GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME V. — LA RÉPUBLIQUE D'AUGUSTE

CHAPITRE VIII. — LES « LUDI SÆCULARES ».

 

 

Les lois sociales une fois approuvées, les nuages qui attristaient depuis si longtemps le ciel d'Italie se dissipèrent enfin, et l'on vit Rome rayonner de joie. Tant d'événements heureux qui s'étaient suivis en quelques années, l'accord avec les Parthes, l'épuration du sénat, le dédoublement de l'autorité suprême entre Auguste et Agrippa, ces lois enfin qui promettaient de rétablir les mœurs antiques, parurent apporter dans le pays une détente heureuse. On se réjouissait du reste à bon droit, car, en comparaison des temps sombres de la révolution, l'état présent était merveilleux. Personne n'avait pensé que Rome se relèverait ainsi et retrouverait sa gloire et sa puissance. Si le public s'était fait de grandes illusions au sujet de l'entente avec les Parthes, il était vrai cependant que la masse gigantesque de l'empire, dans la paix qui maintenant s'étendait partout, recommençait à exercer sa force naturelle d'attraction sur tous les petits États, alliés, protégés ou indépendants, qui l'entouraient comme les planètes entourent le soleil. Rome commençait à devenir l'immense métropole du monde méditerranéen ; on y venait des forêts de la froide Germanie aussi bien que de la cour du roi des Parthes ; l'Orient et l'Occident cherchaient à y fusionner, et elle présentait déjà un mélange de toutes les langues, de toutes les races et de tous les peuples si différents que Rome avait réunis sous son empire et avec qui elle était en contact. Non seulement Hérode mais tous les souverains des petits États alliés ou vassaux faisaient élever à Rome leurs fils et leurs successeurs, maintenant qu'Auguste s'était mis à leur donner l'hospitalité chez lui et à veiller sur leur éducation, sans trop ménager les dépenses. Il faisait en effet de sa demeure — ce dont la république ne s'était jamais soucié — une sorte de somptueux collège d'instruction pour les futurs souverains vassaux de Rome, en créant ainsi un puissant organe d'expansion de l'influence romaine dans les États alliés[1]. De nombreux jeunes gens de la noblesse gauloise venaient aussi à Rome pour s'instruire et pour étudier la formidable puissance qui après les avoir domptés commençait à les attirer singulièrement ; on y voyait aussi quelques jeunes gens appartenant à de grandes familles de Germanie, tels que le Marcoman Marbod, poussé lui aussi par cette curiosité des choses romaines qui commençait à travailler dans leurs marais et dans leurs forêts les Germains barbares, et à secouer leur torpeur[2] ; on y voyait jusqu'à des nobles Parthes que les guerres civiles avaient chassés de leur pays et qui étaient probablement venus rejoindre Tiridate[3], à qui Auguste avait fait donner par la république une bonne pension[4]. Ce petit monde cosmopolite se groupait autour de la maison d'Auguste et de ses amis les plus riches ; et il était pour les Romains un signe manifeste du prestige que Rome avait recouvré ; l'Europe, l'Asie et l'Afrique pliaient de nouveau le genou devant la grande république ; les peuples encore libres au delà des frontières de l'empire, saisis d'étonnement et d'admiration, demandaient eux aussi à pouvoir connaître et adorer la ville merveilleuse. Jamais le soleil n'avait éclairé un empire plus vaste, plus puissant, plus solide ; tous les ans des ambassades solennelles, de petites victoires, des nouvelles rassurantes venues des provinces répandaient du contentement dans toute l'Italie. En outre, on avait dans toutes les classes des motifs particuliers de se réjouir. La noblesse eût été bien sotte si elle se fût plainte sérieusement de son sort ; sans avoir rien fait depuis dix ans, elle recouvrait ses richesses et ses honneurs, elle se voyait de nouveau respectée et flattée par les classes moyennes et par le petit peuple de Rome, simplement parce que dans chaque famille on daignait faire participer à la jouissance des patrimoines refaits aux frais de l'empire un certain nombre de lettrés et de plébéiens. Ces plébéiens pauvres qui jadis se mettaient à la remorque des démagogues, et qui avaient formé le contingent le plus important des collèges de Clodius, en étaient venus à mendier auprès des grands cet appui que leur avaient jadis donné les chefs de parti, et ils cherchaient à se faire accueillir comme clients d'une grande maison, où on leur offrait tantôt un repas, tantôt une somme d'argent, tantôt encore d'autres présents. Ils venaient donc tous les matins faire leur visite au patron, l'accompagnaient au forum et dans ses visites, étaient là pour l'applaudir quand il parlait au tribunal, se présentaient à lui avec une mine longue ou épanouie, selon les circonstances tristes ou joyeuses de l'existence. Il se formait ainsi cet ensemble d'obligations artificielles qui pendant plusieurs siècles attachera aux classes riches de Rome une suite interminable de mendiants, pour le commun tourment des protecteurs et des protégés[5]. Assurément cette nouvelle coutume occasionnait des dépenses et des ennuis ; mais elle avait aussi des avantages. Grâce à elle les nobles recommençaient à passer dans les rues de Rome avec une longue suite, et ils étaient vénérés de tout le monde, comme des demi-dieux ; ils n'avaient plus de tourments au sujet du résultat des élections ou des discussions au sénat ; ils assuraient l'ordre à Rome d'une façon plus efficace que s'ils avaient menacé d'infliger des supplices. Le respect qu'on leur portait n'était pas moins grand dans les classes moyennes, où les jeunes gens qui avaient étudié ne songeaient plus qu'à plaire dans l'aristocratie à un protecteur puissant. Les Romains perdaient rapidement leur ancienne répugnance pour cette sorte de domesticité littéraire, comme nous le prouvent les Épîtres d'Horace, où le poète discute longuement la chose. Il admet, dans la dix-septième épître du livre premier, que l'on peut vivre heureux dans l'obscurité et dans la pauvreté, mais il ajoute que si l'on veut être utile aux siens et avoir un peu d'aisance, il faut rechercher l'amitié des grands ; il accable de ses sarcasmes les sectateurs de Diogène qui affectent un mépris systématique pour les richesses. Il dit très nettement qu'il trouve moins vils ceux qui adulent la richesse que ceux qui demeurent dans une pauvreté sordide et vulgaire et au plus bas de l'ordre social ; il soutient que s'il n'y a pas de honte à endosser la rude saie, il n'y en a pas non plus à porter la pourpre de Milet ; il affirme résolument que :

Principibus placuisse viris non ultima laus est ;

il recommande cependant la dignité et la discrétion. Il ne faut pas se plaindre à haute voix et sans fin comme le mendiant qui dit : Ma sœur n'a pas de dot ; ma mère a faim ; le petit champ de mes aïeux ne rapporte plus rien... Et tandis qu'Auguste préparait l'accord avec les Parthes, Horace avait composé une autre épître, la dix-huitième du premier livre, et l'adressait à un ami qui, accueilli dans la haute clientèle d'un riche personnage, s'y sentait mal à l'aise et ressentait quelque honte, craignant d'être un parasite ; Horace tranquillise cette conscience inquiète, en l'assurant qu'« il y a autant de distance entre l'ami et le parasite qu'entre la femme comme il faut et la courtisane. Horace, qui aimait sa liberté et était jaloux de son indépendance, avait, quant à lui, refusé cette hospitalité, mais il conseillait, non sans une certaine ironie indulgente, à ses amis et à ses collègues de l'accepter. A tout prendre, si les lois récemment approuvées apportaient quelques ennuis aux grands, la noblesse sous le gouvernement d'Auguste recommençait à dominer Rome et l'empire, et plus facilement qu'elle ne l'avait fait jusque-là ; elle n'avait plus ni les risques ni la responsabilité, et elle avait encore tous les privilèges. La classe moyenne n'avait pas lieu non plus d'être trop mécontente. Son aisance augmentait, grâce à la protection des grands, grâce aussi à la prospérité de l'agriculture, des arts, du commerce. Elle avait enfin obtenu ce qu'elle réclamait depuis longtemps, ces grandes lois sociales, qu'elle voulait considérer comme le commencement d'un âge nouveau, plus heureux que celui que l'on venait de traverser. L'administration de l'empire était bien meilleure ; on ne se livrait plus comme à l'époque de César à d'horribles pillages ; les gouvernements des provinces étaient confiés à des hommes riches qui, s'ils n'étaient pas toujours très actifs et très intelligents, n'avaient pas besoin de dépouiller leurs sujets pour gorger d'or leur clientèle politique de Rome. L'organisation du pouvoir suprême pour les cinq années à venir dut aussi accroître la satisfaction publique. L'Italie voulait jouir des avantages de la monarchie, c'est-à-dire de la continuité et de la stabilité du pouvoir, sans perdre les privilèges de la république, c'est-à-dire l'égalité juridique de tous les citoyens, la simplicité du cérémonial, la liberté absolue de se montrer insolent à l'égard des hommes puissants, l'impersonnalité de l'État. La présidence double pour cinq ans, au lieu de la présidence unique pour dix ans, avait deux avantages : elle faisait espérer que l'on aurait un gouvernement encore plus vigoureux ; deux présidents, en effet, s'ils s'entendaient bien, auraient plus d'autorité qu'un seul ; cela, en outre, était moins éloigné de la tradition républicaine, puisque la durée était moindre et que le principe collégial était observé. Tous ceux qui étaient décidés d'avance à admirer le nouveau régime et à le trouver bon en tout point, avaient donc une nouvelle raison de se persuader que la constitution républicaine n'avait été retouchée que sur quelques détails de peu d'importance. Même si la paix était lente à dénouer les liens innombrables dans lesquels la pauvreté, pendant la guerre civile, avait enserré la malheureuse nation, tout le monde se sentait disposé à bien augurer de l'avenir, comme en l'an 27 avant Jésus-Christ ; et dans les masses on voyait renaître ces mystiques aspirations à une palingénésie universelle, cette attente naïve d'un siècle nouveau qui serait le commencement d'une vie plus heureuse et plus pure, ces idées qui depuis vingt-cinq ans flottaient dans l'âme de la nation comme une vapeur tantôt plus dense, tantôt plus légère, selon le souffle changeant des événements, mais qui ne s'était jamais complètement dissipée. Dans un État atteint d'un pessimisme incurable, cette onde vivifiante de confiance, si mystique et si vague qu'elle Dit, était un confort bienfaisant ; et c'est ainsi qu'on peut s'expliquer comment, vers la fin de l'an 18, Auguste ou quelqu'un de ses amis se demandèrent s'il ne convenait pas d'encourager l'heureuse disposition de l'esprit public par une grande cérémonie qui traduirait sous une forme solennelle la vague idée populaire d'un siècle nouveau, commencement d'une vie nouvelle, et la rattacherait, dans l'esprit des masses, aux grands principes moraux et sociaux formulés dans la législation des dernières années. Il était évident qu'il fallait une cérémonie très insolite et très solennelle, qui réunit dans une synthèse pittoresque tous les éléments de la croyance populaire en un siècle nouveau, et aussi toutes les conceptions sociales de l'oligarchie qui gouvernait l'empire, la doctrine étrusque des dix siècles, la légende italique des quatre âges du monde, les oracles de la Sibylle qui annonçaient le règne imminent d'Apollon, les souvenirs de l'églogue de Virgile qui avait prédit la venue prochaine de l'âge d'or, la doctrine pythagoricienne du retour des âmes sur la terre, la doctrine selon laquelle tous les 440 ans l'âme et le corps se réunissent de nouveau en sorte que le monde revit dans ses formes anciennes, la nécessité de revenir aux sources historiques de la tradition nationale, de rétablir au plus vite la religion, la famille, les institutions, les mœurs de l'ancien état militaire. Mais dans quelle cérémonie exprimer tant de choses ? Inventer une nouvelle cérémonie répugnait à une génération qui s'était donné tant de peine pour retrouver tant bien que mal, à demi effacé et détruit, le sentier de la tradition, et ne voulait plus le quitter, de peur de s'égarer de nouveau. On chercha donc dans le passé, et on y trouva une cérémonie très ancienne. Institués l'année même de la fondation de la république, en 509 avant Jésus-Christ, en l'honneur des divinités infernales, Dis et Proserpine, pour implorer la fin d'une peste terrible[6], les ludi sæculares avaient été, comme garantie solennelle de la sécurité publique, répétés tous les siècles, bien qu'à une date plus ou moins exacte, trois autres fois ; en l'an 346[7], en l'an 249[8], en l'an 149 ou, selon d'autres, en l'an 146[9]. Les cinquièmes jeux séculaires seraient donc tombés vers l'an 49, c'est-à-dire à l'époque où commençait la guerre civile de César et de Pompée. Mais les hommes alors étaient plus préoccupés de ne pas descendre par un chemin trop court dans les royaumes de Dis et de Proserpine que de leur faire des sacrifices ; personne n'avait donc songé à célébrer pour la cinquième fois les jeux séculaires, qui n'étaient plus dans les imaginations qu'une chose très lointaine. Auguste dut se décider à rétablir ces jeux pour deux raisons principales. Cette cérémonie si unique que personne parmi les vivants ne l'avait vue, et à laquelle on savait ne pouvoir assister qu'une fois en sa vie, était un moyen merveilleux pour émouvoir profondément les multitudes. En outre il entrait dans cette cérémonie l'idée du siècle, compris, il est vrai, comme division du temps en périodes de cent ans, mais qui pouvait facilement se transformer dans l'idée populaire en siècle mystique, puisque personne ne se souvenait plus de ce que la cérémonie signifiait à l'origine. En reprenant les ludi sæculares, Auguste ne prétendait pas seulement réparer un oubli des guerres civiles ni veiller à la santé publique par des supplications adressées aux divinités de l'enfer ; il se proposait d'instituer, en lui donnant un nom ancien, une cérémonie nouvelle, et de faire dans les ludi sæculares, ce que Virgile avait fait dans l'Énéide pour les traditions et les légendes latines. On serait presque tenté de dire que les ludi sæculares ne sont qu'un fragment de l'Énéide réalisé, tant la conception en est virgilienne, ainsi que l'esprit, l'effort pour fondre les principes traditionnels de la société latine avec des rites et des mythes d'un caractère cosmopolite, mais surtout étrusques et grecs, pour faire entrer dans des formes étrangères et surtout helléniques une matière absolument romaine, pour symboliser la fusion que les esprits supérieurs espéraient alors voir s'accomplir du monde latin et du monde grec. En se faisant aider dans cette entreprise par un jeune juriste, Caïus Atéius Capito[10], non moins versé dans le droit religieux que dans le droit civil, Auguste, pour que l'on comprit plus facilement que le siècle des jeux signifiait le commencement mystique d'un âge nouveau, fit d'abord entrer dans la cérémonie la conception étrusque du siècle considéré comme la durée la plus longue de la vie humaine et évalué par suite à cent dix ans, et il s'appuya, pour justifier cette nouveauté, sur certains oracles grecs de la Sibylle[11], grâce auxquels on avait triomphé tant de fois de la répugnance que témoignaient les Romains pour ce qui venait de l'étranger. Le collège des quindécemvirs, dont Auguste faisait partie, et qui était chargé de conserver les oracles de la Sibylle, fut saisi de la question, et il n'eut pas de peine à trouver un oracle rendu, disait-on, par la Sibylle à l'époque de l'agitation des Gracques, alors que les premiers ferments de la révolte agraire commençaient à se répandre en Italie, c'est-à-dire vers l'an 426 avant Jésus-Christ. Cet oracle, qui décrivait minutieusement les jeux séculaires, ordonnait de les célébrer tous les cent dix ans. Atéius Capito et le collège des quindécemvirs reconnurent dans cet oracle la vraie loi des jeux séculaires ; ils affirmèrent avoir vu dans les actes du collège que les jeux avaient déjà été célébrés quatre fois, à un intervalle de cent dix ans chaque fois, et à partir de l'an 426, à part quelques légères différences[12], que par conséquent un autre siècle de cent dix ans était sur le point de finir, et que l'on pouvait célébrer les jeux la première année de la double présidence[13]. Ainsi, puisque les cinquièmes jeux séculaires terminaient une période de 440 ans, ceux qui croyaient à la doctrine exposée par Varron sur la réintégration des corps et des âmes, pouvaient espérer qu'avec les jeux séculaires recommencerait véritablement la reconstitution corporelle de l'ancienne Rome, et que les générations de l'ancienne république l'incarneraient de nouveau, ayant fini leur séjour aux Champs-Élysées. Combien cela devait encourager à obéir à la loi de maritandis ordinibus ! On donnerait, d'autre part, dans la cérémonie une satisfaction particulière à ceux qui étaient surtout sensibles au symbolisme des rites, ou qui avaient une foi très vive dans les oracles de la Sibylle, si répandus pendant les dix années précédentes. Atéius et les quindécemvirs, s'efforçant toujours de se conformer à l'oracle, décidèrent que les fêtes religieuses consisteraient en sacrifices que l'on ferait pendant trois nuits successives, le premier aux Moires (c'est le nom grec des Parques), le second aux Ilithyies ou déesses de la génération, le troisième à la Terre mère, c'est-à-dire aux divinités dont dépend l'existence physique, la vie et la mort des individus, la fécondité de la race, si nécessaire à l'État, la fertilité de la terre qui est la première source de la richesse et de la prospérité. Comment demander plus clairement aux dieux un âge exempt de destructions criminelles d'existences, fécond en hommes, heureux, grâce à une abondance méritée ? On ferait de jour, au contraire, les sacrifices aux dieux de l'empyrée et dans l'ordre suivant : le premier jour à Jupiter, le second à Junon, le dernier à Diane et à Apollon, de façon à ce que la fête se terminât dans les honneurs solennels rendus au beau dieu grec, dont Auguste s'appliquait à répandre le culte, au dieu qui, d'après l'oracle de la Sibylle et l'églogue de Virgile, devait présider au nouveau siècle, au dieu qui représentait le soleil et l'intelligence, la lumière et la chaleur, c'est-à-dire les sources de la vie physique et la splendeur de l'âme humaine. L'hymne à Apollon et à Diane, qui devait terminer et résumer les fêtes ; serait composé par le plus grand poète vivant, Horace. Tous les hommes libres, citoyens ou non, seraient invités aux fêtes, et les représentants des hautes classes de Rome, hommes et matrones, y prendraient part comme acteurs ; ils auraient à leur tète les deux présidents, Agrippa et Auguste.

Le 17 février[14], le sénat, sans que nous sachions qui avait fait la proposition, décrétait que cette année même, on célébrerait les jeux séculaires ; il fixait la dépense et les conditions pour les travaux que nécessitaient les cérémonies, les jeux et les fêtes ; il chargeait Auguste, qui était un des magistri ou présidents du collège des quindécemvirs, de régler la cérémonie[15]. Auguste soumit alors le programme préparé par Atéius Capito, au collège des quindécemvirs ; il le fit non seulement approuver, mais publier par eux, et il leur fit aussi publier dans des édits ou dans des décrets toutes les dispositions nécessaires pour la fête, à mesure qu'on en voyait la nécessité, de façon à ce que ce fût le collège des quindécemvirs et non Auguste qui semblât régler la fête et en prendre la direction. Il fut ainsi décidé qu'elle commencerait dans la nuit du 31 mai par un sacrifice aux Mœræ, et qu'elle continuerait, dans l'ordre que nous avons dit, jusqu'au 3 juin, en reliant l'une à l'autre les cérémonies religieuses par une suite ininterrompue de divertissements populaires. On envoya des hérauts dans toutes les régions de l'Italie et jusque dans les villages les plus lointains pour annoncer la grande cérémonie que l'on devait célébrer à Rome, cérémonie que personne encore n'avait vue, et que personne ne reverrait jamais[16] ; on choisit pour prendre part à la cérémonie les personnes les plus respectables des hautes classes ; on prépara les processions et les spectacles, on commença à former les chœurs. Tandis qu'on faisait ces préparatifs, le collège des quindécemvirs fut appelé à examiner la question de savoir si, dans cette cérémonie, comme dans la précédente, il convenait de faire faire d'abord au peuple les suffimenta ou purifications dans les vapeurs de soufre et de bitume, et d'obtenir du peuple qu'il fit des offrandes de comestibles (orge, blé, fèves) à distribuer ensuite à tous ceux qui assistaient à la fête[17]. Il ne faut pas oublier que les ludi sæculares étaient à l'origine une cérémonie étrusque destinée à implorer des dieux la fin de la peste ; que par suite elle dut être célébrée pour la première fois à une époque d'épidémie ; il est donc vraisemblable que la sagesse étrusque avait compris qu'avant de réunir des foules à une époque d'épidémie, en risquant de centupler la force de la contagion, il était nécessaire de purifier chacun des spectateurs, en ayant recours à ces moyens auxquels la science moderne reconnaît encore une certaine efficacité. L'offrande des fruges se rattachait probablement par quelque idée religieuse aux suffimenta. Et le collège décida que le 28 mai[18], devant le temple de Jupiter Optimus Maximus et devant le temple de Jupiter tonnant sur le Capitole, dans les portiques spacieux du temple d'Apollon sur le Palatin, et du temple de Diane sur l'Aventin, les membres du collège des quindécemvirs, viendraient recevoir du peuple les fruges données comme offrande, et que dans les mêmes lieux, excepté dans le temple de Diane, ils donneraient au peuple le soufre et le bitume dont les vapeurs devaient servir à chacun à se purifier chez soi, ainsi que sa famille, avant de venir à la fête[19]. On parlait de la fête dans toute l'Italie, tandis qu'elle se préparait, et bientôt, oubliant tous les autres soins, on vécut partout dans l'attente de cette solennité unique ; tout le monde s'en occupait, depuis Auguste, Agrippa et les consuls qui désiraient qu'elle fût magnifique, jusqu'aux petits propriétaires des villes éloignées qui se disposaient à faire, pour cette occasion unique, le grand voyage de la métropole ; depuis l'aristocratie romaine qui devait figurer dans la fête avec ses personnages les plus respectables, avec ses femmes les plus belles et les plus chastes, avec ses jeunes gens qui donnaient les plus belles promesses, jusqu'à Horace qui, plus misanthrope, plus mécontent que jamais, ne croyant guère à la sincérité de la fête et de ceux qui l'organisaient, n'avait pourtant pas su renoncer au plaisir de composer une belle poésie à laquelle le public ennemi serait cette fois obligé de faire un bon accueil. Mais dans quelle mesure les masses seraient-elles capables de comprendre et d'apprécier l'idée capitale de la fête, c'est-à-dire la nécessité de régénérer Rome sans attendre des dieux le fabuleux âge d'or, mais en pratiquant les vertus sévères dont les lois approuvées l'année précédente imposaient l'observance, en vivant d'une vie de famille simple, austère et féconde ? Cependant, le 1er juin approchait ; des foules immenses arrivaient à Rome. Mais une difficulté se présenta. La lex de maritandis ordinibus interdisait les spectacles publics aux célibataires. Un grand nombre de personnes auraient donc dû être exclues, et parmi elles Horace lui-même, le poète qui composait l'hymne officiel de la grande cérémonie. Le 23 mai, cédant à des démarches multiples, le sénat suspendait pour ces fêtes l'interdiction de la lex de maritandis ordinibus et ordonnait qu'un commentarium des jeux fût écrit sur une colonne de bronze, et un autre sur une colonne de marbre[20]. Deux jours après les quindécemvirs, en raison de l'affluence considérable, décidèrent que la distribution des suffimenta se ferait non pas en un jour, mais en trois jours, les 26, 27 et 28 mai[21].

Quand les hommes libres eurent été purifiés, les cérémonies commencèrent, la dernière nuit de mai. Au Champ-de-Mars, sur le bord du Tibre, à l'endroit indiqué par l'oracle et où le Tibre est le plus étroit et le plus profond[22], c'est-à-dire à l'endroit où aboutit aujourd'hui le pont Victor-Emmanuel, on avait construit trois autels et auprès, une scène, mais sans théâtre et par conséquent sans sièges, afin que les spectateurs assistassent debout au théâtre et que la cérémonie fût empreinte d'une solennité mâle et antique, rappelant l'époque où on ne connaissait ni sièges commodes ni grand velum pour abriter du soleil[23]. Dans la nuit donc, vers la deuxième heure, le peuple se pressa dans le Tarentum. L'obscurité n'était éclairée que par les étoiles et par les autels qui fumaient dans le fond sur le bord du Tibre. C'est dans cette lueur qu'apparut Auguste suivi de tout le collège des quindécemvirs[24] ; et il immola neuf agnelles et neuf chèvres sur les trois autels[25], achivo ritu, à la mode grecque[26] : puis dans le grand silence de la nuit, au nom de tous les citoyens et de tous les hommes libres, présents et absents, il adressa aux déesses qui tournent et brisent avec leurs doigts les fils ténus de la vie, une prière d'un style explicite et sec comme celui d'un contrat et dont il serait impossible de rendre dans une traduction l'aridité archaïque et la concision commerciale. Je la donne ici, telle qu'elle a été reconstituée par les érudits d'après les fragments qui en sont restés : Mœrœ, uti vobis in illeis libreis scriptum est, quarum rerum ergo, quodque melius siet p. R. Quiritibus, vobis VIII ! agnis feminis et IX capris feminis sacrum flat ; vos quæso præcorque uti imperium maiestamque P. R... Quiritium duelli domique auxitis utique semper nRomen Latinum tuæamini... incolumitatem sempiternam victoriam valetudinem populo romano Quiritibus tribuatis faveatisque populo Romano Quiritium legionibusque populi R. Quiritium remque p. populi Romani Quiritium salvam servetis... uti sitis volentes propitiæ p. R. Quiritibus quindecivirum collegio mihi domo familiæ et uti hujus... sacrificii acceptrices sitis VIIII agnarum feminarum et VIIII craprarum feminarum propriarum immolandarum ; harum rerum ergo macte hac agna femina immolanda estate litote volentes propitiæ p. R. Quiritibus quindecemvirorum collegio mihi domo familiæ[27]. Ce qui ne voulait pas dire à moi, Auguste, à la famille et à la maison d'Auguste, mais à moi qui suis présent, citoyen, homme libre, tandis qu'Auguste récite la formule de la prière qui à ce moment-là devait être sur les lèvres de tous les assistants et de toute l'Italie, et qui fort nettement, sans circonlocutions, proposait ce contrat à la divinité ; d'un côté neuf agnelles et neuf chèvres, offertes aux déesses, d'autre part la félicité de l'État et des particuliers donnée par les déesses en échange des sacrifices. Il serait impossible d'imaginer une prière plus archaïque à la fois dans sa langue et dans ses formules. Il n'est question que du populus Romanus et des Quirites dans une cérémonie à laquelle étaient invités tous les hommes libres. Le sacrifice accompli, on alluma les lumières sur la scène et de grands feux, et l'on représenta sur la scène différents spectacles[28], le public restant toujours debout, tandis que des matrones, au nombre de cent dix pour représenter les années du siècle, offraient à Diane et à Junon un sellisterne ou banquet sacré[29]. Le jour suivant eut lieu une solennité au Capitole : Agrippa et Auguste, les deux collègues, sacrifièrent chacun un bœuf à Jupiter Optimus Maximus, en répétant à Jupiter la prière monotone que, dans la nuit, Auguste avait déjà adressée aux Moires[30] ; puis dans un théâtre construit en bois sur le Champ-de-Mars, auprès du Tibre, et pourvu cette fois des sièges nécessaires, on représenta les jeux latins, tandis que se continuaient sur la scène construite dans le Tarentum les jeux commencés pendant la nuit[31]. Il y eut ce jour-là un nouveau sellisterne offert par les mères de famille[32] ; les quindécemvirs suspendirent les deuils privés des femmes[33]. Pendant la nuit on fit un nouveau sacrifice dans l'obscurité du Tarentum, sur le bord du Tibre, aux Ilithyies, déesses de la fécondité, sacrifice où le sang n'était pas versé, et où l'on offrait vingt-sept gâteaux, en trois fois et de trois espèces différentes, en accompagnant cette offrande de la même prière, dans laquelle Auguste changea seulement le nom de la déesse[34]. La journée du 2 juin était consacrée à un grand sacrifice à Junon sur le Capitole, et aux matrones, pour symboliser la fonction religieuse, dans l'État et dans la famille, de la femme qui ne doit pas s'occuper des affaires publiques, mais qui peut unir utilement ses prières à celles des hommes pour implorer la protection des dieux. Cent dix mères de famille, toujours le nombre des années du siècle, choisies par les quindécemvirs parmi les plus nobles et les plus respectées de Rome, recevaient l'ordre de se trouver sur le Capitole pour le sacrifice ; et quand Agrippa et Auguste eurent immolé chacun une vache[35], et qu'Auguste eut répété à Junon ce qu'il avait déjà dit aux Parques, à Jupiter, et aux Ilithyies, les matrones se mirent toutes à genoux, et récitèrent une longue prière, un peu différente de la prière ordinaire pour demander à Junon, genibus nixæ, qu'elle protégeât la république et la famille, qu'elle donnât éternellement aux Romains la victoire et la force. Il y eut ensuite de nouveaux jeux dans tous les quartiers de Rome[36]. Et la nuit, dans le Tarentum, eut lieu le troisième sacrifice nocturne à la Terre mère, avec la cinquième répétition de la prière ordinaire suivie aussi d'un sellisterne[37]. Le 3 juin enfin eut lieu la dernière solennité qui était aussi la plus importante : le sacrifice des vingt-sept gâteaux déjà offerts aux Ilithyies en l'honneur d'Apollon, dans son temple sur le Palatin[38]. Mais quand le sacrifice fut accompli, quand Auguste eut récité pour la sixième fois sa prière monotone, et qu'on arriva au bout de cette suite si peu variée de cérémonies qui avaient duré trois jours, alors enfin l'ode d'Horace chantée par vingt-sept jeunes gens et par vingt-sept jeunes filles, prit son vol, plana, comme fait l'alouette, sur ses strophes vigoureuses, répandit sa mélodie dans l'immense ciel de Rome qui n'avait pas encore entendu, entre les sept collines, des lèvres humaines adresser aux dieux des prières aussi douces, aussi tendres, aussi harmonieuses. Quelle différence entre les prières protocolaires récitées par Auguste et les cent dix matrones dans un style si alourdi par les pronoms relatifs et les longs gérondifs, et ces strophes ailées, légères et vigoureuses qui voltigeaient dans l'air comme de gracieux oiseaux ! Cette poésie résume les significations complexes de la longue cérémonie ; on y retrouve le mélange mythologique des symboles astronomiques et moraux, le rappel des récentes lois sociales, la glorification des grandes traditions de Rome, les aspirations vers la paix, la puissance, la gloire, la prospérité et la vertu qui est la condition de tous les biens convoités par l'homme. Dans un prélude de deux strophes, les jeunes gens et les jeunes filles invoquent Apollon et Diane :

Phœbe, silvarumque potens Diana,

Lucidum cœli decus, o colendi

Semper et culti, date quæ precamur

Tempore sacro,

Quo Sibyllini monuere versus

Virgines lectas puerosque castos

Dis, quibus septem placuere colles,

Dicere carmen.

Puis les jeunes gens se tournent vers Apollon, le dieu de la lumière, le soleil ; et ils lui chantent la strophe qu'aucun enfant de Rome, même vingt siècles plus tard, ne lira jamais sans émotion :

Alme sol, curru nitido diem qui

Promis et celas, aliusque et idem

Nasceris, possis nihil urbe Roma

Visere majus !

Les jeunes filles continuent en confondant Diane avec Ilithyie et Lucine, les déesses de la génération :

Rite maturos aperire partus Lenis,

Ilithyia, tuere matres,

Sive tu Lucina probas vocari,

Seu Genitalis :

Et les jeunes gens reprennent en invoquant les faveurs de la déesse pour les lois approuvées l'année précédente :

Diva, producas subolem patrumque

Prosperes decreta super jugandis

Feminis prolisque novæ feraci

Lege marita.

Il sera ainsi possible, disent les jeunes filles, de célébrer tous les cent dix ans, pendant trois jours et trois nuits, les ludi sæculares :

Certus undenos deciens per annos

Orbis ut cantus referatque ludos

Ter die claro totiensque grata

Nocte frequentes.

Et, alternant leurs chants, les jeunes gens et les jeunes filles invoquaient ensuite les Parques, déesses du destin ; puis la Terre, mère de la fertilité et de la prospérité ; puis de nouveau Apollon, dieu de la santé, qui, doux et apaisé, dépose ses traits, et Diane, cette fois, sous la forme astronomique de la lune en croissant :

Vosque veraces cecinisse, Parcæ,

Quod semel dictum est stabilisque rerum

Terminus servet, bona jam peractis

Jungite fata,

Fertilis frugum pecorisque tellus

Spicea donet Cererem corona ;

Nutriant fetus et aquæ salubres

Et Jovis auræ.

Condito mitis placidusqus telo

Supplices audi pueros, Apollo ;

Siderum regina bicornis, audi,

Luna, pællas.

Après avoir ainsi invoqué séparément le soleil, la fécondité, le destin, la prospérité, la lune, les jeunes gens et les jeunes filles, continuant probablement à alterner les strophes, s'adressent à tous les dieux de l'Olympe à la fois, pour faire monter jusqu'à eux, dans des strophes magnifiques, le vœu universel de Rome et de l'Italie, le vœu qui résumait toutes les plaintes, tous les regrets, toutes les aspirations, toutes les espérances, tous les rêves qui flottaient dans Filme de la nation, au moment de ce premier retour à la vie après l'immense catastrophe :

Roma si vestrum est opus Iliæque

Litus Etruscum tenuere turmæ,

Jussa pars mutare Lares et urbem

Sospite cursu,

Cui per ardentem sine fraude Trojam

Castus Aeneas patriæ superstes

Liberum munivit iter, daturus

Plura relictis :

Di, probos mores docili juventæ,

Di, senectuti placidi quietem,

Romulæ genti date remque prolemque

Et decus omne !

Quæque vos bobus veneratur albis

Clarus Anchisæ Venerisque sanguis,

Impetret, bellante prior, jacentem

Lenis in hostem.

Jam mari terraque manus potentes

Medus Albanasque timet secures,

Jam Scythæ responsa petunt superbi

Nuper et Indi ;

Jam Fides et Pax et Honos Pudorque

Priscus et neglecta redire Virtus

Audet apparetque beata pleno

Copia cornu ;

Augur et fulgente decorus arcu

Phœbus acceptusque novera Camenis,

Qui salutari levat acte fessos

Corporis artus,

Si Palatines videt æquus arces,

Remque romanam Latiumque felix

Alterum in lustrum meliusque semper

Prorogat ævum.

Et une dernière invocation de ceux qui vont se retirer, l'âme pénétrée de piété, après avoir ainsi prié, termine le chœur :

Quæque Aventinum tenet Algidumque,

Quindecim Diana preces virorum

Curat et votis puerorum arnicas

Apparat aures.

Hæc Jovem sentire deosque cunctos

Spem bonam certamque domum reporto,

Doctus et Phœbi chorus et Dianæ

Dicere laudes.

C'était là un beau poème, un hymne admirable à la vie dans ses formes multiples, au soleil, à la fécondité, à l'abondance, à la vertu, à la puissance ; et tout cela était merveilleusement rendu dans un style mythologique et grec. C'était même un trop beau poème. Si on compare cette prière magnifique avec les formules si sèches récitées par Auguste, on peut se rendre compte du malaise, de l'incertitude et de la contradiction qui régnaient à cette époque. On a, d'un côté, une vieille religion politique momifiée dans son matérialisme barbare et dans son rituel séculaire ; de l'autre, des tentatives pour la vivifier en faisant appel à l'art, à la mythologie, à la philosophie des Grecs, c'est-à-dire à des éléments purement intellectuels, et qui ne venaient pas d'une piété nouvelle. Le carmen sæculare était une belle œuvre d'art, de même que ce temple d'Apollon, construit par Auguste, et entre les colonnes duquel on récitait ce poème ; mais c'était. un beau morceau de poésie lyrique et humaine, et non un chant de ferveur religieuse : il pouvait avoir été composé par un grand artiste qui considérait ces divinités comme de purs symboles intellectuels, bien faits pour personnifier artistement certaines abstractions. Sans doute le paysan grossier et le plébéien ignorant pouvaient encore croire qu'ils obtiendraient des Parques et d'Apollon ce qu'ils désiraient, en répétant les formules prononcées par Apollon : mais comment pouvait-on se servir de cette vieille religion pour gouverner l'empire, maintenant que l'aristocratie ne savait plus se servir de la religion pour discipliner les masses ? Comment les beaux vers d'Horace auraient-ils pu raffermir la conscience des devoirs dans une aristocratie corrompue et frivole, si elle ne répétait ces vers que parce qu'ils étaient harmonieux ? Les jeux séculaires prouvaient bien que les tentatives faites pour renouveler avec l'hellénisme la vieille religion romaine, apportaient plutôt de la confusion qu'un rajeunissement. Le chœur des vingt-sept jeunes gens et des vingt-sept jeunes filles eut beau se rendre sur le Capitole pour y chanter de nouveau le poème[39] ; le peuple eut beau ce jour-là goûter, outre les jeux ordinaires, le spectacle d'une course de quadriges[40] ; les quindécemvirs eurent beau, pour plaire à tout ce monde en liesse, ajouter sept jours de ludi honorarii aux trois jours de ludi solemnes, en ordonnant seulement qu'il y eût un jour de repos, le 3 juin[41], l'espérance bonne et sûre que ceux qui chantaient le poème d'Horace prétendaient avoir emportée chez eux, était un beau mensonge poétique. Tandis que l'Italie s'amusait à Rome avec ces rites, ces cérémonies et ces chants, les provinces européennes de l'empire s'apprêtaient à commenter, par une vaste révolte, les jeux séculaires et leur carmen. Le long désordre du dernier siècle avait dans tout l'empire interverti à un tel point le cours naturel des causes et des effets, que la paix elle-même allumait alors un grand foyer de guerre dans les Alpes et dans les provinces européennes. Si la paix, en effet, avait été d'un bienfait indicible pour l'Italie et pour les riches provinces de l'Orient, les nations grossières qui obéissaient à Rome dans les Alpes, dans la Gaule transalpine, en Espagne, en Pannonie, n'avaient guère eu à se louer des présents que la paix leur avait réservés, c'est-à-dire de levées plus fréquentes et plus rigoureuses d'auxiliaires, d'une plus grande sévérité des proconsuls et des propréteurs, et surtout de nouveaux impôts décidés par Auguste, et perçus avec rigueur par ses procurateurs, pour réorganiser les mauvaises finances de la république. Dans ces régions, habituées depuis longtemps à rendre à l'autorité romaine un hommage purement formel, un vent de révolte soufflait depuis quelque temps ; il en était de même en Gaule, où le cens qui avait été ordonné par Auguste et les nouveaux tributs qu'il avait imposés, avaient, en l'espace de dix ans, à demi détruit la pacification du pays, qui était retombé dans les discordes et l'agitation d'autrefois[42]. Licinus, le fameux affranchi d'Auguste, chargé de veiller à la perception des tributs, personnifiait aux yeux des Gaulois ce changement inattendu et si pénible de la politique romaine.

Licinus qui, pour remplir sa charge, parcourait la Gaule, y connaissait les propriétaires, les marchands, les ouvriers, et cherchait à connaître la richesse de toutes les classes, le premier peut-être d'entre les Romains, avait vu apparaître çà et là dans cette Gaule froide, brumeuse et barbare, les signes de richesses merveilleuses que l'on pourrait bientôt exploiter. Le premier il avait entrevu la prospérité et la grandeur futures de ce pays[43], mais il en avait profité pour montrer à Auguste qu'il était passé maitre dans l'art de soutirer de l'argent aux sujets. Dans aucune partie de l'empire, il ne s'était trouvé de gouverneur, de questeur, de légat ou de procurateur d'Auguste, qui eût mis autant de zèle que Licinus en Gaule à reconstituer le trésor de la république, mais personne non plus n'y avait apporté aussi peu de scrupules. Il avait suivi dans toutes les régions de la Gaule les officiers chargés de faire le cens ; il avait interprété à sa façon les institutions d'Auguste, en se mettant lui-même en avant plus qu'il ne convenait à un affranchi du princeps, qui, en Gaule, n'était qu'un auxiliaire privé du legatus : il s'était imposé enfin à celui-ci, et n'avait pas négligé d'emplir sa caisse en même temps que celle de l'État. Il savait qu'à Rome, en raison des difficultés financières, on n'examinerait pas de trop près les moyens employés, si les résultats étaient brillants. Mais en Gaule il se reformait dans la noblesse un parti anti-romain ; c'était un grand péril auquel s'ajoutait un péril nouveau ou plutôt un péril qui réapparaissait, le péril germanique. Par sa victoire sur Arioviste, César avait rejeté les Germains hors de la Gaule et avait fermé solidement derrière eux les portes de la nouvelle province romaine ; mais quarante ans s'étaient écoulés depuis la défaite du roi des Suèves, et, tandis que le prestige de Rome diminuait pendant les guerres civiles, de nouvelles générations avaient grandi au delà du Rhin, qui n'avaient pas vu César et son armée dans la Gaule, et qui recommençaient à songer aux belles terres fertiles, convoitées depuis si longtemps, au vaste champ d'émigration, de conquête et de butin, auquel, avant l'invasion romaine, les Germains accédaient si. facilement, et qui n'était défendu que par cinq légions. Agrippa semble s'être aperçu le premier que Rome avait à se tenir sur ses gardes., polir empêcher qu'une partie de la noblesse gauloise ne fit des avances aux Germains, et que ceux-ci ne songeassent -de nouveau à reconquérir la Gaule ; et pendant son .dernier séjour en Gaule, il avait imaginé deux grands expédients politiques pour compenser la force militaire insuffisante de Rome en Gaule. C'était d'abord d'apaiser le ressentiment des Gaulois au sujet de l'augmentation des impôts ; puis d'empêcher par des moyens pacifiques l'invasion de la Gaule. Il permit à une grande multitude d'Ubiens qui habitaient sur la rive germanique du Rhin de passer le fleuve et d'occuper au delà des terres incultes[44] ; il espérait ainsi gagner l'amitié des populations riveraines et voisines, et convertir en sujets laborieux ceux qu'il aurait été autrement contraint de détruire, tôt ou tard, comme des bêtes sauvages. Agrippa, avec son esprit vaste et puissant, avait en outre compris que Rome n'était plus assez forte pour que la Gaule se laissât sans murmurer grever d'impôts par elle, et qu'il lui fallait justifier aux yeux mêmes des Gaulois les lourds tributs dont on les accablait, en leur rendant quelques services, et en faisant en Gaule ce qu'Auguste avait commencé à faire en Asie, c'est-à-dire en essayant de concilier dans les différentes parties de la nation des intérêts depuis longtemps opposés. La paix réunissait dans un commun désir d'imiter la civilisation gréco-latine et de tirer parti du nouvel ordre de choses, les aristocraties locales que la guerre pendant les siècles précédents avait lancées, furieuses, les unes contre les autres. Les villes prenaient de l'importance, le commerce se développait, aussi bien celui qui se faisait à l'intérieur du pays, que celui qui se faisait avec la Germanie et avec l'Italie ; le monde des ouvriers et des marchands devenait aussi plus nombreux et plus important dans chaque peuple, et ils avaient besoin, comme en Asie, de la paix, de l'ordre et de la sécurité, non seulement chez eux mais au delà des frontières du petit État auquel ils appartenaient. Or Rome seule pouvait assurer cette paix, en Gaule comme en Asie. Agrippa avait compris qu'il fallait d'abord donner des routes au pays ; et il avait ces années-là tracé et commencé à construire le grand quadrivium de la Gaule, les quatre routes qui de Lyon allaient, l'une au nord, jusqu'à l'Océan, aboutissant probablement au village d'où l'on s'embarquait pour la Bretagne, une autre au sud jusqu'à Marseille ; une autre à l'est jusqu'au Rhin ; une dernière à l'ouest, traversant l'Aquitaine et allant jusqu'en Saintonge[45] ; il s'était servi pour son tracé des routes gauloises qui existaient déjà niais les avait élargies. Ainsi l'argent que Licinus arrachait à la Gaule était en partie dépensé dans la Gaule même et au profit des Gaulois.

Mais Agrippa avait dû interrompre cette grande tâche pour venir à Rome travailler avec Auguste aux lois sociales et célébrer les ludi sæculares ; et l'orage qui se formait depuis quelque temps vers la frontière septentrionale éclata au commencement de l'an 16. Vers la même époque les Besses se révoltèrent en Thrace contre le roi Rimetalce, qui leur avait été imposé par les Romains ; la Macédoine fut envahie par les Dentelètes, par les Scordices, et il semble aussi par les Sauromates ; les Pannoniens s'insurgèrent, entraînant dans la révolte le royaume de Norique, qui était simplement sous le protectorat de Rome, et ils envahirent l'Istrie ; dans les Alpes les Vennonètes et les Camunnes[46] prirent les armes. Les premiers habitaient dans la Valteline et peut-être aussi dans une partie de la vallée de l'Adige et dans la haute vallée de l'Inn[47] ; les seconds, dans la vallée qui a conservé leur nom. Au commencement de l'an 16 un grand bruit d'armes arriva ainsi de partout jusqu'à Rome, où Auguste se trouvait fort embarrassé et aux prises avec les premiers effets de ses lois sociales. L'arbre planté avec tant de peine donnait des fruits très singuliers. Il était maintenant bien évident que l'épuration du sénat, réclamée par la noblesse, comme une mesure de salut suprême, n'avait d'autre résultat que de rendre les séances du sénat encore plus vides qu'auparavant, et de montrer ainsi à tout le peuple la paresse civique de cette aristocratie qui réclamait pour elle seule le privilège de gouverner l'État[48]. Et ceux qui avaient été exclus du sénat reprenaient courage, étaient de plus en plus empressés autour d'Auguste, cherchaient à ébranler sa sévérité de censeur, en usant sans relâche de cet argument irréfutable : pourquoi infliger à tant de sénateurs modestes l'affront d'être chassés du sénat, alors que ceux qui y restaient, les gros personnages, lés membres de la haute noblesse, ne valaient pas mieux ? Et ainsi, petit à petit, les uns après les autres, les sénateurs exclus rentraient au sénat[49]. Mais les lois sur le mariage et sur l'adultère amenaient des difficultés plus graves. Auguste s'était empressé d'adopter les deux fils d'Agrippa et de Julie, Caïus et Lucius (le premier avait trois ans et le second quelques mois seulement), pour donner le bon exemple, se mettre en règle avec la lex de maritandis ordinibus, et pouvoir dire, lui aussi, comme la loi le prescrivait à tout bon citoyen, qu'il avait élevé pour la république trois enfants : Julie et ces deux-là[50]. Agrippa avait une fille, la femme de Tibère, que lui avait donnée Pomponia ; et il était encore assez vigoureux pour espérer avoir de Julie deux autres enfants ; en adoptant deux enfants en bas âge, Auguste ne risquait pas d'être accusé d'éluder l'esprit de la loi et de chercher à échapper aux charges et aux devoirs d'une longue éducation. Mais si, comme toujours, Auguste avait su habilement résoudre la difficulté qui le concernait et dont la stérilité de Livie était la cause, tout le monde ne pouvait pas aussi facilement que lui se mettre en règle avec la loi. En outre, les premiers procès publics d'adultère avaient fait voir que si l'espionnage et la délation introduits parmi les dieux Lares pour veiller sur la pureté du foyer domestique, purifiaient les maisons, c'était en jetant dans la rue toutes les malpropretés accumulées dans les familles, au risque d'en salir les passants. Le public accourait aux procès d'adultère comme à un divertissement scandaleux pour y voir les deux parties s'accabler d'injures immondes, d'accusations honteuses et de révélations malpropres[51]. Et le public prenait tant de plaisir à sonder ainsi curieusement les affaires des autres qu'il tenait les regards curieusement fixés sur Auguste lui-même et sur Térentia. Tout le monde voulait savoir si l'auteur de la loi donnait vraiment l'exemple en l'observant lui-même[52]. Enfin, si on pouvait se demander si ces lois allaient régénérer Rome, il était du moins certain qu'elles allaient augmenter le nombre des litiges et des procès, chose dangereuse maintenant que la vieille lex n'était plus observée et que beaucoup de sénateurs, de chevaliers, de plébéiens cherchaient à gagner de l'argent en plaidant. Les procès se multiplient, grossissent, s'allongent d'une façon interminable, quand les avocats se font payer. Pour toutes ces raisons, Auguste avait voulu rappeler à tout le monde ce que la lex Cintia interdisait, en faisant confirmer de nouveau par le sénat, à la suite d'une délibération spéciale, les dispositions qui avaient trait aux honoraires des procès ; et il avait fait décider aussi par le sénat qu'une amende serait infligée aux sénateurs qui manqueraient les séances sans motif valable[53]. Mais depuis quelque temps il songeait à avoir recours à son expédient ordinaire dans les moments difficiles, à disparaître, à quitter de nouveau Rome, où il était aussi délicat pour lui de faire exécuter ses lois, qu'il était dangereux de laisser ces lois s'user d'elles-mêmes, parce que, ceux qui ne les observaient pas restaient impunis[54]. Les révoltes si nombreuses qui avaient éclaté dans les provinces eussent été un prétexte suffisant pour partir, mais des nouvelles encore plus graves arrivèrent bientôt et le décidèrent tout à fait : les Germains tentaient de rouvrir les portes des Gaules que César leur avait fermées. Après le départ d'Agrippa, un homme en qui Auguste avait mis toute sa confiance et qui la méritait à cause de certaines qualités, Marcus Lollius, était resté pour gouverner la Gaule. Quand la Galatie avait été annexée, Lollius en avait été le premier gouverneur, et il avait été consul en l'an 21. C'était un homme vif, intelligent, mais très avide ; à l'ombre de l'amitié d'Auguste, il accumulait très habilement et sans se compromettre, un patrimoine gigantesque, et pour le moment, d'accord avec Licinus, il pressurait les Gaulois pour remplir sa caisse en même temps que celle de l'État. il ne pouvait donc guère être bien vu des Gaulois. Pour cette raison, à cause aussi de la soudaineté de l'attaque et enfin peut-être de quelque erreur qu'il commit, Lollius ne sut pas repousser les envahisseurs au delà du Rhin ; il fut battu dans différentes rencontres, perdit une aigle de la cinquième légion, et à la fin, effrayé, il envoya demander du secours à Auguste. Il fallait que le fils de César accourût aussitôt pour écarter le péril germanique qui renaissait, et pour maîtriser les Gaules turbulentes[55] !

Ces nouvelles durent un instant à Rome et en Italie détourner l'esprit public des questions intérieures et des scandaleux procès d'adultère. lin nouveau Vercingétorix n'allait-il pas paraître en Gaule, alors que la moitié des provinces européennes était menacée de la guerre ? D'autre part Auguste, encore tout rayonnant du glorieux accord conclu avec les Parthes, devait se demander quelles seraient les répercussions de cette crise européenne en Orient, où l'équilibre ne se maintenait que par miracle. Qu'arriverait-iI si Phraatès profitait de l'occasion favorable et des embarras d'Auguste pour reprendre l'Arménie ? Les dieux semblaient vraiment donner par les faits mêmes une réponse ironique aux poétiques invocations du Carmen sæculare. Par bonheur, auprès d'Auguste il y avait Agrippa ; et les deux principes purent prendre rapidement les dispositions nécessaires. On reconnut que, dans un moment aussi dangereux, il fallait que le fils de César se rendît en Gaule ; son nom seul produirait une grande impression dans la guerre, et vaudrait plusieurs légions. Agrippa au contraire irait en Orient pour maintenir le calme par sa présence, et si sa présence ne suffisait pas, par son bras, tandis qu'Auguste rétablirait l'ordre en Europe. Rome et l'Italie seraient confiées à Statilius Taurus, nommé par le sénat præfectus urbi à la mode antique[56] ; Publius Silius, le gouverneur de l'Illyrie, qui marchait déjà contre les Pannones et les Noriques, pour les repousser de l'Istrie, se replierait, quand l'Istrie serait délivrée, dans la vallée du Pô et irait combattre les peuples révoltés des Alpes[57].

Ainsi fut fait. Le sénat approuva tout. Agrippa partit pour l'Orient emmenant avec lui Julie[58], malgré l'ancienne défense renouvelée par Auguste. Il ne paraissait peut-être pas prudent, après l'approbation de la lex de adulteriis, de la laisser à Rome, loin de son mari et de son père, et tout à fait libre de recevoir les hommages et d'écouter les fades propos de l'inutile et très élégant Sempronius Gracchus. Peut-être aussi Agrippa avait-il hâte de combler le vide fait dans sa famille par les adoptions d'Auguste. Auguste de son côté, après avoir inauguré le temple du dieu Quirinus[59], prit avec lui Tibère qui, cette année-là était préteur (il avait fait autoriser par le sénat son frère Drusus à remplir ses fonctions), pour avoir avec lui un jeune homme dans l'intelligence et la sagesse de qui il avait pleine confiance[60]. Mais quand il arriva en Gaule, le nom de César avait déjà rejeté les Germains au delà du Rhin. Auguste trouva la Gaule débarrassée des envahisseurs et aux prises avec le seul Licinus, plus terrible du reste que les envahisseurs.

 

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] SUÉTONE, Auguste, 48 : plurimorum (regum sociorum) liberos et educavit simul cum suis et instituit.

[2] DION (LVI, 23) nous dit qu'à l'époque de la bataille où périt Varus il y avait à Rome de nombreux Γαλάται καί Κελτοί — Gaulois et Germains — dont un grand nombre έπιδημοΰντες — c'est-à-dire qui habitaient Rome pour leur plaisir. Ce devaient être en grande partie des Gaulois et des Germains appartenant aux hautes classes et qui allaient faire un long séjour à Rome. Mais si, en l'an 9 de notre ère, ils étaient déjà si nombreux, il est probable que ce mouvement d'immigration avait déjà commencé à l'époque dont nous parlons. Quant aux nobles Germains qui se rendaient à Rome à cette époque-là pour leurs études, nous connaissons le cas de Marbod : STRABON, VII, I, 3.

[3] Voy. le cas d'Ornospade, qui ne fut certainement pas un cas isolé, dans TACITE, Ann., VI, 37.

[4] JUSTIN, XLII, V, 9.

[5] Tel est, esquissé simplement, le tableau d'ailleurs bien connu de la clientèle romaine à l'époque de Martial, alors qu'elle avait perdu toute raison d'être politique, et qu'elle n'était plus qu'un simple secours que prêtaient les classes riches au prolétariat inoccupé de Rome. Mais ce ne fut pas en un jour ni en une année que se forma cette clientèle ; il me semble donc qu'on peut en faire remonter les commencements à cette époque où il se reconstituait à Rome une aristocratie riche qui allait perdre son ancienne puissance politique dans la lente dissolution es institutions républicaines.

[6] CENSORINUS, d. die natali, XVII, 10.

[7] CENSORINUS, d. die natali, XVII, 10.

[8] CENSORINUS, d. die natali, XVII, 10.

[9] CENSORINUS, d. die natali, XVII, 11.

[10] ZOSIME, II, 4.

[11] Voy. Ephem. Epigr., 8-280 : Acta ludorum sæcul. Septimor, V, 20.

[12] L'oracle nous a été conservé par ZOSIME (II, 6). Que cet oracle se rapporte à l'époque de l'agitation des Gracques et que par suite il nous montre que les jeux durent être célébrés vers l'an 126, c'est ce que MOMMSEN, Ephem. Epigr., VIII, 235, a démontré comme étant vraisemblable. CENSORINUS (d. die natali, XVII, 10), après avoir donné la date des ludi sæculares d'après la tradition historique, nous dit qu'au contraire, d'après les commentaires des quindécemvirs, les premiers jeux auraient eu lieu en 456 avant J.-C., les seconds en 344. Il ne parle pas des troisièmes. Or, si les premiers avaient eu lieu en 456, les seconds, d'après le système des cent dix ans, auraient dû avoir lieu en 346, les troisièmes en 236, les quatrièmes en 126, les cinquièmes en l'an 16. On comprend que les quindécemvirs, en s'appuyant sur cet oracle qui indiquait que les jeux avaient eu lieu en l'an 26, soutinrent que les jeux avaient déjà eu lieu trois fois, à un intervalle de cent dix ans, excepté pour la seconde fois où l'on admit une légère différence de deux ans, peut-être pour justifier la nouvelle différence d'un au que l'on allait accepter.

[13] L'hypothèse de BOISSIER (Revue des Deux Mondes, 1892, mars, p. 80), que les jeux eurent lieu une année plus tôt pour célébrer la fin de la première période de dix ans du gouvernement, me parait vraisemblable ; mais je crois volontiers que l'on voulait aussi célébrer le vote des lois sociales.

[14] Un fragment d'une inscription relative aux ludi sæculares de Claude ou de Domitien, mentionne un sénatus-consulte du 17 février sur les dépenses des jeux séculaires : C. I. L., VI, 877 a. Je suppose que ce fut dans cette séance que l'on discuta ce que seraient les jeux, et que l'on prit les autres dispositions préparatoires. Il se pourrait cependant que le sénat n'eût pas pris de décision d'un ordre général sur les jeux dans une séance précédente Quoi qu'il en soit, il y a une chose certaine, c'est que, comme le dit Mommsen, il fallut une délibération du sénat et qu'Auguste, aussi bien que les quindécemvirs, durent agir en vertu des pouvoirs qui leur étaient conférés par le sénat.

[15] Si du moins, comme le suppose MOMMSEN (Ephem. Epigr., VIII, p. 247), les vingt-quatre premières lignes des Acta contiennent un fragment d'une lettre d'Auguste aux quindécemvirs. Si la chose n'est pas certaine, l'hypothèse est du moins vraisemblable. Je ferai remarquer toutefois que la procédure suivie pour l'organisation des jeux ne ressort pas bien clairement de l'inscription qui est peut-être trop mutilée. On comprend seulement qu'il y eut un certain nombre d'edicta et de decreta dans le collège des quindécemvirs, et qu'Auguste, même s'il fut chargé par le sénat de régler la fête, chercha, comme à l'ordinaire, à ne pas se mettre trop en avant.

[16] ZOSIME, II, 5.

[17] Acta, 29-35 ; Ephem. Epigr., VIII, 228.

[18] Cette date est une conjecture. Voy. MOMMSEN, Ephem. Epigr., VIII, p. 250.

[19] Selon ZOSIME (II, 5), les suffimenta se distribuaient έν τώ Καπετωλίω (cette expression désigne certainement les deux temples de Jupiter Optimus Maximus et de Jupiter tonnant, placés sur le Capitole, et dont il est question au v. 30 des Acta), καί έν τώ νεώ τώ κατά τόν Παλάτιον (qui est certainement l'ædes Apollinis dont il est question au v. 31 des Acta). Mais selon Zosime, dans le temple de Diane sur l'Aventin, on ne faisait qu'accepter les fruges, et on ne donnait pas les suffimenta. La raison de cette différence est très obscure, et l'on se demande s'il n'y a pas une erreur dans Zosime. L'inscription des Acta ne nous vient pas en aide, parce qu'elle est incomplète et que pour ce point elle a été reconstituée d'après le texte de Zosime.

[20] Acta, v. 50-63.

[21] Acta, v. 64-70 ; nous avons deux monnaies d'Auguste se rapportant aux suffimemta.

[22] On a beaucoup discuté sur ce point, mais il me semble qu'on ne peut pas traduire autrement les paroles de la sibylle (ZOSIME, II, 6) : έν πιδίω παρά Θύμβριδος άπλετον ΰδωρ όππη στεινότατον... στεινότατον se rapporte-t-il à ΰδωρ ou à πεδίον ? Il me semble, quant à moi, que ce mot ne peut se rapporter qu'à ΰδωρ et qu'il complète le sens exprimé dans le mot άπλετον, désignant l'endroit où le fleuve est le plus profond et le plus étroit. Il me parait difficile que Zosime ait voulu indiquer l'endroit où le Champ-de-Mars aurait été le plus étroit et l'eau du Tibre la plus abondante. La phrase deviendrait très confuse. Si on l'interprète comme nous venons de le faire, elle indique au contraire clairement l'endroit situé entre San Giovanni dei Fiorentini et le pont du Janicule, endroit dans le voisinage duquel ont été découverts les Acta sæcularia et l'autel de Dis et de Proserpine.

[23] Acta, v. 100, in scæna quoi theatrum adjectum non fuit, nullis positis sedilibus. Voy. ZOSIME, II, 5 et VALÈRE-MAXIME, II, IV, 2.

[24] ZOSIME, II, 5.

[25] ZOSIME (II, 5) dit qu'il y avait trois autels et qu'Auguste sacrifia trois agneaux. D'autre part, la prière aux Mœræ trouvée dans les Acta nous indique nettement qu'il y eut neuf chèvres et neuf agnelles de sacrifiées. Zosime s'est donc trompé. On pourrait supposer qu'en même temps qu'Auguste, deux autres magistri du collège sacrifièrent sur les deux autres autels, mais le v. 115, où nous est conservé le récit du sacrifice aux Ilithyiæ nous montre clairement qu'Auguste fit seul tous ces sacrifices.

[26] Achivo ritu : Acta, v. 90.

[27] Acta, v. 91-99.

[28] Acta, v. 100 ; ZOSIME, II, 5.

[29] Acta, v. 101.

[30] Acta, v. 103-106.

[31] Acta, v. 108.

[32] Acta, v. 109.

[33] Acta, v. 110-114.

[34] Acta, v. 115-118.

[35] Acta, v. 119.

[36] Acta, v. 133.

[37] Acta, v. 134-138.

[38] Acta, v. 139-146.

[39] Acta, v. 148. MOMMSEN (Eph. Epigr., VIII, p. 256) suppose au contraire que le poème fut chanté a choris solemni pompa ex Palatio ad Capitolinum pergentibus et inde redeuntibus ad ædem Apollinis Palatinam. Mais le texte des Acta, qui est si précis, me parait exclure absolument cette hypothèse qui sans cela paraîtrait vraisemblable Quant à l'étrangeté qu'il y aurait eu à faire chanter sur le Capitole un poème en l'honneur d'Apollon et de Diane, dans lequel il est à peine question de Jupiter et de Junon, on pourrait répondre que le Carmen d'Horace n'est pas seulement un hymne à Apollon et à Diane, mais aussi et surtout le Carmen sæculare, l'hymne synthétique de toute la cérémonie.

[40] Acta, v. 154.

[41] Acta, v. 156-159.

[42] SUÉTONE, Tibère, 9 : Post hæc comatam Galliam anno fere rexit (Tiberius) et barbarorum incursionibus et principum discordia inquietam. Cette brève allusion nous prouve que vers cette époque l'aristocratie en Gaule était de nouveau en proie à de grandes discordes, et que ces discordes étaient liées à des incursions de Germains dont nous parlerons plus loin. Cela veut dire qu'il se reformait dans la noblesse gauloise un parti romanophile et un parti germanophile, et que la domination romaine avait fait renaître un vif mécontentement. DION (LIV, 21) confirme très nettement la phrase de Suétone, et cela prouve que le mécontentement était surtout causé par les exactions de Licinus.

[43] DION, LIV, 31 : C'est là ce que signifient véritablement le récit que nous trouvons dans Dion des querelles survenues entre Auguste, les Gaulois et Licinus, et le discours que l'historien grec met dans la bouche de Licinus au sujet de la richesse des Gaulois. Ce discours, dans son exagération même, contient évidemment une pensée plus sérieuse de Licinus qui n'aurait pas été maintenu en Gaule si longtemps par Auguste, s'il n'avait été qu'un voleur vulgaire, habile à se tirer d'affaire au moyen de mensonges. Licinus, même s'il était dépourvu de scrupules, était un homme intelligent et actif, et il rendit de grands services au gouvernement romain ; il est donc nécessaire de lui attribuer, même au point de vue romain férocement égoïste, des intentions plus sérieuses que le simple désir de s'enrichir en volant les Gaulois. En considérant ainsi cet épisode, il n'est pas difficile d'entrevoir quelle était cette idée. Accusé par les Gaulois d'avoir fait peser sur eux des impôts écrasants, Licinus cherche à démontrer à Auguste. que les Gaulois et la Gaule sont plus riches qu'on ne le croit -à Rome, et que la Gaule est un pays qui promet beaucoup. Et en cela, il est certain qu'il avait vu juste.

[44] STRABON, IV, III, 4. Bien que Strabon ne dise pas quand, il est certain qu'Agrippa dut faire cette concession durant son dernier séjour en Gaule, alors que, n'ayant plus à guerroyer, il put s'occuper un peu de l'administration civile. Il est évident que le but de cette concession fut celui que nous avons indiqué, c'est-à-dire le désir de gagner l'amitié des populations de la frontière qui étaient les plus agitées.

[45] STRABON, IV, XVI, 11.

[46] DION, LIV, 20.

[47] OBERZINER, le Guerre di Augusto contro i popoli alpini, p. 52, Rome, 1900.

[48] C'est de cette façon seulement, que l'on peut expliquer pourquoi Auguste, comme le rapporte Dion, fit infliger par le sénat une amende à ceux qui manqueraient une partie des séances sans pouvoir donner une bonne excuse. (DION, LIV, 18.)

[49] DION (LIV, 14) nous dit en parlant de la lectio senatus de l'an 18 : καί αύτών (ceux qui avaient été exclus) οί μέν πλείους έπανήλθον χρόνω ές τό συνέδριον.

[50] DION (LIV, 18). C'est cela et non le désir de se choisir des successeurs qui fut le vrai motif de l'adoption. S'il avait voulu se préparer des successeurs, Auguste aurait jeté les yeux, non sur des enfants, mais sur Tibère et sur Drusus qui avaient. Page nécessaire pour remplir de graves fonctions et qui étaient en train de donner la preuve de leurs capacités. En outre, Auguste s'appliqua toujours à ne pas laisser soupçonner même de loin qu'il cherchait à se préparer un successeur.

[51] Voy. DION, LIV, 30 : l'anecdote est plus tardive (elle est de l'an 742) ; mais si Auguste se résolut alors à intervenir avec tant d'énergie malgré sa prudence ordinaire, cela prouve que le mal durait déjà depuis longtemps et qu'on en était las. Il est donc vraisemblable qu'il remontait à la première application de la loi.

[52] Voy. DION, LIV, 19.

[53] DION, LIV, 18.

[54] DION (LIV, 19) nous dit qu'Auguste prit le parti de quitter Rome pour ne pas assister à la violation continuelle de ses lois. Mais il dit ensuite qu'il partit après avoir envoyé Agrippa en Syrie et qu'il emmena avec lui Tibère, bien qu'il fût préteur. Ceci nous donne à croire qu'il partit, lorsqu'il eut connaissance des révoltes qui avaient éclaté et de l'invasion germanique en Gaule où Tibère fut en effet nommé legatus. Autrement on ne s'expliquerait pas pourquoi il avait emmené Tibère de Rome, puisque, étant préteur, il devait y rester. Les deux versions se concilient facilement : Auguste était déjà disposé à partir ; il profita donc bien vite des révoltes et de la guerre germanique qui justifiaient assez bien son départ aux yeux du public.

[55] DION, LIV, 20 ; VELLEIUS PATERCULUS, II, 97. Le passage de Velleius Paterculus se rapporte certainement à cette invasion, et confirme la version de Dion, bien qu'il ne soit pas à sa place.

[56] DION, LIV, 19.

[57] DION, LIV, 20 : Pour ce qui concerne Publius Silius et son proconsulat de l'Illyrie, voy. C. I. L., III, 2973.

[58] Nous savons que Julie alla en Orient avec Agrippa, non seulement par des inscriptions en son honneur et par son identification avec des divinités locales, dont nous parlerons dans le second volume, mais par une anecdote qui se trouve dans F. H. G., III, 3350. (MÜLLER.)

[59] DION, LIV, 19.

[60] DION, LIV, 19.