LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

VIII. — LES DEUX RIVAUX.

 

 

En dépit des précautions prises pour qu'ils demeurassent secrets, les événements d'Antioche étaient parvenus à la connaissance d'Octave. Le ressentiment qu'il en éprouva fut très vif. Outre l'offense faite à sa sœur, qui l'atteignait solidairement, il ne pouvait envisager avec calme une alliance qui, à tant d'autres avantages déjà que son collègue avait sur lui, ajoutait une couronne. Cet heureux aventurier d'Antoine allait-il réussir maintenant contre les Parthes ? A la Grèce, à l'Égypte, à l'Asie Mineure qui étaient sa part du triumvirat, annexerait-il encore l'Arménie ? la Perse ? tout cet Orient fabuleux sur lequel planait la gloire inégalée d'Alexandre ? Quelle ne deviendrait pas alors sa renommée ? son pouvoir ? A quel pinacle ne le verrait-on pas s'élever ? Ces réflexions soulevaient clans l'âme d'Octave tout un océan de haine. Jugeant, toutefois, que l'heure n'était pas venue de dévoiler ses véritables sentiments, il feignit d'ignorer les complications matrimoniales dans lesquelles s'était engagé le mari d'Octavie et, vis-à-vis de lui, adopta l'attitude qui convenait aux circonstances. Ce fut d'abord une ostentation de fraternité où, par de pieuses libations et des sacrifices, il sembla implorer les dieux en faveur d'une expédition que, de toute son âme, il aurait voulu voir échouer ; puis, taisant ses griefs personnels, il se fit le censeur des mœurs privées d'Antoine.

Des remontrances ne pouvaient prêter qu'à rire de la part d'un homme dont le récent mariage — précédé d'adultère et de rapt — avait scandalisé les honnêtes gens. Elles lui valurent, en tout cas, une riposte qui, pour cynique qu'elle fût, ne manquait ni de verve, ni d'à-propos. Que me reproches-tu ? répond Antoine, d'Alexandrie où, entre deux périodes de guerre, il était venu embrasser Cléopâtre, que prétends-tu me reprocher ? Mes relations avec la reine ? Mais elles ne sont pas d'hier : voilà neuf ans que, tu le sais, je suis son amant. Toi-même, as-tu jamais été fidèle à une femme ? Je gagerais que, lorsque tu liras cette lettre, Livie aura déjà eu à se plaindre de toi, que tu auras mis à mal Tertulia, Terentilla, ou Rufilla, ou toutes ensemble. Pourvu que l'on serve les dieux et sa patrie, qu'importe avec qui on prend du plaisir ?

Comme on le voit, Antoine n'était pas, lui non plus, pressé de lever le masque et d'avouer son pseudo mariage. Pour en venir là pour risquer une réprobation dont on pouvait présager qu'elle s'élargirait bien au delà d'un draine de famille, il attendait que la seconde campagne de Perse eût donné des résultats plus heureux que la première. Revêtu alors du prestige des conquérants qui permet de tout oser, il ne craindrait plus de provoquer un éclat. S'arrachant donc une fois encore aux bras chéris et passionnés qui auraient voulu le retenir, il refit route vers les champs de bataille.

Ses légions qui l'attendaient sur les frontières de Médie lui firent, comme toujours, joyeux accueil. C'étaient de vieilles troupes qui avaient déjà combattu sous ses ordres et qui, chaque fois qu'elles retrouvaient leur imperator, subissaient l'entraînement de ses qualités militaires. En se fiant à lui, ces hommes qui avaient compris quelle était la largeur de son ambition, construisaient de grands espoirs. Tous étaient persuadés que sa fortune serait leur fortune et qu'ils deviendraient, à sa suite, aussi glorieux et plus riches que les vétérans de César. Comment n'auraient-ils pas cru à la réussite de ce chef incomparable ? de cet improvisateur vif, ardent, toujours présent à l'endroit où son regard était utile ? de ce génie prompt aux décisions dans les moments graves, jamais abattu, et qui souriait à la privation comme à l'aubaine ?

Cette popularité était trop précieuse pour que, par tous les moyens en son pouvoir, Antoine ne cherchât pas à l'augmenter. Libéral, il l'avait toujours été, mais il se gagnait encore les cœurs par une indulgence épicurienne, la même envers ses subordonnés qu'il s'appliquait à lui-même. Autour de sa personne, ce jouisseur voulait des visages heureux. Gardant ses rigueurs pour les temps de marche et d'action, il autorisait, dans son camp, un relâchement de la discipline des mœurs qui ne s'était jamais vu encore. Aussi quelle différence entre les vieilles phalanges que menait un Marius, vaillantes assurément, mais qui marchaient sous le fouet des licteurs, et le zèle spontané avec lequel les soldats de Marc Antoine souffraient et mouraient pour lui ! La réponse que, dans les défilés d'Arménie où ils enduraient les supplices accumulés de la fatigue, du froid et de la faim, plusieurs d'entre eux opposèrent aux messagers de Phraatès qui, perfidement s'approchaient d'eux pour leur conseiller la paix, n'en est-elle pas un éclatant témoignage ? Non, firent ces braves, en se détournant des tentateurs, plutôt manger des écorces que d'abandonner la partie.

Les lieutenants n'étaient pas moins valeureux.

Associés aux desseins grandioses de leur maître, dont plusieurs avaient reçu la confidence pendant de longues veillées sous la tente, ces jeunes gens aimaient la guerre et espéraient beaucoup d'elle. La plupart, ruinés par les révolutions, comptaient sur ses hasards pour refaire leur fortune et y apportaient un fanatisme de joueur.

C'est avec de tels éléments qu'Antoine avait entrepris cette campagne de Perse qui, malgré des prodiges accomplis, ne devait donner que des résultats incomplets. Dès le début, il aurait dû se méfier d'un pays où l'ennemi possédait toutes ses forces, tandis qu'il avait à y transporter les siennes. Trompé, et par son optimisme naturel, et par les rapports d'estafettes qui n'avaient regardé les choses que superficiellement, il s'imagina qu'il suffirait d'enfoncer le coin romain dans l'ancien empire de Darius, pour que I ce granit effrité tombât en poussière. A les combattre, il s'aperçut que Mèdes, Parthes, Arméniens, ces différentes peuplades dont il était composé, n'avaient pas perdu toute valeur. Il s'en aperçut d'une façon cruelle devant Phaaspa où, par une tactique imprévue, l'ennemi tourna ses lignes de circonvallation et l'obligea à lever le siège ; plus cruellement encore pendant la retraite qu'il lui fallut effectuer à l'entrée de l'hiver dans des régions dévastées et sous des flèches meurtrières.

Ces désastres auraient pu être évités si la hâte qu'il avait de rejoindre Cléopâtre ne lui avait pas fait précipiter des opérations qui réclamaient de longs efforts. De sa fugue amoureuse, il revenait du moins pourvu de troupes fraîches, avec une artillerie renforcée et un nouveau matériel. La campagne fut, cette fois, plus heureuse. Il vainquit les Arméniens, obligea le roi Phraatès à lui restituer les étendards autrefois enlevés aux légions de Crassus, et put envoyer au Sénat de magnifiques comptes rendus qui firent passer dans Rome un souffle enflammé de victoire.

En même temps que sur les plateaux d'Erzerum, l'imperator donnait ces preuves d'audace et d'habileté, Octave, non moins décidé à briguer le rang suprême, cherchait, lui aussi, l'instrument capable de le lui procurer. La guerre n'était pas son fort. Sans bravoure, il préférait l'intrigue à l'action. Pénétré toutefois de cette évidence qu'il ne pouvait y avoir à Rome d'élévation que pour qui accomplirait de grandes choses par les armes, il s'était résigné à les prendre en main. Les circonstances, d'ailleurs, ne lui laissaient pas le choix. Ses collègues étaient occupés, l'un en Asie, l'autre dans les provinces africaines. C'était à lui qu'incombait de réprimer les envahissements de Sextus Pompée. Tant bien que mal, avec de nombreux revers et un succès qui, dans les eaux de Sicile avait fini par lui livrer les cent soixante vaisseaux de la flotte pirates il put, presque en même temps qu'Antoine annonçait sa victoire, se vanter devant le Sénat d'avoir délivré la république d'un ennemi tenace et redoutable.

Rien de tout cela n'avait assez d'éclat pour assurer à l'un des triumvirs l'ascendant définitif. Si, cependant, précédé des aigles de Crassus dont la perte avait été si sensible à l'orgueil romain, chargé de l'énorme butin qu'il avait enlevé à l'ennemi, et traînant, entre autres captifs, le roi Artavaste avec sa femme et ses enfants, Antoine s'était présenté ; si, couronné du laurier d'or, menant à travers la Voie Sacrée le char attelé de quatre chevaux blancs qui avait porté César, Sylla, Marius, les Scipion, il avait harangué la foule ; s'il lui avait dit : C'est moi qui suis ton maître ; qui sait ce qui serait advenu ?

Ce n'était pas seulement dans l'armée qu'Antoine était populaire. Sa bonhomie, sa droiture, l'attention qu'il apportait à récompenser les services rendus, lui avaient créé partout des amis, et, notamment parmi les édiles. Plusieurs, dont la parole était écoutée, se plaisaient à rappeler fréquemment son nom, et par d'adroites évocations à le faire acclamer.

Loin donc que l'absence eût nui à l'imperator, elle le servait au contraire car, aux époques de trouble, les hommes imputent volontiers leurs souffrances aux gouvernants dont ils peuvent juger les actes, tandis que leur imagination les porte à glorifier ceux qui, au loin, agitent une poussière d'exploits. Si donc, nous le répétons, Antoine avait su profiter de sa chance, si, au lendemain de la conquête médique, il était venu en apporter les trophées à sa patrie et, en bon citoyen, se prosterner devant la statue de Jupiter, personne ne peut affirmer que la couronne impériale, refusée à César, ne se serait pas posée sur sa tête. Mais comme dit la sagesse du vieil Homère : Qu'attendre d'un homme qui s'est fait l'esclave d'une femme ?

De peur, en effet, qu'il lui échappât, Cléopâtre était allée attendre son amant sur la côte d'Asie. Elle y avait des intérêts considérables et profiterait de l'occasion pour les surveiller. La Judée, principalement, l'attirait, cette Judée dont elle n'avait pu obtenir la pleine possession, mais dont le roi lui devait un tribut de plusieurs millions. Peut-être, aussi, eut-elle la curiosité de connaître la belle Mariamne qui, disait-on, exerçait sur le cœur d'Hérode une fascination sans bornes.

Ce ne fut pas sans alarmes que les souverains Judaïques virent arriver à Jérusalem, dans le palais tout imprégné de leur amour et du pur souvenir qu'y avait laissé la reine de Saba venant visiter Salomon, l'impudique, la redoutable maîtresse d'Antoine. Cléopâtre, cependant, connaissait trop la faveur dont son amant couvrait Hérode pour rien entreprendre contre celui-ci. On prétend même que l'envie bien féminine d'essayer ses flèches sur un cœur réputé invulnérable l'induisit en des coquetteries qui faillirent lui coûter l'existence.

Comme toutes les amoureuses, Mariamne était jalouse. Elle le devint férocement à la vue d'une femme, moins belle peut-être qu'elle-même dont l'opulente chevelure rousse et la peau laiteuse d'Asmonéenne ne rencontraient pas de pareilles, mais qui, avec son regard profond, sa parole chaude et colorée, captivait l'esprit des hommes.

Un soir que, retirés dans leur appartement, après que Cléopâtre, enragée de plaire, avait chanté, dansé, déployé toutes ses grâces, Mariamne crut remarquer que son mari était, près d'elle, moins empressé que de coutume. D'un bond, sa haine atteint au paroxysme.

— Tu penses à elle rugit cette lionne. Et malgré les dénégations sincères dont l'enveloppe Hérode, elle exprime le souhait que, sur l'heure, la visiteuse soit mise à mort.

Supprimer la reine d'Égypte ! l'alliée de Rome ! Le coup serait d'importance. Si le roi hésite, ce n'est pas que son âme sanguinaire connaisse le moindre scrupule à se servir du poignard ou du poison. Ce n'est pas non plus que les jeux de la sirène aient troublé ses sens. Non ! il exècre, lui aussi, celle dont le joug pèse sur sa cupidité. L'intérêt qu'il aurait à se libérer d'elle n'est pas douteux ; mais le risque est grand. Va-t-il le courir ?

Enroulée à lui comme le serpent de l'Éden, Mariamne implore, se fait enjôleuse :

— Ne vois-tu pas que cette femme est un danger. pour l'univers ? Antoine, lui-même, gagnerait à en être débarrassé.

Hérode, cependant, ne se laisse pas persuader. Il discute, il résiste et, en fin de compte ; s'arrête au parti le plus prudent. A défaut de l'hommage amoureux qu'elle avait espéré, il comble Cléopâtre de présents et, sans qu'elle soupçonne le péril auquel sa vie vient d échapper, en vassal respectueux, il la reconduit à la frontière.

Pendant les quelques jours qu'elle avait passés dans le voisinage du Temple des Temples, l'érudite élève d'Apollodore fut-elle tentée d'ouvrir quelques-uns des livres bibliques ? Apprit-elle que les temps étaient proches où le Messie devait naître ? Eut-elle l'intuition du règne futur qui, de cette terre de Judée qu'elle foulait en despote, s'élèverait sur les ruines du monde actuel ? Entre-vit-elle la fin d'une civilisation dont sa personne était la plus rare, la plus parfaite émanation ? Cela n'est pas probable. Comme tous ceux qui occupent les _cimes, Cléopâtre ne concevait qu'accroissement, progrès, réalisations glorieuses. Comment imaginer que ce qui a mis tant de siècles à s'édifier disparaîtra comme un fétu ? L'instant, d'ailleurs, était propice aux beaux rêves plutôt qu'à l'inquiétude philosophique. Antoine revenait victorieux. C'était le moment de proclamer leur union, de prouver qu'elle seule avait des droits sur le puissant imperator. Le cœur avide et joyeux, elle alla au-devant de lui.

Dès que sur les pentes du Liban, fleur entre les fleurs, elle lui apparut les bras ouverts et la bouche vive de promesses, la notion des devoirs qu'Antoine avait vis-à-vis de Rome, en une seconde s'effaça. Il ne vit plus qu'elle, son idole. La suivre partout où elle déciderait de l'entraîner, l'associer à son triomphe, ajouter au royaume qu'elle possédait les royaumes qu'il venait de conquérir, devint sa pensée unique. Une escadre les attendait à l'embouchure de l'Oronte. Ils mirent le cap sur Alexandrie.

Qu'un général romain ne rapportât pas à Rome le profit de sa victoire, cela ne s'était jamais vu. Pour Rome seule, on devait combattre, vaincre, conquérir. A Rome, et rien qu'à elle, appartenait le privilège de conférer cette récompense suprême : le Triomphe. Mais Antoine n'en était plus à se soucier des traditions. Avec ses rois prosternés, ses encens, les statues qu'il lui élevait, l'Orient l'avait enivré. Il se sentait un géant de puissance et l'allait démontrer par un de ces actes audacieux, où se complaisait son orgueil. A l'imitation des cérémonies qui, sur les bords du Tibre accueillaient les grands conquérants, il décida que, sur les bords du Nil, son retour serait célébré. La magnificence égyptienne devait, cela va sans dire, ne le céder en rien à celle qui était d'usage à Rome. Chacun y voulut contribuer, car l'insulte faite à l'orgueilleuse cité emplissait de joie tous les cœurs alexandrins. Pas un homme qui, par la décoration de sa maison ou l'apport de quelque offrande, ne tînt à honneur d'y contribuer. Pas une femme qui, pour la circonstance, n'eût sorti sa plus riche toilette, et ne se fût couverte de ce qu'elle avait de bijoux. Troupeau multicolore, tout ce monde envahissait les rues et se massait sur le Champ de Mars où le cortège devait s'arrêter.

Soudain, il y eut une rumeur sourde et forte comme si la mer s'était approchée. Mille trompettes retentirent et, au milieu d'un nuage comme ceux que soulève le vent, l'armée victorieuse parut. Ce furent d'abord les cavaliers si éblouissants que, de chaque cuirasse jaillissaient des étincelles, et, avec un rythme qui faisait trembler le sol, les fantassins précédés de leurs enseignes. Après eux, après les chariots lourds de métaux précieux, de statues, de tout ce qui avait été dérobé dans les temples, après les milliers de captifs qui, au fond des ergastules, allaient attendre le règlement de leur sort, têtes basses et les bras attachés par des chaînes d'argent, — vain symbole de leur grandeur déchue, — s'avançaient le roi Artavaste avec sa femme et ses deux fils. Puis, debout, emporté par quatre coursiers frémissants, le front ceint du laurier d'or, Silperbe sous la pourpre et le regard olympien : l'imperator.

Sur une estrade somptueuse recouverte de vélums, Cléopâtre l'attendait entourée de ses enfants, et au premier rang Césarion, ce fils dont les traits plus encore que le nom faisaient songer au divin Jules. De toutes les solennités qui, depuis le début du règne, avaient réjoui Alexandrie, aucune n'avait eu un éclat comparable à celle de ce jour. A aucune, surtout, la reine n'avait pris part avec autant de plaisir. Quoi de plus enivrant, en effet, pour l'altière créature qui avait senti jadis sur elle le mépris de la race latine, que d'en voir aujourd'hui les principaux dignitaires déferler au bas de sa robe ? Quelle revanche de compter par centaines les aigles inclinés devant elle ! Afin de bien accentuer l'intention de se substituer au dieu capitolin, elle avait, pour présider ces pompes, revêtu la tiare d'argent surmontée de l'Uræus sacré qui distingue la divine Isis. -

Dès que parut le triomphateur, elle se leva ; puis, avancée au bord de la tribune, lui offrit le sceptre lotiforme, pareil au sien, qui l'associait au trône d'Égypte. Antoine était rayonnant. Du haut de son quadrige, il la proclama reine des rois, impératrice, déesse, et renouvela l'investiture des royaumes, dont, déjà il lui avait fait hommage. Tourné ensuite vers les enfants que, pour la circonstance, on avait habillés de riches simarres et coiffés de diadèmes qui faisaient pencher leurs cous frôles, il assura l'ordre des successions.  L'aîné aurait la Médie, l'Arménie, le pays des Parthes. A Hélios furent attribuées les provinces Libyques. A sa jumelle Séléné, la Phénicie avec l'île de Chypre. Quant à Césarion, qui venait d'avoir quatorze ans et de quitter la robe prétexte, il reçut la pourpre romaine et fut, une fois de plus, déclaré l'unique héritier de César.

Il y eut des hourras sans fin, des acclamations comme si, désormais, avec sa confédération de rois en herbe, Alexandrie était réellement devenue la capitale de l'univers.

La nuit tombait. Le soleil s'était enfoncé derrière les flots. Depuis la porte Canopique jusqu'aux faubourgs de la Nécropole, toutes les maisons, une à une, s'illuminèrent. La clarté vive des torches fit rougeoyer le toit des temples. Dans le spasme d'une joie titanique, les réjouissances commencèrent. Il y en eut de toutes sortes : distributions d'huile, de vin, de blé, au-devant desquelles se précipitaient des masses avides ; sesterces jetés par poignées pour lesquels on s'écrasait ; festins servis dans les jardins du palais sur d'énormes tables. Les spectacles, surtout, se multipliaient : nobles ou obscènes, artistiques ou sanglants, tous avaient leurs amateurs. Ce fut, comme toujours, aux arènes que se pressa le plus grand nombre. Des animaux de choix y avaient été lâchés. Par une licence qui n'avait pas encore été tolérée à Rome, des combats furent autorisés pour lesquels des athlètes, appartenant à ra classe aristocratique, prirent la place des gladiateurs. Tandis qu'à l'appétit des fauves ces jeunes gens exposaient leurs membres nus, en faisaient jaillir les muscles, le peuple entier se levait, ivre de plaisir, et retenait son haleine en attendant la minute où le sang jaillirait des chairs.

Toujours à l'imitation de Rome, ces fêtes se prolongèrent pendant quarante jours. Le premier soir, Cléopâtre et Antoine y avaient assisté dans leurs costumes d'apparat, hautains, distants, ainsi qu'il convient à des souverains. Sur deux éléphants amenés de l'Inde et décorés comme des autels, ils s'étaient montrés dans tous les quartiers de la ville. Mais, las bientôt de cet équipage qui les isolait des divertissements dont l'écho montait à elix comme un appel, ils descendirent sur le pavé. Là gagnés par cette fièvre de plaisir qui, dans toutes les saturnales, nivelle les êtres, les confond dans une même avidité, ils se mêlèrent aux passants. Avec eux, comme eux, ils riaient, plaisantaient, parfois même en termes grossiers qui leur remontaient à la gorge du temps où déjà leur dignité s'égarait dans les bouges de Rhakotis.

Le dernier jour, de fortes libations ayant troublé le cerveau d'Antoine, il eut l'idée de terminer la période triomphale par une gigantesque orgie, une mascarade où, déguisé en Silène, accompagné d'une troupe bachique, il déambulerait toute la nuit à travers les rues.

Grâce, disait-on, à une bague d'améthyste qui lui avait été fournie par un de ses nécromans, Cléopâtre, au milieu des pires excès, conservait tout son sang-froid. Elle saisit l'instant où Antoine avait cessé d'être lucide pour ajouter une offense à toutes celles dont Rome, pendant ces jours de folie, avait été bravée déjà Mimes, eunuques, histrions, ce qu'on put ramener de plus bas fut assis sur des chaises curules, et, transformant en parodie un usage vénéré, la reine exigea que tout ce qu'il y avait de Romains à Alexandrie défilât devant cette racaille.

Le scandale était complet. Lorsque le bruit lui en parvint, Octave sentit son cœur battre joyeux dans sa poitrine. S'il ne distinguait pas encore de quelle manière se dénouerait la partie engagée, il commençait à voir comment son rival était en train de la perdre. Patient, rusé, il réprima l'envie qu'il aurait eue d'exploiter tout de suite les événements à son profit. Sa défiance naturelle le mit en garde. Ce n'était pas l'heure de se mesurer avec un adversaire qui, malgré des fautes éclatantes, conservait des partisans. Avant de s'attaquer à si forte partie, il sentait la nécessité de créer en sa faveur un mouvement d'opinion qui modifiât l'idée fâcheuse qu'avait donnée de lui sa jeunesse. Virtuose dans l'art des revirements, il fit une volte-face si complète qu'on en est encore à se demander lequel, en lui, était l'homme véritable, du tyran cruel, soupçonneux, perfide qu'il avait été jusque là ou du prince modéré, ami des arts, de la philosophie, porté à la mansuétude qu'il sera longuement, sous le nom d'Auguste. Qu'il y eût de la rouerie dans cette métamorphose, cela n'est pas douteux ; mais il est possible aussi qu'elle correspondît à un plan sincère, qu'ayant compris ses véritables intérêts, l'habile homme évoluât réellement. En tout cas, si l'on ne peut dire qu'il était devenu meilleur, sa conduite, à partir de cette époque, en donna l'illusion.

La surprise fut grande. A son retour de Sicile, on s'attendait, contre les partisans de Pompée, à des représailles atroces, comme celles qui avaient ensanglanté Rome au lendemain de Philippes. On prononçait déjà les noms de ceux qui seraient sur les listes de proscription. Il n'y eut qu'amnistie, conciliation, impôts allégés, mesures utile prises en faveur de toutes les classes. N'était-ce pas le plus sûr moyen, sans se déclarer ouvertement contre lui, d'opposer une figure de sagesse à celle de ce grand toqué d'Antoine ? Comme s'il poursuivait l'idée du parallèle, Octave prétendit ramener les mœurs à la simplicité des anciens jours. Se souvenant des austères prohibitions de Caton, il interdit la pourpre aux simples citoyens et la réserva aux sénateurs, il réprima l'agio, favorisa la vie agricole. Afin de donner du travail au prolétariat, il jeta sur le mont Palatin le fondement d'un temple à Apollon qui ne s'achèvera que plus tard, mais qui, dès lors, attachait son nom à une grande œuvre pieuse. Plus imposante que toutes, il prit la décision de destituer Lépide, universellement méprisé à cause des formidables rapines dont il s'était enrichi. Cette réduction à deux des hommes qui détenaient le pouvoir fut bien accueillie. On y vit le présage d'un retour prochain à l'unité républicaine, un premier coup de pioche dans l'échafaudage maudit du triumvirat.

En tout cela, Octave avait été dirigé, aidé par ses amis. Il en avait d'admirables, de ceux que les dieux accordent à un homme lorsque, ne l'ayant pas doué d'une manière exceptionnelle, ils le destinent cependant à de grandes choses. Trois, entre autres, allaient, pour lui, assumer toutes les besognes et le conduire sur les ailes de leur dévouement au sommet que, seul, il n'aurait jamais été capable d'atteindre. C'était Théodorus, l'ancien précepteur, esprit sensé sur lequel, dans les entreprises obscures, il pouvait solidement s'appuyer ; c'était Agrippa, machine de guerre incomparable, sorte de Neptune qui, sur les eaux, disposait d'un souverain prestige ; c'était Mécène surtout, le sage, le charmant Mécène, intelligence souple et subtile, dont les conseils avaient cela de particulièrement persuasif, qu'en les donnant il laissait croire à son interlocuteur que celui-ci les avait suggérés.

Octave savait de quel prix, pour son insuffisance, étaient de tels renforts, et n'entreprenait rien sans y avoir recours. Le matin où parvint à lui le récit détaillé de ce qui s'était passé à Alexandrie, il les fit venir. Chacun, consulté individuellement sur la réponse qui convenait d'être faite aux provocations d'Antoine, exposa son avis, et il se trouva que les trois avis concordaient. Antoine, certes, ne méritait qu'anathèmes ; mais son nom, synonyme de gloire, de générosité, de bravoure, jouissait d'une énorme popularité ; attaquer directement ce colosse serait une grave imprudence. En revanche, celui qui s'en prendrait à sa complice, serait toujours certain d'avoir avec soi l'opinion. Crainte, autant que méprisée, Cléopâtre, aux yeux de tous, portait la responsabilité des fautes commises. La rumeur publique l'accusait de faire boire des philtres à Antoine et de l'entraîner ainsi dans la démence. On décida donc de laisser, pour le moment, dans l'ombre, la figure de l'imperator et d'exciter les esprits contre celle que, haineusement, le peuple dénommait : la Sorcière du Nil.

La méthode de temporisation dont il s'était fait une devise : sat celeriter quidquid fiat satis bene, avait, jusqu'ici, bien réussi à Octave. Il prit donc son temps et, en attendant de dévoiler le véritable adversaire, il chargea Théodorus de mener contre l'Égyptienne une campagne de diffamation.

La population latine n'était pas difficile à irriter. Entichée de sa capitale, il suffisait de lui laisser entendre que celle-ci fût en cause. Une méfiance qui, si l'on songe à ce qui devait arriver, peut passer pour un pressentiment, la hantait. il semblait toujours à ces orgueilleux citoyens que toutes les grandes villes enviassent Rome, et cherchassent à la dépouiller de sa suprématie. Carthage, autrefois, s'était attiré leurs soupçons, puis successivement, Corinthe, Athènes, Capoue, situées dans des positions avantageuses, leur avaient paru de redoutables concurrentes. Aujourd'hui, tous les instincts défensifs étaient ligués contre la superbe, l'éminente Alexandrie. Sans qu'on sût de quelle source il était parti, le bruit courait que Cléopâtre s'était juré d'y transporter le gouvernement du monde. Détrôner Rome ! Cette menace aurait suffi à rendre la reine haïssable ; mais on y ajoutait des racontars qui achevaient de la déconsidérer. Son luxe, notamment, ne pouvait manquer d'exaspérer des gens chez qui sévissait la disette. En passant de bouche en bouche, l'histoire de la perle s'était amplifiée. C'était maintenant celle d'un bain, chaque jour enrichi d'une diffusion d'or et d'ambre, auquel le corps de la courtisane aurait emprunté, disait-on, cette couleur chaude qui allumait le regard des hommes.

En même temps que ces fables trouvaient des croyants dans la plèbe, Mécène se chargeait d'agir sur les esprits distingués. Une élite de littérateurs commençait à se grouper autour de lui. Avec cette habileté de langage, ce charme de persuasion qui ne laissait personne incrédule, il leur dépeignit Octave comme le maître du lendemain. Obtenir, dès lors, que leur plume fût à son service devenait aise. Le mot d'ordre fut de mettre à la mode les idées conservatrices, le dévouement à la religion, aux bonnes mœurs, à tout ce dont le neveu de César se faisait le patron à l'encontre de l'orientalisme où s'enfonçait son collègue.

Par ses ravissants travaux champêtres, Virgile fut le premier à exaucer le vœu de Mécène. On vit sous cette suave influence se raviver dans les âmes le goût de la vie rurale, et l'amour du sol auxquels les guerres avaient porté une si rude atteinte. Horace, en même temps, renonce aux épodes où il s'était plu, jusque-là à conter des aventures galantes, pour s élever au ton plus grave des odes. Dénonçant le fatal pouvoir des dominations féminines, il passe en revue tous les mythes, tous les exemples fameux où elles ont fait le malheur des peuples et, au nom de la patrie en danger, s'emporte contre l'Égyptienne, le mauvais démon, illud monstrum, ainsi que la désigne sa muse enflammée.

La situation s'était améliorée pour Octave. Il résolut de porter devant le Sénat les accusations qu'il n'avait pas encore osé rendre publiques. Le Sénat était l'arbitre suprême, le tribunal devant qui toute querelle d'État devait nécessairement être vidée. Y déférer son collègue était un acte périlleux, car, non seulement celui-ci avait des partisans nombreux, mais il se trouvait que, précisément cette année-là les deux consuls Caïus Sossius et Ænobarbus étaient fort de ses amis. Ceux d'Octave ne se dissimulaient pas les risques qu'on allait courir ; mais, au point où en étaient les choses, il fallait en finir et que, dans une sorte de duel à mort, les deux antagonistes se mesurassent enfin.

C'était un des derniers jours de l'année 33. Le soleil apparaissait et disparaissait à travers des nuées floconneuses, en sorte qu'il était impossible de prévoir qui l'emporterait de ses rayons d'or ou des nuages amoncelés. Après avoir longuement examiné le ciel, Octave déclara : Le vol des oiseaux m'est favorable, et il se mit en route.

La foule commençait à grouiller. On rencontrait des bandes de clients allant chercher la sportule, ou d'esclaves revenant des provisions. Des femmes se pressaient devant les tavernes où l'on vendait des fèves, du poisson, de la saucisse. Des enfants presque nus, bruns comme des grillons, barbotaient dans le ruisseau. Des troupeaux d'ânes portant des couffins d'osier, des chariots, des litières encombraient les rues. Les douze licteurs qui précédaient l'imperator écartaient les importuns de son passage ; beaucoup néanmoins qui avaient eu le temps de le regarder remarquèrent que son visage, ce matin-là était plus pâle encore que de coutume.

Octave était nerveux, en effet. Au moment de prendre place sur le siège présidentiel il sentit, sous sa toge, le poignard, qu'à tout hasard il y avait glissé. Depuis l'assassinat de César, un sénatus-consulte avait interdit de pénétrer dans la salle des séances avec une arme. Mais, aujourd'hui, au moment d'entamer le débat, dont on ignorait jusqu'où il pourrait conduire, tout ne devenait-il pas licite ?

Dès le premier instant, d'un coup d'œil rapide, les deux partis se comptèrent ; puis, Octave ayant posé devant lui un portefeuille que la quantité des pièces accusatrices gonflait à le faire éclater, il prit la parole. Fidèle à la tactique qui lui avait réussi auprès du peuple, c'est contre Cléopâtre qu'il lança ses premières diatribes.

— L'incestueuse fille des Lagides, déclara-t-il, est notre pire ennemie. Menacée dans son propre royaume par ceux que rebutent le désordre de ses mœurs et les hasards d'un gouvernement capricieux, elle use contre eux de la puissance romaine, quitte, ailleurs, à la desservir. Dans l'ivresse de sa fortune, cette insensée ne rêve-t-elle pas la chute du Capitole ? Elle la prépare, vous dis-je, et, avec le troupeau honteux d'eunuques et d'esclaves qui composent son armée, projette une descente en Italie.

L'effet de ces paroles était certain. Une forte rumeur les accueillit. Fous d'indignation, les sénateurs étaient debout et, dans des gestes tumultueux, soulevaient leurs toges comme les ailes de grands oiseaux effarouchés.

Attaquer directement Antoine était plus périlleux. Octave le sent, il sent que le moindre faux pas peut lui causer une chute irréparable. Confiant néanmoins dans la solidité des arguments dont il dispose, son réquisitoire commence. Il dénonce Antoine, non seulement de s'être attribué les provinces nouvellement conquises, mais d'en avoir adjugé la majeure partie à la reine d'Égypte.

— Oui, dépouillant lui-même sa propre patrie, l'amant de Cléopâtre a disposé, pour les offrir à cette étrangère, de l'Arménie, de la Médie, des territoires de Calcide, de la Phénicie avec Tyr et Sidon, des revenus immenses de la Palestine. Et, entre chacun de ces noms, il a soin de marquer une pause, afin de laisser aux protestations le temps de fulminer.

Il y en eut de terribles.

— Le misérable ! le traître ! Nos plus belles provinces ! Les plus riches ! entendait-on retentir d'un bout à l'autre de la salle.

Jusqu'à cet instant, les partisans résolus d'Antoine avaient jugé prudent de se taire. Quand la première houle fut apaisée, Caïus Sossius réclama le silence. Il avait une communication importante à faire. Le matin même, en effet, il avait reçu un factum destiné à réfuter les attaques dont le vainqueur des Parthes se savait menacé. En termes éloquents, où les faits parlaient si haut qu'il suffisait de les énoncer pour avoir les auditeurs avec soi, le consul rappela les services éclatants que Marc Antoine avait rendus. Et c'était lui, le héros de tant de victoires, lui, absent, qu'on vilipendait de la sorte !

— C'est lâche ! C'est indigne ! acquiescèrent quelques voix.

Soutenu par elles, Sossius continua avec plus d'autorité. Les fameuses donations d'Alexandrie qu'étaient-elles sinon des annexions déguisées ? Puisque l'Égypte était, ou serait demain province romaine, qu'en pouvait-on redouter ? Et quand les revenus de l'Orient servaient à équiper, à nourrir les soldats de la République, à construire des temples, des casernes, à faire partout respecter le nom de Rome, pouvait-on les considérer comme perdus ? ou seulement aliénés ?

— Au surplus, ajouta l'ami d'Antoine en s'inclinant devant l'auguste assemblée, respectueux des droits du Sénat, l'imperator, par mon entremise, vous demande de ratifier les mesures qu'il a prises en croyant servir sa patrie, ou si vous les jugez nuisibles, de les abolir.

Cette soumission ramena beaucoup de suffrages à Antoine. On comprenait que, si son amour pour Cléopâtre lui avait fait commettre des erreurs, il était, malgré tout, la figure dominante des dix dernières années, un grand citoyen, le seul qui eût entrepris des actions considérables.

Octave sentait le terrain se dérober sous ses cothurnes. Pâle comme les statues dont était entouré l'hémicycle, il se demandait si, dès cette première joute, il n'allait pas rester le front dans la poussière. Le portefeuille sous sa main restait gonflé cependant ; il n'avait pas fini d'en tirer des armes. Reprenant courage, il donna lecture d'une lettre où, à grands renforts de détails perfides, étaient racontés les scandales d'Alexandrie. On y insistait sur l'investiture des bâtards, sur celle de Césarion surtout qui, traité en prince romain, avait été publiquement présenté aux légions comme fils légitime de César.

C'était faire fausse route, rétrograder sur les griefs acquis. La République n'ayant rien de dynastique, comment aurait-elle pu prendre ombrage de prétendus héritiers ? Tout cela passa au compte des mascarades. Qu'Antoine s'amusât à de tels jeux, cela était regrettable assurément, et manquait de dignité. Mais n'avait-on pas assisté déjà lorsqu'il attelait des lions à son char, à des excentricités pareilles ? De la part du grand enfant qu'il était, tout cela prêtait à rire plutôt qu'aux mesures sévères.

Le courant était redevenu propice. Sossius en profita aussitôt pour fondre sur l'adversaire, pour rappeler ce qu'au lendemain de la mort de César la politique d'Octave avait eu de tortueux.

— Ne revenons pas sur le passé, protesta Tufius.

— J'arrive aux faits mêmes d'hier. Et, en un exposé rapide, le consul démontra qu'en détruisant le triumvirat, en le transformant en une dictature à deux, Octave s'était, à lui seul, attribué la part de Lépide. S'emparer des provinces d'Afrique avec vaisseaux, cavalerie, troupes de pied et tout ce qui en était l'apanage, confisquer à son profit la Sicile reprise à Sextus Pompée, distribuer les meilleures terres d'Italie à ses propres soldats, sans en rien réserver pour les vétérans des autres armées, tout cela n'était-il pas, bien davantage que ne l'avait fait Antoine, offenser la justice et outrepasser ses pouvoirs ?

Un tumulte égal à celui qui avait accueilli les révélations du début prouva que l'assemblée avait été retournée. La sueur perlait au front d'Octave. Il sentait, appuyé à son flanc gauche, la gaine du poignard caché.

Un moment, il crut qu'on allait l'acculer à s'en servir et, les yeux flamboyants, les dents serrées, il prit une attitude de défi.

Quelqu'un l'accusa d'aspirer à la magistrature suprême.

Comment, d'une manière irréfutable, prouver son désintéressement ?

— J'offre, fit-il, de déposer toutes les charges qui ont été réunies entre mes mains et de rentrer dans la vie privée, à la seule condition que mon collègue en fasse autant.

La riposte était habile. Tout le monde était las des dictatures et rêvait un retour à la légalité républicaine. De trop graves intérêts, cependant, étaient en cause pour qu'une décision fût prise, ainsi, à l'improviste. D'ailleurs, on se méfiait d'Octave. Ses mauvais précédents mettaient autour de lui une ombre. Quelque fourberie de sa part était toujours à redouter. Le moment où il serait censé renoncer au pouvoir ne serait-il pas, précisément, celui dont il profiterait pour l'accaparer ?

Ne sachant quel parti prendre, les consuls firent observer que l'absence d'Antoine les rendrait toutes illusoires. Il fallait conférer avec lui. Ænobarbus proposa de l'aller voir à Alexandrie et d'obtenir sa démission. La majorité l'approuva, et le vote fut remis à une séance ultérieure.

Cette situation laissait Octave fort perplexe. Une fois de plus, il venait de sentir que la popularité d'Antoine conservait des racines profondes. Combien de temps ? Quels efforts lui faudrait-il pour triompher d'un rival qui disposait, non seulement d'une armée formidable, mais de richesses avec lesquelles comptaient tous ceux qui, le cas échéant, ne manquaient pas d'y recourir, Comme chaque fois qu'un embarras se présentait, il alla trouver ses amis.

Mécène habitait sur l'Esquilin une 'somptueuse villa d'où les yeux jouissaient tour à tour, selon qu'ils regardaient au-dessous d'eux ou au lointain, du panorama de Rome majestueusement étendue sur les rives de son fleuve, ou de l'harmonieux paysage que dessinent, à l'horizon ; les montagnes Sabines. Dès qu'il aperçut son maitre, il vint. à lui les mains tendues, pleines du témoignage de cette affection qui ne devait jamais se ralentir et dont on retrouve les termes jusque dans les moindres billets qu'il lui adressait : Je t'aime plus que moi-même. Où tu iras, je te suivrai. Quelque chose qui t'advienne, je serai auprès de toi, car mon existence est indissolublement liée à la tienne.

Ils s'assirent non loin du brasero qui, dans le vaste atrium, répandait une chaleur mêlée (l'encens, et Octave raconta ce qui venait de se passer à la Curie.

Si désavantageuse que, pour le moment, se présentât la partie, elle ne pouvait pas être considérée comme perdue. Au point de délire où était Antoine, il commettrait certainement quelque insanité nouvelle qui serait l'occasion d'une revanche. En attendant, Mécène fut d'avis qu'Agrippa devait préparer secrètement la guerre pendant que, par d'utiles mesures auxquelles lui-même s'efforcerait de contribuer, Octave reprit en sous - œuvre la conquête de l'opinion. Le mouvement traditionnaliste était nettement dessiné ; il le fallait poursuivre, s'en servir Gomme d'un drapeau contre la politique égyptienne d'Antoine. Le plus ancien temple de Rome, élevé du temps de Romulus en l'honneur de Jupiter Férétrien, venait précisément de s'écrouler ; on décida que le dictateur en ordonnerait le relèvement. Il se hâterait aussi d'achever le Panthéum consacré par César à la gloire du dieu Mars.

Pendant que les deux amis préparaient ainsi l'avenir, Athénodorus survint. Son esprit pratique approuva les résolutions qui venaient d'être prises. Il y fit ajouter celle de songer à la plèbe par qui se font les grandes popularités. La privation d'eau se faisait cruellement sentir à Rome pendant la saison d'été. Que l'aqueduc Marcia fût réparé ; que des thermes à bon marché fussent ouverts aux travailleurs qui leur permettraient de se rafraîchir, aussi bien que les patriciens s'en procuraient le délice dans de luxueux sudatoria.

Ces œuvres de paix ne déplaisaient pas à Octave. L'avenir devait même prouver qu'elles avaient sur les autres sa préférence ; mais le moment n'était pas de s'y adonner. A peine avait-il eu le temps de convoquer des architectes et d'étudier quelques plans, qu'un coup de foudre retentit.

Sans que Cléopâtre s'en doutât, Antoine avait toujours entretenu de bonnes relations avec Octavie. Au fond, il était reconnaissant à cette femme excellente des services qu'elle lui avait rendus et, considération plus puissante, il attendait qu'elle lui en rendit encore. Ils s'écrivaient fréquemment. Par la situation qu'elle occupait à Rome, la sœur d'Octave se trouvait à même de renseigner utilement son mari sur tout ce qui s'y passait. N'était-elle pas, en outre, la meilleure des médiatrices, celle dont les mains délicates garantissaient entre les deux beaux-frères le fil des relations toujours prêt à être rompu ? C'était elle encore qui, dans la belle maison du Palatin, continuait à grouper les amis de l'absent, à leur parler chaleureusement de lui et, quoique toujours vide, à y garder sa place toujours honorée. Elle, enfin, qu'une tendresse débordante vouait à l'éducation, non seulement de ses propres enfants, mais de ceux qu'Antoine avait eus de Fulvie.

Un hasard, ou une de ces trahisons comme il en foisonne dans ces nids d'intrigues que sont les palais de rois, mit Cléopâtre en possession d'une lettre que l'imperator adressait à son épouse romaine. Le ton amical de cette lettre, et la promesse qu'elle contenait d'une visite prochaine précipita la crise qui, tôt ou tard, devait se produire. Au cœur de la reine, toujours troublé de souvenirs et d'appréhensions, la flèche jalouse revint frapper. Après ce qu'il m'avait promis ! songea-t-elle. Puis, aussitôt, par une réaction de son organisme nerveux qui ne pouvait supporter la douleur, elle ajouta : Je me vengerai.

Auprès d'elle, la douce Charmion vivait dans une continuelle épouvante. Elle admirait et redoutait à la fois cette nature brûlante qui, toujours, côtoyait le drame. Un augure n'avait-il pas prédit que les amours d'Antoine et de Cléopâtre se termineraient dans le sang ? Ah ! si elle avait pu détourner sa chère maîtresse d'une passion qui l'exaltait jusqu'à égarer sa raison !

Se prosternant à ses pieds, elle appuya sa tête sur les genoux qui tremblaient.

— Comme vous souffrez ! chère Reine.

Cléopâtre mit sa main sur les ployantes épaules et expliqua qu'elle aurait voulu tenir sa rivale et, par mille supplices, lui faire expier ce qu'elle-même endurait.

Charmion essaya de la calmer ; mais, déjà la blessure s'était envenimée, le poison haineux se répandait dans les veines de l'amante. Avec une exaltation qui associait tout l'univers à sa vengeance, elle jura :

— Devrais-je aller les provoquer jusqu'à Rome, j'obligerai Octave et sa sœur à la guerre. Celle-ci, je veux que, les mains liées, elle suive mon char au Capitole.

Ce rêve extravagant fait frémir l'Athénienne. D'une façon confuse, elle entrevoit le tourbillon où, toutes et tous, ils vont être entraînés. Elle avertit ; elle conjure. Que peuvent, hélas ! les arguments de la sagesse sur une âme enflammée qui ne craint rien pourvu que sa passion s'assouvisse ?

L'après-midi s'achevait. L'air, devenu moins étouffant apportait, comme sur des ailes, le parfum des magnolias. La lumière, à travers les velums, prenait les tons fins de l'iris. C'était l'heure où, après la sieste dont il avait pris l'habitude, frais et parfumé, Antoine sortait de ses appartements.

Sur un lit de repos que supportaient aux quatre angles des figures griffues de chimères, Cléopâtre s'irritait qu'il fût si long à la rejoindre. Le coude appuyé à des coussins, elle soutenait son front comme un objet trop lourd et qui fait mal. Le pas qui approchait la fit tressaillir. Elle eut un de ces regards sombres et troublés qui ne laissent pas de doute sur l'orage qui va suivre.

Quel espoir de l'éviter Antoine aurait-il pu garder d'ailleurs ? La lettre surprise était là déroulant sur un guéridon de nacre ses feuilles rayées d'écriture. De cette lettre, de ce crime, il allait avoir à répondre.

Aussitôt qu'il fut près de l'offensée, des reproches violents l'assaillirent. Il était donc un homme sans parole ? Tandis qu'heureuse, toute à la sécurité de leur union, elle attendait l'heure d'en proclamer la légitimité, lui se jouait d'elle ! il méditait de s'éloigner !

L'excuse d'Antoine tenait tout entière en un mot : la politique. C'était la politique qui l'obligeait à maintenir des relations avec Rome. Et quelle intermédiaire plus utile aurait-il pu y avoir que la propre sœur d'Octave ? Par elle, ses intérêts politiques étaient surveillés, sauvegardés. En rompant avec cette alliée, ne risquait-il pas de provoquer une guerre dont il n'aurait pas choisi le moment ?

Cléopâtre n'écoutait pas. Son âme brûlait de vengeance. Elle ne se tenait plus d'en finir avec cette rivale qui, une fois déjà lui avait pris le cœur d'Antoine et qui, vivant symbole de la patrie latine, gardait encore tant de moyens de le lui disputer. Rien, cette fois, ne la ferait reculer. Par une répudiation officielle, elle exigeait que le mari d'Octavie brisât les derniers liens qui l'attachaient à l'Occident et qu'il fût enfin tout à elle.

Débarqué depuis peu, Ænobarbus avait averti Antoine de l'active campagne qui se menait contre lui. Des amis, certes, restaient fidèles à sa cause. Si les foudres du Sénat avaient été récemment détournées, c'était grâce à d'actives interventions ; mais ceux qui avaient pris son parti comptaient sur un retour prochain de sa part, et se fiaient à l'habileté avec laquelle il manœuvrerait. Il ne fallait pas les décevoir. Si, en offensant la noble femme qui avait pour elle tous les suffrages, en lui substituant l'Égyptienne, il venait à mécontenter l'opinion, quels seraient ses, défenseurs ? Non seulement le patriciat prendrait fait et cause pour Octave et pour sa sœur, mais le peuple même, toujours facile à émouvoir avec des larmoiements, se rangerait du côté de l'épouse abandonnée avec sa nichée d'enfants.

Dans une lueur de raison, la dernière peut-être dont s'illumina son cerveau d'homme d'État, Antoine aperçut les conséquences de l'acte qu'exigeait sa belliqueuse maîtresse. Tout frémissant, il essaya de conjurer le malheur.

— Gagnons die temps. Quel démon jaloux te presse ? La rupture éclatante lue tu souhaites ne saurait rien changer à notre situation réciproque. Ma vie entière t'appartient et n'appartient qu'à toi. Il n'est pas une de mes pensées qui ne soit pour te servir.

Mais l'attitude de Cléopâtre demeurait hostile. Ses longs sourcils tordus comme des couleuvres, sa bouche rouge et volontaire, son corps' pelotonné dans un angle de divan dont elle semblait se faire une forteresse, la démontraient irréductible.

— Non ! fit-elle ; j'en ai assez d'entendre les Romains nommer Octavie ta femme et me traiter de concubine. Par un acte solennel, je veux que tu déclares à tout l'univers que Cléopâtre, seule, est ton épouse.

La lutte ne fut, cette fois, ni aussi longue, ni aussi âpre qu'elle l'avait été trois années auparavant, lorsque, tout remué encore par le tendre dévouement d'Octavie, Antoine la défendait contre une première blessure. Lointaine, maintenant, vouée aux sacrifices et à l'aride vertu, elle ne lui semblait plus réclamer la même quantité d'égards. Celle qui les méritait tous, n'était-ce pas plutôt la belle passionnée qui, de toutes les forces d'un insatiable amour, prétendait l'accaparer, l'investir, en faire un autre elle-même ? A celle-là comment résister ? Toute-puissante à force d'être chère, elle l'a amené à cette abdication complète où un homme cesse d'être un homme. L'esprit est conquis comme la chair. Il a toutes les soumissions. Et lorsque Cléopâtre lui persuade qu'Octavie a toujours été l'alliée de son frère, qu'à Tarente, aussi bien qu'à Rome, lui, Antoine, fut le jouet de leur association, il ne proteste pas. Son silence est presque un acquiescement.

Cela, pourtant, n'est point assez. Pour obtenir ce que voulait Cléopâtre, il fallait amener Antoine à un délire de haine qui n'était guère possible à l'égard de la suave créature qui l'avait aimé, qui, peut-être, l'aimait encore et dont, quoi qu'on en prétendit, il avait éprouvé plusieurs fois l'action bienfaisante. Le nom d'Octave, au contraire, avait le don de soulever dans son âme des flots d'animosité. Taisant, afin de le mieux contenter, son propre ressentiment, l'excitatrice met en avant le nom haï, le fait sonner comme un refrain. A l'être hésitant, mais bourrelé d'ambitions qu'est Antoine, elle montre ce polisson d'Octave en train de prendre la première place.

— Te contenteras-tu, dit-elle, de notre royaume oriental, pendant que lui étend sa domination depuis l'Illyrie jusqu'aux colonnes d'Hercule ?

Antoine se sentit blêmir. La vision de son collègue élevé au-dessus de lui, plus puissant que lui, maître des territoires plus étendus que les siens, fut comme si, à travers son cœur, le froid d'une lame avait passé. Un tel antagonisme ne se pouvait prolonger. Deux fois déjà les rivaux avaient été sur le point de se sauter à la gorge, de se mordre, de se déchirer, et deux fois s'était interposée une petite main de femme. Une main féminine, aujourd'hui encore, se glissait entre eux ; mais, pour attiser, pour corrompre. Comment la guerre, cette fois, aurait-elle pu être évitée ?