LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

III. — MARC ANTOINE.

 

 

Dans les pages écrites par les flatteurs d'Auguste, Antoine est dépeint comme un composé de tous les vices. Assurément, ses adversaires étaient en droit de dénoncer une figure qui sentait de loin le scandale, et que les excès de la passion avaient entraîné au crime de combattre sa patrie. On conçoit que les gens de bien, les modérés, lui aient reproché la liberté de ses mœurs, ses vantardises sonores, les coupes vidées à tout propos et sans mesure, le luxe effréné de sa dépense, sa vaisselle d'or transportée, — avec ses maîtresses, ses mimes et ses bouffons, — jusque dans les camps où il commandait, les lions attelés à son char, en un mot toutes les excentricités qui l'ont fait définir : Un enfant colossal qui aurait pu conquérir le monde et n'a pas su résister à un plaisir.

Mais, à côté de cela, que de charmantes qualités passées sous silence ! Sans elles, sans ces qualités, de structure pour ainsi dire, qui percent sous l'affublement mensonger, comment expliquer l'attrait constant, irrésistible, exercé par ce joyeux vivant sur tous ceux qui l'approchaient ? Nous savons que la sympathie va aux êtres, moins en raison des vertus qu'ils pratiquent avec effort, que pour celles qui ne leur ont coûté que la peine de naître. Qu'en conclure, sinon qu'Antoine était doué de la façon la plus séduisante ? Superbe de corps et de visage, grand seigneur, ardent, d'une gaîté communicative, brutal parfois, jamais méchant, il possédait tous les dons qui rendent la vie aimable et la font trouver telle autour de soi. Sa libéralité était fameuse, et ses amis savaient qu'ils y pouvaient recourir. Lesquels hésitent en pareil cas ? L'un d'eux, Curion, un viveur comme lui, se trouvant dans l'embarras, le vint trouver un matin, pendant qu'il était à s'habiller. Antoine avait précisément la veille perdu au jeu jusqu'à son dernier sesterce. Consternation des deux amis. On était en campagne, loin de Rome et l'embarras était urgent. Qu'allait-on faire ? où trouver l'argent demandé ? Antoine regarde autour de lui. Des équipements, des armes, des peaux de bêtes, rien qui ait une valeur monnayable. Soudain, il avise le bassin où l'eau de sa toilette est préparée. D'un geste prompt, il la renverse.

— Tiens, fait-il, prends cela, le fondeur t'en donnera bien deux talents.

S'il répandait l'argent sans compter, jamais il ne lui arriva de s'en procurer par des moyens bas. Au milieu des infamies dont il le charge Cicéron, son mortel adversaire, ne peut s'empêcher de lui rendre cette justice : Il est certain qu'on ne saurait l'accuser de malversations pécuniaires, de vues intéressées, ni d'aucune vilenie de cette espèce.

Malgré son libertinage, malgré son déplorable penchant à l'ivrognerie ; Antoine ne manquait pas de noblesse. C'est Sénèque, un ennemi encore, qui le reconnaît : Magnum virum ingenii nobilis, le qualifie-t-il. Et quelle excellente note pour le caractère d'un homme, même pour sa valeur intellectuelle, que cette subordination constante et sans envie à la grandeur d'un autre ! Tant que César vivra, son jeune frère d'armes estime que sa place, à lui, est au second rang. Pour que l'idée lui vienne de passer au premier, il faut que le grand frère ne soit plus là et, qu'à sa place, il ait à se mesurer avec Octave.

Mais c'était sur les champs de bataille que ce riche tempérament se déployait tout entier. Patient, solide, imperturbable, modèle d'endurance et de soumission à la discipline, Antoine Y emportait l'admiration. Les soldats qui, à l'instant du danger, le voyaient se jeter le premier sur l'ennemi et, avec une fougue sans égale, exposer sa propre existence, l'auraient suivi au bout du monde. Ils le regardaient comme un dieu. Dans cet organisme où tout dépassait la mesure ordinaire, les réactions, elles aussi, avaient de l'ampleur. Plus il avait été contraint, mis à l'épreuve, plus il montrait de frénésie à exiger des compensations. Pendant l'héroïque retraite de Mutine, il accepte de dormir sur la dure, de s'abreuver d'eau croupie, de se nourrir avec des racines sauvages ; mais à la suite, quelles revanches ! Dès que la paix est faite, le bien vivre réclame ses droits, et l'on assiste à ces orgies fameuses que Silène n'eut pas désavouées. A un tel régime, toute autre constitution que celle d'Antoine aurait fléchi. La sienne était prodigieuse. De même que la modération est la règle des autres hommes, lui n'était à son aise que dans l'excès. De chaque fatigue rudement supportée, comme de chaque plaisir sans mesure, il sortait raffermi, vivifié. On eût dit qu'il s'y retrempât.

Si généreuse cependant qu'eût été la nature, elle avait refusé à ce petit-fils de Jupiter et de Sémelé le plus essentiel des dons, celui sans lequel les autres ne servent que de peu : le bon sens lui faisait défaut. Comment aurait-il pu juger ? Ses passions avaient une telle impétuosité qu'il était entraîné par elles avant même d'avoir eu le temps de réfléchir. Irrésistibles, elles s'emparaient de lui, le déchaînaient à la façon de ces ouragans qui ne s'apaisent qu'après avoir tout dévasté sur leur passage. Deux éléments contraires se disputaient cette âme tumultueuse et faible : l'ambition, la volupté. Chacune, tour à tour souveraine, le précipitait à l'extrême. C'était l'une qui, toute-puissante au début de la vie, lui avait inspiré les actions d'éclat par lesquelles il avait été mis en évidence pendant les campagnes de Gaule, de Cilicie ; qui, à la mort de César, l'avait dressé terrible contre les conjurés ; qui, entre deux aventures, le poussera sur les traces d'Alexandre à la conquête de la Perse. L'autre, cependant, devait à la fin l'emporter. Peu à peu, nous verrons la volupté s'emparer de cette belle proie, l'étreindre, en accaparer les facultés, les étouffer une à une et, finalement, la jeter dans le plus profond des abîmes.

Mais aujourd'hui, au lendemain de Philippes, avant de prendre pied sur ce sol d'Orient qui sera son triomphe et sa perte, Antoine est en plein équilibre. Si ses sens bouillonnent, son cerveau n'en est pas moins travaillé par les plus vastes projets. Au moment de quitter la rude campagne macédonienne qui ne lui avait accordé la victoire qu'au prix d'austères sacrifices, et qui l'enveloppait encore dans les rigueurs d'un hiver glacé, il songe aux belles contrées soleilleuses qui l'attendent, à ces domaines d'abondance et de joie dont sa valeur l'a fait maître. Par où commencera-t-il à les explorer ? Chacune lui sourit, l'attire, chaque rivage lui promet quelque nouvel enchantement. Et d'abord, par delà l'Ossa, le Pélion qui l'enferment de leurs cimes neigeuses, c'est la fine, la lumineuse, .la spirituelle Attique ; puis, voisine, la côte d'Asie toute fourmillante de cités plus riches, plus réputées les unes que les autres : Smyrne, Éphèse, Pergame ; c'est encore la Syrie avec ses palmes, ses jardins remplis de fruits savoureux, son Liban d'où débouchent les caravanes qui viennent de l'Extrême-Orient, chargées de soies, de pierreries ; la Palestine aride entre ses bois d'oliviers, mais que domine, qu'éblouit la sainte Jérusalem et son temple, pèlerinage éternel vers qui, des quatre horizons, vient battre le flux et le reflux du peuple juif ; c'est l'Égypte enfin, l'Égypte des violettes et de l'encens, le royaume de Cléopâtre !

Depuis que le désarroi des Ides de Mars les avait brusquement séparés, Antoine n'avait pas oublié la belle reine. Que de fois, au milieu des affres révolutionnaires, ou pendant la longueur des veillées sous la tente, en avait-il évoqué la troublante image ! Que de fois il avait cru revoir l'indéfinissable regard par lequel, lorsqu'elle était certaine de n'être pas observée, la maîtresse de César répondait' au sien ! Tendre et velouté entre de longs cils, ce regard qui glissait vers lui comme pour l'inviter à l'aimer, il en gardait la sensation si vivace que sa chair encore, par instants, en était toute frémissante. Que de paroles étouffées pendant les soirées du Transtévère lui remontaient au fond du cœur ! Avec l'obstination des désirs insatisfaits, il y revenait sans cesse. Sans cesse il se disait que ce que la présence de César rendait, impossible, n'avait plus rien à quoi il ne pût maintenant prétendre. Cléopâtre était libre, et lui, à son tour, n'était-il pas devenu un des piliers du monde ? un de ces hommes auxquels toute femme, fût-elle reine, peut être fière d'appuyer sa vie ? Surtout, il possédait ce don magique de la jeunesse qui permet de tout espérer et qui, devant les plus beaux destins, les plus enviés, permet de se dire : Pourquoi ne serait-ce pas le mien ? Un doute, cependant, l'obsédait : Quelle impression avait-il produite sur Cléopâtre ? Rien dans leurs relations n'avait pu le renseigner à ce sujet. Aimable avec lui, certes, elle l'avait été ; mais circonspecte surtout, attentive à ne pas éveiller la jalousie de César. Quel sentiment l'avait guidée le jour où, s'étant trouvé seul un instant avec elle, il s'était risqué à baiser le bout de sa douce épaule nue, et où, sans rien dire, sans sévérité, sans sourire, comme un beau sphinx, elle s'était détournée et avait quitté l'atrium ? Était-ce l'amour du grand homme qui l'avait rendue si prudente ? ou seulement la crainte d'en compromettre la puissante protection ? Non, jamais il ne pourrait démêler l'âme compliquée de cette femme, ni oublier sa grâce féline, ni surtout ce regard, ce profond regard qui vous laissait troublé comme une nuit de printemps. Qu'était-elle devenue depuis deux ans ? Que s'était-il passé en elle ? Il ignorait tout de sa vie, de ses agissements. Oh ! s'il avait pu la revoir !

Antoine, cependant, n'en était pas au point de faire passer au premier rang ses velléités amoureuses. Les charges, les devoirs qu'il avait assumés gouvernaient encore sa vie. Il sentait la nécessité de visiter les provinces tombées sous sa juridiction, d'y apporter de la surveillance, des réformes, tout ce qu'on était en droit d'attendre de lui.. Quel motif aurait-il eu de commencer par l'Égypte ? L'Égypte n'était pas, à proprement parler, province romaine, elle pouvait attendre. La saison, d'ailleurs, n'était pas propice aux traversées. Il se dirigea vers la Grèce. Ce n'était pas la première fois qu'il abordait cette noble terre. Ses pieds avaient déjà foulé les plaines de la Thessalie, lorsque, jeune capitaine, il guerroyait contre Pompée. Delphes, Corinthe, Olympie lui avaient ouvert leurs temples débordants de sculptures et d'orfèvreries merveilleuses. Il avait parcouru les bois d'Éleusis, et le théâtre d'Épidaure avait transporté son esprit dans les régions fatidiques de l'art d'Eschyle. Mais quel émoi de revoir ces lieux célèbres ! d'y revenir avec un titre rayonnant et des pouvoirs illimités !

Les Hellènes qui avaient eu le temps de s'accoutumer à la domination étrangère ne haïssaient plus leurs vainqueurs. Ils étaient même disposés à la sympathie envers ce Romain qu'on disait beau comme Alcibiade et comparable à Thémistocle pour les vertus militaires. Chez un peuple qui plaçait la force et la beauté corporelles au premier rang des dons que lest dieux peuvent accorder aux hommes, quelle personnalité aurait eu chance de leur plaire davantage que celle de ce fils d'Hercule ? A la manière rustique qui était celle du pays, on lui fit gracieux accueil, les bourgades envoyaient au-devant de sa litière des députations chargées, selon l'heure, de branchages ou de torches. A son entrée dans les villes, des jeunes filles jetaient des fleurs ; des chœurs d'éphèbes chantaient en dansant au son des lyres.

En même temps que des suppliques, les plus flatteuses louanges lui étaient adressées. Désireux de se montrer digne des unes, il mit son habituelle. générosité à exaucer les autres : c'est ainsi que dix mille talents furent accordés pour la reconstruction du théâtre de Mégare ; qu'à Thèbes, à Larisse, il fit relever les habitations auxquelles les hordes de Pompée avaient mis le feu ; qu'à Corinthe, sur les ruines de l'ancien temple, il remit en honneur le culte de Vénus Pandénos. Mais, tout en semant ainsi l'or, il hâtait sa marche car, derrière les pentes de l'Hymette, Athènes l'attendait, et il lui tardait d'en recevoir les hommages parfumés de miel.

Bien que gravement maltraitée par les armées de Sylla, bien que pillée à l'envi par les administrateurs avides qui s'y étaient succédé, toute pauvre qu'elle était devenue et incommode qu'elle avait toujours été avec ses rues étroites, ses maisons exiguës, ses places irrégulières, la ville de Périclès gardait encore son prestige. N'eût-elle eu que sa lumière incomparable, les jeux éclatants que, matin et soir, célébrait le soleil sur les flancs roses du Pentélique, elle eût mérité qu'on l'adorât ; mais la patrie de Phidias se montrait encore ornée de presque tous ses chefs-d'œuvre. Les monuments de l'Acropole étaient intacts ; rien n'avait altéré la gloire pure du Parthénon ; le Pœcile conservait sa brillante décoration polychrome, fraîche comme au premier jour, et les Propylées ouvraient sur l'azur leurs cinq portes harmonieuses.

Si peu tourné vers les arts que fût le tempérament d'Antoine, et si loin qu'il en eût été détourné par son existence guerrière, il n'était pas cependant insensible aux belles œuvres. Rome, qui commençait à en être peuplée, lui avait enseigné de bonne heure à les discerner, et l'éducation hellénique que, comme celle de tout patricien son adolescence avait reçue, ne lui laissait ignorer ni les épopées du vieil Homère, ni les pages sublimes où Platon a fait entrevoir aux hommes la divine sagesse. Ce fut donc l'âme pénétrée d'un pieux respect qu'il franchit le pont de l'Ilisos.

Athènes n'était pas seulement un sanctuaire vénéré, la relique d'une gloire vieille de quatre siècles et qui avait jeté sur le monde un éclat qu'on n'y devait jamais revoir, elle était demeurée un centre encore très vivant. Moins nombreuses, moins richement dotées que celles d'Alexandrie, ses écoles bénéficiaient du renom qui s'attache aux institutions du passé. Philosophes, poètes, artistes, quoique ne rappelant que de loin ceux de la grande époque, n'avaient pas cessé d'y naître ou de s'y agglomérer. Autour d'eux, autour aussi de maîtres d'escrime, d'écuyers incomparables, de gymnastes habiles à lancer le javelot et le disque, toute une jeunesse se formait, fidèle à la tradition d'entretenir un esprit sain dans un corps agile et robuste. Nourris dans le culte du passé républicain qui avait fait la grandeur de leur petit pays, ces jeunes gens étaient ardents, enthousiastes ; un élan généreux les portait du côté des nobles causes, vers tout ce qui rappelait les héros issus du même sang qu'eux. En apprenant la mort de Caton, ils s'étaient couverts de cendre ; sur l'appel de Brutus, l'élite en avait été se faire tuer à Philippes, et aujourd'hui, Marc Antoine représentait à leurs yeux, contre Octave, ce qui restait à Rome de vieil esprit libéral.

Le triumvir n'eut garde de décevoir une si flatteuse popularité. Connaissant le goût des fils de Thémistocle pour la pompe militaire, il fit son entrée dans leur ville à cheval, en casque et en cuirasse, entouré d'un cliquetis d'armes ; puis, se conformant à la simplicité des mœurs civiles, il s'arrangea, telle qu'elle était, de l'hospitalité sans faste qui lui était offerte dans l'ancien palais des Archontes. Vaisselle d'or, robes soyeuses, litières furent reléguées ; il eut une table frugale et, se souvenant de l'exemple de César, en pallium de laine, précédé d'un seul lecteur, il gravit à pied les pentes de l'Acropole.

Rien, pendant le séjour qu'il fit à Athènes, ne devait démentir cette première attitude. Comme si, subitement, le pouvoir l'avait converti, ou qu'en respirant l'air de l'Attique, il eût senti le prix de la modération, Antoine étonnait tous ceux qui l'avaient connu. Sa conduite était celle, véritablement, d'un chef, et les arrêts qu'il était appelé à rendre portaient le sceau du plus parfait jugement. Non content d'édifier les Athéniens, on vit bientôt qu'il avait résolu de leur plaire. Le mois des fêtes d'Adonis étant venu, il consentit à les célébrer avec eux et, gentiment, innocemment, s'associa aux rites de fleurs vite écloses et vite fanées qui symbolisaient la mort prématurée du fils de Myrrha. Il se plut à écouter les élégies récitées par des femmes en deuil qui pleuraient le jeune dieu, puis, les hymnes dont le lendemain, ces mêmes femmes couronnées de roses, remplissaient les airs en signe de sa résurrection. Sur le Pnyx, entouré d'un aréopage de notables, il accepta de présider divers concours et, à leur suite, (l'attribuer des prix à ceux qui s'étaient distingués, soit à la course, soit dans des rivalités d'éloquence.

Antoine était-il donc devenu vertueux ? Se pouvait-il qu'une telle transformation fût sincère ? Que l'ancien amant de la Cythéris n'eût plus de joie qu'à gagner le cœur des peuples ? Quelques-uns, ceux qui s'intéressaient à sa grandeur future, purent le croire, et s'en réjouir. En réalité, le besoin de sensations nouvelles, dont était tourmentée son imagination, l'incitait à en chercher dans ce qui était le plus éloigné de ses habitudes. Comédie ? Mystification ? Pas à proprement parler ; mais le sang qui bouillonnait dans ses veines était trop actif, trop hardi, pour qu'il se contentât d'une seule existence. En changeant, en prenant successivement des formes, des apparences diverses, en se multipliant soi-même, ce formidable jouisseur pensait se donner l'illusion de vivre davantage.

Sa véritable nature, cependant, n'allait pas tarder à reprendre le dessus. Tout à coup, il en eut assez des plaisirs naïfs et des devoirs fastidieux. La rive asiatique était là toute' proche, offrant aux yeux le contour de ses campagnes suaves, et ses villes prometteuses des plus tentantes luxures. Secouant un matin les cothurnes qui avaient foulé la poussière vénérable de l'Acropole, il s'embarqua, mit le cap sur Antioche.

Pittoresque entre toutes, cette métropole, la troisième du monde, apparaissait de loin suspendue à la masse des monts Coryphées. Bien avant d'entrer dans le port de Sélencie, les navigateurs contemplaient, surpris, de gigantesques constructions militaires qui escaladaient des pentes rocheuses et en couronnaient le sommet de leurs murailles crénelées. La ville proprement dite se dessinait ensuite, doucement couchée sur les rives de l'Oronte, toute blanche entre des cyprès. Aux théâtres, aux gymnases, aux aqueducs, aux cirques, aux hippodromes qui étaient l'agrément habituel des grandes capitales, celle de la Syrie ajoutait un Corso, sorte de large avenue bordée d'un quadruple rang de colonnes qui la traversait de part en part. Cette luxueuse promenade était un lieu de réunion où défilait, jour et nuit, le flot de la vie élégante, et où l'animation, certains jours, dépassait celle du Forum romain. Tant d'attraits, depuis surtout la déchéance d'Athènes, avaient amené à Antioche une population très dense à laquelle s'ajoutait un grand va-et-vient d'étrangers : Persans, Juifs, Levantins de toutes sortes, sans compter les femmes venues de Suse, d'Ecbatane, souvent même des rives du Gange, avec l'intention bien déterminée d'être courtisanes. Sous l'influence de ces ambulants, et de l'extrême richesse qu'apportait là de tous les comptoirs méditerranéens, un commerce qui n'avait d'égal que celui d'Alexandrie, les mœurs s'y étaient peu à peu dépravées. Depuis le Paphlagonie jusqu'au royaume de Palmyre, on les citait comme les plus scandaleuses d'une région où, cependant, elles étaient partout détestables. On en jugera par ce détail que les jours de la célèbre fête de Maïonna, un essaim de jeunes filles nues parcourait la ville en brandissant des gerbes, tandis que d'autres, pareillement dévêtues, nageaient au regard de tous dans l'eau limpide des piscines.

Cette atmosphère de corruption agit sur Antoine avec une étonnante rapidité. Aussitôt qu'il l'eût respirée, son esprit se dilata ; il se sentit joyeux, dispos, repris par son formidable appétit de plaisir. Tout, d'ailleurs, dans le palais des Séleucides, — résurrection de celui qui avait fait la célébrité de Sardanapale, — ne concourait-il pas à développer ces sensations ? Et, lorsqu'il longeait le Corso, peuplé de femmes belles et avenantes, leur sourire ne lui disait-il pas : Toute heure dérobée à la volupté ne vaut pas plus que celles qui suivront notre mort. Qu'il était loin des austères assemblées du Pnyx ! de la maison des Archontes ! de tout ce qui l'avait, pour un temps, refaçonné ! Avec la sorte de véhémence qui s'emparait de lui à chacun de ses revirements, il eut vite fait de dépouiller la simplicité athénienne qu'il n'avait adoptée que comme un déguisement, et de retourner à ce qui avait son goût réel. Aux allures graves, aux soucis administratifs qui ne l'avaient pas abandonné, depuis la Macédoine, succéda une licence proportionnée au long effort qu'il venait de s'imposer. N'étant plus stimulé par la crainte d'être mal jugé, puisque autour de lui tout était à l'unisson, ses énergies se détendirent. De joyeux parasites envahirent son intimité et l'entraînèrent dans un désordre où, perdant toute dignité, oubliant le rang qui l'élevait au-dessus de ses nouveaux compagnons, il s'abaissa jusqu'à partager leurs beuveries et à rivaliser avec eux de débauches. Chaque soir, le joueur de flûte Anaxanor lui amenait un bouquet d'hétaïres, parfumées comme des Heurs, qui sur de moelleux tapis, exhibaient les grâces de leur corps, tandis que lui-même les y excitait par des musiques énervantes. Le baladin Xantos pourvoyait aux représentations des mimes, des bouffons et Medrador, dont le père s'était enrichi dans les celliers du roi Tissapherne, veillait à ce que la table, en abondance et raffinements, dépassât ce qu'on n'avait jamais vu, même dans les cours d'Asie, où tout, pourtant, prenait un caractère d'extravagance.

Un tel train, cela va sans dire, ne se menait qu'à prix d'or. Comment y subvenir, à moins d'user du moyen toujours à la disposition du vainqueur en pays conquis : augmenter l'impôt ? Pas plus que ses prédécesseurs, Antoine ne s'en fit faute. Sous prétexte que Brutus et Cassius avaient tiré beaucoup de ces provinces, il prétendit en obtenir davantage encore. Certaines villes qui avaient été mises par eux déjà à forte contribution, subirent de nouvelles charges. Cela leur apprendra, disait Antoine, en déployant son large rire, à avoir soutenu la mauvaise cause.

Ces exigences, cependant, n'étaient pas partout acceptées avec une soumission égale. Défenseur des intérêts de la Cappadoce, Hybréas s'enhardit à répondre, lorsque se présenta le percepteur : Si Marc Antoine prétend nous frapper d'un double, d'un triple tribut, est-ce donc que, par an, il peut nous accorder double et triple récolte ?

Loin de le fâcher, cette réplique plut au triumvir, car il avait de l'esprit, et n'interdisait pas aux autres d'en montrer, même à ses dépens. A son tour, il riposta par une plaisanterie et laissa libres de taxes surérogatoires les campagnes de Cappadoce.

La bonne foi avec laquelle, le plus souvent, il agissait, et qu'il n'était pas impossible d'éclairer, lui valait de l'indulgence. Sa libéralité, d'autre part, servait de correctif à ses rapines. Ne faisait-elle pas souvent récupérer par l'un ce qui avait été pris dans la poche de l'autre ? Ainsi, du moins, en fut-il le jour où, avant de quitter Antioche, et voulant récompenser le cuisinier qui avait confectionné les excellents repas dont lui et ses amis s'étaient copieusement régalés, il le gratifia d'un palais qui avait été la rançon d'un riche citoyen de Magnésie.

Le séjour d'Éphèse allait achever la démoralisation d'Antoine. Non moins dissolue qu'Antioche, :cette ville célèbre l'était d'une manière différente. Complètement aux mains des prêtres, depuis que le temple d'Artémis y avait été dressé sur ses vingt-deux colonnes de marbre, elle imprimait à toutes choses, même aux plus répugnantes, un caractère religieux. Des fêtes splendides et nombreuses attiraient non seulement des pèlerins, mais beaucoup d'individus suspects, à qui le sanctuaire promettait un asile inviolable. El tout ce ramassis de gens, venus on ne savait d'où, ce mélange inouï de charlatans, de bateleurs, de magiciens, de thaumaturges, de sorciers, habiles à exploiter le vice autant que la superstition, contribuaient à transformer ces fêtes en étranges bacchanales. Quoi, dira-t-on, des horreurs sous le couvert de Diane ? D'infâmes libertés chez la fille immaculée de Zeus ? Hélas ! En quittant Délos, en abordant cette rive syrienne où tout se viciait, s'avilissait, la chaste déesse avait cessé d'être elle-même. Celle qui, de l'autre côté des îlots, ne respirait qu'énergie, que pudeur, était devenue une lourde idole de chair. Comme si, en changeant de territoire, l'essence même de son être se fût altérée, la divine chasseresse avait abandonné son arc et ses flèches ; son corps s'était épaissi, et à son jeune sein de vierge, l'imagination malsaine d'on ne sait quel sculpteur décadent avait suspendu un triple rang de mamelles. Ô jeune coureuse des bois ! était-on tenté de s'écrier en voyant ce qui avait été fait d'elle, en quel lieu de profanation tes fines jambes t'ont-elles conduite ?

Dès qu'ils surent que le triumvir était en route, pour les venir visiter, les habitants d'Éphèse, avec leur manie de tout déifier, résolurent de l'accueillir comme Dionysos en personne. Des chars allèrent au-devant de lui, chargés de femmes déguisées en Bacchantes ; une troupe de Pans et de Satyres exécutèrent autour de lui des danses qu'accompagnait la syrinx. On lui prodigua les noms, réservés au dieu lui-même, en y adjoignant les dithyrambes dont on avait coutume de célébrer celui-ci : Salut à toi, Héraclès, dispensateur de toute joie ! Ô Bakhos à qui nous devons le fruit juteux de la vigne ! Omestès doux comme la figue, sois le bienvenu parmi nous ! Toute la ville, sur son passage, ne fut que thyrses, que guirlandes. Les psaltérions résonnèrent, et l'âme bleue des encensoirs monta devant lui en spirales comme dans le fond des naos.

S'il ne se crut pas positivement fils de Jupiter, Antoine ébloui, grisé, ne manqua pas de s'en attribuer les privilèges, et, notamment, celui d'être au-dessus des lois humaines. Ses fantaisies n'eurent plus de bornes. Il s'habilla d'or et de soie, vécut entouré d'un cortège de Thiades et prit, pour rendre ses arrêts, des allures vraiment olympiennes.

Tout cela, cependant, pas plus que les flatteries dont il continuait à être l'objet, ne lui faisait perdre de vue le but lucratif de son voyage. Il voulait bien se laisser adorer, mais sans qu'il lui en coûtât la moindre renonciation. Les Ioniens eurent beau supplier, il ne concéda pas une obole sur les deux cent mille talents qu'il était décidé à tirer d'eux. Tout ce qu'ils obtinrent fut une prolongation des délais de versement et encore, parce que la requête lui fut présentée par la belle Corélie qui, pour l'heure, était favorite.

Las bientôt de se transporter de ville en ville, et jugeant d'ailleurs qu'il était plus conforme à sa dignité de déplacer les rois, ses vassaux, que d'aller à eux, Antoine choisit Tarse pour résidence et déclara qu'ils viendraient le visiter désormais. Lequel aurait pu se soustraire à cette obligation ? En même temps qu'il les invitait à s'y soumettre, le potentat leur faisait savoir qu'ils ne conserveraient la souveraineté qu'autant que, de lui-même, ils en auraient reçu l'investiture.

Tous vinrent à l'obéissance. Du fond des routes poussiéreuses, on voyait déboucher cavalcades et litières, larges chars attelés de bœufs, parfois même des éléphants qui, sous le ciel immobile, balançaient leur étrange majesté, suivis de la longue file de dromadaires porteurs de bagages que traîne après soi toute pompe orientale. A mesure que la caravane approchait, le feu des, lances, des armures sillonnait l'espace ; les étendards déployaient d'étranges emblèmes ; tout un grouillement d'animaux et d'êtres humains montraient des têtes bigarrées. Quand tout cela arrivait aux portes de la ville, un héraut se détachait et, dans une corne d'argent, proclamait le nom de l'auguste visiteur. Tour à tour furent annoncés ainsi les rois Antiochus et Sysima, le satrape Palémon, Hérode qui régnait en Judée et Adallas sur Sidon ; il y eut encore les tétrarques de la Lycaonie et du Pont ; l'ethnarque de Comagène, d'autres encore, venus du Thrace et d'Arabie. Hâlés par les soleils lointains ; beaucoup avaient la figure sombre et le regard fatigué. lis haïssaient le vainqueur, mais dès qu'ils étaient en sa présence, une flamme en eux se ranimait, car tous avaient l'espoir d'une dignité, d'une immunité, d'une liberté quelconque à obtenir. Pour recevoir tous ces solliciteurs, Antoine déployait un grand faste et, mollement étendu sous une tente qui lui servait de tribunal, tenait marché de ses faveurs.

Le bruit s'étant répandu qu'il les mesurait parfois à l'agrément des personnes, les princesses s'empressèrent. Il reçut la visite de la belle Glaphyra, dont les grâces complaisantes valurent à son fils le trône de Phrygie ; de la jeune veuve d'Aristobule à qui fut confirmée sa couronne ; de Mariamne, l'épouse aimante d'Hérode qui, toute récalcitrante qu'elle se montrât, obtint pour son mari de grands avantages.

Mais celle que, parmi toutes, il attendait, il cherchait, la reine d'Égypte n'était pas encore arrivée. Comme elle tardait ! L'édit, cependant, ne la concernait pas moins que les autres. Peut-être même n'avait-il été promulgué que pour amener sa présence. L'abstention (le Cléopâtre était d'autant plus surprenante qu'elle avait des comptes à régler. Alliée de Rome, sa conduite pendant la dernière guerre prêtait à l'inculpation. Lorsque les vengeurs de César avaient réclamé le secours de sa flotte, pourquoi ne l'avait-elle pas envoyée ? Une tempête avait servi de prétexte ; mais, n'était-ce pas plutôt que, prudente, elle avait craint de se compromettre dans l'un ou l'autre des deus partis ? En tous cas, elle aurait dû avoir hâte de se justifier. A quel motif attribuer le temps perdu ?

Plusieurs fois, Antoine lui avait écrit. Le ton d'abord officiel et cérémonieux d'un souverain à une souveraine, l'invitant, avec toutes les formes de la courtoisie en usage. Les réponses avaient été vagues. Il s'était fait plus pressant. Puis, ne voyant toujours rien venir, la colère était entrée en son âme. La fille des Lagides se moquait-elle de lui ? Oubliait-elle que son père déchu n'avait dû qu'à la condescendance de Rome de retrouver le trône d'Égypte ? Et, elle-même ? Demain, s'il le voulait...

Un jour, il se décida à écrire la lettre d'un maitre. Mais quel maître ! Un pauvre homme, après tout, que son désir tourmentait et qui, n'étant point accoutumé à rencontrer de résistance, le sentait tourner à l'exaspération. Ses foudres ainsi agitées, il crut que, comme à Jupiter, les éléments allaient obéir et qu'il verrait arriver, toute soumise, celle qu'il avait prétendu effrayer. Quand il eut constaté que non, que ses ordres n'étaient pas plus efficaces que ses avances, il essaya d'oublier. Les occupations ne lui manquaient pas, ni la variété des amours. Comme si le changement conférait à chacun d'eux le pouvoir d'effacer celui qui l'avait précédé, il se mit à passer de l'un à l'autre, avec une prestesse incroyable. Chaque fois qu'il avait entre les bras une femme nouvelle, l'image de Cléopâtre, effectivement, s'éloignait ; il croyait ne plus tenir à elle, n'attacher aucune importance à la revoir ; mais ces oublis duraient peu et, à leur suite, plus insistant, revenait le souvenir de l'absente. Quoique aucun lien ne se fût formé entre eux, il éprouvait à son égard la sorte de rancune qu'on nourrit contre la maîtresse qui vous a trahi, abandonné. Il en venait à la haïr. En même temps, il ne cessait pas de l'attendre.

Comme Antioche, comme Éphèse, Tarse était une des grandes métropoles de l'Asie Mineure. Située presque à l'embouchure du Cydnus, — cette rivière glacée qui, sur le corps du jeune Alexandre, avait été comme un premier attouchement de la mort, — elle participait à l'animation maritime, en même temps que le voisinage des bois de myrtes l'enveloppait de poésie. A cause du temple d'Apollon, le goût des lettres y était fort répandu et, avec lui, une certaine tendance à l'idéal qui préparait les voies de l'apôtre destiné à y naître bientôt, et à prêcher l'Évangile dans ses murs. Aphrodite, en attendant, avait là son sanctuaire où de voluptueuses images, toujours abondamment pourvues d'offrandes, témoignaient d'un culte fervent.

. Toute baignée ainsi de divin, abritée par l'épais écran du Taurus, ruisselante de sources et parfumée, Tarse était un séjour enchanteur. Si l'ambition satisfaite pouvait combler le cœur d'un homme, Antoine aurait été parfaitement heureux, car chaque jour lui apportait de nouveaux hommages et des soumissions plus complètes. Mais, au fond de son cœur, l'inquiétude et le mécontentement travaillaient. Sa nature, où tout n'était pas vulgaire, lui suggérait de nobles tristesses. Il aurait souhaité donner un but à son ambition, attribuer une signification à l'exubérance qui débordait de sa vie. Les jours où cette insatisfaction de lui-même le harcelait trop rudement, il en demandait le dérivatif, moins aux jouissances banales dont il commençait à avoir la nausée, qu'à une de ces saines dépenses physiques qui, pendant qu'elles durent, abolissent la pensée. Sur un de ces chevaux syriens au poil si délicat qu'il laisse voir tout l'embranchement des veines, et dont les naseaux semblent exhaler du feu, il s'élançait et, bride abattue, traversait torrents, vallons, sans que rien jamais l'arrêtât. La véhémence de cet exercice lui restituait en un instant sa vitalité, qu'à d'autres, en le voyant s'abandonner à la mollesse, on aurait pu croire perdue. Tout son être s'y retrempait, y goûtait un bonheur énergique et sauvage comme si, en dévorant ainsi 'l'espace, il avait poursuivi quelque nouvelle victoire plus éclatante et plus haute que celles dont il possédait déjà les trophées.

Le plus souvent, ces courses conduisaient Antoine au bord du rivage égéen. Sans peut-être même en avoir conscience, il avait besoin de voir la mer, de l'interroger. Elle était belle et paisible. Le soleil déclinant l'inondait d'or. Les hauts et les bas de sa surface semblaient une respiration. A force de la regarder, d'entendre le murmure de sa voix contre la grève, de sentir l'animation de son haleine, il finissait par l'assimiler à une créature vivante. à la créature attendue. Son imagination les confondait, faisait d'elles des complices, toutes deux attirantes et perfides, d'accord dans une même souveraineté qui aurait pu faire de lui l'homme le plus fortuné du monde et qui se plaisait à le laisser là sur ce rivage, solitaire et confondu.

Cependant, les jours passaient, et, quoiqu'il fouillât l'horizon jusqu'à ses dernières limites, quoique le vent fût favorable et que le flot se couvrît d'une quantité d'embarcations, il n'apercevait toujours pas, parmi elles, la fameuse galère aux voiles pourpres, que les voyageurs arrivés d'Alexandrie lui avaient tant de fois décrite. Excédé, à la fin, las d'espérer vainement, et de sentir l'inanité de son pouvoir contre une inertie lointaine dont il ne pouvait deviner la cause, poussé sans doute aussi par cette force mystérieuse en nous, qui veut que les destins s'accomplissent, il dépêcha un ambassadeur avec ordre, par les plus subtiles persuasions, de décider Cléopâtre à venir.