GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

APPENDICES.

 

 

A. — LES ÉVÉNEMENTS DE ROME DES 15, 16 ET 17 MARS DE L'AN 44 AVANT JÉSUS-CHRIST.

Les sources historiques pour les événements survenus à Rome entre la mort de César et la première séance du sénat, qui se tint après la mort du dictateur, sont les suivantes :

APPIEN, B. C., II, 119-152.

NICOLAS DE DAMAS : Βίος Καίσαρος, 26-27.

DION CASSIUS, XLIV, 28-35.

Il faut joindre à ces sources principales des renseignements épars dans de nombreux ouvrages, et spécialement dans les Philippiques et les Lettres de Cicéron, dans les vies de César, de Cicéron, de Brutus et d'Antoine par Plutarque. Cicéron, Phil., II, XXXV, 89, nous apprend que la séance du sénat dans le temple de Tellus eut lieu le 17 mars : Post diem tertium veni in ædem Telluris. Les événements dont il est question eurent donc lieu dans les journées du 15, du 16 et en partie du 17. Mais les récits qui en ont été faits sont si confus et si contradictoires, que cette épisode de l'histoire ancienne est, comme on l'a dit, un véritable labyrinthe. Voyons s'il est possible d'en retrouver le fil, et remontons au moment où les conjurés s'étaient barricadés dans le Capitole.

Examinons le récit d'Appien. Entre l'occupation du Capitole et la convocation à la séance du sénat (ch. 120-126), Appien ne met qu'une seule nuit. Il raconte qu'après l'occupation du Capitole :

a) Les conjurés convoquèrent sur le forum une concio d'hommes du peuple qu'ils avaient soudoyés, pour faire une démonstration en leur faveur, et le préteur Cinna y prononça un discours contre César (chap. 121) ;

b) Dolabella soudoya une bande de vétérans, se présenta sur le forum avec les insignes de consul, parla violemment contre César et invita les conjurés à descendre du Capitole (chap. 122) ;

c) Brutus et Cassius descendirent donc du Capitole, et Brutus, sur le forum, fit un discours au peuple (chap. 123) ;

d) Les conjurés, après le retour de Brutus et de Cassius sur le Capitole, reçurent la visite de leurs amis de Rome les plus éminents et envoyèrent une ambassade pour entrer en pourparlers avec Lépide et avec Antoine (ch. 123) ;

e) Antoine et Lépide répondirent par une déclaration qui était une feinte (ch. 124) ;

f) Alors Antoine (ch. 125) τάς μέν άρχάς έκέλευσε νυκτοφυλακεϊν (c'est la première allusion à la nuit), et il prit d'antres dispositions pour la nuit ; et cette même nuit (τής δ'αύτής νυκτός) il s'empara de l'argent et des papiers de César. Le lendemain le sénat fut convoqué : διάγραμμα νυκτός άνεγιγνώσκετο Άντωνίου τήν Βουλήν σνγκαλοΰντος έτι πρό ήμέρας ές τό τής Γής ίερόν.

Il est facile de voir que, puisque, entre l'assassinat de César et la séance du sénat, il y eut deux nuits, celle du 15 au 16 et celle du 16 au 17, Appien saute un jour, et raconte les choses comme si tout s'était passé le 15 et le 16, et comme si le sénat eût été convoqué le matin du 16. Je suis donc tenté de supposer que les choses racontées aux chapitres 121-124, et qui se seraient passées entre l'assassinat de César et le soir du 15, eurent une durée plus longue et occupèrent à la fois la journée du 15 et celle du 16. Cette hypothèse est confirmée par ce fait que César fut tué à une heure déjà avancée du matin, et que la fuite sur le Capitole, où les conjurés eurent à se barricader et les dispositions urgentes qu'il leur fallut prendre demandèrent un certain temps ; il n'est donc pas vraisemblable qu'ils aient pu prendre aucune décision avant l'après-midi.

Un des faits racontés par Appien se passa certainement dans l'après-midi du 15 ; c'est la visite faite aux conjurés par les membres les plus éminents du parti conservateur. Non seulement Dion, qui dit que les citoyens se rendirent auprès des conjurés le soir, άφ'έσπέρας, est d'accord sur ce point avec Appien, mais le témoignage direct de Cicéron, qui prit part à cette réunion, confirme d'une façon indubitable le récit des historiens : Cicéron, A., XIV, X, 1, — : Meministine me clamare, illo ipso primo Capitolino die senatum in Capitolium a prætoribus vocari ? Phrase qui certainement fait allusion à la réunion au sujet de laquelle Cicéron nous donne d'autres détails dans sa lettre A., XIV, XIV, 2 : Ilium sermonem capitolinum mihi non placuisse, tu testis es. Quid ergo ? Ista culpa Brutorum ? Minime illorum quidem : sed aliorum brutorum, qui se cautos ac sapientes putant : quibus satis fuit lœtari, non nullis etiam gratulari, nullis permenere.

Dans l'après-midi du 45 il y eut donc une réunion des personnages éminents du parti conservateur où l'on examina la situation. Les passages de Cicéron que nous venons de citer nous montrent que la réunion était nombreuse au Capitole et que l'on discuta longuement : or il - n'est guère vraisemblable que tout ce monde se soit ainsi réuni parce que l'on aurait eu presque exactement à la même heure l'idée d'aller au Capitole. D'autre part, représentons- nous les conjurés qui, il ne faut pas l'oublier, avaient formé le projet de parler au sénat et de lui faire décréter la restauration de la république aussitôt après la mort de César, mais qui en avaient été empêchés parce que les sénateurs s'étaient enfuis : quelle dut être une de leurs premières pensées, dès qu'ils furent remis de leur trouble et qu'ils se furent barricadés sur le Capitole ? Ce fut évidemment de s'entendre avec les personnages les plus en vue du parti conservateur. Cette idée pour des hommes qui voulaient restaurer les pures institutions républicaines, était tellement nécessaire, qu'ils ne durent pas attendre que ces personnages vinssent d'eux-mêmes, mais qu'ils les prièrent de venir , en envoyant chez eux leurs esclaves et en indiquant une heure pour le rendez-vous. Au nombre des invités était naturellement Cicéron.

Une réunion des conservateurs les plus éminents qui, comme il est probable, avaient été appelés par les conjurés, se tint donc dans l'après-midi du 14 sur le Capitole. De quoi fut-il question dans cette réunion ? C'est là une chose importante à examiner et qui peut nous aider à résoudre un autre problème, celui de savoir à quel moment Dolabella prononça son discours contre César et se rendit au Capitole avec ses insignes de consul. Nous avons déjà vu que Cicéron dit avoir proposé à cette réunion (A., XIV, X, 1) senatum in Capitolium a prætoribus vocari. Et il donne d'autres détails dans la seconde Philippique, XXXV, 89 : Dicebam illis in Capitolio liberatoribus nostris cum me ad te (scil. ad Antonium) ire vellent ut ad defendendam rempublicam te adhortarer, quoad metueres, omnia te promissurum ; simul ac timere desistes similem te futurum tui. Itaque cum ceteri consulares irent redirent, in sententia mansi.

Même en supposant que Cicéron ait un peu exagéré sa perspicacité dans ce passage des Philippiques, il est évident que le principal objet de la discussion fut l'attitude à observer à l'égard d'Antoine. La question déjà agitée par les conjurés avant la mort de César, à savoir s'il convenait de tuer en même temps que le dictateur son collègue au consulat, revenait sous une autre forme : fallait-il traiter avec Antoine et lui demander de convoquer le sénat, soin qui lui revenait d'après la constitution ; ou bien, au lieu de s'en remettre à lui, fallait-il convoquer le sénat d'une façon révolutionnaire, par exemple, comme le proposait Cicéron par l'entremise de Brutus et de Cassius, qui étaient préteurs ? Or, la discussion ne se serait pas présentée sous cette forme, si elle eût eu lieu après que Dolabella se fut déclaré consul, et qu'il fut monté au Capitole pour saluer les conjurés. Dans ce cas-là, en effet, Dolabella eût pris part à la discussion, et on aurait examiné la question de savoir si on pouvait le charger de convoquer le sénat. Il n'est fait aucune allusion à pareille chose ; c'est une preuve évidente que Dolabella n'accomplit son usurpation que dans la journée du 16. Cette première considération est renforcée par différents faits qui nous portent à croire que la réunion sur le Capitole dura presque jusqu'au soir. Nicolas de Damas, XXVII, ne nous dit-il pas que les envoyés des conjurés portèrent leur message à Antoine dans la soirée ? Or, comme ce message fut la première chose mise à exécution par les conjurés après la sessio capitolina, cette réunion ne dut prendre fin que le soir. Et la chose est assez naturelle : en effet, avant que les conjurés se fussent barricadés, qu'ils se fussent entendus et qu'ils eussent fait appeler les sénateurs, plusieurs heures durent s'écouler, en sorte que la réunion ne put avoir lieu que dans l'après-midi : pour peu que la discussion se soit prolongée, on arriva au soir, sans que Dolabella eût encore rien fait.

C'est donc le 16 que Dolabella se fit consul. Pour compléter le récit de ce que firent les conjurés dans la journée du 15, il reste à examiner si ce même jour les conjurés tinrent une réunion populaire sur le forum. Cette réunion aurait dû avoir lieu avant la sessio capitolina, puisque celle-ci dura jusqu'au soir : et c'est en effet ce que prétendent Appien, B. C., II, 122 ; Dion, LXIV, 21 ; Nic. Damas, XXVI. Plutarque, au contraire (Brutus, 18), place le discours sur le forum après la réunion sur le Capitole, mais cela revient le reporter à la journée du 16, puisque le soir du 15, il ne restait plus le temps de rien faire. Il me semble donc que la version de Plutarque est la seule vraisemblable. Il n'est pas possible que des gens qui avaient si peur du peuple et des vétérans, qu'ils se barricadaient sur le Capitole, aient osé descendre sur le forum pour haranguer le peuple sans avoir disposé les choses de façon à être surs qu'ils pourraient parler librement et que leur vie ne serait pas exposée. Ces frayeurs étaient certainement exagérées, mais l'historien ne doit pas oublier que la plupart du temps ses personnages se trompent dans leur manière de juger les choses et qu'ils agissent non d'après ce qui est en réalité, mais d'après ce qu'ils voient. Plutarque raconte que Brutus et Cassius descendirent pour parler au forum, entourés d'un grand cortège de citoyens éminents : je considère ce renseignement comme exact, parce qu'il correspond bien à la condition des choses et des esprits, et parce qu'il n'est pas possible que Brutus et Cassius aient osé sans cette précaution se présenter devant le peuple. Mais alors il est nécessaire que la grande réunion ait eu lieu le 16 ; les conjurés n'auraient en effet pas pu organiser ce cortège, dont l'idée était peut-être empruntée au cortège qui accompagna Cicéron lors de l'exécution des complices de Catilina, avant de s'être entendus avec les conservateurs les plus éminents de Rome. Il reste donc à conjecturer que cette manifestation pour la journée du 16 fut décidée dans la sessio capitolina de l'après-midi du 15.

En résumé, dans l'après-midi du 15, les conjurés tinrent seulement cette grande réunion sur le Capitole, et ils perdirent tout l'après-midi, d'abord à convoquer les gens, puis à discuter. Les discussions furent longues, et l'on prit des décisions, entre autres celle d'envoyer des ambassadeurs de paix à Antoine, et de préparer la grande manifestation pour le lendemain.

 

Venons-en maintenant à Antoine. Que fit-il dans l'après-midi du 15 mars ?

Dans le premier renseignement que nous ayons sur Antoine, il s'agit du soir, et c'est quand les ambassadeurs des conjurés sont venus le trouver (Appien, B. C., II, 123 : Nic. Damas, XXVII). Depuis le moment où il s'enfuit du sénat jusqu'au soir, nous ne trouvons rien qui le concerne. Cette absence de renseignements n'est probablement pas accidentelle, mais elle provient d'une raison fort simple : c'est qu'Antoine ce jour-là ne fit rien d'important. Il y a certains faits élémentaires que les sources ne nous donnent jamais, mais que l'historien peut affirmer avec confiance, en les déduisant d'un examen de la situation. Nous nous trouvons ici en face d'un de ces faits qu'on néglige facilement, et qui ont pourtant une si grande importance : c'est que, dans les premières heures qui suivirent la mort de César, Antoine savait que César avait été tué, mais qu'il ne savait pas qui étaient les conjurés, quel était leur nombre, quels étaient leur but et leurs intentions. C'est donc un fait certain, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les sources, qu'aussitôt remis de son trouble, Antoine chercha à se renseigner, qu'il envoya ses gens aux informations, qu'il voulut prendre l'avis de ses amis ; et que tout cela lui demanda de longues heures. Il n'est pas impossible qu'il ait même envoyé chercher pour avoir leur avis certains césariens qui étaient alors sur le Capitole au nombre des conjurés ; Antoine certainement ne se doutait pas que tant d'hommes de son parti eussent prêté la main à l'assassinat.

Telle fut donc la première chose que fit Antoine. Quel en fut le résultat ? Quels renseignements put-il obtenir ? Quels amis vinrent le trouver ? Pour ce qui est des renseignements, il est tout probable qu'ils furent très confus, pleins de contradiction et d'exagération. Il en est toujours ainsi après les brusques catastrophes. Quant aux amis qui accoururent auprès de lui, nous avons Ln document qui nous permet de faire une conjecture vraisemblable. Nic. Damas, XXVI, et Appien, B. C., II, 123-124 disent que l'ambassade fut envoyée à Antoine et à Lépide, et qu'ils répondirent tous les deux ensemble, selon Nicolas de Damas, en demandant à réfléchir jusqu'au lendemain soir, et selon Appien en se déclarant prêts à délibérer avec les conjurés au sénat, et en disant qu'ils étaient d'accord tous les deux pour rétablir la concorde entre les citoyens. Il me semble que ce renseignement ainsi donné est inexact, mais qu'il n'est que la déformation d'un fait exact. Lépide n'était pas un personnage très considérable ; la mort de César lui faisait perdre sa charge de magister equitum ; il n'avait pas, comme nous le verrons, et contrairement à ce que l'on a coutume de dire, une armée dans le voisinage de Rome : on ne comprendrait donc pas pourquoi les conjurés lui aurait envoyé leurs ambassadeurs, à lui et non à Dolabella, à Calénus, Pison et à d'autres illustres césariens. Pour Antoine la chose est différente ; Antoine en effet était consul. D'autre part, l'affirmation que Lépide et Antoine répondirent ensemble, et en étant d'accord tous les deux, est trop précise chez les deux historiens, et elle est confirmée par ce fait que dans les jours suivants aussi nous voyons Antoine et Lépide agir ensemble et d'accord l'un avec l'autre. Une conjecture peut résoudre d'une façon satisfaisante toutes ces contradictions : c'est que Lépide soit accouru à l'invitation d'Antoine et qu'il y soit venu seul, en sorte que, quand les envoyés des conjurés arrivèrent, ils les trouvèrent ensemble en train de se concerter. Cela explique comment ils purent l'un et l'autre faire le même soir une réponse identique. Il n'est pas surprenant d'autre part que Lépide seul se soit rendu à l'invitation d'Antoine : nous savons en effet que la mort de César causa une frayeur terrible aux amis du dictateur. Hirtius, Pansa, Calénus, Salluste, tous enfin prirent la fuite, et ne reparurent que plus tard.

Les ambassadeurs des conjurés trouvèrent donc Antoine et Lépide en train de conférer. J'ai fait dans le récit une autre conjecture que tout lecteur judicieux acceptera comme une vérité à peu prés démontrée, tant elle semble confirmée par la raison logique des choses : c'est que ce fut dans l'entretien qu'ils eurent avec les ambassadeurs des conjurés qu'Antoine et Lépide apprirent ce qu'était véritablement la conjuration, et que les plus gros personnages du parti césarien y avaient pris part, en s'alliant avec ce qui restait du parti de Pompée et avec beaucoup de ralliés. Les ambassadeurs devaient en effet chercher à grossir le plus possible l'importance de la conjuration en disant qui étaient les conjurés et quel était leur nombre, de façon à engager Antoine à s'entendre avec eux pour travailler d'un commun accord à la restauration de la république. Mais il est vraisemblable aussi que l'ambassade et les renseignements qu'elle apportait aient causé une grande frayeur à Antoine et à Lépide et éveillé en eux une très grande défiance. Cette alliance d'un si grand nombre de césariens avec les pompéiens et les conservateurs bouleversait de fond en comble les conditions politiques de la république, mettait dans un grand embarras les quelques césariens qui étaient restés fidèles. Cette frayeur et cette incertitude si grandes me paraissent expliquer la réponse d'Antoine et de Lépide, qui, comme on sait, demandèrent qu'on leur accordât un jour pour réfléchir ; et c'est aussi à mon sens justement parce qu'ils apprirent dans leur entretien avec les ambassadeurs qui étaient les conjurés et combien ils étaient, que c'est seulement le soir de ce jour-là et la nuit que nous apprenons quelque chose au sujet de l'activité d'Antoine et de Lépide. Quand ils surent que César était tombé sous les coups de la coalition des césariens modérés et du parti conservateur, ils furent tous d'avis d'appeler à leur aide le parti populaire et révolutionnaire, ce qui subsistait du parti de Clodius, les vétérans ; enfin d'adopter la ligne de conduite qu'ils suivirent.

Quant à ce que firent Antoine et Lépide le soir du 45 et dans la nuit du 15 au 16, la plupart des historiens modernes ont accepté trop complaisamment des traditions qui paraissent inexactes. C'est ainsi qu'on dit communément qu'Antoine, s'étant rendu le soir (τής δ'αύτής νυκτός, Appien, B. C., II, 125) à la domus publica, se fit donner par Calpurnie les papiers et le trésor de César ; puis qu'il alla prendre le trésor de l'État et l'emporta chez lui. Or il faut observer avant tout, pour ce qui concerne les papiers et l'argent de César, que les historiens modernes, suivant l'exemple des historiens de l'antiquité qui font toujours d'Antoine un aventurier incorrigible, sont portés à considérer ce fait comme beaucoup plus violent et plus arbitraire qu'il n'était en réalité. Il avait, à titre de collègue, à peu prés le droit de prendre les papiers de César, pour les mettre à l'abri des ennemis du dictateur qui chercheraient à s'en emparer ; cela est si vrai que César lui-même (Appien, B. C., III, 5) lui avait remis certains documents. Pouvait-on du reste laisser des documents officiels aussi importants entre les mains de Calpurnie ? Et puisque cela n'était pas possible, qui donc, dans la confusion où l'on était, devait se charger de veiller sur eux, sinon le collègue de César ? Et il en est de même de l'argent ; en le prenant, Antoine rendait service à Calpurnie, et la délivrait du danger de voir sa maison mise au pillage. Ce fut peut-être, comme le dit Appien (B. C., II, 425), Calpurnie elle-même qui pria le consul de se charger de ces dangereux dépôts. La chose du moins n'est pas invraisemblable. Quant au trésor de la république, il est absolument faux qu'Antoine ait été le prendre au temple d'Ops où il était déposé, dans la nuit du 15 au 16 : et les historiens qui racontent cette prouesse ont mal interprété certains passages des anciens, qui parlent au contraire de malversations des fonds publics perpétrées pendant plusieurs mois : Cicéron, A. XIV, XIV, 5 (lettre écrite probablement au mois de mai). Rapinas scribis ad Opis fieri ; Cicéron, XIV, XVIII, 8, (pendant le mois de mai). O hominem pudentem ! (Dolabella) Kal. Jan. debuit ; adhuc solvit, præsertim quum se maximo ære atieno Faberii manu liberavit et Opis opera petierit. Le trésor public n'avait donc pas été vidé le 15 mars, puisqu'on venait y voler de l'argent au mois de mai. Et ceci nous est confirmé par Cicéron, Phil., 2, 44, 45.

Quant à Lépide, c'est à tort que l'on raconte qu'il avait en dehors du pomérium une armée, qu'il était en train de réunir pour se rendre avec elle dans sa province. Dion, XLIV, 22, parle vaguement des στρατιώται, et Appien, B. C., II, 125, de la στρατιά, mais ni l'un ni l'autre ne nous disent ce qu'étaient ces soldats et cette armée de Lépide. Nicolas de Damas, XXVII, est plus précis : il dit que dans la nuit Lépide réunit une στρατιά έπικούρων : or les έπίκουροι sont les gardes du corps des souverains. Il ne s'agit donc plus de cohortes, mais d'une troupe réunie en toute hale pour se défendre, tant il est vrai que Nicolas la compare à la garde du corps d'un roi. Et d'ailleurs cela est beaucoup plus vraisemblable, car il n'est pas possible que Lépide se soit mis à réunir une armée dans les environs de Rome, pour aller avec elle dans la Narbonnaise. Lépide devait seulement aller prendre le commandement des légions qui étaient déjà dans la province ; en outre, s'il avait et besoin d'augmenter son armée, il n'aurait certainement pas recruté ses nouvelles légions dans le voisinage de la métropole, où les bons éléments militaires étaient si rares, mais dans la Gaule elle même : et s'il les avait recrutées dans l'Italie centrale, il ne les aurait pas formées auprès de Rome, mais il aurait donné l'ordre aux recrues, comme cela se faisait toujours, de se rendre séparément dans une ville de la frontière. Depuis quelque temps on ne créait plus d'armées dans les environs de Rome. En outre ce n'est qu'en admettant cela qu'il est possible d'expliquer ce que dit Dion, XLIV, 34, à savoir que le 17 mars, quand la paix fut conclue, les soldats n'obéirent plus à Lépide. La chose n'aurait pas été possible, s'il se fût agi de légionnaires liés au proconsul par le serment militaire.

Que dans la nuit du 15 au 16 Lépide se soit occupé de recruter des soldats, Antoine de retrouver les chefs du parti césarien et de soulever les vétérans, les conjurés de préparer les démonstrations du lendemain, la chose est vraisemblable en elle-même. En effet, Nicolas de Damas, dit que le lendemain, le 16 par conséquent, Lépide occupa le forum avec ses soldats et qu'Antoine apparut lui aussi sur le forum, et certainement pour remplir ses fonctions de consul. Il dut être un des rares magistrats qui se montrèrent ce matin-là : la plupart, en effet, étaient dans les rangs des conjurés sur le Capitole. L'apparition d'Antoine et l'escorte de Lépide durent produire l'effet qu'ils cherchaient, et faire croire au public que le parti césarien ne se sentait nullement détruit par la mort de son chef. En effet, Nicolas de Damas (XXVII) ajoute immédiatement qu'à la vue des soldats de nombreux collegia d'artisans, έταιρίαι, qui hésitaient jusque-là, reprirent courage, coururent prendre les armes et vinrent sur le forum pour grossir l'escorte de Lépide. Ce fait nous permet de placer dans la matinée du 46 et, après l'occupation du forum par les troupes de Lépide, la première et peu heureuse démonstration en faveur des conjurés et le discours de Cinna, dont parle Appien, B. C., II, 121. Les έτεροι qui, dit-il, intimidèrent les manifestants, ne peuvent être que les soldats de Lépide et les collegia qui s'étaient unis à eux. Ces démonstrations eurent donc lieu dans la matinée du 16, comme cela est naturel d'ailleurs, les conjurés ayant intérêt à ne pas perdre trop de temps, et cela nous confirme que les démonstrations furent préparées pendant la nuit. Appien raconte ensuite dans le chapitre suivant (122) l'usurpation de Dolabella ; et cette succession des faits parait si naturelle, qu'il n'y a pas d'objection à faire. J'ai donc mis dans mon récit de la matinée du 16, d'abord cette démonstration en faveur des conjurés, puis le discours et l'usurpation de Dolabella. Il faut noter ici comme signe certain de l'état d'âme des partis, que les vétérans et les artisans présents sur le forum et qui étaient là aux ordres de Lépide, laissèrent Dolabella parler en toute liberté, comme ils avaient déjà laissé parler Cinna, preuve évidente que les premiers manifestants avaient eu d'eux une peur injustifiée, et que les césariens eux-mêmes et Lépide, dans la matinée du 16, étaient comme leurs adversaires, très incertains et très irrésolus. Quand Nicolas de Damas (XXVII) nous dit que Lépide, le matin du 16, se montra sur le forum pour venger César, il anticipe sur des projets que Lépide ne forma que dans la soirée, à la suite des événements de la journée.

Que faisaient pendant ce temps Antoine et les conjurés ? Un passage de Cicéron (Phil., II, XXXV, 89), semble faire allusion à des pourparlers tenus dans la journée du 16 : Itaque cum ceteri consulares irent redirent (chez Antoine), in sententia mansi, neque te (Antoine) illa die neque postero vidi. Dans quel but ? Pour résoudre ce problème il convient d'examiner un document d'une grande importance, le seul document direct et original que nous possédons sur ces fameuses journées, la lettre de Decimus Brutus à Marcus Brutus et à Cassius, qui se trouve dans le recueil des lettres de Cicéron, ad familiares, XI, 1.

 

C'est un grand honneur pour Schmidt d'avoir découvert (le mot n'est pas trop élogieux), que cette lettre a été écrite le mâtin du 17 mars, avant la séance du sénat ; il est rarement donné à un historien de l'antiquité de voir un rayon de lumière aussi vive éclairer les décombres parmi lesquels on chemine dans la nuit du passé lointain.

La date donnée par Schmidt est aussi certaine que si elle était écrite au bas de la lettre, parce qu'elle est la seule possible. Il y a, il est vrai, des historiens qui donnent cette lettre comme étant de la fin du mois de mars ou du mois d'avril, mais ils ne font que démontrer leur lamentable ignorance de l'histoire de ce temps-là. En réalité il était absolument impossible qu'après le vote de l'amnistie qui eut lieu le 17 mars, et les funérailles de César, Antoine pût envoyer dire à Decimus, par l'entremise de Hirtius : Se neque mihi provinciam dare posse aiebat, neque arbitrari tute in urbe esse quemquam nostrum. La Gaule cisalpine revenait alors définitivement à Decimus Brutus, et personne, pas plus Antoine qu'un autre, ne pouvait prononcer une phrase aussi insolente que celle-là : se... provinciam dare non posse, comme si la province lui eût appartenu. Un sénatus-consulte des plus graves n'avait-il pas été rendu, à l'application intégrale duquel tant de gens étaient intéressés, depuis les vétérans jusqu'aux meurtriers de César ? En outre, au milieu des troubles qui suivirent les funérailles de César, il serait ridicule qu'Antoine eût envoyé dire à Decimus qu'il estimait qu'il ne serait pas en sûreté à Rome. Cela était manifeste pour tout le monde, puisque les uns se barricadaient chez eux et que les autres prenaient la fuite. Cette phrase ne peut avoir été prononcée qu'avant que les désordres n'eussent commencé, et alors qu'Antoine, pour effrayer ses adversaires, était dans son rôle en faisant de sombres prévisions. La lettre fut donc écrite après la mort de César et avant la séance du 17 mars. Si l'on veut en fixer la date avec encore plus de précision, il faut étudier de près les phrases du commencement de la lettre : Quo in statu simus cognoscite. HERI VESPERI APUD ME HIRTIUS FUIT ; qua mente esset Antonius, demonstravit ; pessima scilicet et infidelissima... non dubito quin his de rebus ante HORAM QUARTAM Hirtius certiorem me sit facturus. La lettre a donc été écrite le matin, après l'aube (sans quoi il ne dirait pas heri vesperi) et avant l'hora quarta, c'est-à-dire, puisqu'il s'agit du mois de mars, entre six et dix heures du matin. La date du 15 étant écartée, puisque le 15 César était encore vivant, il faut choisir entre le 16 et le 17. Si c'était le 16, comme le veut Groebe (App. d Druman, I2, p. 411 et suiv.), l'heri vesperi indiquerait le soir du 15 mars ; c'est-à-dire que le soir du 15 mars Antoine aurait envoyé Hirtius dire à Brutus qu'il ne pouvait pas lui donner la Gaule cisalpine. Cela est difficile à admettre ; ce serait en effet en contradiction avec ce que Nicolas de Damas (xxvii) dit si clairement, à savoir que Lépide et Antoine, le soir du 15, ne firent aucune réponse aux propositions des conjurés, mais demandèrent à réfléchir jusqu'au lendemain soir. Or il est évident que cette ambassade était une réponse aux propositions de paix faites par les conjurés, une contre-proposition par laquelle on déclarait accepter, à la condition que Decimus renonçât à sa province. Si l'on admet au contraire que la lettre a été écrite le matin du 17, l'heri vesperi concorde admirablement avec le texte de Nicolas de Damas : c'est le soir du 16, le moment où finissait le délai demandé aux conjurés. En outre, il est peu vraisemblable que le soir du 15, alors que la situation était encore si incertaine, et où Antoine et Lépide se trouvaient désarmés, ils aient répondu à la proposition des conjurés de respecter leurs droits acquis, en prétendant imposer aux conjurés la renonciation aux meilleures provinces qu'ils avaient. Autant eût valu déclarer ouvertement et immédiatement la guerre. Il faut observer encore que, quand cette lettre fut écrite, Decimus Brutus avait laissé les conjurés sur le Capitole, et était allé ailleurs, probablement chez lui. Or il faut expliquer, au moins par une conjecture quelconque, cette séparation ; et, tandis que, comme nous le verrons, j'en ai imaginé une qui me semble assez plausible, si on admet que heri vesperi indique le soir du 16, je n'en ai trouvé aucune pour le 15. Enfin la lettre est une réponse à une lettre de Brutus et de Cassius dans laquelle on demandait à Decimus son avis sur la situation : 3, Quid ergo est tui consilii ? Et la réponse est pleine de tristesse. Or, dans l'après-midi du 15 et dans la nuit du 15 au 16, il ne s'était rien produit qui pût expliquer ce découragement de tous les conjurés : la preuve en est qu'ils préparaient les démonstrations qu'ils firent ensuite le lendemain et que le lendemain aussi les pourparlers avec Antoine continuaient.

La lettre de la correspondance de Cicéron, F., XI, 4, fut donc écrite le matin du 17, probablement dès l'aube, vers les six heures, et en réponse à une lettre de Brutus et de Cassius arrivée aussi ce matin-là et où on demandait à Decimus son avis sur la situation. Voyons maintenant quelles conclusions on en pout tirer, en commençant par mettre au clair les faits les plus importants qui en résultent et qui sont les suivants :

1° Le soir du 16, Decimus Brutus n'était plus sur le Capitole comme les autres conjurés ;

2° Le soir du 16, Antoine, donnant sa réponse aux conjurés, posa, comme condition à la paix, que Decimus renoncerait à la Gaule cisalpine.

Mais cette idée ne peut être venue tout d'un coup à l'esprit d'Antoine, le soir du 46. Il est beaucoup plus probable, comme je l'ai dit dans mon récit, qu'Antoine conçut ce projet dans la nuit du 15 au 16, comme une chose avantageuse pour lui, s'il réussissait à obtenir la Gaule cisalpine. La raison en est simple, et je l'ai donnée dans mon récit : Decimus, dans la Gaule cisalpine, aurait été le soutien le plus vigoureux du parti conservateur au sénat. Il n'est donc pas étonnant qu'Antoine ait eu, dans la nuit du 15 au 16, l'idée de chercher à obtenir ce renoncement de la part des conjurés s'il devait conclure un accord avec eux, que, le matin du 16, il se soit efforcé de tout faire pour y réussir. C'eût été pour lui un grand avantage, si Decimus eût quitté ses compagnons ; en effet, étant seul, il aurait été plus facile de l'amener à renoncer à sa province et cela l'aurait dispensé de recourir à des violences ou à des illégalités, toujours dangereuses. Ceci une fois admis, il en découle la conjecture très vraisemblable, que j'ai mise dans le récit, à savoir qu'en reprenant, le matin du 16, les pourparlers qui furent l'occasion des allées et venues des sénateurs, Antoine avait pour but d'amener Decimus Brutus à quitter le Capitole. Enfin, la conjecture que dans la journée du 16 Antoine se soit proposé de contraindre ses adversaires à renoncer au gouvernement de la Cisalpine est confirmée par un court et obscur passage d'Appien qui, sans cette lettre de Decimus Brutus, semblerait être une grosse erreur et un gros anachronisme. Appien, B. C., II, 124, après avoir raconté l'ambassade des conjurés, qui, nous l'avons vu, eut lieu le soir du 15 mars, et avant de donner la réponse d'Antoine, nous dit : Έδόκει κέ... τεχνάζειν εί δύναιτο περισπάσαι πρός έκυτούς τήν στρατιάν τήν Δέκμου..., il leur parut bon (à Lépide et à Antoine) de voir s'ils pourraient gagner à eux l'armée de Decimus. Sans la lettre de Decimus, on croirait qu'Appien fait ici une confusion avec ce qu'Antoine fit plus tard, en juillet : au contraire, avec notre hypothèse, tout devient clair. Appien a trouvé dans ses sources, et il a raconté peu clairement cette même chose, dont la lettre de Decimus est pour nous le document véritable, à savoir qu'avant la séance du sénat, Antoine songeait à enlever la Gaule à Decimus.

Avec cette intention secrète, Antoine se mit donc à l'œuvre le matin du 46. L'insuccès de la manifestation que les conjurés firent dans la matinée fut sans doute un encouragement pour lui, et pour les césariens, qui étaient encore si incertains. Mais la trahison de Dolabella, dangereuse pour les césariens à cause des raisons que j'ai exposées, dut bientôt contre-balancer cet avantage. J'ai donc suivi Appien (B. C., II, 122), qui dit que les conspirateurs prirent le parti de faire la grande manifestation de l'après-midi après la trahison de Dolabella, et, au sujet de cette manifestation, j'ai tenu pour véridique ce que dit Appien, B. C., II, 122, que seuls, parmi les conjurés, Cassius et Brutus descendirent sur le forum. Il est en effet vraisemblable que pour ne pas rendre plus difficile aux sénateurs qui les accompagnaient leur défense, seuls les deux chefs les plus éminents du parti s'y rendirent et que les autres conjurés restèrent sur le Capitole. Il est évident aussi que les conspirateurs espéraient faire une parade semblable à celle que Cicéron avait conduite dans les rues de Rome, après la condamnation des complices de Catilina, pour impressionner le public.

Les récits de Plutarque, d'Appien, de Nicolas de Damas nous montrent que Brutus put parler en toute liberté et qu'Antoine et Lépide ne cherchèrent en rien à troubler la parade. Nous avons déjà vu que le matin, quand les premiers manifestants en faveur des conjurés parurent sur le forum, les soldats et les ouvriers ne leur firent aucune opposition. Si l'on réfléchit que Brutus jouissait d'une grande considération, que la trahison et l'usurpation de Dolabella ne pouvaient manquer de causer à Antoine beaucoup d'inquiétude ; que les colons et les vétérans commençaient seulement à arriver à Rome, il n'est pas absurde de croire qu'Antoine devait être encore très perplexe, dans l'après-midi du 16, quand Brutus et Cassius descendirent du Capitale et qu'il prit donc le parti de laisser faire et d'attendre, pour voir comment les choses allaient tourner.

Plutarque (Brutus, 18) dit que le discours de Brutus, bien que prononcé devant un public de césariens, fut écouté en silence, mais que, après Brutus, Cinna voulut parler, et qu'alors le peuple se mit à siffler et à s'agiter, si bien que les conjurés se virent obligés de retourner au Capitole. Mais le récit d'Appien (B. C., II, 123) est tout différent ; selon lui, après le discours de Brutus, les conjurés revinrent sur le Capitole, mais il ne nous dit pas, d'une façon bien nette, ce qui s'était passé ; il ajoute simplement que ού έθάρρούν πω τοΐς παροΰσι, ils ne se sentaient pas en sûreté. Nicolas de Damas (XXVII) ne nous parle pas non plus d'un discours de Cinna qui aurait fait suite au discours de Brutus. Il dit seulement que quand Brutus eut fini de parler, les conjurés revinrent sur le Capitole. D'autre part, comme toute la parade avait été organisée à l'avance, il n'est pas vraisemblable que l'on ait décidé de faire prononcer, après le discours de Brutus, un autre discours par Cinna, qui était un homme obscur. Il est également peu probable que, si le discours de Brutus n'eut pas un grand succès, Cinna se soit de lui-même, aventuré, à prendre la parole. On peut donc supposer que Plutarque a fait une confusion entre le discours prononcé par Cinna, le matin du 16, et les sifflets des vétérans qui l'accueillirent le matin du 17, comme il se rendait au sénat. En me basant donc principalement sur le texte d'Appien, j'ai dit que le discours fut accueilli froidement, si bien que les conjurés revinrent sur le Capitole, la parade ayant ainsi échoué. Cette explication me parait tout à fait confirmée par le changement d'attitude d'Antoine. La lettre de la correspondance de Cicéron (F., XI, 1) nous a fait voir qu'Antoine, qui, pendant la journée, n'osait pas faire troubler la manifestation des conjurés sur le forum, posa le soir, comme condition à la paix, que Decimus Brutus renoncerait à sa province. Il y a plus : à cette espèce d'ultimatum se rattache évidemment la convocation du sénat pour le matin du 17, convocation qui fut faite inopinément le soir du 16, et probablement peu de temps après qu'Antoine eut donné sa réponse. Appien (B. C., II, 126) dit en effet que l'édit de convocation du sénat fut rendu νυκτός et (II, 125) que, pendant la nuit, les conjurés firent prier instamment les sénateurs qui leur étaient favorables de ne pas manquer la séance. Comme la séance eut lieu le matin du 47, la nuit dont il est ici question est celle du 16 au 17. Ainsi donc Antoine, qui pendant toute la journée du 16 avait berné les conservateurs avec ses pourparlers, se résolut tout à coup à convoquer le sénat précipitamment pour le matin du 17...

Cela signifie que le soir du 16, Antoine se jugeait en état de dominer la situation et d'imposer ses volontés au sénat. Quelles purent bien être les causes de ce rapide changement ? L'arrivée de nombreux vétérans et de nombreux colons et l'excitation croissante du peuple y furent certainement pour quelque chose ; mais je vois aussi à cela une autre cause dans l'insuccès de la grande parade organisée par les conservateurs. Cette parade, comme je l'ai dit, dut faire comprendre à bien des gens que les conjurés avaient peur. Dans les révolutions, plus les impressions sont passagères, plus elles sont fortes : il n'est donc pas étonnant que, dans l'état d'excitation où il était alors, Antoine, encouragé par l'insuccès des conservateurs, ait lancé son ultimatum et cette convocation du sénat, voulant profiter du découragement où se trouvaient ses ennemis, avant que quelque nouvel événement ne vint relever leur courage.

Decimus Brutus, en effet, surpris inopinément et sans personne auprès de lui, manqua d'audace et se déclara prit à abandonner sa province ; il demanda une legatio libera en mettant comme condition qu'elle serait aussi donnée à ceux de ses compagnons qui jugeraient bon de s'éloigner de Rome. C'est là ce qu'on peut voir très clairement dans la lettre F., XI, I, 2.

Nous pouvons ainsi expliquer une autre intrigue d'Antoine plus compliquée en cherchant à trouver pour quelle raison Decimus écrivait, le matin du 17, la lettre F., XI, I. Cette lettre est une réponse à une lettre de Brutus et de Cassius, dans laquelle comme on le voit par la réponse, ils demandaient à Decimus, deux choses :

1° S'il était vrai qu'il avait déclaré à Antoine qu'il était disposé à abandonner la Gaule cisalpine ;

2° Quel était son avis sur la situation ?

Les paragraphes 1 et 2 de la lettre contiennent en effet une justification de sa renonciation. Il faut pour cela qu'il ait eu à répondre à une question à ce sujet. Au paragraphe III, quid ergo est, inquis, tui consilii ? commence la réponse à la seconde question. On peut conclure de là, avec beaucoup de vraisemblance, que dans la nuit Brutus et Cassius eurent connaissance de ces pourparlers entre Antoine et Decimus, et qu'ils envoyèrent demander des explications.

Comment avaient-ils été ainsi renseignés ? Il se peut qu'Antoine, pour les amener plus facilement à ses demandes, leur ait fait savoir que le principal intéressé consentait à renoncer à sa province, et qu'alors Brutus et Cassius, soupçonnant là une tromperie, aient écrit à Decimus pour savoir si le renseignement était exact.

Antoine et Lépide durent employer la nuit à soulever le peuple et les vétérans, à les faire se rassembler autour du temple de Tellus, pour effrayer les conservateurs, à réunir les chefs du parti césarien, pour s'entendre sut ce, qu'il faudrait faire à la séance du sénat. La réunion des césariens dut avoir lieu dès l'aube, le 17 ; j'accepte, en effet, en toute confiance, l'hypothèse justifiée de Schmidt que le paragraphe VI de la lettre F., XI, I, est un post-scriptum et que les mots post novissimum Hirtii sermonem font allusion à une visite que Hirtius fit à Decimus le matin du 17, tandis que les sénateurs se rendaient au sénat, pour lui raconter les discussions qui avaient eu lieu dans la réunion des césariens, tenue peu de temps auparavant et racontée d'une façon vraisemblable par Nicolas de Damas (27). Il est à remarquer que dans cette réunion Antoine se déclara opposé à la violence et à l'illégalité, déclaration qui confirme ce que nous avons dit sur la prudence dont il avait fait preuve aux jours précédents ; c'est-à dire qu'il redoutait le danger d'un coup d'État. Il faut remarquer encore que, le matin du 17, même quand Hirtius lui eut appris que la majorité des césariens désirait la paix, Decimus ne redemanda pas sa province ; il la considérait comme perdue et il lui suffisait de pouvoir rester à Rome, avec le droit d'avoir une garde.

 

Mais on pourrait sur ce point faire une objection et demander comment il se fait que dans la discussion au sénat Antoine ne parla pas de la Gaule cisalpine, et ne fit à ce sujet aucune proposition, tandis qu'à la fin on approuva l'amnistie, et l'on valida toutes les mesures prises par César.

Appien (B. C., II, 127-135) a donné de cette séance un compte rendu très vraisemblable, et que j'ai suivi fidèlement, mais dans lequel Antoine ne parle ni de Decimus ni de la Gaule. Qu'était-il donc advenu de ses projets de la veille ? La contradiction est étrange, mais elle peut s'expliquer par l'attitude du sénat, telle qu'elle est dépeinte par Appien (B. C., II, 127). Le sénat se montra soudain si favorable aux meurtriers de César, qu'Antoine comprit bien vite que, malgré l'absence des conjurés, et malgré les vétérans qui dehors poussaient leurs clameurs, sa proposition ne serait pas acceptée. La proposition d'inviter à la séance les meurtriers et la discussion à laquelle elle donna lieu durent lui enlever immédiatement toutes ses illusions. En outre, tout le inonde était venu à la séance avec tant de préoccupation, la situation causée par la guerre civile, par la dictature, par la mort de César était si complexe et si embrouillée que la discussion ne pouvait manquer de dépasser les limites dans lesquelles Antoine s'était peut-être proposé de la tenir, et qu'elle déborda, en passant par dessus les autres projets du consul. En d'autres termes, il me parait évident que le soir du 16, enhardi par le succès des conjurés sur le forum, Antoine s'était imaginé que la majorité du sénat, dont il lui était impossible de connaitre d'avance les sentiments, ne serait pas favorable aux conjurés. Au contraire, à son grand étonnement, il s'aperçut que l'assassinat de César était universellement approuvé.

 

B. — LES PROVINCES DE BRUTUS, DE CASSIUS, D'ANTOINE ET DE DOLABELLA.

La question de savoir si César attribua dans les dispositions prises avant sa mort des provinces à Brutus, à Cassius, à Antoine et à Dolabella, et quelles furent ces provinces, est une des plus confuses, tant sont contradictoires les renseignements donnés par les textes anciens. Je suis pour ma part arrivé à considérer comme impossible que César ait attribué la Macédoine à Brutus et la Syrie à Cassius ; je crois au contraire qu'il n'avait encore assigné aucune province à Brutus et à Cassius, et qu'il avait assigné la Macédoine à Antoine et la Syrie à Dolabella... Je vais brièvement exposer ici mes raisons.

Ce qui fait que je ne crois pas que César avait désigné Brutus et Cassius pour la Macédoine et la Syrie, c'est surtout que, s'il en eût été ainsi, il eût été nécessaire qu'elles leur fussent retirées par quelque détour légal ou quelque violence manifeste, qui eût été un événement très grave. Quelle déclaration de guerre plus explicite les césariens auraient-ils pu faire aux conjurés ? Or nous ne trouvons absolument aucune trace d'une semblable provocation, et nous n'en voyons pas non plus le contre-coup dans les événements. Comment Brutus et Cassius auraient-ils pu écrire à Antoine au mois de mai la lettre de la correspondance de Cicéron F., XI, 2, et au mois d'août la lettre F., XI, 8, où ils déclarent n'être pas encore certains des intentions hostiles d'Antoine ? Et comment Cicéron qui dresse si souvent le catalogue des violences, des illégalités, des violations des volontés de César dont Antoine s'était rendu coupable eût-il passé sous silence celle qui, aux yeux des conservateurs, était la plus grande et la plus importante de toutes ? Il faudrait admettre que le parti conservateur ait consenti de bon gré à cette spoliation, ce qui est impossible. En outre, si César avait destiné la Syrie et la Macédoine à Cassius et à Brutus, on ne s'expliquerait pas comment Cicéron eût pu célébrer en termes si emphatiques dans sa onzième Philippique (XII, 27-30) l'invasion de la Syrie et de la Macédoine par Brutus et Cassius : in Macedoniam alienam advolavit ; omnia sua putavit, quæ vostra, esse velitis... C. Cassius... profectus est ut prohiberet Syria... qua lege quo jure ? Eo quod Juppiter ipse sanxit, ut omnia quæ reipublicæ salutaria essent, legitima et justa haberentur.

Or, cacher ses violences sous des fictions légales est une chose si utile, même dans les révolutions, que, s'il y avait eu le plus petit argument sophistique pour défendre la légalité constitutionnelle des usurpations de Brutus et de Cassius, Cicéron n'aurait certainement pas osé défier, par cette sorte de provocation, la superstition de la légalité, d'autant plus que Calénus avait fortement combattu ces propositions, en disant que l'usurpation de Brutus était contraire à la loi.

Mais il y a plus. Dans un passage auquel nul critique, à ma connaissance, n'a pris garde, Cicéron dit très clairement que César ne laissa aucune province aux deux conjurés. Dans une lettre écrite à Atticus, quand il eut appris que le 5 juin Antoine voulait envoyer Brutus et Cassius acheter du blé en Asie et en Sicile, Cicéron dit (A., XV, IX, 4) : O rem miseram ! primum ullam ab istis, dein, si aliquam, hanc legatoriam provinciam.

Donc, avant cette provincia legatoria, isti n'avaient donné nulla provincia à Brutus et à Cassius, et le mot isti désigne évidemment César et les césariens. Si Brutus et Cassius avaient été d'une façon quelconque frustrés d'aussi grandes provinces, Cicéron se serait plaint bien autrement. Il me parait donc établi que, quand. César mourut, il n'avait encore pourvu de province ni Brutus ni Cassius, et la chose n'est pas étonnante, car un homme tué à l'improviste dut nécessairement laisser bien des choses à moitié achevées.

Si les provinces de Macédoine et de Syrie ne furent pas attribuées à Brutus et à Cassius, à qui et de quelle façon furent-elles attribuées ? Les historiens ont presque tous ajouté foi au récit d'Appien, où il est dit (B. C., III, 7, 8) que, quand Brutus et Cassius se furent enfuis de Rome, Dolabella, sous l'instigation d'Antoine, fit, malgré l'opposition du sénat, approuver par le peuple une loi par laquelle la Syrie lui était donnée ; et que cette loi une fois approuvée, Antoine se fit donner la Macédoine par le sénat, qui n'osa pas résister. Velleius Paterculus (II, 60) semble faire allusion à un événement de ce genre, mais dans une phrase très vague et qui, sans le texte d'Appien, resterait incompréhensible : Dolabella transmarinas (provincias) decrevit sibi. Dion (XLVII, 29) dit seulement que Dolabella avait obtenu la Syrie, mais sans dire à quelle date ni comment : Οΰτος (Dolabella) γάρ έτέτακτο μέν τής Συρίας άρχειν... Le seul récit qui ait de la précision est celui d'Appien.

Mais ce récit est certainement faux. Cicéron (A., XIV, 4, 3), faisant allusion aux bruits qui couraient d'une guerre prochaine contre les Parthes en Syrie, dit : Ita mihi videter bellum illud instare. Sed Dolabella et Nicias viderint. Ainsi, quand Cicéron écrivait cette lettre, Dolabella était nommé proconsul de Syrie pour l'année 43. Mais cette lettre a certainement été écrite à Pouzzoles au mois d'avril, comme le prouve, au § l'allusion à différents personnages romains, tels que Hirtius et Pansa, qui étaient en villégiature, et comme le prouve aussi la suite de la correspondance. Qu'elle ait été écrite exactement le 17 avril, comme le veulent les uns, ou le 18, ou entre le 22 ou le 26, comme le veulent les autres, cela a ici peu d'importance. Brutus et Cassius s'étant enfuis de Rome le 43 avril, les choses racontées par Appien auraient dû se passer dans la seconde moitié d'avril. Or cela est impossible. D'abord Antoine et Dolabella étaient encore opposés l'un à l'autre, et Dolabella prenait l'attitude d'un consul conservateur, comme l'indiquent la destruction de l'autel d'Érophile qu'il accomplit à la tin du mois, les grandes démonstrations que le public conservateur lui fit au théâtre à peu de temps de là et les lettres de félicitation que Cicéron lui écrivit à la suite de la destruction de l'autel. Serait-il possible que les conservateurs eussent pris au sérieux, comme un véritable service rendu à leur parti, cet acte de Dolabella, si celui-ci fût déjà entré en lutte avec le sénat, et se fût servi des comices pour se faire donner cette province, procédé que les conservateurs considéraient toujours comme une des plus détestables usurpations que le peuple pût faire des pouvoirs du sénat ? En outre, il est absolument impossible qu'au mois d'avril Dolabella ait osé avoir recours directement aux comices. Il désespérait, à ce moment-là, de pouvoir se réconcilier avec le parti césarien, au point qu'à la fin de ce mois, il se jeta véritablement dans les bras des conservateurs en faisant détruire l'autel d'Érophile. Comment donc quelques jours auparavant aurait-il osé recourir aux comices pour avoir sa province ?

Le récit d'Appien est invraisemblable, et il faut essayer de le corriger. Une conjecture permise, c'est qu'au mois d'avril, le sénat, reconnaissant à Dolabella de l'aide prêtée au parti conservateur, lui ait, de lui-même, attribué la province de Syrie pour laquelle César n'avait désigné personne, et qu'alors Antoine ait demandé pour lui la Macédoine, province dont on pouvait aussi disposer pour l'année 43, et que le sénat, qui avait fait cette faveur à Dolabella n'ait pas osé refuser la même faveur à Antoine. Mais, puisqu'il faut modifier profondément le récit d'Appien, le mieux me parait d'adopter la conjecture plus simple et plus radicale que fait Schwartz et d'admettre que César avait attribué les provinces de Syrie et de Macédoine à Dolabella et à Marc Antoine.

Cette conjecture est en elle-même très vraisemblable. Il n'est guère possible, en effet, qu'Antoine et Dolabella, qui étaient les amis intimes de César et qu'il voyait tous les jours, ne se soient arrangés pour que le dictateur qui, trois jours plus tard, allait partir pour une expédition si lointaine, ait pourvu, selon leurs désirs, au gouvernement proconsulaire de l'année suivante. La chose ne s'expliquerait pas, tandis qu'au contraire on s'explique aisément que César n'eût pas encore pensé à Brutus et à Cassius, qui se tenaient à l'écart, et affectaient de ne pas trop se mêler à la canaille qui, dans les derniers mois, se pressait autour du dictateur. En outre, la Syrie et la Macédoine étaient des provinces très importantes pour la guerre que César voulait commencer en Perse, continuer et finir par une grande incursion autour de la mer Noire, et une marche à travers la Gaule. Il est donc naturel qu'il ait voulu les confier à des amis sur qui il pût compter, s'il avait besoin de leur secours. Enfin cette hypothèse nous aide à éclaircir un autre point obscur de cette histoire, je veux dire la façon dont les légions de Macédoine passèrent sous le commandement d'Antoine. Appien, après avoir parlé des jeux apollinaires (la chose se serait donc faite au mois de juillet), dit (B. C., III, 25) que soudain le bruit se répandit que les Gètes menaçaient de faire une incursion en Macédoine, et qu'Antoine demanda que les légions macédoniennes fussent placées sous son commandement, au lieu d'être envoyées en Syrie, pour la guerre contre les Parthes, c'est-à-dire, en d'autres termes, que la guerre contre la Perse fût différée. Antoine serait arrivé ainsi à enlever ces légions à Dolabella, a qui il promettait d'en donner une, comme compensation. Appien ajoute enfin que le sénat, d'abord hésitant, envoya une légation en Macédoine pour faire une enquête sur les menaces d'incursion des Gètes et qu'il se décida à accéder au désir d'Antoine, quand celui-ci έψηφίσατο, eut proposé que l'on abolit la dictature. Or, dans ce récit d'Appien, il y a une suite d'erreurs chronologiques qu'il faut d'abord corriger pour déterminer la date de ces événements. Appien, pour déterminer ce moment-là, cite un fait bien précis et très vraisemblable, à savoir que le décret sur les légions macédoniennes suivit de près la proposition d'Antoine contre la dictature, dont il était pour ainsi dire la récompense. Or, Antoine s'est occupé à deux reprises de la dictature ; d'abord, pour en proposer l'abolition au sénat, ensuite pour faire transformer en loi ce sénatus-consulte. Appien fait évidemment allusion au sénatus-consulte, et non à la loi : il dit, en effet, ψηφίσμα et non νόμος. En outre on comprend qu'Antoine ait produit une grande impression quand, au grand étonnement de tous, il se présenta pour la première fois au sénat, avec une proposition si favorable aux conservateurs ; tandis qu'il ne put y avoir rien de semblable quand il présenta plus tard la même proposition au peuple et, somme nous avons vu dans le texte, jointe à des propositions révolutionnaires. Le décret sur les légions macédoniennes fut donc rendu peu de temps après le décret qui abolissait la dictature. Or, ce dernier fut rendu dans la première quinzaine du mois d'avril, avant le meurtre d'Érophile, comme cela est prouvé par le passage de Cicéron, Phil., I, 1, 3 : Dictaturam (Antonius)... sustalit... I, 2, 5, Paucis post diebus uncus impactus est fugitico illi qui in Mari nomen invaserat.

Ainsi donc, le décret sur les légions macédoniennes fut rendu dans les premiers jours d'avril. Mais, comme Antoine dut, au sujet de ces légions, s'entendre avec Dolabella et faire avec lui un compromis, cela signifie que, dans les premiers ,jours d'avril, Antoine et Dolabella étaient déjà considérés comme les futurs proconsuls des deux provinces. Cela confirme, d'une façon lumineuse, l'argument tiré de la correspondance de Cicéron, A., XIV, 9, 3, sur l'impossibilité où Dolabella était alors de tenter une agitation populaire ; et cela prouve bien que les deux provinces ne furent données aux deux consuls ni par le peuple ni par le sénat, car, si elles avaient été données par le peuple ou par le sénat, on aurait au même moment pris des décisions au sujet des légions.

Au contraire, tout devient clair si l'on admet que ce fut une disposition de César qui donna la Syrie et la Macédoine à Antoine et à Dolabella. Il ne pouvait, dans les dispositions prises par César, être question des légions qui étaient en Macédoine, puisque César devait alors les emmener en Perse. Quand, dans la séance du 49 mars, le sénat ratifia partiellement les actes de César, il conserva aux deux consuls leurs provinces, mais il ne prit évidemment aucune décision au sujet des légions qui restèrent pour ainsi dire abandonnées à elles-mêmes en Macédoine, sans que l'on sût à quoi elles étaient destinées, ni par qui elles seraient commandées. Probablement Dolabella donna alors à entendre que, selon lui, les actes de César devaient aussi lui attribuer ces légions, puisqu'elles étaient destinées à la guerre de Perse, guerre qu'il lui appartenait de diriger, à titre de gouverneur de la Syrie. Antoine, opposé à cela, intrigua auprès du sénat pour se faire donner une partie de ces légions, et, comme il était alors assez bien avec les conservateurs, il y réussit.

Pour toutes ces raisons, je me suis arrêté à la conjecture d'après laquelle César, avant de mourir, n'avait donné encore aucune province à Brutus et à Cassius, mais avait au contraire attribué la Macédoine à Antoine et la Syrie à Dolabella.