éboulements du Taygète avaient détruit un quartier de Sparte, et vingt mille hommes avaient péri, dit-on, sous les décombres. Plutarque dit que les hilotes se soulevèrent, pour achever ceux que le tremblement de terre avait épargnés. Ce qui restait encore des Messéniens, et même quelques populations voisines de la ville prirent les armes. Lacédémone, dit Thucydide, se préparait à soutenir Thasos contre les Athéniens ; mais la révolte devint formidable ; les insurgés se retranchèrent à Ithôme, et les Spartiates furent réduits à implorer le secours des Athéniens, auxquels ils voulaient naguère arracher leurs conquêtes. Cimon n'hésita point : il conseilla à ses concitoyens d'accorder le secours demandé. Il ne faut pas, disait-il, que la Grèce soit boiteuse[22]. Ce qu'il rêvait, ce n'était ni la tyrannie d'Athènes, ni l'abaissement de Sparte : il voulait que la Grèce fût une confédération de peuples libres, pour rester invincible contre les Perses. Il partit donc pour le Péloponnèse avec des troupes nombreuses. Mais la bonne intelligence ne subsista pas longtemps entre les Athéniens et les Spartiates, et Thucydide regarde cette expédition comme une des premières causes de la guerre du Péloponnèse. L'historien explique très-bien pourquoi Sparte, tout en appelant les Athéniens à son aide, redoutait leur présence sur son territoire. Elle craignait cc qu'il y avait en eux d'audacieux et de novateur[23] ; elle les regardait comme des étrangers, et croyait que, au lieu de combattre les insurgés d'Ithôme, ils pourraient bien s'entendre avec eux et les aider à faire une révolution. Aussi s'empressa-t-on de congédier ces dangereux alliés, sous prétexte qu'on n'avait plus besoin de leur secours. C'était un mensonge ; car Ithôme était toujours au pouvoir des révoltés, et y resta encore dix ans. Quand la place se rendit, les insurgés obtinrent de sortir du Péloponnèse, sous la foi publique, avec leurs femmes et leurs enfants. Les Athéniens recueillirent ces malheureux, et les établirent à Naupacte, qu'ils venaient de prendre sur les Locriens-Ozoles.

Mais les partis commençaient à se réveiller dans Athènes. Les citoyens qui avaient pris part à l'expédition du Péloponnèse, en avaient rapporté un vif ressentiment contre les Spartiates. Athènes avait conclu un traité avec les Argiens, ennemis de Lacédémone. Cimon, qui combattait cette politique, était devenu suspect ; son crédit baissait chaque jour ; Aristide était mort, et le peuple se ralliait autour d'un nouveau chef, qui devait porter au plus haut point la puissance de son parti et la gloire du nom athénien.

 

 

 



[1] Plutarque, Thémistocle.

[2] Plutarque, Aristide.

[3] Hérodote, VII, 144. — Plutarque, Thémistocle.

[4] Diodore de Sicile, XI, 43.

[5] Platon, Lois, livre IV.

[6] Plutarque, Aristide.

[7] Xénophon, Politique athénienne, chap. 1.

[8] Si fortuito id faciet, tam cito evertetur civitas, quam navis, si e vectoribus sorte ductus ad gubernacula accesserit. (Cicéron, République, I, 34).

[9] M. Grote, History of Greece, t. V.

[10] Aristote, Politique, V, 2.

[11] Plutarque, Thémistocle.

[12] Fragment du IIIe livre de Philochore, cité par saint Maxime, dans la Préface des Œuvres attribuées à saint Denis l'Aréopagite.

[13] L'Aréopage, ou le sénat d'en haut (ή άνω βουλή), était ainsi appelé, parce qu'il siégeait sur une colline consacrée au dieu Mars.

[14] Pollux, VIII.

[15] M. Thirlwall, History of Greece, chap. 11.

[16] M. Grote, History of Greece, t. V, p. 498.

[17] Thucydide, I, 96 et 97. — Plutarque, Aristide.

[18] Plutarque, Cimon.

[19] Thucydide, I, 99.

[20] Hérodote, VI, 46 et 47.

[21] Thucydide, I, 100 et suivants.

[22] Plutarque, Cimon.

[23] Δεσαντες τν θηναων τ τολμηρν κα τν νεωτεροποιαν (Thucydide, I, 102).