LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

II. — ALEXANDRIE.

 

 

Il y avait deux ans que, de sa capitale où elle était rentrée toute défaite après l'écroulement des Ides de Mars, Cléopâtre suivait la guerre civile dont était déchiré le monde romain. Cette âpre lutte qui, tantôt donnait l'avantage aux meurtriers de César, tantôt le rendait à ses vengeurs, la faisait passer par de rudes alternatives. L'émoi qu'elle ressentait n'était pas seulement sentimental. Au regret du grand homme qui l'avait passionnément aimée, au désir d'en voir le monstrueux assassinat puni, se mêlaient de graves soucis politiques. Depuis un siècle environ, l'Égypte était devenue ingouvernable. Remuante, corrompue, sanguinaire, elle n'apparaissait plus que comme une proie aux nombreux compétiteurs qui s'en disputaient le trône. Afin de s'y maintenir, afin d'utiliser les magnifiques ressources de son sol, pour venir à bout des bandes de pirates, de déserteurs, d'exilés, de forçats en rupture de ban dont l'armée était, en grande partie, composée, il fallait une autorité dont les Lagides ne disposaient plus. Incapables du moindre effort, ces dilettantes avaient pris l'habitude, chaque fois qu'éclatait une nouvelle insurrection, d'appeler Rome à leur secours. Ptolémée Aulète n'avait reconquis sa couronne qu'à force d'argent distribué aux sénateurs, et quant à Cléopâtre, nous savons quels événements lui avaient restitué la sienne.

Si la paix ramenée par elle avait paru bienfaisante, si l'on se louait d'une certaine prospérité revenue, beaucoup déploraient que ce fût au prix d'un scandale, et d'une alliance qui, d'un jour à l'autre, pouvait se transformer en domination. A se voir seule ainsi, environnée d'oppositions, de ruses, privée des légions qui, pour les besoins de la guerre lui avaient été reprises, la reine avait des jours d'accablement. Elle en sentait le poids surtout lorsque ses ministres venaient lui rendre compte, soit des ravages causés par l'épidémie de peste si terrible que les embaumeurs ne suffisaient plus à leur besogne et que les morts pourrissaient sur la voie publique ; soit de la famine qui, depuis deux saisons ravageait le pays, ou encore des dilapidations d'une bureaucratie avide et sans conscience, de tous les soucis, eu un mot, que chaque jour fait naître et renaître dans le métier difficile de régner. Elle soupirait, elle songeait au temps où l'amour du grand homme la délivrait de souci, où elle n'avait qu'à lever son sceptre d'ivoire, pour que tous ses désirs fussent exaucés.

Aujourd'hui, que restait-il de l'ancienne alliance ? C'était Rome, plutôt, qui aurait eu besoin de s'en réclamer. Elle s'en réclamait d'ailleurs, et, dans le désarroi où elle était, les deux factions avaient tour à tour imploré l'aide de la flotte égyptienne. Si Cléopâtre n'avait pas répondu à cet appel, c'est qu'elle en était à se demander ; Qui entendre ? A quel parti appartiendra demain la République ? Si celui des conjurés l'emportait, il était évident que, désemparé comme il l'était, le royaume d'Égypte, ainsi que l'Hellade, que la Syrie ; que la Gaule et l'Espagne, que la Mauritanie entrerait dans le cycle méditerranéen des provinces asservies ; de l'autre parti, au contraire, elle pouvait attendre des ménagements. Serait-il possible que des hommes, amis de César et se disant les continuateurs de son œuvre, ne veillassent point sur celle que le dictateur nommait déjà son épouse ? et sur l'enfant à qui la nature avait imprimé son masque ? Mais, lesquels seraient les maîtres ? A se le demander, Cléopâtre usait ses nerfs ; et quelle n'avait pas été son angoisse au commencement de l'automne, en apprenant que les armées de Cassius occupaient, en Macédoine, de très fortes positions ? Puis, l'hiver avec ses brumes, ses tempêtes, était venu, la navigation avait cessé, et l'on était maintenant sans nouvelles.

La vue d'Alexandrie, remplie pour la jeune femme de souvenances et de craintes, la plongeait dans de longues rêveries. C'était la coupe toujours pleine où s'abreuvaient ses pensées. Souvent, à l'heure où l'horizon s'allume, où les magies du couchant jettent des lueurs empourprées, il lui arrivait de monter sur une des terrasses dont se creusaient les façades du Bruchium et de contempler la ville d'or. Qu'elle était belle ainsi, sous son ciel de feu, au bord de sa plage blonde, et gardée la nuit par le flambeau géant de son phare ! Comme elle s'était enrichie depuis que le grand fondateur en avait fixé le plan et dessiné l'enceinte à la forme d'une chlamyde macédonienne ! La souveraine d'une telle cité pouvait être fière. De quelque côté que le regard se tournât, ce n'était que marbres, dômes d'émail ou de faïence, portes triomphales, frontons noblement découpés. Au sommet d'un monticule, voici le Panéum, plaisamment surnommé Cage des Muses. C'est là que, selon une tradition très ancienne, et à laquelle les Lagides sont restés fortement attachés, poètes, musiciens, peintres et sculpteurs, à quelque nation qu'ils appartiennent, trouvent, pourvu seulement que, maîtres, en leur art, ils plaisent aux filles d'Apollon, une large hospitalité. Au centre de sa colonnade, voici la Bibliothèque, riche encore, — après le terrible incendie, — de sept cent mille volumes et qui, entre autres ouvrages précieux, conserve la première traduction de la Bible en grec qu'ont élaborée les Septante. Non loin de là, comme pour en recevoir plus aisément leur nourriture spirituelle, s'agglomèrent les nombreux bâtiments du Sérapéum. Foyer de l'histoire et de la philosophie, de la médecine, de l'astronomie, des mathématiques autant que gardienne des textes, cette université fameuse à qui l'on doit, après deux mille ans, de posséder ce qui survit aujourd'hui des lettres grecques, était véritablement la lumière du monde. L'enseignement qu'on y recevait, les noms des savants professeurs, les méthodes érudites, les instruments de précision et jusqu'au papyrus mis à la disposition des travailleurs, jouissaient d'une telle renommée que de Rome, d'Athènes, d'Asie même, on accourait dans ses murs, et que les familles riches de tout pays, croyant chez un de leurs enfants reconnaître quelque aptitude exceptionnelle, voulaient que cet enfant portât le sceau éclatant d'être élève d'Alexandrie.

A travers de longues, de larges avenues rectilignes où voitures, litières, cavalcades circulent à l'aise, le regard de Cléopâtre continue à errer. Il s'arrête sur les cirques, les théâtres, les gymnases devant lesquels une multitude stationne, attirée par des affiches ; sur le stade, avec sa piste formée de méandres ; sur l'hippodrome si vaste que vingt mille spectateurs peuvent à peine le remplir ; sur les temples surtout nombreux et superbes qui émergent des maisons, les dominent de leur masse mystérieuse, et plus longuement, avec piété, sur le Soma, ce mausolée où, dans un sarcophage de cristal, repose le corps rapatrié de l'ancêtre héroïque.

Toutes ces pierres, toutes ces richesses, la reine en suppute la valeur avec l'orgueil alarmé de se dire : Seront- elles à moi demain ? Et par delà l'espace visible, sa pensée poursuit l'inventaire du magnifique héritage ; elle songe à l'inépuisable vallée qu'arrose le fleuve divin, aux trente mille cités qui, du nord au sud, y dressent leurs remparts séculaires, à Bubaste où règne la déesse d'amour, à Memphis endormie au pied de ses pyramides, à Thèbes la Sainte, à Hermonthis surnommée la Gloire des deux horizons, à Edfon qui possède les plus antiques trésors. Plus loin encore, sa vision atteint les régions méridionales qui produisent le granit et les aromates, les vignobles légendaires dont chaque grappe est si pesante que deux hommes peuvent à peine la porter sur le pressoir. Elle rejoint l'île heureuse où des sentiers parfumés gardent la trace de ses pas unis à ceux de son amant et, revenue à la confiance, elle se dit : Non, Égypte ! chère Égypte ! Terre d'Osiris et de Râ, toi qui remplis les greniers du monde et gardes pieusement tes morts ! Jardin de palmes et de treilles ! Rive où vont boire les ibis, tu ne connaitras pas la servitude !

Elle avait raison ; on a toujours raison d'espérer. Le salut était en route. Une décisive victoire venait d'être remportée par les armées césariennes. Échappés de Naxos, des pirates en apportaient la nouvelle. Brutus, et après lui Cassius, avaient été écrasés dans les plaines de Phillippes et tous deux, en se transperçant de cette lame que leurs mains sacrilèges avaient eu l'abomination de plonger dans le sang de leur bienfaiteur, s'étaient fait justice.

Cléopâtre respirait. Sa vie obscurcie depuis la date fatale, reprenait un peu de couleur. Couvert de brumes encore, l'avenir n'était plus cette masse opaque où l'on ne peut rien distinguer. Une sorte d'accord se rétablissait entre lui et le passé. Rome émergeait des ténèbres. Délivrée d'agitateurs, peut-être allait-on, de nouveau, pouvoir compter sur son alliance. En attendant, fidèle à la tradition de ses pères qui avaient dépensé des fortunes pour l'amusement du peuple, la reine ordonna de grandes, de coûteuses réjouissances, et d'abord des cérémonies religieuses accompagnées de sacrifices. Ne fallait-il pas commencer par rendre grâces aux dieux par qui le crime venait d'être châtié ?

Toute occasion de festoyer était bonne aux Alexandrins. Si leur ville rayonnait par l'intelligence, si d'illustres savants y expérimentaient, y dogmatisaient journellement, elle était aussi le lieu de toutes les ivresses, l'endroit où il était le plus agréable, le plus divertissant de vivre. Les immenses fortunes qui s'y étaient faites, que le négoce y faisait, y augmentait tous les jours, avaient développé le luxe à un degré inimaginable. Pour le plaisir, sous toutes ses formes, festins, danses, courses, théâtres, orgie de vin ou de l'amour, elle n'avait pas sa pareille.

La réputation de ces fêtés alexandrines s'était partout répandue. Dès qu'elles étaient annoncées, de Bubaste et de Péluse, souvent même des rives syriaques ou siciliennes, des bandes folles accouraient, se mêlaient à la population. Depuis l'aube, aussi bien sur les larges promenoirs du quartier neuf qu'aux ruelles enchevêtrées du vieux Rakotis, une foule bruyante fourmillait. Rien qu'à en voir les vêtements bariolés, les faces de toutes les couleurs, brunes ou claires, olivâtres ou do- rées, on se sentait en plein tohu-bohu cosmopolite. Avec l'animation de son double port regorgeant de tout ce qu'il y avait de plus beau, de plus riche, depuis les colonnes d'Hercule jusqu'aux bouches de l'Indus, avec ses spectacles, ses musées, son Nil fabuleux, que jour et nuit sillonnaient des bateaux de- fleurs, avec ses débauches primitives auxquelles la culture hellénique avait ajouté : toutes sortes de raffinements, quelle curiosité, en effet, la prestigieuse métropole n'était-elle pas faite pour attirer ? C'est ainsi qu'à côté de l'indigène qui, les épaules hautes, les flancs serrés dans son pagne aux rayures vives, pousse devant lui un bourricot chargé d'outres, ou conduit un chariot de blé, à côté du matelot tanné, boucané, qui va traînant ses filets, du soldat dont la belle prestance fait retourner les' passants, on rencontre des échantillons de toutes les races. En réalité, il y avait surtout des Grecs, reconnaissables, sous le pallium, à leur souplesse athlétique, des Romains au masque de bronze, des Gaulois dont les yeux bleus, les tuniques de laine serrées à la taille, contrastaient avec les lourdes prunelles des Asiatiques et leurs robes peintes traînant dans la poussière. Plus facilement encore que les hommes, on reconnaissait l'origine des femmes à la singularité de leurs coiffures, les unes laissant libres leurs cheveux, les autres les roulant en spirales de chaque côté des joues, ou bien encore, comme les filles d'Éphèse, les parsemant d'épingles d'or, de fleurs et de feuillages. Un grand nombre de nomades, habituellement relégués dans les faubourgs, ajoutaient eux aussi à l'encombrement, car la police avait reçu l'ordre d'être ce jour-là tolérante. Excepté sur la Voie Royale, exclusivement réservée aux cortèges officiels, elle laissait librement circuler des Arabes, menant, par une corde passée dans l'anneau de leur nez, un ou plusieurs chameaux qui dominaient la foule d'un air digne ; des Juifs qui, sous leurs caftans noirs élimés, cachaient des sacs de monnaie ; des Éthiopiens, des Cafres, dont les têtes crêpées balançaient, sans jamais en perdre l'équilibre, des corbeilles chargées de figues et de cédrats. Au milieu de cette cohue, on rencontrait aussi de petites ouvrières oisives et qui allaient deux par deux, s'arrêtant à écouter les boniments des sorciers, à regarder des équilibristes qui, les pieds en l'air, avalaient des lames de poignards, ou des jongleurs se démenant, vifs, légers, entre les flammes qu'ils faisaient voltiger autour d'eux. On y voyait surtout des badauds qui erraient à l'aventure, des enfants qui risquaient d'être écrasés, des grandes dames, même, qu'amusait le spectacle de la rue et qui, descendues de leurs litières, se faisaient suivre d'esclaves attentifs à ce qu'elles ne fussent pas bousculées.

Bousculé, tassé, tout le monde l'était, toutefois, et terriblement, s'il faut en croire le récit imagé que Théocrite a laissé d'une de ces journées populaires où il met en scène deux jeunes Syracusaines.

L'une d'elles, Gorgo, vient chercher son amie. Elle arrive tout essoufflée :

— Ô Praxinoa ! vite un siège ; ajoutes-y un coussin. Comme mon cœur bat ! J'ai craint de ne jamais te revoir. Tu demeures si loin ! Et quelle foule à traverser !

Praxinoa l'écoute tout en faisant sa toilette. Par sa servante Eunoé, elle s'est fait apporter de l'eau, du savon et la clé de son grand coffre. Elle en tire une robe, un chapeau, s'habille avec coquetterie.

GORGO.

Que cette robe à longs plis te va bien ! Revient-elle très cher ?

PRAXINOA.

Ah ! ne m'en fais pas souvenir ! Plus de deux mines d'argent pur, sans compter le temps passé à la coudre.

Après quelques plaintes contre leurs époux et les recommandations à une Phrygienne, pour qu'en leur absence elle ait soin de l'enfant et qu'elle enferme le chien, les jeunes femmes se sont mises en route. Aussitôt hors de la maison, Praxinoa. s'écrie :

— Quelle cohue, grands dieux ! Qu'allons-nous devenir ? Comment circuler ? Et voilà des soldats maintenant ! Des cavaliers ! Moi qui ne crains rien tant que les chevaux... Gorgo ! vois cet alezan qui se cabre !

GORGO.

Rassure-toi ; le voilà rentré dans le rang.

Et elles continuent d'avancer au milieu de l'immense troupeau. Mais la sensible Praxinoa en est toute ahurie :

— Donne-moi la main, dit-elle à Gorgo, et toi Eunoé, prends celle d'Eutychis. Tenons-nous bien, de peur de nous perdre.

Malgré ces précautions, la foule a bientôt séparé les promeneuses.

— infortunée que je suis ! s'écrie Praxinoa. Pour comble sa robe, sa jolie robe plissée, s'est prise sous les pieds d'un passant.

Violemment, elle l'interpelle :

— Par Zeus ! fais attention, si tu ne veux pas que...

Mais le passant est un brave homme. Au lieu de se fâcher, il s'excuse, puis l'aide à se tirer d'embarras.

— Courage, femme ! Te voilà hors de danger.

Avec toute la gratitude d'un esprit qui n'est pas encore remis de sa peur, Praxinoa le remercie.

— Étranger compatissant ! puisses-tu en récompense des bons soins que tu m'as rendus, être à l'abri de tout mal.

Rejointes, les deux amies tombent dans les bras l'une de l'autre :

— Comme je t'ai cherchée, Gorgo !

— Et moi aussi, Praxinoa !

Elles se racontent leurs mésaventures :

PRAXINOA.

Regarde, ma robe est toute déchirée.

GORGO.

Moi, c'est mon manteau. Que va dire mon mari ?

Et, tout en se serrant le bras, elles poursuivent leur chemin du côté du Bruchium, où les banquets se préparent.

— Est-ce encore loin ? demandent-elles à une vieille qu'elles rencontrent.

— Hélas ! oui, mes enfants.

— Du moins, peut-on facilement pénétrer ?

La vieille qui a lu Homère, les taquine :

— Avec beaucoup d'efforts, les Grecs sont entrés à Troie. En vous donnant de la peine, mes belles filles, vous parviendrez peut-être à votre but.

Une fanfare soudain retentit. C'est le signal des processions. Solennelles, interminables, elles s'avancent,. précédées des musiciens : cymbaliers à demi nus qui cognent l'un contre l'autre des disques brillants comme le soleil, joueurs de sistres dont le geste saccadé secoue des anneaux enfilés sur des tiges de métal, tambours frappant avec des baguettes de sycomore la peau d'onagre tendue sur les-caisses rondes suspendues à leur cou.

Après un espace, afin de bien indiquer la distance qui les sépare de tout ce qui n'est qu'humain, débouche le cortège sacerdotal. Ouvert par les néocores, ces simples gardiens du temple, il obtient déjà un commencement de silence, puis, au milieu d'une vénération qui va s'accroître avec les rangs de la hiérarchie, défilent les horoscopes, chargés d'interpréter les présages ; les hiérogrammates, savants lecteurs d'hiéroglyphes ; les prophètes à longues barbes qui, dans de petites coupes d'airain, font brûler des grains d'encens ; les pastophores, dont c'est le privilège d'offrir à la vue extasiée des fidèles les divines effigies. Élevant des hampes dorées, les uns balancent les étendards où elles sont peintes ; d'autres, sur des chars, les accompagnent, et dans l'universelle extase, devant les yeux grands ouverts et fixes, défilent les mystérieuses figures d'Apis, d'Hathor la Bovine, du grimaçant Loth, d'Horus au masque d'épervier, d'Anubis gardien de la mort, en qui s'expriment les puissances inconnues. Sur leur passage ce sont des hululements et des cris, car chacun croit à la puissance de cette aveugle matière, chacun met à l'implorer une force vertigineuse.

Entre deux haies de soldats, le grand prêtre enfin s'avance. Il est très vieux et s'appuie sur une canne. Un long voile couleur d'hyacinthe, couvre ses mains et son visage qu'aucun regard profane n'a le droit de contempler. Seul, il est admis à conférer avec le dieu qui, par sa bouche, tout à l'heure, fera connaître l'oracle. Après lui vont les prêtresses, jeunes, pures, entièrement vêtues de blanc, dont les doigts pointus balancent une tige de lotus. Ce sont ensuite les devins, avec leurs flambeaux qui vacillent ; les agitateurs de sonnettes ; les oiseleurs qui, sur des bâtons enduits de glu, retiennent les poulets sacrés ; ce sont encore les mendiants étalant leurs infirmités ; les vendeurs d'images pieuses, de scarabées, d'amulettes, inévitable queue mercantile que traîne après soi le divin dont les hommes se sont emparés. Et tous ces êtres disparates, cet amalgame remuant de races, de passions, d'intérêts divers, s'avancent en ordre cependant, marchent d'un pas unanime vers le but fascinateur qui, là-haut, dans l'azur, resplendissant et sacré, appelle à lui tous les regards : le temple de Sérapis.

Bâti sur le modèle des vieilles fondations théocratiques, ce sanctuaire en qui fusionnaient tous les cultes était le plus renommé de l'Égypte. Les sommes considérables affectées à sa dotation servaient sans cesse à l'agrandir, et sa masse comparable à celle des plus fameux monuments n'était surpassée que par le Capitole romain. On y accédait par cent marches. Son seuil gardé par une rangée de sphinx avait une ampleur imposante, et sur ses côtés, des pylônes peints de jaune et de vermillon, laissaient flotter des banderoles légères comme des haleines.

A mesure qu'ils avaient terminé leur ascension, les différents collèges se rangeaient le long des portiques. Quelques-uns occupaient l'intervalle vide entre les colonnes et, peu à peu ainsi, l'architecture se peuplait, s'animait de formes humaines qui, dans leur immobilité faisaient songer à une assemblée de statues.

Tout à coup, une émotion se propagea. Les regards se portèrent sur un point qui étincelait en haut des marches. La Reine ! avait jeté la voix d'un héraut. Effectivement, entourée d'une garde étincelante, en route, eût-on dit, pour le ciel, un pavois portait Cléopâtre. En la voyant ainsi toute pure, dans la gaine d'argent qui l'enserrait comme une idole, avec ses genoux rejoints, ses coudes appuyés au corps, et son regard supraterrestre, on ne songeait plus guère à ce que la chronique racontait sur son compte. Elle n'était plus une femme, mais la fille auguste des rois ; la prêtresse qui, dans un instant, pénétrerait chez le dieu. Quatre flabellifères, au-dessus de sa tête, agitaient d'immenses éventails en plumes de paon, et sous ses pieds, pareil à un long coussin brodé, s'étirait une panthère.

Pendant qu'à la porte du temple, les hiérodoules vaquaient à l'égorgement des victimes dont, sur le tertre, les entrailles chaudes fumaient, un jeune aède, la cithare inclinée sur l'épaule, et après trois génuflexions, entonna les louanges de la reine : Ta chevelure est une plante odorante. Tes mains sont des palmes d'amour. Ton front ressemble à la lune qui émerge de la nuit. Tes grands yeux aux cils luisants sont deux hirondelles d'été. Tes dents ont la clarté d'un ruisseau qui coule entre des rives fleuries de roses et de pivoines. Et après chaque strophe, un chœur de vierges modulait ce refrain : Salut à toi resplendissante ! Fille bien-aimée d'Amoun-Râ !

Le moment des holocaustes était venu. Debout, maintenant, les épaules chargées du manteau isiaque qui avait la blancheur du froment, suivie des pontifes et des principaux dignitaires, Cléopâtre franchit le seuil du temple, et l'énorme porte sur laquelle, redoutable à l'imagination, veillait le cerbère de granit à la triple tète de loup, de chacal et de lion, se referma. Au fond le plus reculé, derrière d'énormes colonnes couvertes d'hiéroglyphes qui racontaient les destinées de l'âme humaine, un Sérapis de marbre et d'or était assis. Principe suprême en qui se confondaient aussi bien l'antique Kronos que le Zeus des Grecs et le Jupiter des latins, Sérapis était vraiment le Dieu national. Tous les pouvoirs lui étaient attribués. C'était de lui que les Égyptiens attendaient gloire, santé, richesse, et jusqu'à cette crue du Nil qui faisait l'objet de leurs vœux les plus ardents. Sa taille avait trois fois la taille humaine et une majesté sereine était inscrite sur ses traits. Abondante et lisse, sa barbe se répandait sur ses genoux ; le pschent des rois couvrait son front ; ses mains, large-nient étendues, dans un geste qui semblait embrasser l'univers, allaient jusqu'à toucher les parois richement incrustées du naos. Par un effet habilement calculé, la lumière venue d'en haut tombait sur ses lèvres d'émail et, de cet unique rayon, de ce mystérieux baiser du ciel naissait aux yeux des croyants l'illusion de la parole. r

Devant la colossale image, la table des sacrifices est dressée. Sur sa large circonférence sont gravées les complications du zodiaque. L'huile allumée pétille au centré et, dans des vases précieux, à côté du sang des victimes, reposent le vin et le blé, l'eau du Nil et les sept parfums qui sont agréables au dieu. Tandis que penché vers la flamme, le grand prêtre verse les offrandes et que le feu les dévore, la reine est prosternée. Elle flatte, elle implore : Ô Dieu beau ! Dieu tout-puissant à qui les éléments obéissent, sois favorable à mes vœux ! Libère les eaux immobiles ! Que leur abondance, débordant les rives, rende à l'Égypte sa richesse ! Ne permets plus que la sédition porte le trouble dans ses bourgs, ni que l'ennemi du dehors vienne lui ravir ses troupeaux ! Qu'un peuple fort s'allie à elle et lui apporte le secours de fantassins armés de flèches, de cavaliers brillants sous l'airain !

Suspendus à ce qui se passait là-haut de mystérieux et de grave, tous les cœurs étaient agités. On savait que c'était l'instant où se dessinaient lés grésages ; et, comme si elle n'avait possédé qu une seule âme, une même voix, la multitude s'unissait aux prières de ses représentants. Mue par une foi invincible, elle répétait les syllabes de supplication : Ô Dieu beau ! Dieu puissant à qui les éléments obéissent, libère les eaux immobiles !

Les fumées s'étaient éclaircies, les portes de cèdre se rouvrirent et la reine enfin reparut. Elle était toute pale. Sous ses colliers étincelants, on voyait son sein s'agiter. Ses yeux agrandis regardaient au loin, par delà les choses terrestres, dans le domaine prophétique où elle venait de pénétrer. Qu'avait-elle vu ? Qu'avait-elle entendu ? De son entretien avec le dieu, quels oracles le grand prêtre lui avait-il rapportés ? Trois coups de trompette annoncèrent qu'elle allait parler. Elle s'avança sur le bord de la première marche, et sa voix pure comme le chant d'une flûte fit entendre ces paroles :

— Que le nom de Sérapis soit loué ! Sa clémence est avec nous. Il promet à l'Égypte gloire et prospérité. Sur vos semailles, le Nil étendra ses eaux bienfaisantes et les épis gonfleront.

Une immense clameur s'éleva. On eût dit que, des milliers de poitrines qui étaient là rassemblées, un ouragan, tout à coup, se fût mis à souffler. Toutes les bouches criaient. Dans un même fanatisme, avec une gratitude folle, comme si déjà le prodige avait commencé de se produire, les bénédictions s'exhalaient.

D'un geste pareil à celui de Poséidon lorsqu'il veut que les flots s'apaisent, la reine réclama le silence. Ce qu'elle avait à dire n'était pas terminé encore.

— La bonté de Sérapis, fit-elle, dépasse nos espérances. Il aime l'Égypte, il en veut l'éclat, la grandeur. De sa part, un guerrier va venir dont le glaive ne connaît pas la défaite.

Un nouvel élan d'enthousiasme jaillit, que rien cette fois ne devait plus apaiser. C'était un délire universel, une aspiration vers la joie, vers ce grand bonheur inconnu que, peuples et individus, toujours, attendent du lendemain.

Le pavois s'était rapproché. La reine gravit légèrement l'escabeau aux trois marches d'ivoire, puis, entre les éventails doucement inclinés sur sa tête, et la panthère endormie qu'effleuraient ses pieds mignons, elle reprit le chemin du palais. Des cris, des palmes et des fleurs accompagnaient son passage, mais elle ne semblait rien voir. Perdue dans un monde intérieur, elle songeait. Si peu crédule que fût son esprit, elle était impressionnée par les paroles qu'avait prononcées le grand prêtre. Un guerrier viendrait-il vraiment ? Et, plus anxieuse encore, elle cherchait : Qui sera-t-il ? Un nom s'imposait à elle. Avec une étrange insistance, les images du passé revenaient à sa mémoire. Des détails presque oubliés la hantaient. C'était un soir, il y aurait trois ans bientôt, dans la villa des bords du Tibre. La conversation entre César et Trébonius était aride. On agitait la question de. savoir si les comices seraient réunis Olt si l'on se passerait de leur concours. Tout à coup la porte s'ouvre et laisse passer Marc Antoine. C'est la vie qui entre ! Il rit ; ses cheveux foisonnent à son front ; ses épaules taillées à la mesure de son ancêtre Hercule sont de force à porter, elles aussi, le lion de Némée. Avec sa présence, l'atmosphère s'est imprégnée de jeunesse, de chaude et belle exubérance, et, tout de suite, Cléopâtre a vu venir à elle le regard de convoitise auquel les femmes rie se trompent jamais. Que de fois, depuis ce premier soir, elle l'avait surpris le même regard, cet aveu si touchant de la part d'un homme en qui tout était fougue et débordement ! Un autre soir, que pour un instant,. ils avaient été laissés seuls, n'avait-elle pas senti la bouche chaude dû jeune homme s'imprimer sur son épaule ? Sa surprise, son trouble avaient été tels que, les voulant cacher, elle n'avait pas eu d'autre ressource que de s'enfuir. Depuis lors, il s'était montré plus timide ; mais, s'il ne parlait pas, s'il gardait auprès d'elle une réserve dont son tempérament était si peu coutumier, c'est que l'amitié de César lui mettait un sceau sur les lèvres. Comment aurait-il osé ? Et elle-même ? Quoique loin d'être insensible au sentiment deviné, de quel air eût-elle accueilli la déclaration ? Point de doute, le rang suprême qu'occupait César alors, le mettait à l'abri, aussi bien des tentatives du lieutenant qui lui devait tout et qui, de lui, avait tout à attendre, que des velléités qui auraient pu troubler le cœur de sa maîtresse. Si tentante que fût la beauté robuste d'Antoine, il n'y avait pas pour Cléopâtre de désir plus fort que celui de la -gloire. Pour aucune autre joie, elle n'eût renoncé à- celle-là. Mais aujourd'hui, la mort a bouleversé toutes choses. Le lieutenant est imperator, il n'a plus de maître avec qui compter. Si c'était lui, le sauveur, ô Dieu, que vous avez promis ?

Un flot d'espoir, à cette pensée, gonfle son cœur las de veuvage. Elle a hâte d'être seule, de s'abandonner au cours infini de ses rêves.

Le soleil venait de disparaître, et un croissant pur se levait à l'autre extrémité du ciel. Les lampadaires plantés comme des arbres le long des avenues s'allumaient. En minces lignes roses le long des maisons, des lampions. commençaient à scintiller, et il y en avait d'innombrables suspendus comme des fruits aux branches claires des platanes. Si les fêtes du jour avaient été opulentes et d'un noble caractère, il était entendu que celles du soir satisferaient les appétits plus grossiers. La reine avait donné des instructions pour que rien ne fût ménagé de ce qui met le cœur des hommes en joie : des fontaines, à la porte du palais, versaient le vin en abondance et, dans la cour intérieure, sur de longues tables qui allaient de l'entrée des cuisines à celle des écuries, des viandes, des pâtisseries, du fromage étaient offerts au public. Un service d'ordre veillait, fût-ce à coups de bâtons, à éviter les accaparements, les bousculades, et obligeait chacun, après qu'il avait reçu sa portion, à s'éloigner. Beaucoup ensuite se dirigeaient vers les théâtres où la représentation était gratuite ; d'autres préféraient rester dehors autour des tréteaux que des histrions faisaient retentir du bruit de leurs grosses farces, à moins qu'ils ne préférassent achever leur soirée dans l'orgie pour laquelle les bouges de Rakotis étaient largement ouverts.

Pendant que les gens de la plèbe s'amusaient ainsi, pressés les uns contre les autres dans une atmosphère de sueur et de poussière, les riches, pour qui c'était fête tous les jours, s'égayaient au milieu des plus délicats raffinements. La plupart, à l'heure du dîner, délaissant les quartiers encombrés, s'acheminaient le long des aristocratiques avenues qui, à l'ouest de la grande capitale, semblaient assoupies entre leurs silencieux jardins.

Un groupe d'hommes élégants et parfumés s'arrêtèrent devant une façade petite, mais de charmantes proportions, qu'entouraient des thébérinthes. Un esclave vint leur ouvrir. Après avoir traversé le vestibule où se jouait un jet d'eau, ils furent introduits dans une pièce tapissée de haut en bas par des milliers de papyrus enroulés sur des bâtons. C'était la bibliothèque où, après s'être enrichi dans le commerce des parfums, Polydème se plaisait à recevoir ses amis. Ceux qu'il avait invités ce soir-là appartenaient aux milieux les plus divers, car c'était son goût que, chez lui, tous les sujets de conversation fussent abordés et que, sur les questions du jour, les opinions s'exprimassent librement. Sauf en art, où il professait le goût exclusif de la beauté grecque, les siennes étaient assez indifférentes pour qu'il se flattât qu'elles empêchassent celles des autres de jamais s'envenimer. C'est ainsi qu'il se risquait à mettre en présence le secrétaire de la reine, Apollodore, dont on connaissait envers elle le dévouement, et le lieutenant Démétrios qui l'avait combattue sous Achillas ; Sati, un Thébain de vieille race qui, attaché aux antiques traditions, réprouvait toute influence étrangère, et des rhéteurs imprégnés de culture athénienne ; des financiers et des artistes, souvent même des philosophes aussi éloignés de s'entendre entre eux que les hommes politiques.

Un rideau tiré fit apparaître la salle du repas brillamment éclairée. Entre de fines colonnes, sur des acrotères de bronze, posaient les bustes d'Homère et de Pindare, de Zénon, d'Épicure, et, alternant avec eux, comme pour remercier ces grands hommes de leur avoir été indulgents, de gracieuses statues de femmes.

Les convives prirent place sur des lits rangés autour de la table qui était couverte d'argenterie et de vaisselle en argile peinte. A son centre, une vasque d'albâtre soutenait des branches de roses dont quelques-unes, comme si elles avaient été trop lourdes, retombaient en guirlandes sur la blanche nappe de lin. Dès que chacun fut accoudé commodément, on passa les premiers plats : anguilles du lac Maréotis arrosées d'une sauce au cumin, murènes roulées clans la graisse, laitances présentées dans de petites casseroles. En même temps, la conversation commença, insignifiante d'abord, roulant sur les événements de la journée. L'un vantait les processions qui jamais n'avaient été mieux réglées ; l'autre, la somptuosité des banquets servis dans les cours du Bruchium ; celui-ci, les représentations du cirque où deux cents bêtes et vingt gladiateurs avaient péri ; celui-là, les illuminations, qu'en se retournant du côté des fenêtres, on voyait rougir le ciel.

Ces éloges furent pour Apollodore l'occasion de faire valoir la générosité de la reine, toujours soucieuse de donner du bonheur à son peuple.

— Salut à Cléopâtre, répondirent les voix des artistes hébergés par elle dans les appartements du Panéum.

— Salut à la bien-aimée des dieux !

— Gloire à celle qui est la joie de nos regards l

— La clarté de nos esprits !

Mais, comme il arrive d'ordinaire, les louanges amenèrent une contrepartie. Si la reine avait de passionnés admirateurs, parmi les jeunes surtout, qu'impressionnait sa beauté et qui, de son intelligence, pouvaient attendre de grandes choses, les gens graves en redoutaient l'audace. Lors de sa liaison avec César, ils lui avaient reproché la liberté de ses mœurs. Son jeune frère étant récemment décédé, les plus hostiles insinuaient : Qu'a-t-elle fait de son frère ?

Au sujet, ce soir, des fêtes dont on venait de vanter les dépenses excessives, quelques-uns, de lit à lit, échangeaient des propos sans bienveillance. Par le temps de famine que l'on traversait, n'aurait-on pas pu trouver un meilleur emploi de l'argent ? D'autres, sensibles à certaines allures, à certains goûts, certaines manières de vivre, de s'habiller que, depuis son retour d'Italie, Cléopâtre ne craignait pas d'afficher, élevaient contre elle d'amères critiques. Ce jour-là même, dédaignant le vieux cérémonial, au Pschent surmonté de l'Uræus sacré, à l'antique tiare dont, pour paraître en public, les rois et les reines n'avaient jamais manqué de recouvrir leur chevelure, n'avait-elle pas substitué un diadème ? Sous cette coiffure qui lui encadrait élégamment le front et les tempes, les gardiens de la tradition égyptienne s'effaraient de reconnaître, moins la figure d'Isis, dont sa prêtresse aurait dû refléter l'image, que celle d'une quelconque Minerve.

Sati ne manqua point de déplorer :

— C'est la première fois qu'un de nos souverains déroge à l'usage séculaire.

Et, sur la réflexion du sculpteur Nicias, que le diadème en dégageant la nuque seyait délicieusement au profil fin de Cléopâtre, le vieux Thébain réprimanda :

— Loin de les encourager, ne devrait-elle pas être la première à proscrire les modes étrangères ?

Cette intransigeance ne pouvait guère étonner de la part d'un homme qui portait encore l'ancienne tunique nationale, serrée par une ceinture à bouts flottants, et dont la barbe annelée descendait sur sa poitrine. Mais Apollodore fit, en souriant, observer que c'était se montrer bien sévère à propos d'une coiffure.

Le sujet, malheureusement, n'était pas aussi frivole que le dévoué secrétaire aurait voulu le faire croire. Moins que quiconque, il l'ignorait. A de telles attaques, comment n'aurait-il pas reconnu l'état d'esprit de ceux-là qui, ayant plus ou moins à se plaindre de l'intervention romaine, reprochaient à la reine de l'avoir provoquée, et par mille détails, de témoigner qu'elle lui restait fidèle.

Perfidement, l'ancien lieutenant d'Achillas choisit l'instant pour rappeler tout ce que cette intervention avait coûté à l'Égypte : deux ans de guerre, la flotte détruite, une grande partie de la bibliothèque livrée aux flammes...

Le souvenir, en particulier, de ce désastre, rendit les esprits pensifs, car chacun aimait les livres, et déplorait que tant de trésors eussent été perdus. Le dîner allait-il, décidément, tourner à l'aigre ?

Comme sous un coup d'éperon, Polydème sentit la nécessité d'amener une diversion. Désignant les rayons de citronnier entre lesquels se pressaient les uns contre les autres les dix mille rouleaux de papyrus, il annonça que, par testament, il les laissait à la Ville et que, parmi eux, plusieurs, qu'il était seul à posséder, remplaceraient les exemplaires si malheureusement anéantis.

Cet acte généreux fut vivement apprécié. Les amis du bon citoyen l'en félicitèrent et, unanimes, émirent le vœu que le legs dont ils venaient d'être informés n eût !- sa réalisation que dans le temps le plus lointain.

Le second service commençait. Au-dessus d'une énorme cuve en métal, on apporta, tout embroché, un mouton dont la chair grésillait ; puis, sur un plateau, entouré de mille ingrédients, une oie gigantesque toute troussée avec son plumage dont le ventre était farci de bécassines. En un clin d'œil, ces victuailles furent découpées, et présentées, en commençant par les convives qui étaient les plus rapprochés du maître de la maison. Ils usaient, pour se servir, de spatules en argent et puisaient la sauce au creux des plats avec des cuillers dont le manche était ciselé. Le reflet des flambeaux dorait la nappe, et l'odeur des roses était si forte que, mêlée aux aliments, elle semblait les assaisonner. Occupées, les mâchoires laissaient des instants de silence pendant lesquels on entendait le pas actif des esclaves, allant et venant sur le tapis.

Par l'un d'eux, soudain, la nouvelle se répandit qu'une galère, chargée d'un courrier important, venait d'entrer clans le port. De ce que contenait le courrier, rien n'était connu encore, on ne saurait rien de précis avant le lendemain ; mais le bruit circulait que de graves événements s'étaient accomplis à Rome. Il y eut un frémissement. Comme si, à chaque mouvement, ils avaient senti se nouer les mailles du filet qui devait un jour s'abattre sur eux et les capturer, les Égyptiens s'alarmaient de tout ce qui venait de là. Qu'allait-on apprendre ? Quelles horreurs ? Quels scandales encore ? car depuis deux ans que le Forum n'était plus qu'un champ d'agio, une caverne de bandits, combien de fois n'avait-on pas entendu l'écho des scènes affreuses qui s'y déroulaient !

Désireux que la paix de sa table ne frit pas une seconde fois troublée, Polydème émit l'espoir qu'avec le triomphe du parti césarien, une ère d'ordre allait s'établir. Mais, presque tous se récrièrent : Quel ordre ? quelle justice pouvait-on attendre d'hommes qui, défendant une même cause, n'avaient pas cessé de s'entre-déchirer ? De Lépide on ne disait rien ; sa médiocrité le sauvait qu'on parlât de lui. Mais Antoine ? Mais Octave ? Lequel s'était couvert de plus d'ignominies ? Maîtres à tour de rôle, on ne les avait vus d.'accord que pour échanger des listes des proscriptions. Sous leur double consulat, l'horreur des exactions, des meurtres, avait dépassé tout ce qu'on avait vu sous Sylla. Et, dans un brouhaha de paroles, chacun se mit à citer des traits abominables dont un témoignage ou une correspondance l'avait fait le confident :

— Dans l'exercice de ses fonctions, raconta Eudoxos, un prêteur ayant appris qu'il venait d'être proscrit se sauve. Trop tard ! Avant qu'il ait franchi le seuil du Tribunal, un centurion le transperce.

Lycon assure que par peur d'être compromises, des mères fermaient la porte à leurs fils suspects ; que des filles indiquaient le lieu où leur père était caché.

Les enfants, eux-mêmes, selon un autre, n'étaient pas en sûreté. L'un d'eux s'en allant à l'école, avait été saisi par un bourreau et, sous les yeux de ses parents, exécuté.

— Surtout ! surtout ! il y a eu l'assassinat de Cicéron, s'écria le rhéteur Antipe qui avait fait le voyage de Rome, rien que pour entendre une fois la voix du grand orateur.

— Crime impardonnable ! confirma  un de ses collègues, et -dont restera souillée la figure de Marc Antoine.

Apollodore, qui avait eu à. se louer de celui-ci au moment de faire évader la reine, essaya de reporter sur Octave tout l'odieux de cette exécution. C'était lui l'ami de Cicéron, qui, froid et lâche, sans aucun grief personnel, l'avait livré ! Lui que, peu de jours auparavant, Cicéron serrait sur son cœur en l'appelant : Mon fils !

Les physionomies eurent une grimace comme celle que provoque la vue, près de soi, d'un serpent. Puis, on revint à, parler de Marc Antoine. Malgré ses crimes, celui-là, du moins, avec le sayon grossier qu'il endossait pour aller boire entre des soldats et des filles, avec sa grande épée en bandoulière et le char attelé de lions dans lequel il promenait la courtisane Cythéris, prêtait quelquefois à rire. Une voix même s'éleva en sa faveur, car les hommes braves trouvent toujours quelqu'un pour les défendre. Le philosophe Lycon qui professait le mépris de la vie, rappela qu'ail moment où les conjurés avaient encore leurs poignards, où Octave se cachait, où la terreur était partout, Antoine avait eu le courage de réclamer pour César des funérailles grandioses et de faire, devant le corps de son bienfaiteur, un discours qui en célébrait les vertus.

Mais cet éloge rencontra peu d'adhésions. Le groupe d'hommes lettrés, distingués, qui l'entendait, ne se pouvait intéresser à un rustre de l'espèce d'Antoine, dont la valeur n'était que sur les champs de bataille.

Mieux accordé au sentiment général, le sculpteur Nicias lança contre les Romains une diatribe. Si l'envahissement de ces barbares continuait, que resterait-il de la civilisation ? Déjà, — il le savait ; lui qui arrivait de Corinthe, — maints adorables édifices avaient péri. La Grèce était pleine de ruines. Combien en aurait-on d'autres encore à déplorer ?

Le dîner s'achevait. Les pâtisseries et les crèmes répandaient leur arome de miel. La fraîcheur des limons semblait d'autant plus délectable que le repas avait été fort épicé. Les boissons, depuis le commencement, avaient coulé plus exquises à mesure que l'on approchait du dessert. Après le cidre et l'hydromel, on avait dégusté les vins de Phénicie au goût délicat de violette, puis les chaudes liqueurs d'Espagne. On en était aux crus réputés de la Gaule ; clairs et pétillants, ils avaient chassé les préoccupations moroses.

On parlait maintenant des femmes. Leur absence, inaccoutumée chez Polydème, était- due à ce que, ce soir-là, celles qu'il avait invitées, des courtisanes pour la plupart, car il était célibataire, avaient été requises de côté et d'autre. Des jeunes gens, adonnés à l'art équestre, avaient entraîné Faustine et Léa au stade pour voir courir leurs chevaux. Chloris ne se séparait jamais de l'acteur Naudrès les soirs où, chaussant les cothurnes et embouchant le porte-voix, il déclamait le rôle d'Oreste qui lui valait tant de bonnes fortunes ; un festin chez Gathêne avait attiré Moussaria et Trophène, car on savait qu'il y aurait à ce festin les deux fils du banquier Rupin et celui du plus riche armateur d'Éphèse ; un grand nombre, enfin, avaient préféré leur liberté afin de pouvoir errer tard sur l'Heptastade où l'on ne pouvait manquer, par une telle nuit, de faire d'avantageuses rencontres.

Les plus âgés tombèrent d'accord que, pour dîner agréablement, on se passait très bien de femmes.

Sati émit l'opinion que leur présence était même, le plus souvent, nuisible à la conversation.

— Serait-ce parce qu'elles sont pudibondes ? interrogea Lycias qui aimait à plaisanter.

— Elles ne peuvent parler que d'amour, soupira le financier sur un ton de lassitude.

Le poète Mélanis, qui jusque-là était resté silencieux, éleva une protestation. Aux heures et dans les lieux qui n'étaient pas exclusivement consacrés à l'amour, fallait-il donc se priver du plaisir d'en évoquer les charmantes images ?

— M'est avis, déclara le lieutenant, que l'amour ne gagne pas à être mis en paroles.

A ce moment, avec des précautions extrêmes, l'échanson apportait une amphore. C'était un chypre merveilleux, une de ces cuvées d'amateurs, dont les lèvres n'approchent qu'avec respect. Nombreux, ce jour-là, ils déclarèrent que jamais rien de si savoureux n'avait caressé leurs gosiers.

— Ô liqueur ! Source d'or où se mire le soleil ! Flacon que la bonté des dieux a répandu sur terre afin d'y réjouir le cœur de l'homme ! fit le jeune Mélanis en veine d'improvisation.

Profitant de la bonne humeur que répand le vin autour d'une table, Apollodore rappela que si Chypre était redevenue province égyptienne, si le produit de ses vignes entrait à Alexandrie libre d'impôts, c'était à Cléopâtre qu'on en était redevable.

— Sans doute, confirma Polydème. La restitution de l'île a été le don de joyeux avènement fait par César à la reine.

La succulente réalité fit oublier les griefs. Ceux-là mêmes qui l'avaient le plus vivement critiquée levèrent leur coupe en l'honneur de Cléopâtre, et le maître de la maison eut le plaisir de voir s'achever, en sympathie, un repas qui avait failli sombrer dans la houle des discussions.

Vers la onzième heure, les esclaves s'étant retirés, on fit venir les danseuses qui, groupées sous le péristyle, attendaient en compagnie des musiciens. C'étaient douze jeunes filles de la plus pure race du Nil, celle dont le type s'est conservé et qu'on nomme, de nos jours, Gypsies. Au son de la lyre à cinq cordes, leurs corps souples se mirent en mouvement. Les figures qu'elles exécutèrent d'abord en s'approchant, en se quittant, pour se reprendre encore et abandonner leurs mains, étaient moins une danse qu'un jeu de détours et de grâces comme en ont les nymphes avec les satyres qui les poursuivent. Mais ce premier divertissement fit bientôt place à des ébats plus vifs. Les tambourins et les crotades résonnèrent. Ce fut comme si les jambes qui, jusque-là, n'avaient fait que fléchir et se tendre gracieusement, recevaient une irrésistible impulsion. En même temps qu'entre les paupières bleuies, les yeux noirs lançaient des éclairs, tout une cadence de cris, de talons frappés, d'anneaux qui s'entrechoquent frappa l'air. Un tourbillon de chairs nues se mêlait à l'envolée des étoffes ; des reins ployés se redressaient ; des bras courbés comme des branches s'enlaçaient les uns aux autres pour se dénouer brusquement.

Tantôt douces et lascives, tantôt obéissant à une musique enragée, les danses continuèrent ainsi une partie de la nuit. Les plus vieux convives alourdis par l'abondance du repas et des libations tombèrent bientôt dans une indifférence ensommeillée, tandis que les jeunes, dont l'attention avait langui pendant le dîner, se sentaient devenir fébriles. Avec une sorte d'ivresse leurs regards s'attachaient à ces gestes féminins qui, comme en un rite ineffable, parodiaient devant eux l'amour, le faisait ondoyer, s'élargir, puis tout à coup, véhément, triompher dans une étreinte.

Autour des vasques d'albâtre, les roses achevaient de mourir. Les torches, une à une, au creux des lampadaires s'éteignaient. L'aube pâle pénétrait par l'interstice des rideaux. Avec des remerciements pour l'hôte aimable et conciliant qui les avait bien reçus, les convives prirent congé de lui.

Apollodore, que ses fonctions appelaient de bonne heure au Bruchium, jugea qu'il n'avait pas le temps de rentrer chez lui, car sa maison était loin sur la route de Saïs. Il avait, du moins, le loisir d'une promenade. Un peu de marche servirait à dissiper les dernières fumées du chypre.

La ville était maintenant déserte. Le silence s'y était rétabli, mais depuis peu, et les dalles de la chaussée vibraient encore de tant de pas qui s'étaient pressés sur leur marbre. Çà et là, des guirlandes traînaient, sur le sol, à côté d'objets perdus, d'étoffes déchirées, et autres débris de ce qui était pimpant la veille. Comment se défendre d'une tristesse à la vue de ces places abandonnées ? de ces choses mortes ? Le rhéteur songeait, il songeait mélancoliquement à ce qui s'était dit chez Polydème. Ah ! qu'ils étaient insoumis, turbulents, difficiles à gouverner les sujets de Cléopâtre ! Que d'inimitiés contre elle ! Que de rancunes prêtes à s'unir, à ramener une de ces révolutions dans lesquelles ses pères s'étaient sans cesse débattus ! Et elle-même, de combien d'embûches n'avait-elle pas eu à se tirer déjà ? Et il se souvenait du jour où, dans une barque de pêcheur, il avait été la chercher sur la plage de Canope. Mais alors, une protection puissante l'attendait, allait travailler pour elle. Aujourd'hui, seule, critiquée, contestée, serait-elle de force ?...

Tout en songeant de la sorte, Apollodore était parvenu devant la porte du palais. Dans la lumière vaporeuse du matin, l'architecture légère, sur ses multiples colonnes, semblait presque aérienne. Quelle ne fut pas sa surprise, sur une des terrasses, de reconnaître la reine. Elle avait les cheveux dénoués et son écharpe flottait au souffle de la brise marine. S'étant informé, il sut qu'au moment où ses femmes allaient la mettre au lit, un courrier était arrivé avec qui elle s'était entretenu longuement. A la suite de cette conversation, elle avait manifesté une joie entière. Il y a des moments où la vie est trop belle pour en rien abandonner au sommeil, avait-elle répondu aux suivantes qui la pressaient de prendre un peu de repos. Et, restée seule, elle avait déroulé les écrits qui confirmaient tout ce qu'on venait de lui apprendre. Les événements étaient si nombreux et tellement inattendus qu'il lui arrivait d'en relire deux et trois fois les détails, puis, de se les répéter. Ainsi, cela était bien réel : mis d'accord enfin par leur triomphe, les vengeurs de César avaient constitué un nouveau triumvirat. L'empire du monde était à eux. Ils se l'étaient partagé ou plutôt, Marc Antoine, le seul pendant que malade et terrifié sous sa tente Octave claquait des dents, à avoir bataillé puis vaincu, l'avait taillé à sa façon. Abandonnant à son piètre collaborateur le gouvernement de la Gaule barbare, une partie de l'Italie ruinée et pleine encore de rumeurs révolutionnaires, à Lépide qui n'avait même pas pris part à la guerre, l'Espagne toujours insoumise et les provinces africaines, il s'était, lui, arbitre suprême, chef adoré de trente-deux légions, héros devant qui tout s'inclinait, attribué l'Orient, grosse part toujours visée, toujours convoitée, parce qu'il était la richesse.

Donc, les paroles du dieu n'avaient pas été vaines. La promesse obtenait sa pleine réalisation. Cléopâtre aurait un allié aussi puissant que César et celui-là, précisément, que de tout son désir. elle avait appelé. Ce que, les circonstances aidant, une femme comme elle peut faire d'un homme, d'un grand homme, elle le savait : le passé le lui avait appris. N'était-ce pas le moment de recommencer l'épreuve ? de tenter avec un autre la fortune qui, une première fois l'avait trahie ? Le flot de l'espoir se remit à couler en elle. C'était au fond de son cœur comme si un fleuve magique, d'un seul coup, avait emporté la tristesse. L'avenir se dessinait, rempli de belles perspectives. Elle ouvrait les yeux, regardait. Se sentant à l'étroit entre les murs de sa chambre, elle avait gagné la terrasse. La nuit finissait. Un voile semblait hésiter entre le ciel et la mer. Une lueur soudaine le transperça, tout l'horizon devint rose et, dans une trouée limpide, blonde et vermeille, apparut l'aurore.