LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

VI. — LES ÉPOUSES D'ANTOINE.

 

 

L'heure n'était guère aux jeux cependant, aux déguisements, aux parades. La menace grondait de tous les côtés. Non seulement les incursions de Parthes, en domaine romain, devenaient de jour en jour plus audacieuses, mais l'Italie était pleine d'émeutes. C'était une des crises encore de la maladie qui enfiévrait la péninsule depuis plus d'un siècle, et dont le retour périodique mettait son organisme en danger. Ces crises qui avaient été dues au mécontentement successif de toutes les classes sociales l'étaient aujourd'hui à la totalisation de leurs griefs. D'une part, les propriétaires dépouillés prétendaient rentrer en possession de leurs terres ; les vétérans, de l'autre, à qui ces terres avaient été promises, exigeaient l'exécution des promesses. Renforcés par les soldats encore sous les armes qui, eux non plus, ne touchaient pas leur solde régulièrement, ces derniers étaient les plus nombreux, les plus forts. Ils étaient même, à proprement parler, la seule force organisée qui restât encore dans la République. L'homme qui saurait à la fois contenter leurs légitimes exigences et imposer les siennes serait maître de la situation. Avec le grand nombre de légions qu'il possédait et son autorité sur elles, Antoine était l'homme désigné.

A son défaut, Octave avait des chances de le devenir. Sa personne chétive cependant, la réputation de couardise et de cruauté qu'il s'était faite rendaient pour lui la tâche plus difficile. Il fit quelques tentatives de conciliation, dont l'une, à Gabies, où propriétaires et représentants de l'armée se rendirent. Un jury fut constitué qui discuta les intérêts de chacun. Peut-être eût-il été possible de s'entendre, car, de chaque côté, on le souhaitait ; mais deux individus, qui — d'ailleurs, s'étaient bien gardés de venir au rendez-vous — résolus à la guerre, avaient recruté des effectifs assez importants pour la rendre inévitable. C'était, avec son frère Lucius, l'épouse d'Antoine, Fulvie.

Car Antoine était marié. Il l'était même, si l'on peut dire, terriblement. La femme, qu'au lendemain de Pharsale, il avait épousée, l'avait été, avant lui, par le démagogue Clodius, puis, après la mort tragique de celui-ci, par Curion, tribun du peuple. Auprès de ces hommes violents, de ces révolutionnaires, elle avait pris l'habitude de s'immiscer dans les affaires de l'État. A leur école, son esprit s'était affranchi, virilisé, elle avait perdu toute la douceur de son sexe, sans acquérir les vertus qui permettent de s'en passer. Malgré cela, et bien qu'elle ne fût point belle, Fulvie avait réussi à s'emparer de l'imperator, peut-être même à s'en faire aimer. Elle y avait réussi, parce que, sans doute, il était dans la destinée de ce grand agitateur de bouleverser le cœur des femmes et d'en subir la volonté. Clairvoyante et dominatrice, elle avait promptement discerné le parti qu'on pouvait tirer du magnifique instrument qu'était Antoine, à condition qu'une main ferme le dirigeât. L'ascendant qu'elle prit sur lui fut tel qu'on a pu dire, à un certain moment, qu'il n'était qu'une épée suspendue à la ceinture de Fulvie.

C'est à ce détestable ascendant qu'il faut attribuer la plupart des actes sanguinaires dont le nom de Marc Antoine fut souillé. Les trois cents déserteurs de Brindes ne furent exécutés qu'à l'instigation de cette mégère, et leur supplice lui causa une joie si vive qu'elle y voulut être présente et que le sang de ces malheureux, tant elle s'était approchée, éclaboussa toute sa robe. Ce fut elle encore qui, dans l'âme de son mari, attisa la haine contre Cicéron.

Ou sait avec quelle véhémence celui-ci, dans ses Philippiques, avait attaqué l'homme, qui, pour lui républicain, incarnait le despotisme. Il le désignait un soldat sans génie politique, sans élévation d'âme, dépourvu de réelle distinction, perdu de débauche. Devinant, en outre, quelle influence faisait agir Antoine, il n'avait pas craint de la dénoncer. Est-il libre, demandait-t-il, aux citoyens qu'il adjurait de quitter le parti démagogique, est-il libre celui à qui une femme commande ? à qui elle impose des lois, prescrit, ordonne, défend comme il lui plaît ?

Fulvie ne devait jamais pardonner. A l'heure des règlements de comptes, elle retrouva dans son cœur venimeux la flèche qu'y avait plantée Cicéron et la retourna contre lui, mortelle. Faire assassiner son détracteur n'était pas assez, elle en voulut flétrir les restes. Comme on apportait à Antoine la tête du grand orateur, elle relira de ses cheveux une longue épingle d'or et transperça la langue qui, d'un bout du monde à l'autre, avait défendu la justice.

On suppose bien qu'une telle femme n'allait pas se laisser dépouiller sans tapage. Dès qu'elle sut quelles habiles mains s'étaient emparées de son mari, une rage la mordit au cœur. Comment le reprendre ? Supplications et menaces prirent tour à tour le chemin du Bruchium. Mais nous avons vu en quel paradis d'indifférence, pour tout ce qui ne concernait pas sa belle maîtresse, s'était retiré Antoine. Résolu à ne rien savoir de ce qui aurait pu l'éloigner d'elle, il ne déroulait, le plus souvent, même pas les feuilles de son courrier.

Fulvie, cependant, était capable de recourir aux pires vengeances. Déchaîner la guerre civile lui parut un expédient digne d'être examiné. Unie à son beau-frère Lucius, un intrigant qui rêvait, lui aussi, en écrasant Octave, d'établir sa propre famille au rang suprême, elle se dit : Quand des milliers d'hommes mourront pour sa cause, Antoine sera bien obligé de quitter le lit de Cléopâtre.

Sur l'instigation de ces deux complices, plusieurs propriétaires soulevèrent des populations agricoles. Il y eut des rixes, des combats. Un grand nombre de villes se déclarèrent contre Octave. A Rome même, des cris de mort retentirent. Les statues des triumvirs furent brisées. Lucius profita du désordre pour se porter, au nom de son frère, défenseur des idées républicaines. Antoine lui-même, affirmait-il, était d'avis que le triumvirat avait assez duré. Il était prêt à en résilier les pouvoirs et à se contenter d'être consul. Ces assurances lui valurent de nombreux partisans parmi les gens d'ordre qui souhaitaient le retour de la légalité. Au point où en étaient les choses, était-il possible qu'Antoine ne vint pas lui-même en prendre la. direction ?

Des délégués, envoyés à Alexandrie avec mission de ramener l'imperator ne parvinrent même pas à le voir. Cléopâtre leur fit enjoindre de déguerpir au plus vite, faute de quoi, elle les ferait incarcérer.

En apprenant cet outrage, Fulvie, qui ne reculait devant aucun crime, conçut celui de s'unir aux ennemis de son mari. lin pacte d'alliance fut, de sa part, offert à Octave, et, pour en garantir la sincérité, elle lui proposa d'épouser Clodie, la fille qu'elle avait eue de Clodius. Cette jeune fille était charmante et n'avait pas dix-sept ans. Octave né manquait pas de goût pour elle. Il refusa cependant. A aucun prix, cet homme pratique ne voulait encombrer sa carrière de la belle-mère qu'eût été Fulvie.

Et la guerre continua.

Soit que le peu d'estime qu'il avait pour son adversaire, — ce polisson imberbe, comme il le nommait dédaigneusement, — l'empêchât d'en redouter l'issue, soit que réellement Cléopâtre se fût emparée de son esprit au point de lui laisser ignorer les risques qu'il courait, Antoine persistait dans son abstention. A bout de ressources, l'épouse exaspérée qui, chaque jour, sentait croître le péril, en revint à l'idée des négociations. Toutes difficiles qu'elles fussent, avec un partenaire insaisissable, elles offraient encore la seule chance qu'il y eût d'arracher Antoine à son inertie. Le tout était de trouver un ambassadeur qui se fit recevoir et écouter.

Après en avoir conféré avec Lucius, leur choix se porta sur le plus ancien compagnon d'armes du triumvir, un de ses meilleurs généraux, qui, pendant tontes les campagnes faites eh commun, l'avait efficacement assisté et qui, aux jours de triomphe, S'était toujours effacé devant son chef, sur Ænobarbus. Celui-là du moins, ne pourrait être évincé.

Lorsque ce Romain de vieille souche, qui n'avait guère quitté les camps, et dont la cuitasse semblait adhérer au corps comme la peau sur les es, pénétra dans l'intérieur luxueux, soyeux, parfumé du Bruchium, quand il vit Antoine vêtu d'une longue robé brodée, avec un cimeterre là ceinture, et coiffé d'un turban où brillait une énorme escarboule, il eut un saisissement. Était-ce là l'homme de Philippes ? le camarade qu'il n'avait pas revu depuis que, couverts l'un et l'autre de peaux de bêtes, ils subissaient sans se plaindre les rigueurs de l'hiver macédonien ?

— Marc Antoine ! fit-il seulement, comme si ce grand nom contenait tous les étonnements, tells les reprochés dont son âme débordait.

Antoine était loin d'être insensible. Quand il sut ce que sa femme et son frère avaient entrepris, une rougeur lui monta Ru front. Assuré= ment, il apercevait, dans le zèle mis â le servir, la part d'intérêt personnel et le profit que chacun comptait en retirer ; mais il n'en restait pas moins que Fulvie offrait -tin rare exemple d'attachement Conjugal, et que Lucius était un habile homme. Sincèrement, à cette Minute, il eût souhaité les rejoindre.

— Alors, conclut Ænobarbus avec la simplicité des cœurs accoutumés a mettre d'accord leurs sentiments et leurs actes, alors, n'hésite pas. Ceux qui combattent pour toi sont enfermés dans la citadelle de Pérouse ; ils risquent d'y mourir de faim. Rassemble tes légions et marche à leur secours.

Les choses n'étaient pas aussi simples que le croyait le brave militaire. Cléopâtre allait le lui enseigner. Si peu versé qu'il fût dans les combinaisons sentimentales, il comprit, en la voyant, en écoutant sa voix charmeuse, qu'Antoine ne s'appartenait plus, qu'il était tout entier à cette sirène. C'était donc elle qu'il s'agissait de convaincre.

Avec une franchise toute unie, il exposa la situation : Si Lucius et Fulvie étaient laissés leurs seules ressources, Octave aurait très probablement l'avantage, et pour Antoine, serait perdue l'occasion de réduire un adversaire, timide encore, mais qui pouvait, un jour ou l'autre, devenir redoutable.

Cléopâtre était trop avisée pour ne pas sentir la justesse de tels arguments. Personne plus qu'elle n'était intéressée à la grandeur d'Antoine, personne n'avait davantage à redouter le triomphe du neveu légitime qui disputait à Césarion l'héritage de César. Sans doute, si Lucius seul avait été engagé dans là partie, elle aurait poussé Antoine à le rejoindre, elle lui aurait dit : Pour notre gloire à tous deux, pour l'extension de notre pouvoir, va te battre. plais lui restituer sa liberté, autoriser cet amant chéri à remettre les pieds sur le sol italien, c'était le rendre à Fulvie. Toute laide, toute vulgaire et antipathique qu'elle fût, plus propre à haranguer des soldats qu'à inspirer la volupté, cette Bellone n'était pas sans lui causer quelque inquiétude. Elle la savait ambitieuse et n'ignorait rien du despotisme qu'elle avait exercé sur Antoine. Dans ces conditions, était-il prudent de lui livrer, ne fût-ce que pour quelques jours, l'otage précieux ? Toutes considérations mises en balance, l'amour, ce tyran qui ne connaît que lui-même, l'emporta. Le feu pouvait être mis à Pérouse, à Rome, à toute l'Italie, elle ne relâcherait pas son étreinte.

La veille du jour où, déçu, mécontent, Ænobarbus allait reprendre la mer, un incident faillit tout remettre en cause. L'esprit d'Antoine était sombre ; il entendait, au fond de lui, les grondements de sa conscience, d'une conscience qui s'ignorait, mais dont certains rappels, de temps à autre, venaient travailler la quiétude. Et avec cela, son vieux compagnon qui, sans plus rien dire, posait sur lui des regards chargés de reproches !

Par quel moyen le distraire ? se demandait Cléopâtre. Quel passe-temps inventer pour le soustraire pendant cette dernière journée aux instances d'Ænobarbus ?

Elle proposa une partie de pêche.

Tous deux acceptèrent, et des barques, à travers le canal qui en reliait les eaux à celles du port d'Eunoste, les conduisirent sur le lac Maréotis. Les roseaux bruissaient alentour. Au-dessus de l'eau tranquille, le ciel était incandescent. Les constructions de la rive s'y reflétaient toutes rouges, comme si un feu les avait dévorées. Les embarcations s'arrêtèrent à l'extrémité du lac où, loin du mouvement, se réfugiait la vie ondoyante des carpes.

Plusieurs fois déjà Antoine avait jeté sa ligne sans rien prendre. Cet insuccès, — surtout en présence d'Ænobarbus qui, pensif et les bras croisés, l'observait, — assombrit encore son humeur.

Agacé à la fin, décidé à réussir, ou du moins à en avoir l'air, il appela Éros et lui parla secrètement.

La mission que celui-ci venait de recevoir était d'accrocher à l'hameçon de son maitre un des poissons pris par d'autres, un des plus gros, et de le faire glisser sous l'eau habilement, en sorte que personne ne soupçonnât la supercherie.

Mais la reine ne fut pas longtemps dupée. Elle aussi savait bien des tours. Son esprit inventif eut vite fait d'en combiner un de sa façon, qu'à l'insu d'Éros, un plongeur se chargerait d'exécuter.

Antoine avait repris son air jovial. Il ne retirait plus sa ligne sans qu'une grosse carpe y pendit. Ce n'était autour de lui que compliments, émerveillement de ses prouesses. Tout à coup, au moment où il amenait une énorme prise, un concert d'hilarité éclata. Le poisson, cette fois, était de ceux que, pour servir d'appât, on conserve dans la saumure. Un autre jour, il aurait sans doute été le premier à s'esclaffer, car il aimait les facéties et les avait mises à la mode ; mais la présence du général romain lui fit éprouver un malaise. En face de cet homme grave, il se sentit humilié. Le retour se fit en silence.

Jugeant la circonstance favorable à une dernière tentative, Ænobarbus attendit que chacun eût regagné ses appartements et alla trouver Antoine.

— Ne sens-tu donc pas, lui dit-il, que ta place n'est pas ici ? Les enfantillages auxquels tu te livres conviendraient tout au plus à des femmes, à des eunuques. Mais toi !... L'homme que tu es !... Guerrier, chef d'État, un des trois soutiens de la République, ce sont des villes, des continents, que tu devrais chercher à prendre.

Avec le geste habituel qu'il avait dans ses moments de perplexité, Antoine avait posé un de ses coudes sur ses genoux et, le menton enfoncé dans sa paume droite, il regardait son ami. Que répondre ? La flamme qui, en lui, n'était pas tout à fait éteinte, se ranimait et lui montrait le but glorieux vers lequel ils avaient marché ensemble.

— Je voudrais te suivre ! fit-il.

— Quel obstacle t'en empêche ?

— Tu le demandes !

— L'amour est-il donc si fort, s'étonna le vieil homme de guerre que, possédé par lui, on ne puisse plus être soi-même ?

Leur conversation se prolongea. Antoine s'y prêtait volontiers. La légère blessure qu'avait reçue sa vanité le rendait sensible aux idées d'honneur. L'avenir, au loin, se dessinait. Où le mènerait cette vie de satrape amoureux ?

A la fin, sa résolution jaillit :

— Tu as raison ! fit-il en saisissant la main de son ami, demain, je partirai avec toi. Et, le pas ferme, il se dirigea vers la chambre de Cléopâtre.

Étendue sur un lit profond, comme chaque soir, elle attendait son amant ; mais elle l'attendait plus impatiente encore que de coutume. Pendant le souper, il s'était montré morose. Qu'avait-il ? Aurait-il été vexé de la farce qu'elle lui avait faite ?

Assise à côté d'elle, Charmion la rassurait : Non, Antoine comprenait les farces. Lui-même n'en inventait-il pas constamment de nouvelles ?

Par les larges baies ouvertes, la rumeur de la mer pénétrait, douce, chantante. A travers une portière, Antoine entendit ces mots : Crois-tu qu'il m'aimera toujours ?

Le cœur ému, il songeait : Comment pourrais-je faire de la peine à la plus aimante des femmes ?

Lorsqu'il fut tout près, comme il la regardait sans parler, elle lui demanda :

— Qu'as-tu donc ? A quoi penses-tu ?

Avant de répondre, il eut une hésitation. La chose lui semblait si terrible à dire ! Puis, tout d'un coup, comme font ceux qui se défient de leur courage, il articula très vite :

— Il faut, décidément, que je parte.

Elle le regarda presque incrédule. Cela dépassait tellement ce qu'elle avait pu craindre.

— Partir ! Tu dis cela pour me faire peur, parce que je t'ai taquiné.

— Enfant ! est-ce que ces choses-là comptent ? Je me dois à ceux qui combattent pour ma cause.

Cette réponse frappa Cléopâtre au cœur.

— Tu veux rejoindre ta femme.

Si grave que fût le moment, Antoine ne put s'empêcher de rire.

— Toi ! Jalouse de Fulvie !

Après tout, pourquoi ne l'aurait-elle pas été ? La campagne que faisait l'épouse abandonnée n'était pas d'une indifférente ? Belles ou laides avec leurs orages, leurs pleurs, les lames de fond du sacrifice constamment prêtes à les soulever, est-ce que les passionnées ne sont pas toujours de dangereuses rivales ? Cléopâtre les connaissait ; mieux que quiconque, elle savait de quoi, lorsqu'il brûle, le cœur est capable pour garder ou reprendre ce qu'il aime. Le caractère d'Antoine n'avait pas non plus de quoi la rassurer. Loin d'elle, ne trouverait-il pas chez cette autre, chez cette muse révolutionnaire le point d'appui, qu'inconsciemment, sa volonté fléchissante cherchait auprès des femmes ?

Tous ces tourments de son âme inquiète, elle les résuma dans cette phrase dont l'effet n'était pas difficile à prévoir :

— Tu veux donc que je meure ?... Et, comme par un commencement d'exécution, pâle, sanglotante, elle s'abattit sur ses oreillers.

En fallait-il davantage pour mettre en péril la résolution qui avait eu tant de peine à naître ? Déjà Antoine vacillait. Penché sur le cher visage où, si souvent, il avait vu s'épanouir les roses de la félicité, il ne songeait qu'à réparer le mal qu'il venait de faire. Son départ n'avait rien d'imminent. Il chargerait Ænobarbus de le suppléer et, plus tard, si cela était nécessaire...

Cléopâtre revenait à elle.

— En cas de nécessité, fit-elle, faible encore, attirant la chère tête contre son cœur, c'est moi qui te supplierais de partir. Est-ce que je ne désire pas ton bien, ta gloire, autant et plus que toi-même ? Mais, crois-moi. Ton frère et ta femme sont des fous ; ils n'agissent que dans leur intérêt propre. Laisse-les se tirer, sans toi, de l'embarras où ils se sont mis.

Antoine ne demandait qu'à la croire. La nuit s'acheva sans qu'il fût davantage question de se séparer.

D'autres nuits de délices suivirent celle-là Les amants s'étaient ressaisis. La passion élevait autour d'eux un rempart à l'abri duquel, volontairement, ils ignoraient la guerre, les dangers, les menaces, tout. A sentir ce qu'ils risquaient l'un par l'autre, une sorte d'exaltation s'était emparée de leurs sens. Peu importait que le monde s'écroulât, pourvu qu'ils restassent unis.

Les dieux, cependant, qui avaient un faible pour Antoine, se mirent d'accord pour, cette fois, le sauver. Au moment où Pérouse, à bout de vivres, était sur le point de se rendre, où l'armée réunie par le frère et la sœur, — ne voyant pas venir l'imperator dans lequel était toute sa confiance, — commençait à perdre courage, Fulvie, subitement, tomba malade et mourut. Elle était l'âme de la- résistance. Privé de cette force vive, Lucius, qui n'avait pas en lui-même les motifs qui font soutenir une lutte envers et contre tout, remit son épée au fourreau. Ainsi, par le plus inattendu des événements, l'absence' d'Antoine, qui semblait devoir tout perdre, allait, au contraire, tout arranger. N'ayant pas pris part à la guerre, il n'en pouvait être tenu pour responsable. Faire la paix avec Octave lui devenait, dès lors, facile. Il suffirait, pour cela, qu'il désavouât la politique des siens. Du moins, fallait-il qu'il allât, en personne, négocier cette affaire.

Fulvie morte, Cléopâtre n'avait plus de motifs pour s'opposer à l'éloignement momentané d'Antoine, ni même pour s'en alarmer outre mesure. Elle lui avait déjà donné un enfant, un autre s'annonçait. Il était convenu entre eux que, dès le printemps, on célébrerait leurs noces et que cette progéniture serait légitimée, ainsi que l'avait été celle de César. Comme si, cependant, la bête retorse qui rôde autour des grands bonheurs se faisait entendre de loin, toute appréhension n'avait pas disparu de son âme. Que craignait-elle ? Qui ? Elle n'aurait pas su le dire. L'idée lui vint de consulter les oracles. Peut-être, par eux, connaîtrait-elle le mystérieux danger contre lequel tout son être était en défiance.

De même qu'à Rome, c'était dans les livres sacrés, en observant le vol des oiseaux, ou les entrailles des victimes, que des augures à longues barbes cherchaient les secrets de l'avenir ; de même que Claros, Cumes, Tibur avaient leurs sibylles, Delphes, sa Pythie qui jeûnait pendant trois jours avant de monter sur le trépied où l'ivresse prophétique s'emparait d'elle, Alexandrie possédait un collège renommé d'astrologues. Non seulement ces hommes fameux consacraient leur vie nocturne à l'étude du -firmament, en savaient les lois et nommaient chacune des constellations comme nous les nommons aujourd'hui, mais leur science prétendait l'interroger et en obtenir des réponses. Chaque corps céleste était pour eux une divinité sous l'influence de laquelle on naissait, on vivait, et dont l'éclat très vif au moment des heures heureuses était terni par l'approche du malheur.

Lorsque la nuit fut complète, Cléopâtre, accompagnée d'un seul esclave et muet, gravit les cent vingt marches qui conduisaient à gravit plus haute terrasse.

Averti de sa visite, Sisogène, le grand tireur d'horoscopes, l'attendait. Les bras allongés et le front dans la poussière, il fit trois salutations. A lui, infime, que venait demander la fille d'Amoun-Râ ?

Elle déclara son désir de connaître la destinée d'Antoine. Dans peu de jours, le triumvir aurait rejoint là terre latine. Quel sort l'y attendait ? N'avait-elle rien à redouter pour lui ?

Avant de la renseigner, l'homme vêtu de jaune, dont les manches et le haut bonnet agitaient à chacun de ses mouvements une rangée de grelots, traça quelques signes sur le sable dont était semée la terrasse, puis, le torse renversé, les mains ouvertes, dans l'attitude de l'extase, il sonda la voûte étoilée. Des myriades de points d'or en parsemaient l'azur sombre, et leur reflet, dans la mer, semblait une pluie de diamants.

Saisissant tout d'un coup sa baguette, Sisogène indiqua un point du ciel. Il venait de découvrir l'étoile sous laquelle Antoine était né.

— Là ! fit-il, pure et brillante, elle approche du zénith.

Mais, bientôt, l'astre sembla s'éclipser. Il venait de rencontrer une autre étoile. Un instant plus tard, celle-ci s'éloigna, et la première reprit sa magnifique clarté.

Très impressionnée par ce phénomène, Cléopâtre le fut davantage encore en apprenant que c'était l'étoile d'Octave qui avait fait pâlir celle d'Antoine. L'expérience était concluante. Il n'y avait pas à douter que le génie de chacun des deux hommes fût contraire à l'autre et qu'Antoine devait, en toute circonstance, se méfier de son collègue, se tenir écarté de lui.

Lorsqu'elle rapporta cet horoscope, le triumvir en fut d'autant plus frappé que lui-même avait eu son sommeil troublé par un songe. Il marchait, il croyait marcher sur un terrain semé de fleurs. Tout à coup, il avait eu l'impression d'une résistance, d'un barrage au milieu de sa route. Après un débat pénible, il s'était subitement réveillé, couvert de sueur comme lorsqu'on vient d'échapper à un désastre.

Antoine n'aurait pas été de son temps, ni de son pays, s'il avait méprisé de tels avertissements. Pas un latin qui ne fût sensible à de moindres. Un éternuement, un tintement d'oreilles avaient leurs significations. Une chute, l'engourdissement du petit doigt étaient considérés comme de fâcheux pronostics. Au sortir de chez soi rencontrait-on un vol de corbeaux ? il était sage d'y rentrer et de renoncer, pour ce jour-là à toute entreprise. Étaient-ce, au contraire, les abeilles qui vous accueillaient dans l'air doré ? vous pouviez tout entreprendre : la chance serait avec vous.

Comment des esprits habitués à tenir compte de si petites choses n'auraient-ils pas attaché d'importance aux signes du ciel ? Si le départ d'Antoine avait pu être différé, il l'aurait été, car lui et Cléopâtre, intérieurement, en étaient très malheureux. Plus encore que les songes, une voix les avertissait que le meilleur de leur roman était vécu. Retrouveraient-ils jamais un temps où ils eussent le loisir d'être tout entiers à s'aimer ? Non ! Ils le sentaient. Cette insouciance, qui est la jeunesse des passions, était finie. Des obligations de toutes sortes allaient, pour longtemps, peut-être, les tenir éloignés l'un de l'autre. Antoine se devait à son rang, à ses charges. La paix avec Octave, — si elle se faisait, — ne résoudrait qu'une des difficultés nouvellement surgies. Ce serait ensuite la répression des Parthes, le rétablissement de l'ordre en Asie Mineure, etc. Quoique, déjà depuis qu'il avait repris sa cuirasse, l'imperator se retrouvât lui-même, qu'il entendît les clairons sans déplaisir, son grand rire d'enfant s'était éteint, et les coupes devant lui demeuraient à demi pleines. Cléopâtre souffrait davantage encore, car, dans cette séparation, c'était elle qui avait le plus à redouter. Ses yeux pleins d'un feu triste considéraient son amant et, malgré elle, malgré qu'il ne cessât de lui affirmer qu'avant la fin de l'année il serait de retour, une angoisse lui serrait le cœur.

Le jour venu, quoique la douleur lui arrachât presque des cris, elle voulut l'accompagner jusqu'au navire. Un vent frais soufflait de l'est. La nier, toute rebroussée, semblait recouverte d'une quantité de longues ailes blanches, les ailes qui allaient emporter son bonheur. Ah ! si elle avait pu le retenir I Mais est-ce que nos pauvres désirs ont jamais, d'une heure, retardé la fatalité ? La galère avait déjà hissé ses voiles ; le triple rang des rameurs avait pris place sur les bancs superposés, et cinquante bras d'ébène s'apprêtaient à frapper le flot. Penchée à l'extrémité de la rampe qui courait le long de l'Heptastade, Cléopâtre murmurait de tendres adieux que sa main envoyait à Antoine. Au moment où il vint à raser le môle, clans un dernier sanglot plein de prière, elle lui jeta :

— Souviens-toi des deux étoiles !

Si Antoine avait eu dans l'âme, à cette époque, la passion vengeresse qui l'enflammait au lendemain des Ides de Mars, ou la haine qui, rallumée plus tard, trop tard, devait le jeter, affaibli, contre un adversaire devenu puissant, sans doute aurait-il eu raison d'Octave, et le sort du monde en aurait été modifié. Mais le temps qu'il venait de passer à Alexandrie avait altéré en lui l'instinct primordial, et les forces combattives qui étaient la beauté sauvage de sa nature avaient perdu leur verdeur. Loin d'aborder l'Italie avec l'élan farouche qu'il aurait fallu pour la conquérir, il y arrivait, l'esprit imprégné des magies égyptiennes, avec le désir de conclure la paix au plus vite et de recouvrer sa liberté.

Pour des motifs tout différents, Octave, lui aussi, souhaitait le règlement amiable des embarras que lui avaient créés la famille Antonius. D'autres, plus graves, le réclamaient. A la tête de plusieurs légions qui, fidèles au glorieux souvenir de son père, s'étaient données à lui, Sextus Pompée avait débarqué en Sardaigne et, de là dirigeait la piraterie d'une flotte en train d'affamer les côtes latines. Qu'Antoine, avec les seize légions qu'il s'était gardées en Macédoine et la flotte rapide que lui avaient construite les Rhodiens, fit alliance avec cet antagoniste nouveau, lui, Octave, était perdu. On a toujours dit que la peur rend les hommes lâches et cruels. En la circonstance présente, elle incita Octave à d'abominables représailles contre les vaincus de Pérouse, et fit de lui un agneau vis-à-vis d'Antoine ? En réalité, il ne s'était jamais senti à l'aise avec ce collègue herculéen. Tout ce' que celui-ci représentait de beau, de fier, d'heureux, l'envenimait secrètement. Quoiqu'il n'eût rien à lui envier sous le rapport de la débauche, sa propre débilité désespérait de parvenir à cette désinvolture qui, chez Antoine, la rendait presque sympathique. Autant il se sentait peu apprécié des soldats, autant, avec acrimonie, il constatait, à l'égard de ce chef, soudard comme eux, leur dévouement qui allait parfois jusqu'à préférer servir sous ses ordres, sans solde, qu'à être bien payés pour marcher contre lui. A force de se sentir démuni, et de voir Antoine comblé, il avait une première fois conclu que mieux valait l'avoir pour ami que contre soi, et aujourd'hui encore, il en était à se dire : Dût-il m'en coûter les cent millions de sesterces dérobés par lui sur l'héritage de César, je m'en ferai un allié.

Des deux côtés, donc, on était prêt pour les négociations. L'entourage ne le souhaitait pas moins que les protagonistes eux-mêmes, car, après tant de troubles, de secousses, de sang versé, tout le monde avait une soif immense de paix. Les amis d'Antoine l'attendaient à Brindes. Ils lui persuadèrent aisément de repousser les offres révolutionnaires que lui faisait Sextus Pompée .et de s'entendre avec Octave. Celui-ci offrait, en échange de la Gaule cisalpine, qui, dans le premier partage, avait été dans le lot d'Antoine, de lui abandonner la Cyrénaïque qui serait prise sur celui de Lépide.

Pressé de faire route sur l'Asie où l'appelaient ses véritables intérêts, Antoine choisit, pour le représenter, Asimius Pollion dont l'esprit, le savoir et le tact étaient dignes de se mesurer avec ceux de Mécène, le délégué d'Octave, et lui laissa de pleins pouvoirs. A son retour, il serait temps d'apposer les signatures.

La hâte qu'il avait de porter ses aigles en Orient s'explique aisément, car Cléopâtre lui avait appris à en considérer les provinces comme leur domaine commun, le riche parage destiné à supplanter la vieille Europe appauvrie, et à constituer l'empire mondial qu'ensemble ils avaient résolu de fonder. En chasser les Parthes, et s'y procurer l'or nécessaire à contenter les soldats sur qui s'appuyait son pouvoir, voilà qui importait à Antoine autrement que de disputer à ses collègues quelques lambeaux dé territoire. Comme chaque fois qu'il était rendu à lui-même, à sa propre impulsion de chef, il se montra superbe de décision, d'activité, de bravoure. Tout à la fois, on le vit enlever la Palestine à Pacoros et y rétablir Hérode, châtier les villes qui avaient massacré leurs garnisons, forcer Labienus à la fuite, et, brisant les portes de Lamanos, délivrer la Syrie captive. Ces victoires le ramenaient au temps de sa libre jeunesse et refaçonnaient son âme à la manière énergique qui succédait généralement, en lui, aux périodes d'indolence.

C'était sur ces métamorphoses auxquelles ils le savaient sujet que ses amis avaient compté. En lui persuadant de reprendre sa cuirasse d'imperator, pendant qu'eux-mêmes jetteraient les bases d'un nouveau triumvirat, ils s'étaient dit : Nous gagnerons ainsi des jours ; car ses amis avaient leur plan. Croyant à l'efficacité d'un mariage, aussi bien comme garantie du traité qui réglerait leurs accords, que pour empêcher Antoine de retourner à sa maîtresse, ils avaient combiné de lui faire épouser la sœur d'Octave. Aucun d'eux n'ignorait assurément que si la mort, parfois bienfaisante, avait enlevé Fulvie, le principal obstacle à ce projet n'avait pas, avec elle, disparu. Ils savaient, hélas ! que Cléopâtre, la courtisane du Nil, ainsi qu'entre eux ils la nommaient avec un mépris haineux, était là toujours, séduisante et royale, parée de tous les prestiges. Mais l'absence, pour le moment du moins, la rendait moins redoutable, et c'était de cette absence qu'ils étaient résolus à profiter. Quel rapport pouvait-il y avoir entre les tendres enlacements d'un corps éperdu, et les lettres, fussent-elles écrites avec des larmes, où une femme solitaire balbutie sa peine amoureuse ? La combinaison, d'autre part, d'unir les deux triumvirs par le sang et au moyen de la plus douce, de la plus avenante des femmes, conciliait de trop graves intérêts pour n'avoir pas chance d'être écoutée. Le tout était de manœuvrer adroitement, sans précipitation, et de choisir l'instant propice.

Lequel aurait pu l'être davantage que celui du retour d'Antoine' ? Le soleil, ce jour-là brillait sur Rome, non de l'éclat métallique qui fait la netteté coupante des paysages levantins, mais finement, délicatement, accompagné de beaux nuages où se jouait la lumière. Entre ses collines fleuries, la ville antique se dessinait noble et pittoresque ; ses' maisons basses, resserrées, ramenées autour des temples, faisaient songer à un groupement familial.

Dès qu'Antoine eut foulé le pavé des rues pleines de pieux souvenirs, dès qu'au bord du fleuve il revit la place où, sur le bûcher consumé, il avait recueilli les cendres de Jules César, dès qu'il entendit la grande voix du Forum qui l'acclamait, son cœur se gonfla d'une émotion depuis longtemps inéprouvée. Quelques joies qui l'eussent ailleurs fait tressaillir, aucun autre lieu sur terre n'aurait pu lui procurer l'indicible bonheur de se sentir chez lui. Rome, c'était le sol de ses pères. L'air qu'il y respirait lui était excitant et salubre comme celui d'un sommet. Son sang parcourait ses veines, plus abondant, plus riche, comme si, brusquement, tout celui de sa race y avait afflué.

Dans de telles dispositions, la vue de la Romaine idéale qu'était Octavie ne pouvait qu'éveiller en lui des sentiments favorables. Sans qu'elle fût d'une éclatante beauté, son être pudique et charmant réalisait exactement tout ce qu'un latin élevé dans les traditions réclamait de la gardienne du foyer. Elle avait le visage ovale, un peu allongé, de ce type pur que les artistes de la Renaissance devaient retrouver pour immortaliser leurs madones. Ses yeux pensifs étaient ombragés de longs cils, et sa chevelure massive, que des torsades régulières enroulaient autour de son front, semblaient y poser une couronne. Quelqu'un qui eût cherché des contrastes n'aurait pu en rencontrer de plus saisissant que celui de cette créature de grâce et de douceur, avec l'implacable Fulvie : si ce n'est en comparant la séduction chaude, triomphale, résonnante comme un instrument de fête ; toujours armée de griffes et de flammes, qui émanait de Cléopâtre, et la délicatesse diaphane, le mélange de clartés sans fulgurance et d'ombres sensibles dont s'enveloppait la sœur d'Octave.

Cette jeune femme avait été mariée déjà. Toute d'amour, de paix, de fécondité, la courte union qu'elle avait eue avec Marcellus, et dont elle portait encore les voiles de veuve, était le gage de ce que serait la vie avec elle. C'était sur sa sagesse, sa bonté foncières que les amis d'Antoine aussi bien que ceux d'Octave, avaient compté pour faire de ses bras l'arceau de, paix par qui seraient reliées les deux colonnes du monde. Les vertus domestiques auraient suffi à en assurer la solidité, mais la jeune Romaine en possédait de plus hautes, de celles qui sont l'ornement, le luxe d'un édifice. A un moment où la bassesse rampait partout, où la peur égoïste soufflait ses conseils de lâcheté dans les âmes, où l'on avait vu la trahison se glisser jusque dans le cœur des familles, elle avait eu maintes occasions de se montrer ce qu'elle était : généreuse avant tout, humaine, serviable. Usant du tendre ascendant qu'elle exerçait sur son frère, que de fois n'était-elle pas intervenue pour lui arracher des victimes ! C'est ainsi que son amie Tullia s'étant adressée à elle, lui avait dû la vie de Thoranius, l'époux qu'elle idolâtrait. Condamné depuis un mois, celui-ci attendait au fond d'un ergastule l'heure de l'exécution. Toutes les prières de Tullia avaient été vaines, et l'heure ne .pouvait plus tarder. Que faire ? Comment sauver le malheureux ? L'opinion publique réprouvait sa condamnation, mais, avilie comme elle l'était, de quelle manière cette opinion aurait-elle pu se manifester ? Octavie se fait audacieuse. Un soir que l'imperator devait se rendre au théâtre, elle prépare un stratagème. Au moment où sous la pourpre, environné de licteurs, il arrive à sa loge, un rideau s'ouvre, et, à côté d'une jeune femme en pleurs, paraît un fantôme, dont les bras sont encore chargés de chaînes. De toutes parts, les cris de : Grâce ! Grâce ! éclatent. Ce que chaque individu aurait redouté d'implorer, la foule l'exige. Le futur Auguste était trop faible pour aller à l'encontre d'un vœu populaire. Il leva l'index : la cause était gagnée.

La présence d'Octavie fit sur Antoine l'effet bienfaisant d'un ombrage. Jamais, depuis son enfance, il n'avait rien approché de si frais, de si rassurant. La pensée de fixer en elle sa demeure lui inspirait comme un scrupule. S'il l'avait rencontrée plus tôt, sans doute, il eût été un autre homme. Ses mœurs ne seraient pas tombées si bas. Mais tel qu'il était aujourd'hui, comment se renouveler ? se relever au niveau d'un rêve pur ? Abusé, toutefois, par un semblant de liberté reconquise, il se disait par instant : Qui sait ? Peut-être n'est-il pas trop tard ? Par d'autres, hélas ! l'image de l'Égyptienne s'imposait à sa mémoire et lui interdisait tout autre bonheur qu'en elle, en ce désordre plein de transes et de délices que c'était de l'aimer.

Octavie n'ignorait rien du passé de Marc Antoine. Tout désireux qu'il fût de l'associer à ses intérêts politiques, son frère, qui l'aimait, ne lui avait pas caché les risques qu'offrait pour elle un mariage avec l'amant de Cléopâtre. Il n'était pas parvenu non plus à lui vanter l'homme dont l'antithèse même de leurs caractères lui faisait maudire les défauts et méconnaître les indéniables qualités. Foncièrement honnête comme elle l'était et soigneuse de sa destinée, la jeune femme aurait pu, par ces avertissements, être détournée d'une si périlleuse aventure ; mais un cœur brave se cachait sous sa réserve. Aux joies paisibles, sa jeunesse voulait ajouter l'ardeur. Dès leur première entrevue, elle se sentit irrésistiblement attirée vers le bourreau que devait lui être Antoine. Un tel homme, se dit-elle en le contemplant, en admirant sa saine carrure et la clarté de son sourire, ne saurait être perfide. Si sa vie n'a été jusqu'ici que dérèglement, c'est que des créatures excessives ont négligé de lui passer autour du cou le lien de tendresse par lequel on guiderait un lion. Erreur touchante de la vertu qui croit en son propre pouvoir ! Dangereux attrait qui soumet des cœurs fragiles aux mâles robustes et sanguins, qui les incline vers ceux dont le désir sera leur maître et la loi de leurs ravissements !

L'erreur d'Octavie, cependant, ne devait pas se révéler tout de suite. Les débuts du mariage furent heureux, de ce bonheur intègre qu'Antoine ne connaissait pas, et qui, par sa nouveauté, lui était un élément de plaisir. Il était auprès de sa femme proprement le voyageur qui a vu beaucoup de pays, qui s'est déchiré à bien des buissons, et dont les pieds blessés sont aises de trouver enfin du repos. Des paradis foudroyés il tombait dans l'innocent, le novice amour, et pendant quelque temps il se plut aux fêtes de cette révélation. Mais que dire du bonheur de la jeune femme ? Le calme des cycles révolus avait envahi son esprit. Elle pensait, pour toujours, avoir capté la source qui fait le printemps savoureux et parfume l'âme de fleurs. Le cœur extasié, elle n'était qu'empressement à servir les moindres souhaits de son mari. Une sorte de génie les lui faisait deviner et la précipitait au-devant, des choses avant qu'il eût eu le temps d'avancer la main vers elles.

Un jour, qu'en se promenant, il avait admiré le palais qu'autrefois Pompée s'était fait construire sur la voie Appienne, et exprimé le regret qu'une si belle demeure restât vide, elle obtint aussitôt de son frère que les séquestres fussent levés et l'offrit à Antoine, rempli des plus rares merveilles. Quoique ses goûts jusque-là eussent été simples, elle ne pensait pas qu'aucun cadre fût trop spacieux, ni trop riche pour enfermer un couple aussi privilégié que le leur. Comment cette Omphale qui brûlait de fidélité aurait-elle pu prévoir que ce palais, bientôt, semblerait à Antoine une prison ? C'est pourtant, avant que fût écoulée la première année de leur mariage, ce qui allait se produire.

Si assaisonnée qu'elle soit de tendresse et de dévouement, l'atmosphère familiale ne saurait longtemps convenir à qui croit sa poitrine assez large pour embrasser l'infini des jouissances. Plein de force et d'imagination, le petit-fils d'Hercule se sentait à l'étroit dans lé réseau traditionnel. Rome, qui lui avait paru grandiose le jour de son triomphe, avait repris ses proportions réelles qui, après les déploiements larges et clairs d'Alexandrie, le jaillissement de coupoles, d'obélisques, de pylônes auxquels son œil s'était accoutumé, n'étaient guère que celles d'une bourgade. Il en supportait mal lés mœurs austères, les tracas mesquins, les préjugés. Et qu'est-ce que signifiaient ces prédications contre le Rixe, les plaisirs que ne cessaient d'y répandre des philosophes moroses ? Antoine, en un mot, s'ennuyait. Ah ! qu'étaient devenues les joyeuses chansons, dont la fantaisie aux ailés d'or avait si délicieusement bercé sa vie pendant deux ans ?

Le voisinage surtout d'Octave lui Causait un insupportable malaise. Tandis que ceux qui avaient travaillé à leur réconciliation se réjouissaient en les voyant d'accord, en apparence, promulguer des décrets, passer des revues ou, le soir se réunir à la table fraternelle, eux, sentaient obscurément s'agiter le ferment d'une haine qui ne devait que grandir. Entre ces hommes que le rang faisait égaux, et qu'un pouvoir partagé exposait à de perpétuels frottements, elle était inévitable. Soit qu'il s'agît des affairés de l'État, soit dans les moindres détails de la vie privée, tout était occasion de conflits. Que la population de Rome, émotive et facilement surexcitée, témoignât à l'un de ses triumvirs une préférence, où simplement l'approbation d'une mesure attribuée à tel ou tel, le démon des rivalités surgissait. Les jeux mêmes auxquels les deux beaux-frères se distrayaient quelquefois en commun, risquaient d'amener la brouille, car aucun des d'eux pouvait tolérer de n'être pas lé gagnant. Les dés, plusieurs fois, ayant été favorables à Antoine, Octave prétendit qu'ils étaient pipes.

Un soir, ils eurent l'idée d'offrir à leurs invités le spectacle d'un combat de coqs et les paris ; selon l'usage, s'engagèrent. Une fois, deux fois, trois fois, il arriva pie le coq appartenant à Octave eut l'avantage. Là colère pâlissait Antoine. Ne pouvant à là fin se contenir, il quitta brusquement l'atrium et lés supplications d'Octavie furent impuissantes, ce soir-là du moins, à l'y ramener.

Si minimes que fussent de telles blessures, leur renouvellement journalier ressemblait à ces attaques de moustiques qui finissent par envenimer tout l'épiderme. Les relations qui, de loin même, auraient eu de la peine à être cordiales, s'aigrirent définitivement. C'est toutefois du côté d'Antoine que les marques d'antipathie se firent les plus véhémentes. Persuadé ainsi qu'il l'était, et peut-être non sans motifs, que la première place aurait dû lui être attribuée, il ne pouvait que s'irriter contre un protocole qui l'en frustrait et parfois, même, en certaines circonstances, faisait passer Octave avant lui. Sous les plus futiles prétextes, les paroles de l'oracle égyptien lui revenaient à la mémoire : Éloigne-toi de ton rival, lui avait conseillé celui-ci ; partout où le sort vous mettra en présence, ton étoile sera éclipsée par la Sienne. C'est en Orient seulement que l'astre dé ta destinée aura tout sen éclat.

Les aurait-il oubliées ces paroles dans lesquelles il voyait vaciller les chances de sa vie, les devins ; les astrologues, toute la cliqué dent, par l'entremise sécrète de Cléopâtre ; il était environné ; se serait chargée dé l'en faire souvenir. L'idée d'échapper au parallèle devint en lui une hantise. Il ne songea plus qu'à quitter Rome, qu'à retrouver le sol où la prédominance, indispensable à son puissant organisme, s'affermirait. Être le maître ! Être celui qui commande, et à qui tout le monde se soumet ! Avoir devant soi l'espace et se dire : personne ne peut m'en disputer la moindre parcelle ; Ô rêve ! Désir par qui s'exalte l'orgueil et se tend l'âpre volonté !

Un grand succès pouvait seul troubler l'équilibre et donner à l'un des triumvirs le pas sur les deux autres. Je serai celui-là se dit Antoine. Le vaste dessein de transporter en Orient le centre de son activité politique et militaire, d'y fonder un immense empire dont il serait souverain incontesté, s'imposa plus fortement que jamais à son esprit. C'était ressusciter la chimère de César, cette chimère qui, à une époque où tous les problèmes se pouvaient résoudre en vénalité, lui verserait l'or à mains pleines. Mais, saurait-il la chevaucher ? la conduire au but glorieux ? Il fallait, pour y atteindre, se débarrasser d'abord des Parthes, ces voisins dangereux qui infestaient les frontières, puis s'enfoncer au delà de l'Euphrate, se rendre maître de la Perse. Les plans de cette campagne audacieuse existaient ; ils avaient été dressés dans leurs moindres détails par le conquérant des Gaules. Antoine, qui avait été le confident des derniers jours, n'avait eu qu'à s'en emparer. Le seul changement à y apporter serait celui de la cité qui supplanterait Rome. Alexandrie avait  paru tout indiquée à César qui, la veille de sa grande entreprise, ne vivait plus que pour Cléopâtre. Cette même Alexandrie avait, elle aussi rayonné aux yeux d'Antoine comme capitale d l'avenir lorsque c'était auprès de la reine, et pour elle, que s'élaboraient les projets. Mais aujourd'hui, ici dans la maison où la vertueuse Octavie avait établi son règne, le nom même de l'Égypte ne pouvait être prononcé. Il suggéra celui d'Athènes.

Comme toutes les femmes véritablement éprises, Octavie aurait souhaité que son mari ne s'éloignât pas. S'appuyer contre lui suffisait à ce cœur tendre. Lorsqu'elle connut les ambitieux projets d'Antoine, il lui sembla que le bonheur se retirait pour toujours de leur foyer et qu'elle n'allait plus s'abreuver qu'aux sources du désenchantement. Elle avait, toutefois, l'esprit trop sage pour ne pas admettre que la loi des existences illustres est l'agitation, et, qu'aimer un conquérant, c'est être vouée à de solitaires mélancolies. Son frère même, récemment marié à Livie, et tout amoureux qu'il fût de cette femme séduisante, ne venait-il pas, tourmenté lui aussi par l'aiguillon de la suprématie, de partir en guerre contre les pirates de Sextus ? En épouse soumise, elle accepta donc le départ, mais avec la promesse qu'aussitôt après la naissance de l'enfant qu'elle portait, Antoine l'autoriserait à l'aller rejoindre en Grèce.

Une sensation de délivrance, comparable à celle qu'on prête au navire dont se détachent les amarres, fit tressaillir le cœur d'Antoine au moment où, ayant dépassé le môle, il vit s'éloigner le port d'Ostie. Libre ! Il redevenait enfin libre ! En vain essayait-il d'arrêter en lui ce mouvement joyeux. En vain, songeant à la gracieuse vertu de sa femme, à l'amour dont elle le comblait, à l'affection très sincère qui l'attachait encore à elle, se le reprochait-il ? Quel moyen a-t-on pour empêcher un cœur de tressaillir s'il est content ? Et Antoine était ravi de ne plus sentir ses liens. Rentrer dans la mêlée, susciter des événements, travailler à l'ascension de son propre destin, équivalait pour lui à se réveiller après un long assoupissement.

Comme premier plaisir, Athènes lui offrit celui d'y être le point de mire unique, de recevoir, sans avoir à les partager, les clés du pouvoir, les soumissions, les hommages. Les Hellènes avaient conservé de sa personne un souvenir ébloui. Ils admiraient n lui la beauté, le génie militaire, la force. Quoique guerrier, ils le savaient ami des arts et respectueux de leurs traditions. Le pèlerinage, qu'à pied, et revêtu du pallium, il avait accompli sur le sommet de l'Acropole, lui avait gagné toue les cœurs. Quels qu'eussent été, depuis, les débordements dont ils avaient eu l'écho, leur persuasion demeurait ferme : Antoine était un demi-dieu. Avec mille honneurs, ils lui en prodiguaient le titre et les emblèmes. Un thyrse, enroulé de feuillage, lui fut offert par un chœur de Corybanthes, et les fêtes, autour de lui, se multipliaient comme au temps des grands Panathénées. Ce délire d'adulation, ne sachant plus où s'arrêter, tomba dans le ridicule d'offrir au nouveau Bacchus la main de la vierge Athénée qui, devant le Parthénon, dressait son casque et la lance d'or des combats olympiens.

Antoine, qui riait sous cape, fit semblant de prendre la chose au sérieux.

— J'accepte, lit-il, à condition que la fiancée apporte en (lot un million de drachmes.

Les flagorneurs étaient pris au piège. Ils durent s'exécuter. La leçon, toutefois, était dure, et, l'un d'eux, le grand prêtre chargé de prélever la somme sur les ressources du temple, ne put retenir cette réplique :

— Zeus n'en avait pas exigé tant pour devenir l'amant de ta mère Sémelé.

Au milieu de ces extravagantes épousailles, Oçta.yie semble avoir été quelque peu oubliée. Elle ne les prit toutefois pas en mauvaise part. Partager avec une déesse n'avait rien de bien redoutable. Elle exigea seulement de venir, à son tour, prendre part à la parodie. Les Athéniens n'étaient point sots. lls l'accueillirent avec transport, et feignirent d'honorer en elle l'image vivante de Minerve. Il y eut des fêtes, des divertissements, des banquets auxquels Antoine, pour donner de la splendeur, n'avait qu'à se souvenir de ceux dont Alexandrie lui avait fourni le modèle. Tout, donc, allait pour le mieux. Il avait retrouvé sa vie de souverain oriental, et vêtu d'hyacinthe, chaussé de trépides d'or, le front ceint de bandelettes, il employait ses loisirs à présider des concours athlétiques, des courses, sauts, pugilats, jets de la lance et du disque. Octavie, à son côté, distribuait les récompenses et, tous deux, charmants, unis, sans songer au lendemain, jouissaient de leur aimable royauté.

Le printemps, cependant, était revenu. Antoine avait vu refleurir les branches du laurier sacré, et bu l'eau de la Fontaine Clepshydre. Les oracles consultés lui avaient promis le triomphe. Il avait hâte de prendre la tête des troupes qui, sous le commandement de Ventidius, l'attendaient en Épire. Les débuts de 'la campagne furent étourdissants. Une suite ininterrompue de succès d'avant-garde pouvaient laisser croire que l'envahissement de la Perse ne serait qu'une promenade militaire. Cette réussite avait d'autant plus de prix que, dans le même temps, Octave se faisait battre sur les rivages de Sicile.

Il y eut là pour Antoine, des heures exaltantes et belles, de ces heures où l'on se dit : Le monde, avec ses royaumes, vient à moi. Cette illusion le fit négliger de répondre aux messages de son beau-frère. A part lui-même, il se réjouissait de le savoir dans l'embarras et n'avait nulle envie d'envoyer à son secours la belle flotte rhodienne que celui-ci réclamait.

Octavie était loin de partager ces sentiments. Si l'amour l'avait jetée, toute brûlante, entre les bras d'Antoine, il ne l'avait pas amenée à renier son frère. Sa loyauté, à défaut d'une affection très réelle, ne lui aurait pas permis d'oublier que la première condition de son mariage avait été qu'elle y défendrait les intérêts de chacun. Jusqu'ici, elle n'avait eu à intervenir que dans de légers désaccords qui, toujours, s'étaient terminés sans dommages. Mais le cas, aujourd'hui, était autre. Si elle ne s'en était pas encore rendu compte, comment se dissimuler que la suprématie même, pour chacun des deux hommes était en jeu, qu'ils s'enviaient, qu'ils se haïssaient et, qu'entre ces forces rivales, son doux être risquait fort d'être broyé. Ah ! pourquoi les dieux l'avaient-ils placée ainsi dans la situation cruelle du grain de blé sous la meule ? Quoiqu'il en fût, ce n'était pas le moment de se lamenter.

Après en avoir chassé Antiochus, Antoine revenait de Syrie. Il était ivre de victoires. Sa femme jugea que le moment était bon pour se faire entendre de lui. Accompagnée d'Ænobarbus qui déplorait la mésintelligence des triumvirs, et en augurait les pires conséquences, elle alla l'attendre à Éphèse. Les premières effusions furent assez vives pour lui laisser espérer qu'elle n'avait pas perdu toute action sur le vainqueur. Avec les précautions de la tendresse, mais fermement, comme sa conscience l'exigeait, elle lui reprocha d'avoir laissé pourrir ses vaisseaux dans le port plutôt que de les envoyer au secours de son frère. Sans même se souvenir du pacte signé, n'avait-il pas réfléchi que si les vaisseaux étaient nécessaires à Octave, lui-même pourrait avoir besoin de renforts au moment de s'aventurer dans les profondeurs de l'Asie ? Refuser les uns, c'était se priver éventuellement des autres. Pourquoi ne pas s'entraider ?

Ce langage raisonnable ne pouvait avoir que peu d'action sur Antoine, car il se croyait invincible. Laissé à lui-même, et jugeant la rupture inévitable, il l'aurait provoquée tout de suite ; mais les larmes d'Octavie le touchèrent. II avait toujours été faible avec les femmes. Après s'être laissé dominer par celles qui lui soufflaient la violence, c'était bien le moins qu'il écoutât, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, l'ange de paix.

— Va, dit-il, et négocie avec Octave. Mais n'oublie pas, qu'avant tout, tu es l'épouse d'Antoine.

Plus de difficultés qu'elle n'avait pu le prévoir l'attendaient du côté de son frère. Comme tous les hésitants, les timides, celui-ci avait des accès de fureur qui déterminaient en lui, subitement, des initiatives auxquelles il était ensuite fort malaisé de l'arracher. Exaspéré par la mauvaise volonté évidente d'Antoine à son égard, il s'était dit qu'un allié de cette espèce était aussi dangereux qu'un ennemi, et qu'en attendant les résolutions suprêmes, il fallait apprendre à s'en passer. Sans retard ligne, et seconda par Agrippa qui, dans les questions maritimes, commençait à déployer sa grande autorité, il entreprit de construire une flotte. Le port de Tarente était plein de clameurs. Bien payés, les charpentiers, les calfats travaillaient et chantaient nuit et jour. Le bruit des haches, des marteaux retentissait. La stridence régulière de, l'enclume était coupée par le cri des débardeurs, ou celui des vendeurs de poissons.

C'est an milieu de cette fièvre, qu'Octavie rejoignit l'imperator. Il était, lorsqu'elle l'aborda, entouré d'ingénieurs auxquels il donnait. des ordres sans relâche. L'accueil qu'il lui fit, contrairement â ses habitudes, témoigna plus de défiance que de plaisir. Que venait-elle faire ici ?

Croyant tout arranger elle annonça :

— Je précède de peu la flotte qu'Antoine se fait un plaisir de mettre à ta disposition.

— Trop tard ! répliqua Octave d'une voix acerbe, dans trois mois la mienne aura gagné la haute mer.

Ce premier coup était rude. Il mettait à néant l'espoir qu'Octavie avait fondé sur l'embarras de son frère. Mais elle n'était pas femme à se laisser démonter. La mission qu'elle s'était donnée remplissait son âme d'un double courage, d'une .double ténacité. Par delà la vie et la mort, elle l'accomplirait. Vaillante à excuser son mari, autant que contre lui elle l'avait été à prendre le parti de son frère, elle plaida. Si Antoine s'était attardé, c'est que, engagé lui-même dans des difficultés sans nombre, il n'avait pas été averti à temps. Aussitôt prévenu par elle, il avait dit : J'y vais. Et on allait le voir paraître.

Le front d'Octave, barré du pli précoce qui rejoignait ses sourcils noirs, était plus difficile à dérider que celui d'Antoine. La volonté dominatrice qui les cuirassait tous deux était chez lui sans fissure. Sentant qu'elle s'y heurterait en vain à parler de son' mari, au sujet duquel, d'ailleurs, elle n'avait que de mauvaises raisons à alléguer, Octavie se mit à implorer pour elle-même.

-- Si ta colère est la plus forte, dit-elle, en enveloppant son frère d'un beau regard mouillé, si les glaives et -les lances se croisent, nul ne sait à qui sera la victoire. Une seule certitude s'impose, c'est que moi, épouse ou sœur du vaincu, je serai dans les larmes pour le restant de mes jours.

Fut-il sensible à cette plainte de femme si humblement exprimée ? ou, dans les arrières-fonds de sa pensée, craignait-il, s'il repoussait ses avances, qu'Antoine ne s'alliât contre lui à Sextus ? Toujours est-il que, pressé également par Agrippa et Mécène qui étaient ses bons génies, Octave sortit de son refus et consentit à une entente.

Enfermé dans les eaux du Pirée, Antoine attendait. Aussitôt qu'Ænobarbus lui eut rapporté la réponse, il se mit en route avec les deux cent vingt trirèmes qui étaient son orgueil et sa force. Leur arrivée devant Tarente fit un effet prodigieux. Lorsque Octave les aperçut, couvrant au loin la mer de leurs voiles encore toutes blanches, et de la mousse d'argent qu'agitaient autour d'eux les rameurs, il eut le sentiment que, si nombreux, si puissants que fussent ceux qu'on était en train de lui construire, ces navires tout neufs, bien gréés, bien armés ne lui seraient pas inutiles. Et encore pouvait-il prévoir que ce seraient ceux-là mêmes, ces rapides avisos, ces liburnes effilés qui, retournés un jour contre Antoine, décideraient la victoire d'Actium ? Antoine, lui non plus, n'avait pas de vues si lointaines ; il était tout à l'illusion. Dans son ardeur à entreprendre la fameuse campagne dont il attendait l'empire du monde, il ne songeait qu'aux six légions gauloises composées de bons archers, de fantassins endurcis, à ces rudes cavaliers accoutumés aux défilés alpins qu'il était décidé à obtenir en échange d'une partie de sa flotte.

Les négociations furent longues, cependant, et laborieuses, car, ainsi que cela est naturel, chacun voulait tirer de la situation le plus de bénéfices possibles et accorder le minimum. Sans la tendre colombe qui allait d'une nef à l'autre portant son rameau d'olivier, serait-on arrivé jamais à s'entendre ? Pendant qu'Agrippa et Mécène d'un côté, Ænobarbus et Pollion de l'autre, discutant, transigeant, s'arrachaient un à un, pour ainsi dire, les vaisseaux et les soldats qui étaient la monnaie d'échange de ce terrible marché, un plaintif refrain s'exhalait ;

— Quoi ! La guerre ! ! Encore la guerre ! gémissait Octavie. De la plus heureuse des femmes, voulez-vous donc faire la plus infortunée ? Et, ponctuelle, chaque matin, dans le temple de Vesta, elle allumait au candélabre sacré autant de flammes que son cœur contenait de vœux.

Exauçant à la fois la sœur touchante, et la pieuse épouse qui venait demander grâce pour son foyer, la déesse apaisa le cœur des deux adversaires. Chacun, ayant bien pesé les avantages qu'il tirait, ou croyait tirer de ses propres concessions, se donna des airs magnanimes. Ils ne voulaient, prétendaient-ils, être ni l'un ni l'autre une cause de pleurs pour celle qui, entre eux, formait une si douce chaîne. Par sa petite main, leurs mains se laissèrent désarmer. Un pacte nouveau fut conclu, qui prolongeait pour cinq ans le triumvirat. Et la nouvelle Sabine, si la modestie ne l'en avait empêchée, aurait pu, le soir de ce jour béni, assise entre les deux potentats que sa douceur avait domptés, levant alternativement en l'honneur de l'un, puis de l'autre, la coupe d'or où pétille le vin des agapes familiales, se dire : J'ai sauvé la paix de l'univers.