GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE XII. — FULVIE ET LA GUERRE AGRAIRE EN ITALIE.

 

 

Sur le champ de bataille de Philippes étaient venues s'éteindre un grand nombre d'illustres familles romaines. Outre Brutus qui ne laissait pas d'enfants, on vit périr là le fils unique de Caton, le fils unique de Lucullus, le fils unique d'Hortensius, Lucius, le neveu de Cassius. Un certain nombre de proscrits et de conjurés, faits prisonniers, y furent massacrés, et parmi eux Favonius[1]. La plus grande partie de l'armée défaite se retira avec ses officiers vers la mer, s'embarqua sur les navires et se réfugia dans l'île de Thasos. Elle aurait pu y rester quelque temps et essayer de relever ses esprits abattus, car les adversaires n'avaient pas de flotte. Mais le coup avait été trop rude et il n'était plus possible de vaincre l'universel découragement. Beaucoup de personnages illustres : Livius Drusus, Quintilius Varus, Labéon et beaucoup d'autres se tuèrent[2]. Et quant à ceux qui ne désespérèrent pas à un tel point de l'avenir, bientôt chacun en vint à penser à soi-même et l'armée se débanda. Cnéus Domitius s'empara à Thasos d'un certain nombre de navires ; il invita beaucoup de soldats de l'armée défaite à y monter, et partit bien résolu, s'il ne trouvait pas d'autre moyen d'échapper, à se faire pirate[3]. Le fils de Cicéron se sauva en Orient, où se trouvait encore un détachement de la flotte et de l'armée sous les ordres de Cassius Parmensis, sur les côtes d'Asie ; un autre, sous les ordres d'un certain Clodius et de Turullius, était à Rhodes ; un autre encore, sous le commandement d'un certain Manius Lepidus, en Crète[4]. Lucius Valerius Messala Corvinus et Lucius Bibulus, le beau-fils de Brutus, restèrent à Thasos ; et après avoir refusé d'assumer le commandement qui leur était offert par les soldats qui étaient encore dans l'île, ils se soumirent à Antoine, qui leur laissa la vie sauve, quand ils lui eurent livré le trésor et les provisions de l'armée[5]. Les officiers obscurs furent pardonnés plus facilement, et ils purent, comme Quintus Horatius Flaccus, regagner tant bien que mal l'Italie. Quant aux soldats, la plupart se rendirent ou se dispersèrent.

Après cette victoire, l'opposition au gouvernement populaire et césarien parut à presque tout le monde vaincue pour toujours. Personne n'osa plus espérer que le petit nombre de désespérés qui avaient pris la mer, ou que Sextus Pompée, qui n'était maître que de la Sicile, pourraient changer la fortune de la guerre. La bataille de Philippes était venue confirmer définitivement ce qui s'était déjà décidé à Pharsale. La liberté était morte ; les armées allaient maintenant reconnaître pour chefs les triumvirs qui, pour cette raison, semblaient à tous tenir pour toujours le pouvoir, Antoine surtout. Après la bataille, quand les sénateurs faits prisonniers avaient été conduits devant les triumvirs, plusieurs avaient invectivé Octave avec violence[6], mais tous avaient salué Antoine avec respect. Sur le point de mourir, ils anticipaient le jugement général. Les soldats savaient que la victoire était due à Antoine, tandis qu'Octave n'avait rien fait. Tout le monde estimait qu'Antoine était vraiment arrivé là où il s'était élevé par un effort dont la durée et la peine égalaient vraiment les résultats, tandis qu'Octave semblait plutôt un détestable intrus, un ambitieux cruel et pervers, qu'une fortune imméritée avait favorisé. Quant à Lépide, il s'était trop discrédité en laissant durant le temps de la guerre l'autoritaire et intrigante Fulvie usurper ses pouvoirs de triumvir et de consul, gouverner l'Italie à sa place et s'imposer au sénat et aux magistrats[7]. Maintenant que le parti conservateur était anéanti, et que la dernière bataille venait d'être remportée, Antoine était donc l'arbitre suprême d'un pouvoir plus grand et plus sûr que ne l'était celui de César après Thapsus ; si en effet il lui fallait encore partager une partie de ce pouvoir avec son collègue discrédité, il pouvait du moins imposer à celui-ci toutes ses volontés[8]. Il fut donc sans aucun doute l'auteur principal des nombreuses et graves décisions qui furent prises après Philippes par les deux triumvirs. Malgré la victoire, les difficultés étaient encore nombreuses. Il fallait payer aux soldats les 20.000 sesterces qu'on leur avait promis et l'arriéré de leur solde ; et l'argent manquait. Il fallait congédier une partie de l'armée, car on ne pouvait supporter plus longtemps les frais causés par l'entretien de quarante-trois légions. Il fallait tenir à la fin à ceux des vétérans de César, qui aux Ides de mars n'avaient encore rien reçu, les vieilles promesses que leur avait faites le dictateur, et que les triumvirs s'étaient engagés à remplir, comme continuateurs de la tradition césarienne. Il était donc urgent de rétablir l'autorité romaine dans la partie de l'empire d'où l'on pouvait tirer de l'argent, dans cet Orient que la guerre civile avait tout bouleversé. Les petits princes de Syrie et de Phénicie que Pompée avait dépossédés avaient reparu et en plus grand nombre pendant les deux dernières années, les uns encouragés par Cassius, les autres de leur propre initiative et en profitant de la confusion générale. La province s'était ainsi divisée en un grand nombre de petits États qui se faisaient la guerre entre eux, et dont un des plus importants, la ville de Tyr, était entré en guerre avec la Palestine et s'était emparé d'une partie de son territoire, d'accord avec Ptolémée, prince de Chalcis, et avec l'aide d'Antigone, fils de cet Aristobule à qui Pompée avait pris le pouvoir en Palestine pour le donner à Hircanus. La guerre civile avait ainsi éclaté de nouveau en Palestine, en apparence entre les partisans des deux prétendants, en réalité entre le parti national et le parti romain. L'Asie était plus tranquille, mais les guerres et les rapines y avaient laissé un grand désordre. Dans presque toutes les monarchies et principautés dépendant de Rome, des discordes de castes, des rivalités de familles et de coteries, voire même de petites révolutions avaient éclaté. Il n'y avait donc pas à s'endormir sur les lauriers de Philippes. Antoine et Octave commencèrent par décider d'écarter Lépide, qui, tandis qu'ils remportaient leur victoire, n'avait fait que des sottises en Italie, et qui, ne disposant que de trois légions, ne pouvait pas songer à leur résister. Quant à l'armée, dont trois légions entières avaient péri pendant la guerre, elle se trouvait ainsi réduite à quarante légions. On décida de congédier les huit légions de vétérans de César qui avaient été rappelées sous les armes, c'est-à-dire les trois de Ventidius, les trois de Lépide et les deux d'Octave. Des trente-deux légions auxquelles l'armée était ainsi réduite, les onze qui avaient combattu à Philippes allaient rester sous les armes en Macédoine et seraient renforcées par les soldats de Brutus et de Cassius. Antoine en prendrait six et Octave cinq ; Octave aurait aussi les trois légions de Lépide. Antoine commanderait donc à dix-sept légions, aux onze qui étaient restées en Italie et aux six de Macédoine ; Octave commanderait à quinze légions, aux sept d'Italie, aux trois de Lépide et aux cinq de Macédoine. Quant aux provinces de Lépide, Antoine prendrait pour lui la Narbonnaise, Octave l'Espagne, et il céderait en échange à Antoine la province d'Afrique[9], où une petite guerre civile avait éclaté, tandis que les triumvirs combattaient à Philippes. Cornificius n'avait pas voulu reconnaître le pouvoir des triumvirs ; Sextius, gouverneur de l'Afrique nouvelle, s'était déclaré en faveur d'Antoine ; il en était résulté une guerre où Cornificius avait été vaincu et tué. Il fut entendu en outre que s'il paraissait y avoir quelque danger à dépouiller complètement Lépide, Octave lui céderait la Numidie et Antoine l'Afrique[10]. Puis il fut décidé qu'Antoine se rendrait en Orient, sous le prétexte de le pacifier, mais, en réalité, pour y chercher de l'argent, et qu'Octave irait en Italie pour faire la guerre à Sextus et pour distribuer enfin des terres aux vétérans de son père. Ce n'était pas là une entreprise facile. Les vétérans des guerres des Gaules qui n'avaient pas reçu satisfaction n'étaient probablement pas plus de sept à huit mille, depuis les nouvelles guerres, mais comme chacun d'eux devait avoir ce qui était donné de plus considérable comme concession, deux cents arpents, c'est-à-dire environ cinquante hectares, il fallait trouver de trois à quatre cent mille hectares de bonne terre en Italie, et c'était là une entreprise presque impossible avec les moyens ordinaires. L'expérience du passé le prouvait. A quoi avaient servi les lois agraires, approuvées en 64, en 60 et en 59, dans lesquelles le parti populaire avait dû respecter toutes les fictions de la légalité, proposer seulement de distribuer ce qui restait de l'ager publicus et d'acheter des terres à des prix raisonnables, sine injuria privatorum[11] ? Il en était résulté seulement que, l'ager publicus étant insuffisant, quand on avait essayé d'acheter les terres des particuliers, personne n'avait voulu vendre, si ce n'est à des prix trop élevés, ce sol privilégié d'Italie qui ne payait pas d'impôts ; et les recommandations, les prières, les intrigues des propriétaires avaient enchaîné par des liens invisibles les bras des fondateurs de colonies, et ceux de César lui-même. D'autre part, les triumvirs n'avaient pas d'argent ; par conséquent, même s'ils l'avaient voulu, ils n'auraient pas pu acheter des terres. En revanche, après avoir entièrement anéanti à Philippes le parti conservateur, Antoine et Octave pouvaient user de procédés rapides et violents, auxquels César après Thapsus n'avait pas osé recourir contre les conservateurs défaits, mais non écrasés, et avec lesquels seulement il était possible de triompher des résistances occultes mais tenaces des intérêts privés. Antoine et Octave décidèrent donc de donner à ces sept ou huit mille soldats des terres dans le territoire de dix-huit des plus belles et des plus riches villes d'Italie[12], en prenant aussitôt dans chacune d'elles à tout propriétaire une partie de son bien, et en promettant une indemnité qu'ils fixeraient eux-mêmes et qu'ils paieraient quand ils pourraient. Ces colonies seraient toutes fondées par Octave et recevraient le nom de Juliæ, car elles seraient composées tout entières de vétérans de César, et en les fondant on ne ferait qu'accomplir ses promesses[13]. Il fut enfin décidé que l'on mettrait à exécution la loi de César qui accordait le droit de cité aux Cisalpins[14]. Ce traité conclu entre eux secrètement ne serait soumis à l'approbation ni du sénat ni du peuple[15]. Après Philippes, les hypocrisies constitutionnelles auxquelles il avait fallu avoir recours au début du triumvirat ne semblaient plus nécessaires, et le pouvoir personnel pouvait faire plus ouvertement violence aux traditions républicaines. Antoine se fit encore donner par Octave deux autres légions qui étaient en Macédoine, et il lui promit de lui faire céder deux de ses légions qui étaient en Italie[16].

Beaucoup d'historiens modernes ont prétendu qu'Antoine avait préféré l'Orient à l'Italie par un sot désir de voluptés faciles ; il me semble bien plutôt que son projet était de réorganiser cette partie du domaine romain qui, à lui comme à tous ses contemporains, sans en excepter César, paraissait la meilleure. Les provinces de l'Europe, en effet, étaient pauvres, peu peuplées et à demi barbares, en comparaison de cet Orient si vaste, plein de richesses et si hautement civilisé, où étaient les grandes villes industrielles, les grandes routes commerciales, les centres d'études les plus importants et les terres les mieux cultivées. L'Italie elle-même passait par une crise économique et politique si grave, si longue et si compliquée, que la plupart des gens désespéraient de jamais voir se rétablir l'ordre et la paix. Si César s'était tourné du côté du Rhin pour étendre la domination romaine, c'était presque par hasard et parce qu'aucune autre occasion de conquêtes ne s'était présentée à la fin de son consulat ; mais il avait, lui aussi, toujours considéré l'Orient comme la vraie proie de l'Italie ; et il était mort au moment où il préparait une nouvelle expédition contre la Perse. Les progrès du mercantilisme disposaient d'ailleurs, naturellement, les esprits à grossir l'importance de la richesse dans les choses humaines, et par suite à considérer les pays les plus riches comme les meilleurs et les plus parfaits. Les triumvirs n'avaient-ils pas failli échouer dans la guerre à cause du manque d'argent ? César n'avait-il pas dit qu'il fallait pour gouverner le monde des soldats et de l'or ? Antoine, qui était son fidèle disciple, voulait, maintenant qu'il avait une armée, s'emparer avant tout des pays les plus riches. Il semble donc que là comme dans tout le reste de la convention de Philippes, Octave dut se plier aux conditions qu'il plut à Antoine de lui imposer[17].

C'est ainsi que vers la fin de l'année 42, Antoine partait avec huit légions pour la Grèce, tandis qu'Octave revenait avec trois légions en Italie, précédé et suivi de la foule des vétérans licenciés qui rentraient dans leurs foyers. Nais ils retrouvaient l'Italie dans la plus désastreuse des situations. Au point de vue économique, l'Italie semblait être ruinée. Il n'y avait plus d'argent en circulation ; et ce manque d'argent avait entraîné une espèce de faillite universelle. En exigeant des impôts si élevés à une époque où les métaux précieux étaient si rares, les triumvirs avaient jeté dans le gouffre de la faillite beaucoup de propriétaires, bien qu'ils leur eussent accordé un tiers de l'argent produit par la vente de leurs biens. Les propriétés étaient vendues à un prix si bas, que presque tous étaient tombés dans le dénuement[18]. C'est ainsi qu'une grande partie de ces très petites propriétés qui, à force de travail, avaient, au milieu du siècle précédent, fini par se constituer à côté des grands patrimoines publics et privés, étaient de nouveau ruinées. Mais la situation morale était encore plus affreuse. La noblesse avait disparu ; le parti populaire n'existait plus ; le sénat était réduit à une obscure assemblée d'aventuriers ; les magistratures n'avaient plus aucun prestige, les lois aucune force. Il n'existait plus rien ; ni classes, ni partis, ni institutions, ni traditions capables de diriger la société ; c'était le désordre universel, l'anarchie révolutionnaire complète, avec sa conséquence inévitable : les tyrannies personnelles, formées au hasard, exercées par les moyens les plus étranges. L'Italie avait vu la plus monstrueuse et la plus bizarre de ces tyrannies : celle de Fulvie. Dans l'immense désordre, une femme s'était emparée du pouvoir ; elle avait nommé les magistrats, dirigé le sénat, fait les lois, dans une nation où l'État avait toujours eu un caractère si masculin. Le gouvernement de Fulvie représentait, à lui seul, un immense bouleversement des traditions romaines. Mais il n'était pas le seul. Les classes et les institutions, qu'avaient soutenu par-dessus tout la tradition, une fois détruites, des courants révolutionnaires envahissaient tout, le droit privé comme la famille, l'éducation comme la littérature. Le sens de la dignité de la classe se perdait tellement que cette année on vit des citoyens appartenant à l'ordre équestre abattre dans le cirque des bêtes féroces[19]. C'est au milieu de cet épouvantable désordre, qu'on allait approuver, l'année suivante, une des lois les plus importantes pour l'organisation économique de la famille latine : la lex Falcidia[20]. Cette loi, qui devait être la base du droit héréditaire pour des siècles, limitait définitivement la liberté entière, dont les testateurs avaient joui dans l'ancien droit ; elle les obligeait à laisser un quart du patrimoine à leurs héritiers, leur accordant la faculté de disposer seulement des autres trois quarts, pour les legs, comme ils voulaient. Fulvie était certes une exception ; mais bien des gens retrouvaient un esprit ambitieux et autoritaire analogue au sien chez leurs femmes et chez leurs filles. Dans toute la haute société, les femmes recevaient une culture littéraire et y prenaient des habitudes de liberté et de plaisir de plus en plus grandes. Au lieu de rester chez elles pour élever leurs enfants et surveiller leurs serviteurs, elles aimaient à sortir, à jouir des spectacles du dehors, à se faire admirer, tandis que les hommes énervés par le vice, par les études et par d'étranges idées philosophiques, devenaient souvent leurs esclaves ou leurs victimes. L'autorité avait faibli dans la famille, comme elle avait faibli dans l'État : le pater familias, qui était autrefois un despote, se résignait maintenant à partager avec la femme son pouvoir, comme il arrive dans les civilisations intellectuelles, raffinées et voluptueuses où l'homme se laisse arracher des mains le bâton, cet instrument le plus efficace de la domination masculine. De même que dans la famille et dans l'État, on voyait sévir dans la littérature la lutte entre les idées antiques et les idées nouvelles. La passion de l'étude, si répandue déjà dans les hautes classes et dans les classes moyennes de la génération précédente, se répandait encore plus dans la génération nouvelle. Cicéron avait vraiment fondé en Italie la dynastie des hommes de plume ; le talent littéraire devenait une force sociale de plus en plus grande, à mesure que l'aristocratie disparaissait et que le pouvoir et la richesse tombaient entre les mains de familles obscures. Au milieu de la crise universelle des métiers et des possessions, l'enseignement, qui était alors une entreprise privée, faisait des affaires excellentes. Les étudiants devenaient de plus en plus nombreux chez les maîtres et dans les écoles. Les fils des propriétaires aisés des petites villes y coudoyaient les fils, les affranchis ou les esclaves des chevaliers qui s'étaient faits dans l'agriculture ou le commerce une petite aisance du temps de César. Rome était pleine de poètes qui lisaient leurs poésies au public, et jusque dans les bains[21]. C'est à ce moment-là que le fils d'un riche seigneur de Padoue, Tite-Live, faisait à dix-sept ans ses études ; c'est à cette époque aussi que commençaient à étudier les nombreux pœtæ minores de l'époque d'Auguste, et tous les affranchis que nous verrons sous son gouvernement enseigner la rhétorique et la grammaire. Il se formait ainsi, d'hommes libres, d'esclaves et d'affranchis une classe moyenne d'intellectuels comme nous dirions maintenant, qui allaient bientôt disputer le champ des professions intellectuelles aux rhéteurs et aux philosophes de l'Orient, mais pour ajouter au triomphe de la culture de leurs rivaux sur la culture nationale. La chute de l'aristocratie, la victoire du parti révolutionnaire à Philippes, avait une répercussion même dans le monde des lettres. La vieille littérature classique romaine était méprisée et négligée ; l'hellénisme' triomphait partout. Autour d'Asinius Pollion, qui gouvernait la Gaule cisalpine, et qui, jeune, cultivé, très riche, composait lui-même des carmina nova[22], c'est-à-dire des poésies en style nouveau, se formait un groupe de jeunes poètes hellénisants, ennemis déclarés des imitateurs d'Ennius, et passionnés pour les innovations helléniques les plus audacieuses. Parmi ces jeunes poètes était Virgile, qui avait alors vingt-huit ans, et qui, encouragé par Asinius, méditait une œuvre plus originale que les petites compositions poétiques où il s'était essayé jusque-là Il allait écrire en hexamètres des églogues à l'imitation de Théocrite, mais pour cacher dans ses bergers de Sicile des hommes de son temps, pour mettre dans des scènes bucoliques des allusions aux événements contemporains ; et pour intercaler dans les paysages traditionnels de la bucolique grecque des descriptions du doux paysage de la vallée du Pô, dont ce fils de paysan, élevé sur les bords du Mincio, sentait si profondément le charme. Vers la fin de l'année a, il travaillait déjà à la seconde églogue, la première qu'il ait composée, où il chante les amours du berger Corydon pour le bel Alexis, habillant ainsi en vers bucoliques, s'il faut du moins en croire les anciens, son admiration pour un jeune esclave dont Asinius Pollion lui avait fait présent ; et à la troisième où, imitant la quatrième idylle de Théocrite, il met en scène deux bergers qui commencent par se quereller, et qui s'étant défiés à un combat poétique lancent dans des vers amébées des invectives aux poètes de la vieille école latine, et célèbrent Pollion comme un poète qui sait cultiver le nouveau style. Les polémiques littéraires contemporaines se glissaient ainsi dans les chants des bergers d'Arcadie. A la même époque l'esprit bouillant et bilieux de Salluste s'attaquait pour la ruiner à une autre antiquité séculaire, celle des Annales. Salluste avait refait sa fortune pendant la guerre civile de César, en volant beaucoup en Numidie ; il avait pu à son retour déployer un grand luxe, faire bâtir des villas et des palais, et jouir d'une fortune et d'un pouvoir que l'amitié de César semblait devoir rendre éternelle. Mais les Ides de mars étaient venues tout bouleverser. Après cette catastrophe, Salluste s'était enfui précipitamment de la vie politique devenue trop dangereuse pour un homme aussi riche que lui ; mais il ne s'était cependant pas réconcilié avec les conservateurs, et la victoire de Philippes ayant fait disparaître tout danger d'une restauration conservatrice, il avait pris la plume pour déverser ses rancunes, et il s'était mis à composer une série d'histoires où il voulait étaler la honte et les fautes du parti conservateur. La première, celle à laquelle il travaillait à ce moment-là avec l'aide d'un affranchi grec du nom d'Attéius, rhéteur et grammairien de profession[23], était une histoire paradoxale de la conjuration de Catilina. Pour donner une réplique très hardie aux conservateurs qui ne cessaient d'accuser les hommes du parti populaire d'avoir été les complices du terrible criminel, il s'appliquait à démontrer que cette conjuration avait été trame par la noblesse dévouée à Sylla, qui s'était appauvrie après avoir dissipé trop vite le butin sanglant de la guerre civile. La conjuration était donc une honte pour le parti conservateur, et la mère d'un des héros de ce parti, d'un meurtrier de César, de Decimus Brutus, y avait elle-même pris part. Salluste apportait trop de passion dans cette œuvre pour ne pas embrouiller et altérer les faits ; mais en même temps il rendait à la culture latine un grand service en renouvelant dans l'histoire artistique, psychologique et rationnelle, le maigre récit des annales, qui constituait depuis des siècles l'histoire de Rome, histoire aussi aride et aussi ridicule que cette prétendue histoire critique et scientifique à laquelle certains pédants voudraient encore la ramener aujourd'hui. Atticus et Cornélius Nepos eux-mêmes, pour raconter les grands faits de l'histoire de Rome, avaient suivi la méthode séculaire et ils avaient donné les faits sèchement, année par année, comme si les personnages de l'histoire n'étaient que des ombres et les événements un simple sujet d'énumérations monotones. Salluste, au contraire, à l'imitation des Grecs et surtout de Thucydide, écrivit une histoire psychologique et artistique, où les passions des hommes sont analysées, où les personnages sont mis en relief d'une façon vigoureuse, et où les événements racontés dans un ordre rationnel sont l'objet de considérations philosophiques et morales.

Mais d'aussi .grands contrastes dans les idées et dans la politique, joints à l'inquiétude des propriétaires qui craignaient de se voir dépouillés de leurs biens, ne pouvaient manquer d'amener dans toute l'Italie un grand malaise, et de toute part de la haine et des rancunes. Quand vers la fin de l'année 42 on sut qu'Octave était tombé gravement malade, tandis qu'il revenait en Italie, au point d'être en danger de mort[24], bien des gens souhaitèrent de le voir mourir. On savait d'avance qu'il ne revenait en Italie que pour commettre de nouvelles scélératesses aux dépens des riches et des hommes de bien. Mais le jeune triumvir ne mourut pas, et au commencement du printemps de l'année 41, il revint à Rome à peu près rétabli, en croyant pouvoir commencer tout de suite la distribution des terres aux vétérans. Au contraire, une difficulté imprévue l'y attendait. Fulvie, qui pendant la guerre avait gouverné l'Italie, n'entendait nullement remettre

le pouvoir à son jeune gendre. La bataille de Philippes, en faisant d'Antoine le maître de la situation, avait augmenté l'influence et les ambitions de toute sa famille ; cette année-là son frère, Lucius, était consul avec Publius Servilius ; Lucius et Fulvie comptaient bien gouverner Rome et l'Italie, comme fière et femme du vainqueur de Philippes, à la place du jeune homme discrédité et maladif. lit en effet Octave, qui était affaibli par sa récente maladie et qui était préoccupé de sa lourde mission du partage des terres, se montra d'abord conciliant. Il donna à Salvidiénus l'ordre de se rendre en Espagne dans la province de Lépide avec ses légions, mais n'ayant pas pu amener Lépide à lui donner ses trois légions, il se résigna à s'en passer pour le moment ; il montra les lettres d'Antoine, et il obtint de Calénus la promesse de lui céder les deux légions[25], mais il n'insista pas quand il vit qu'il tardait à tenir cette promesse. Puis, sans donner aucun sujet d'inquiétude à Lucius ni à Fulvie, il commença les opérations du partage des terres, en nommant partout en Italie des commissaires chargés de les distribuer et en recrutant des arpenteurs. Il était cependant trop intelligent et aussi trop ambitieux pour se laisser gouverner par Fulvie et pour ne pas faire valoir ses droits de triumvir. Il y eut donc bientôt des mécontentements et Lucius se mit à l'accuser de violer ses droits de consul[26]. Mais Octave qui, tout en ayant de nombreux sujets de plaintes[27], voulait distribuer sans retard les terres, supporta avec patience cette nouvelle vexation. Bientôt dans beaucoup de villes d'Italie, parmi lesquelles nous pouvons compter avec certitude Ancône, Aquin, Bénévent, Bologne, Capoue, Crémone, Fermo, Florence, Lucques, Pesaro, Rimini et Venouse, arrivèrent les commissaires, chargés de choisir les terres pour les vétérans, de dresser la liste des propriétaires, de répartir entre eux la contribution qui était probablement proportionnée à la fortune, et qui ne consistait pas seulement en terres, mais en bestiaux, en esclaves et en instruments agricoles ; de terminer enfin pour chaque expropriation les indemnités, qui d'ailleurs ne seraient pas payées[28] ; et de répartir, avec l'aide des arpenteurs, les terres, ainsi que les esclaves et le bétail. Au printemps la grande spoliation commence. Les familles aisées, comme celle d'Albius Tibullus ou celle de Properce en Ombrie, perdaient une grande partie de leur patrimoine ; les petits propriétaires qui possédaient un terrain plus petit que la part la plus faible faite à un vétéran perdaient tout ; la classe des propriétaires, cette bourgeoisie aisée de l'Italie qui avait si platoniquement favorisé le parti des conjurés, devait céder aux vétérans une partie des terres où, pendant les dernières années elle avait si péniblement planté de la vigne et les oliviers, en empruntant de l'argent à des taux si usuraires ; il lui fallut partager avec ces soldats qui revenaient de Philippes les troupeaux dont elle avait amélioré les races, les esclaves qu'elle avait achetés à des prix si élevés et qu'elle avait eu tant de peine à former. Les vétérans ne voulaient plus comme les soldats d'autrefois de terres incultes à défricher, mais des champs que le travail des autres avait déjà mis en rapport, et pourvus d'instruments, de troupeaux et d'esclaves ; et c'était dans ces propriétés qu'ils voulaient finir tranquillement leur vie, comme de bons rentiers, membres d'un sénat municipal[29].

Mais une agitation redoutable éclata en Italie au moment où l'on commençait à faire ce travail de répartition. De partout, dans les premiers mois de l'an 41, les villes menacées envoyèrent des députations à Rome pour intriguer, supplier, et protester surtout contre le fait que cette spoliation ne frappait que dix-huit villes d'Italie. Si l'Italie devait nécessairement subir cette spoliation, n'était-il pas juste que tous les citoyens y prissent part[30] ? Octave, qui était jeune, discrédité et malade, ne pouvait manquer d'être inquiété par cette agitation, ces plaintes et ces intrigues. Mais une autre difficulté bien plus grave, et très inattendue, survint encore. Fulvie et Lucius, irrités en voyant le jeune homme moins docile qu'ils l'auraient voulu, s'entendirent pour arrêter sous différents prétextes ce partage des terres qu'il faisait. Ils commencèrent par dire qu'il fallait attendre qu'Antoine fût revenu d'Asie ; puis ils prétendirent que si le partage se faisait immédiatement, les vétérans de César, qui à Philippes avaient combattu sous les ordres d'Antoine, devaient être conduits dans leurs colonies ou par Antoine lui-même, ou par ses représentants, afin que leur reconnaissance fût pour Antoine et non pour Octave[31]. Celui-ci montra le texte de l'accord conclu à Philippes, mais Fulvie et Lucius ne cédèrent pas. Fulvie même semble avoir tant fait par ses objurgations et ses intrigues auprès des vétérans présents à Rome, qu'Octave finit par céder[32]. Il chargea Asinius Pollion de diriger les commissions qui opéraient dans la Gaule cisalpine[33], et il mit dans les autres commissions différents amis d'Antoine, tels que Plancus qui fut désigné pour la commission de Bénévent[34]. Mais les difficultés allaient toujours croissant pour Octave, en dehors même des méchancetés de ses ennemis. Les vétérans, que le sentiment de leur puissance rendait insolents, s'emparaient de terres qui ne leur étaient pas destinées[35]. Dans la classe aisée l'admiration que l'on avait pour Brutus et Cassius, la haine pour le triumvirat despotique, le désir des libres institutions étaient avivés par la colère que causaient la perte des biens et les indemnités non payées. Beau coup de petits propriétaires, en se voyant dépouillés de tout, prenaient leurs armes et en venaient à la violence et au meurtre[36] ; les uns allaient s'enrôler dans l'armée de Sextus Pompée[37] ; les autres s'adonnaient au brigandage ; d'autres encore mettaient dans un char leurs enfants et leurs pénates et se rendaient à Rome avec l'espoir d'y trouver à vivre d'une façon ou d'une autre. Bientôt Rome, où se pressaient déjà les vétérans qui attendaient qu'on les conduisit dans les colonies, fut envahie par les bandes faméliques de leurs victimes qui se réfugiaient en gémissant dans les temples[38]. Le pire de tout, c'était le manque d'argent. Antoine n'envoyait rien[39] ; et cependant Octave avait à verser aux vétérans les sommes promises, à donner aux soldats plus pauvres un peu d'argent comptant, à leur fournir des esclaves et des instruments, quand les confiscations ne suffisaient pas ; enfin les propriétaires expropriés ne cessaient pas de lui réclamer des indemnités. Il recommença à vendre les biens des proscrits et ceux des riches qui avaient succombé à Philippes, ceux de Lucullus et ceux d'Hortensius ; il put en tirer quelque argent[40] ; car beaucoup de vétérans et d'officiers, aussi bien de l'armée des triumvirs que de celle de Brutus et de Cassius, étaient revenus de Philippes avec un beau magot, et ils le plaçaient volontiers dans des biens achetés à vil prix. Octave mit en outre un impôt sur les villes exemptes de la confiscation des terres. Mais c'est de sommes bien plus fortes qu'il aurait eu besoin ! Pour comble de malheur, au printemps, Sextus Pompée se mit à affamer Rome, en faisant sur mer la chasse aux vaisseaux qui apportaient du blé, tandis que Domitius demeurait le maitre de l'Adriatique. Tous les conjurés survivants, les restes de la flotte et de l'armée de Brutus et de Cassius, Staius Murcus, Cassius Parmensis, Clodius, avaient rejoint Sextus ou Domitius ; et ainsi Sextus surtout était devenu plus fort et plus hardi[41].

Dans un si grand embarras Octave ne pouvait manquer d'être conciliant et modéré. Malheureusement la modération irrite les gens violents encore plus qu'une attitude provocatrice. Lucius et Fulvie, au lieu de cesser leurs vexations, ne firent que les augmenter ; non seulement ils ne lui donnèrent pas les deux légions promises ; mais Calénus et Asinius Pollion, sous l'instigation de la terrible femme à laquelle ils ne savaient pas résister, refusèrent de laisser partir les six légions que le triumvir voulait envoyer en Espagne sous les ordres de Salvidiénus[42]. Enfin, Lucius machina contre lui une manœuvre d'une extrême audace ; il essaya de tirer parti de la haine des propriétaires contre Octave, sans toutefois mécontenter les vétérans ; et il soutint dans beaucoup de discours qu'il n'était plus nécessaire de procéder à de nouvelles confiscations, car on disposait encore d'une quantité de biens des proscrits avec lesquels on pourrait contenter les vétérans[43]. L'aversion universelle que l'on avait pour Octave, la peur des confiscations, et le mécontentement général rendaient les gens crédules ; l'on dit partout que Lucius Antonins avait raison, qu'Octave continuait les confiscations parce qu'il ne songeait qu'à gagner l'amitié (les soldats en les enrichissant[44]. Les discours que prononçait Lucius n'étaient dans sa pensée que des feintes pour désorienter et troubler son adversaire, mais l'effet qu'ils produisirent alla bien au delà de ce qu'il avait imaginé. La bourgeoisie aisée s'imagina que Lucius était accord avec Marc Antoine pour désapprouver Octave ; ce qui restait du parti conservateur conçut bientôt pour Lucius une bienveillance inattendue et presque incroyable ; les propriétaires menacés, se croyant protégés par le consul, reprirent courage et voulurent se défendre à main armée. Les bagarres se multiplièrent : il y en eut dans les campagnes, dans les petites villes[45], et même à Rome, où un très grand nombre de bandits chassés de toute part volaient et assassinaient ; la misère et la famine croissaient à un tel point qu'un grand nombre d'artisans, affranchis ou étrangers, ne trouvant plus de travail, ne se sentant plus en sûreté, et souffrant de la cherté des vivres, fermaient leur boutique et s'en allaient à l'aventure dans d'autres villes[46]. Bien des gens du parti d'Antoine et au début Fulvie elle-même furent effrayés en voyant une telle agitation, et ils eurent peur de s'aliéner les vétérans[47] ; mais Lucius se trouva entraîné par le mouvement qu'il avait lui-même fait naître, et trompé lui aussi par les apparences de cette agitation, il alla plus loin, et se posa nettement en défenseur des propriétaires dépouillés. Il devenait ainsi l'homme le plus populaire en Italie, excepté auprès des vétérans. Lucius soutenait maintenant ouvertement que les terres ne devaient être données qu'à ceux des vétérans de César qui, après les Ides de mars, s'étaient enrôlés de nouveau et avaient combattu à Philippes ; quant à ceux qui étaient restés chez eux, ils ne devaient rien avoir[48]. L'agitation que Lucius souleva, dans toute l'Italie, avec ces déclarations fut si grande, qu'Octave, effrayé, s'efforça d'apaiser le public exaspéré par quelques concessions. Il renouvela la loi de César qui dispensait pour une année de payer les loyers inférieurs à deux mille sesterces à Rome et à cinq cents sesterces dans les autres villes d'Italie ; il décida que, dans les distributions de terrains aux vétérans, on ne toucherait pas aux propriétés des sénateurs, aux biens donnés en dot, aux terrains dont l'étendue était assignée aux vétérans ; il tâcha de sauver ainsi les petits propriétaires de la ruine complète dont ils avaient été menacés[49]. Ces concessions consolèrent un peu les classes moyennes ; et au milieu de l'épouvantable confusion une voix douce et harmonieuse entonna un chant de reconnaissance, qui devait résonner dans les siècles. Virgile, qui était petit propriétaire lui-même, osa pour la première fois dans la poésie bucolique traiter ce que nous appellerions aujourd'hui un sujet d'actualité ; il exprima dans la première églogue sa reconnaissance et celle des petits propriétaires italiens pour le jeune triumvir qu'il ne connaissait pas encore, en y mêlant un peu de cette emphase à demi religieuse qui, depuis l'apothéose de César, tendait à s'étendre des morts jusqu'aux vivants, du fondateur qui avait été tué jusqu'aux nouveaux chefs du parti populaire victorieux :

O Melibœe, deus nobis hæc otia fecit :

Namque erit ille mihi semper deus ; illius aram

Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus[50].

Et il terminait par une douce description de la paix du soir dans la campagne :

Et jam summa procul villarum culmina fumant

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Mais pour Octave le cuite des bergers de Virgile était une consolation bien faible à côté du mécontentement que ces concessions firent naître parmi les vétérans présents à Rome. Ceux-ci, qui avaient d'avance peu de respect pour lui, se répandirent en injures, firent des démonstrations insolentes et allèrent même jusqu'à tuer les officiers qui avaient osé leur faire des reproches[51]. Pour calmer aussi les soldats, Octave, qui n'avait pas osé punir les meurtriers des officiers, semble avoir promis d'augmenter le nombre des villes sur le territoire desquelles les colonies seraient fondées ; il décida en outre qu'on ne pourrait pas prendre leurs champs aux parents des vétérans[52] ; et pour payer plus vite les soldats, il emprunta, comme il le disait, et en réalité s'appropria tout simplement les sommes déposées dans les temples d'Italie comme trésors sacrés[53].

Ainsi au commencement de l'année 41, Octave semblait se trouver dans une situation sans issue. Il ne pouvait éviter un danger que pour en courir un autre. Il devait ou satisfaire les appétits farouches des vétérans impitoyables, en irritant profondément les classes aisées, ou provoquer la colère des vétérans sans s'attirer aucune sympathie, s'il essayait de donner une demi-satisfaction aux uns et aux autres. Cependant Antoine avait conduit l'armée en Grèce et y était resté jusqu'au commencement du printemps ; puis, pensant qu'il n'avait pas besoin de forces militaires importantes pour sa mission, il avait nommé Lucius Marcius Censorinus gouverneur de la Grèce et de la Macédoine[54], et il était allé en Orient, mais ce n'était pas seulement pour y perdre son temps dans une débauche effrénée, comme le prétendent beaucoup d'historiens modernes, qui suivent trop aveuglément les récits superficiels des anciens. A peine arrivé en Bithynie, il s'était vu assiégé par un nombre infini de députations envoyées par les villes et par tous les États de l'Orient, et qui venaient pour se justifier, ou pour demander la récompense de leur fidélité, ou pour se plaindre de quelque tort qui leur avait été fait ; et il avait dû s'enfoncer dans la forêt sauvage des intrigues dynastiques, des rivalités municipales, et des coteries politiques de l'Orient ; favorisant les uns et persécutant les autres pour se créer un parti politique, pour rétablir l'ordre et pour tirer de l'argent de tout le monde[55]. Mais dans cette politique orientale qui fatiguait Rome depuis deux siècles, il n'imita ni l'autoritarisme méthodique et expéditif des premiers proconsuls et des ambassadeurs envoyés dans les cours d'Asie, ni la netteté de vues et l'énergie de Sylla, ni la hâte et l'audace de Lucullus, ni la dignité tout extérieure de Pompée, ni non plus l'habileté, la sûreté et la célérité de César. Après la victoire définitive de Philippes, l'ancien lieutenant de César revenait, en l'exagérant encore, à son ancienne nature inégale, primesautière et voluptueuse d'homme intelligent, mais peu volontaire, qui comprenait vite les choses et prenait vite un parti, mais qui tombait aussi dans les exagérations, qui oubliait et se trompait facilement. En Orient Antoine se précipita donc dans les plaisirs et dans les entreprises, faisant et défaisant tout à la hâte, se laissant tromper par de nombreux intrigants, hommes et femmes, mêlant les faveurs personnelles aux actes politiques, et subordonnant souvent l'intérêt politique aux caprices de son tempérament bizarre. Il y a une discipline du pouvoir non seulement pour celui qui obéit, mais aussi pour celui qui commande, et qui consiste surtout dans l'obligation de s'abstenir d'actes, innocents en eux-mêmes, mais qui diminuent le prestige de celui qui doit commander aux autres. Les vieux Romains la connaissaient bien ; mais cet aristocrate généreux, aimant le plaisir, et qui avait toujours vécu au milieu des révolutions, ne tarda pas à se détourner de cette discipline, maintenant qu'il était devenu, comme Alexandre, maître suprême de l'Orient. Il ne chercha pas à inculquer autour de lui du respect, ni à récompenser l'obéissance, ni à réprimer l'insubordination ; il ne voulut pas s'entourer de serviteurs obéissants et dociles, mais de joyeux compagnons, qu'il aimait s'encourager dans leurs plaisanteries, en leur permettant avec lui toute liberté, comme s'ils avaient été ses égaux. Les orientaux, qui n'avaient guère vu de proconsuls aussi tolérants, ne tardèrent pas à en profiter, et une foule d'intrigants et d'aventuriers indigènes s'insinuaient auprès de lui et gagnaient ses bonnes grâces[56]. Toutefois, même au milieu de ce désordre, Antoine prit certaines décisions importantes. Persuadé par Hérode, fils d'Antipater, premier ministre de Hircanus, ethnarque de Palestine, à l'aide d'une grosse somme d'argent, il ordonna à Tyr de restituer les régions conquises[57] ; Antoine donna aussi des ordres pour assembler une flotte de deux cents navires ; il se rendit à Éphèse, où il imposa à la province d'Asie un tribut de dix ans qui devait être, payé en deux ans ; il pardonna à quelques illustres fugitifs qui s'étaient réfugiés en Asie après la bataille de Philippes, comme le frère de Cassius ; mais il fit mettre à mort tous les conjurés qui furent pris ; il fixa encore certains points de politique orientale[58]. Puis, accompagné d'une troupe de bouffons, de danseurs et de musiciens qu'il payait grassement, il entreprit un voyage à travers la Phrygie, la Galicie, la Cappadoce, prenant part à des fêtes et à des festins, cherchant partout de l'argent, remaniant la carte politique de l'Orient[59], prenant aux souverains, quand elles étaient belles, leurs femmes et leurs concubines[60]. Mais il recueillait plus d'hommages que d'argent. Brutus et Cassius avaient en effet déjà pris une grande partie des capitaux accumulés, qui étaient maintenant entre les mains des soldats, ou dans les caisses des questeurs, dans les bagages des troupes ou dans les maisons des soldats congédiés, ou que les cavaliers thraces, macédoniens et gaulois avaient emportés chez eux, quand on les avait congédiés[61]. Sur ce point donc si important son entreprise échouait. Arrivé enfin à Tarse, il lui arriva une des aventures les plus importantes, mais aussi les plus obscures de sa vie ; il y rencontra Cléopâtre. Les historiens de l'antiquité, qui n'ont fait de l'histoire des douze dernières années d'Antoine qu'un roman d'amour, ont raconté d'une façon dramatique cette rencontre. Le triumvir, qui avait alors quarante ans, aurait envoyé à la reine d'Égypte l'ordre de venir à Tarse pour se disculper de l'accusation d'avoir favorisé Cassius ; et la terrible femme, ayant comparu devant le vainqueur de Philippes, l'aurait séduit et lui aurait fait perdre la tête. Mais il n'est d'abord pas bien sûr qu'Antoine ait intimé à Cléopâtre l'ordre de venir à Tarse pour se disculper ; et il serait aussi possible que Cléopâtre se soit rendue auprès d'Antoine, ou spontanément, ou sur le conseil des amis du triumvir[62]. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'elle alla à sa rencontre à Tarse, avec une pompe dont les historiens de l'antiquité ont fait les plus belles descriptions, et que non seulement elle fut pardonnée, mais qu'elle obtint encore d'Antoine la promesse de l'aider à consolider en Égypte son pouvoir que les derniers événements avaient un peu ébranlé, et, en insistant beaucoup, de venir passer l'hiver à Alexandrie[63].

Au milieu de tant d'affaires, de projets et de plaisirs, il n'est pas surprenant qu'Antoine ait prêté peu d'attention aux nouvelles qui venaient d'Italie. La situation sans doute lui apparaissait de loin moins grave qu'elle n'était en réalité. Il se rendit donc en Syrie, où en peu de temps et sans beaucoup de peine il détrôna les petits princes usurpateurs et reçut la soumission des petites garnisons que Cassius avait laissées. Mais cette indifférence d'Antoine, au lieu de faciliter l'apaisement du conflit entre Fulvie, son frère et Octave, le fit éclater avec une plus grande violence. Quand Fulvie s'aperçut que son mari oubliait l'Italie, qu'il passait son temps dans les fêtes et en compagnie des reines de l'Orient, et que son voyage dans ce pays durait beaucoup plus qu'elle n'avait pensé, elle craignit que sa puissance à Rome ne vint à faiblir ; et poussée plutôt par l'ambition que par la jalousie, elle n'eut plus qu'une idée : se mettre d'accord avec Lucius et susciter de si grands désordres qu'Antoine fût obligé de reporter son attention sur l'Italie[64]. Dans une situation si troublée, le projet n'était pas difficile à exécuter, pour deux personnes violentes et téméraires, comme Fulvie et Lucius, avec un adversaire aussi incertain et aussi timide que l'était Octave. Octave, en effet, au commencement de l'été, avait fait proposer à Lucius par des députations de vétérans un accord qui fut conclu à Téanum, et par lequel il acceptait de ne distribuer des terres qu'aux soldats ayant combattu à Philippes[65]. Mais Lucius et Fulvie ne s'en étaient montrés que plus courroucés[66] ; ils avaient trouvé différents prétextes pour ne pas tenir leurs engagements[67] ; et, comme s'ils avaient à redouter de nouvelles embûches à Rome, ils étaient partis pour Préneste[68] avec leurs amis ; ils avaient écrit à Antoine pour lui dire que son prestige était menacé[69], puis ils avaient repris le projet dans lequel Antoine avait échoué en 44 : d'établir la puissance unique de Marc Antoine et de sa famille, en écrasant Octave dans une guerre civile. Peur atteindre ce but, Fulvie et Lucius espéraient pouvoir se servir des onze légions d'Antoine qui étaient dans la vallée du Pô et en Gaule, sous le commandement de Calénus, de Ventidius Bassus et d'Asinius Pollion. Octave ne pouvait leur opposer que dix légions, dont six étaient en Espagne sous le commandement de Salvidiénus[70] ; et il ne pouvait, dans des circonstances aussi menaçantes, contraindre Lépide à lui céder ses trois légions. Il s'était au contraire réconcilié avec lui en lui promettant qu'il aurait la province d'Afrique[71]. Toutefois il n'est pas douteux que Calénus, Ventidius et Asinius répondirent aux avances de Lucius et de Fulvie en leur conseillant la prudence[72]. Toute cette agitation avait entravé la fondation des colonies et les distributions de terres ; les soldats sous les armes aussi bien que les vétérans déjà congédiés désiraient le maintien de la paix entre les deux triumvirs ; il serait donc imprudent de provoquer une guerre civile en faveur des propriétaires et contre les vétérans, maintenant que la force de leur parti reposait sur l'armée. Certains amis d'Antoine, tels que Balbatius, y étaient même tout à fait opposés[73]. Aussi Octave, qui voulait la paix, put facilement amener de nouveau les vétérans à s'interposer. Deux anciennes légions d'Antoine, qui avaient reçu des terres dans les environs d'Ancône, envoyèrent une ambassade à Octave et à Lucius, pour leur manifester le commun désir des armées que la paix ne fuit pas troublée. Octave se déclara prêt à soumettre le différend à l'armée elle-même, et il ajouta qu'il était l'ami de Marc Antoine ; les députations constituèrent ce que nous appellerions un jury et invitèrent Octave et Lucius à venir exposer leurs arguments et entendre le jugement rendu : l'endroit choisi était la petite ville de Gabies, située à moitié chemin entre Préneste et Rome, qui, ensevelie maintenant sous des champs de blé, laisse voir encore les ruines d'un temple. Les vétérans vinrent en effet en foule à Gabies, le jour fixé ; on plaça sur le forum les sièges des juges, et deux autres sièges, l'un pour Octave, l'autre pour Lucius. Mais Octave seul se rendit à la réunion[74].

Lucius ne vint pas, et justifia son absence en accusant Octave de lui avoir tendu des embûches sur la route de Gabies[75]. En réalité, Fulvie et lui désormais ne se souciaient plus ni des généraux d'Antoine ni des vétérans. Encouragés par le peu de conservateurs qui survivaient dans le sénat et l'ordre équestre, encouragés par les dispositions très favorables des villes d'Italie, Lucius et Fulvie s'imaginaient qu'ils viendraient facilement à bout, avec des promesses, des soldats récalcitrants, et ils avaient décidé de s'efforcer d'enlever à Octave ses provinces, de susciter une révolte générale des villes d'Italie et de recruter une armée de six légions, parmi les jeunes gens inoccupés qui étaient si nombreux, parmi les artisans qui s'étaient enfuis de Rome, et les petits propriétaires qui avaient tout perdu, et ne savaient plus que faire pour vivre. L'ancien gouverneur de l'Afrique, Sextius, fut incité à préparer une révolte contre Fangon, le nouveau gouverneur nommé par Octave, et qui était un ancien centurion de César[76] ; Boccus, roi de Mauritanie, semble avoir été engagé à essayer de s'emparer des provinces espagnoles d'Octave[77] ; des émissaires furent envoyés partout en Italie pour recruter les six légions, y encourage' les levées, persuader aux municipes de donner à Lucius l'argent déposé dans les temples, et préparer la révolte des propriétaires. Nous savons que pour la Campanie ils confièrent cette tâche à ce Tiberius Claudius Néron qui, après avoir servi sous César, avait proposé au sénat, le 17 mars de l'année 44, de le déclarer tyran, et qui s'entendit pour remplir sa mission avec un certain Caïus Velleius, propriétaire aisé de Campanie, ancien officier et ami de Pompée[78]. Lucius et Fulvie espéraient bien que, quand la révolte et la guerre civile auraient éclaté en Italie, les généraux d'Antoine leur viendraient en aide et écraseraient l'ennemi commun, même sans avoir reçu d'ordres de leur chef lointain. Bientôt les souvenirs de la guerre sociale se réveillèrent dans tous les esprits ; tout le monde se demanda si l'Italie allait se soulever, comme à cette époque-là non plus pour conquérir le droit de cité, mais pour défendre le territoire contre l'avidité des vétérans et pour restaurer la libre république des ancêtres. Les prévisions étaient pessimistes ; tout le monde croyait que ce terrible épisode de l'histoire romaine pourrait se renouveler ; Octave, lui aussi, le redoutait beaucoup et il n'osait pas réprimer avec fermeté les préparatifs évidents de la révolte et les menées du consul ; mais il se bornait à une faible défense — à répudier Clodia, à faire revenir Salvidiénus, à recruter lui aussi des soldats, à prendre de l'argent dans les temples des villes d'Italie[79], et de temps à autre il lançait contre Fulvie de violents épigrammes. Il nous en reste un, qui parait authentique et qui est très spirituel, mais d'une obscénité si brutale qu'on ne peut même pas le traduire[80]. C'est ainsi que vers la fin de l'été les agents de Lucius et ceux d'Octave se disputaient dans les villes les jeunes gens, les vétérans et les trésors des temples[81]. C'était en vain que l'on avait supprimé après Philippes onze légions, puisque l'on faisait de nouvelles levées ; le plus grand nombre des vétérans, même ceux d'Antoine, accouraient pour se mettre au service d'Octave[82] ; les propriétaires dépouillés de leurs biens se mettaient au contraire au service de Lucius, qui avait pour lui très manifestement le gros de la population[83] ; personne ne se demandait comment on payerait toutes les troupes. Des rixes sanglantes survenaient souvent entre les deux partis[84]. La situation devint bientôt si menaçante que les vétérans de plusieurs colonies envoyèrent des ambassadeurs à Antoine en Orient pour lui demander de venir sans tarder rétablir la paix[85]. Mais Octave hésitait toujours et faisait une dernière tentative pour un accord, en envoyant à Préneste une députation de sénateurs et de chevaliers[86]. Cette fois encore il échoua.

A la fin cependant, encouragé par l'incertitude dans laquelle se trouvaient les généraux d'Antoine, Octave se résolut à agir, et pour faire un exemple, il se tourna vers une des nombreuses villes où les émissaires de l'ennemi intriguaient le plus contre lui[87]. C'est à ce moment qu'apparaît pour la première fois son jeune ami Agrippa, dont jusque-là on sait seulement qu'il avait accompagné Octave partant d'Apollonie, et qu'il avait été au nombre des accusateurs des conjurés. Il devait être préteur l'année suivante, et Octave lui donna le commandement d'une armée. L'automne venu, Octave laissa à Rome Lépide à la tête de deux légions et essaya de prendre Norcia par surprise. Mais il ne réussit pas. et fut obligé d'en faire le siège ; comme ce siège se prolongeait, il se tourna sur Sentinum, où il ne réussit pas mieux. Ces insuccès encouragèrent Lucius, qui à son tour voulut prendre l'offensive et tenter un coup audacieux qui devait probablement être le signal de la révolte dans toute l'Italie. S'étant entendu avec ses partisans il se jeta avec quelques troupes et à l'improviste sur Rome, sans que Lépide, par faiblesse ou parce qu'il était mécontent d'Octave, cherchât à l'arrêter[88]. Arrivé sur le forum, il fit un grand discours où il déclara qu'il était le défenseur des idées républicaines si chères aux classes aisées ; il dit qu'il combattait pour détruire le triumvirat, qui n'avait plus sa raison d'être depuis la défaite de Brutus et de Cassius, et pour rétablir la république ; il prétendit que son frère Marc Antoine était prêt à déposer le pouvoir et qu'il se contenterait d'être nommé consul. Puis il fit déclarer Octave ennemi public[89]. Mais à la nouvelle de cette surprise Octave marcha avec des forces sérieuses sur Rome ; et Lucius, qui n'aurait pas pu résister, en sortit et retourna auprès de' son armée, qui était concentrée nous ne savons où[90]. C'est de cette façon étrange et confuse que commença cette guerre. Malheureusement le récit de toute la guerre est si incomplet et si obscur dans les historiens de l'antiquité, que je n'ai pas réussi à le reconstituer d'une façon compréhensible. On se rend compte seulement qu'a un certain moment Lucius Antonius se mit en campagne avec six légions nouvellement recrutées sur la via Cassia pour aller à la rencontre de Salvidiénus qui, suivi d'Asinius et de Ventidius, revenait lentement de la Gaule, mais qu'Agrippa, par des manœuvres habiles, réussit à déjouer ses calculs, et obligea Lucius à s'enfermer vers la fin de l'automne à Pérouse, où Octave vint l'assiéger. Fulvie resta à Préneste, d'où elle pressait Ventidius, Asinius et Calénus de venir avec leurs légions au secours de Lucius et cherchait à hâter la révolte dans les villes d'Italie. Le dé était jeté. Lucius et Fulvie pouvaient croire que les villes d'Italie allaient s'insurger, et que les généraux d'Antoine, n'hésitant pas plus longtemps, allaient en finir avec Octave.

Mais l'Italie ne se révolta pas, et les généraux d'Antoine ne vinrent pas au secours. Ce fut en vain que Tiberius Claudius Néron[91] poussa en Campanie les propriétaires à prendre les armes, et qu'il tenta même de soulever les esclaves ; ce fut en vain aussi que Fulvie et les amis d'Antoine s'efforcèrent en Campanie et dans d'autres régions de changer en une fureur guerrière les protestations larmoyantes des propriétaires dépouillés et les platoniques aspirations républicaines de la classe aisée. Les temps avaient bien changé depuis la guerre sociale ; l'aisance, la culture, ce qu'on appelle la civilisation, en affinant ces classes, les avaient aussi amollies ; elles ne savaient plus manier les armes ; elles s'occupaient du commerce et des études plutôt que de la guerre. Après s'être longuement lamentées sur les violences qu'elles avaient subies, elles aimèrent mieux, au moment décisif, se résigner que de risquer le peu qui leur restait[92]. Lucius Antonius demeura sur les hauteurs de Pérouse, au milieu de la vaste nation tranquille, comme le champion solitaire d'une cause qui ne trouvait pas de soldats ; la torche qu'il avait allumée là-haut pour donner à l'Italie le signal de l'insurrection brilla lentement, se consuma, s'éteignit, sans avoir fait s'allumer de colline en colline, de plaine en plaine d'autres feux pour la révolte. Agrippa, auquel Octave avait confié le haut commandement de son armée, put pendant les mois de décembre et de janvier construire de grands retranchements autour de Pérouse, enserrer la ville de toute part, malgré les sorties vigoureuses et continuelles de Lucius ; il eut le temps de l'affamer avant que la révolte tant redoutée n'éclatât derrière lui. La guerre de Pérouse ne fut qu'une parodie mesquine de la guerre sociale. Mais si l'Italie ne se levait pas pour venir au secours du turbulent démagogue qui s'était métamorphosé trop vite en chef des conservateurs, les généraux d'Antoine, qui disposaient de quatorze légions (les onze anciennes et les trois nouvelles de Plancus), allaient-ils laisser écraser le frère de leur chef par une petite. armée de sept légions ? Cependant, bien que la situation de Pérouse en janvier et février devînt tous les jours plus critique, Calénus ne quitta pas la Gaule ; Asinius, Ventidius et Plancus s'approchèrent de Pérouse, mais sans faire aucun effort sérieux pour délivrer Lucius[93]. Ils étaient dans une situation toute semblable à celle où s'étaient trouvés Octave et Hirtius sous les murs de Modène, quand ils étaient venus pour délivrer Decimus Brutus : ils étaient peu sûrs de leurs soldats, ne sachant pas comment cette guerre serait interprétée ; ils n'approuvaient pas la folle politique de Lucius et de Fulvie qui, alors que le pouvoir reposait sur la fidélité des légions, s'engageaient dans une guerre dont le but était de retirer aux vétérans leurs récompenses. Dans de telles conditions, Fulvie elle-même ne pouvait les faire aller de l'avant ; il aurait fallu pour les entraîner que le vainqueur de Philippes envoyât des ordres ou qu'il vînt commander en personne. Mais Antoine n'envoya pas d'ordres et ne vint pas non plus. Tandis que son frère et son armée souffraient de la faim dans les murs de Pérouse, s'étant rendu ce même hiver-là à Alexandrie, après avoir chassé sans difficulté les petits princes de la Syrie, il s'amusait dans le palais royal, prenait part aux fêtes' et aux divertissements, ne portant plus les insignes de proconsul, mais vêtu à la grecque, comme un particulier, l'hôte et l'amant de la reine d'Égypte[94]. Le grand danger s'évanouit aussi d'une façon à laquelle personne ne s'attendait. Dans les premiers jours de mars, Lucius, qui n'avait plus de vivres, se rendit ; Octave, qui ne voulait pas irriter Marc Antoine, le traita avec bienveillance, le laissa libre, pardonna aussi aux soldats et les invita à passer de son côté. Cependant la peur qu'il avait eue et le danger qu'il avait couru le laissaient plein de colère ; et les vétérans étaient furieux de cette guerre qui avait failli arrêter la distribution des terres. Octave, pour satisfaire les vétérans, pour effrayer l'Italie et l'amener définitivement à se résigner aux confiscations et à la domination des triumvirs, fit mettre à mort les décurions de Pérouse et une partie des sénateurs et des chevaliers qui avaient été faits prisonniers. Parmi eux étaient Caïus Flavius, l'ami de Brutus, et Clodius Bithynicus. La ville devait être mise à sac par les soldats, mais ils n'en eurent pas le temps : un incendie, accidentel à ce qu'il semble, la détruisit auparavant[95].

Et cependant, ironie des choses, entre la fin de l'an 41 et le commencement de l'an 40, le bon Virgile composait sa quatrième églogue sur le renouvellement du monde, en honneur de son ami Pollion, qui devait être consul en l'an 40, et à qui, sur ces entrefaites, un fils était né. A toutes les époques agitées où la culture se répand, on voit grandir en même temps le désir de connaitre la réalité, et des aspirations vers l'au-delà mêlées d'espérances mystiques. La mode était alors à certaines idées stoïques et académiques, qui semblaient s'accorder avec des superstitions étrusques connues depuis longtemps à Rome et avec les traditions religieuses des livres sibyllins, d'après lesquelles le monde devait se renouveler périodiquement. Le renouvellement du monde était un sujet favori de conversation, et l'aruspice Volcatius en avait vu le présage dans la comète qui était apparue aux jeux célébrés en l'honneur de la Victoire de César en 44. Virgile profita de la naissance de cet enfant et du consulat de Pollion pour mettre en vers mélodieux ces vagues idées philosophiques et religieuses, pour prédire qu'avec le consulat de Pollion commencerait une ère de paix, d'ordre et de justice, pendant laquelle vivrait cet enfant. Mais hélas ! la réalité répondait aux prophéties du poète par les massacres et l'incendie de Pérouse

La fin de l'aristocratie romaine semblait devoir amener avec elle la fin de l'Italie et de l'empire. Il n'y avait plus dans tout l'empire qu'une force organisée : les légions ou, pour mieux dire, les bandes de pillards qu'on continuait par habitude à appeler des légions. Leurs chefs, maîtres du monde en apparence, étaient en réalité les esclaves des soldats. Sous le régime de violence et de rapine, tout se décomposait avec une effrayante rapidité : la richesse privée et publique, les lois, les traditions, les institutions. Seule la littérature était en progrès. Quelques poètes et prosateurs admirables se formaient dans cet immense désordre. Mais les grands poètes ne suffisent pas pour tenir uni et pour gouverner un empire. Seul, un homme commençait à se dire qu'il fallait faire quelque chose pour sortir de cette situation désastreuse et pour dominer la dissolution universelle. C'était Antoine, que les historiens anciens accusent de n'avoir plus pensé, après Philippes, qu'à Cléopâtre. Il étudiait les plans de la guerre de Perse dressés par César et dont il s'était emparé la nuit du 15 mars, et il se disait, comme César, que seul le conquérant de la Perse aurait, à son retour, assez d'argent et de gloire pour être le maitre de la situation.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] DION, XLVII, 49.

[2] APPIEN, B. C., IV, 135 ; VELLEIUS, II, 71.

[3] VELLEIUS, II, 72 ; APPIEN, B. C., V, 2.

[4] APPIEN, B. C., V, 2. — Ce Lepidus est peut-être celui dont il est question dans l'inscription rapportée dans le Bull. Corr. Hell., 1879, 151.

[5] APPIEN, B. C., IV, 136.

[6] SUÉTONE, Auguste, 13.

[7] DION, XLVIII, 4.

[8] APPIEN, B. C., V, 14.

[9] APPIEN, B. C., V, 3 ; DION, XLVIII, 1.

[10] DION, XLVIII, 1, — APPIEN, B. C., V, 3, dit au contraire, et probablement d'après les mémoires d'Auguste, que ces provinces devaient être données à Lépide, dans le cas où Octave aurait trouvé injustes les soupçons d'une trahison avec Sextus Pompée qui pesaient sur Lépide. C'est Dion qu'il faut croire, car cette prétendue trahison n'était évidemment qu'un prétexte pour dépouiller Lépide.

[11] J'appelle l'attention sur cette formule, contenue dans le sénatus-consulte proposé le 1er janvier 43 par Cicéron. CICÉRON, Phil., V, XIX, 53 : agri... qui sine injuria privatorum dividi posset. Il me parait vraisemblable qu'une formule analogue figurait dans toutes les lois agraires, même dans celles de César de l'année 59 avant J.-C. C'était un moyen pour ne pas trop effrayer le public des classes moyennes. Malheureusement cette formule permettait aux propriétaires de rendre la loi inapplicable.

[12] APPIEN, B. C., IV, 3.

[13] APPIEN, B. C., V, 14.

[14] APPIEN, B. C., V, 3 ; DION, XLVIII, 12.

[15] Comme on peut le voir dans APPIEN, B. C., V, 12 et DION, XLVIII, 11-12. Voy. GANTER, Die Provinzial-verwaltung der Triumvirn, Strasbourg, 1892, p. 2.

[16] DION, XLVIII, 2 ; APPIEN, B. C., V, 3.

[17] SEECK, Kaiser Augustus, Leipzig, 1902, p. 63 et suiv., s'est bien rendu compte de ce fait. Que certains événements aient rendu avantageuses quelques-unes des clauses défavorables du traité de Philippes qu'Octave avait dû subir, cela est évident et nous le montrerons dans la suite ; mais il est puéril d'en conclure comme le font beaucoup d'historiens, qu'Octave ait dès le premier instant su prévoir et vouloir tout cela.

[18] DION, XLVII, 17.

[19] DION, XLVIII, 33.

[20] DION, XLVIII, 33 ; GAÏUS, Institutes, II, 227.

[21] HORACE, Satires, I, IV, 73 et suiv.

[22] VIRGILE, Bucoliques, III, 86.

[23] SUÉTONE, III, Gr. 10.

[24] PLUTARQUE, Antoine, 23 ; DION, XLVIII, 3 ; APPIEN, B. C., V, 12.

[25] APPIEN, B. C., V, 12. Appien se trompe cependant en disant que les légions furent restituées et DION, XLVIII, 5, a raison de dire le contraire.

[26] Les clauses particulières de l'accord de Téanum nous montrent bien que cette accusation avait été dirigée contre Octave. Voy. APPIEN, B. C., V, 20.

[27] DION, XLVIII, 5.

[28] Un passage d'APPIEN, B. C., V, 12, nous montre qu'on fixa les indemnités. Mais elles ne furent pas payées.

[29] DION, XLVIII, 6. Voy. VIRGILE, Bucoliques, I, 70.

[30] APPIEN, B. C., V, 12.

[31] APPIEN, B. C., V, 14 ; DION, XLVIII, 5 et 6.

[32] APPIEN, B. C., V, 14.

[33] SERVIUS, ad Virg. Buc., II, 1.

[34] C. I. L., X, 6087. Qu'il ait été désigné pour cette mission à la suite des remontrances de Lucius et de Fulvie n'est qu'une supposition.

[35] APPIEN, B. C., V, 13.

[36] DION, XLVIII, 8.

[37] APPIEN, B. C., V, 25.

[38] APPIEN, B. C., V, 12.

[39] APPIEN, B. C., V, 13 ; V, 15.

[40] APPIEN, B. C., V, 12. On voit cependant par DION, XLVIII, 7 et par APPIEN, B. C., V, 72, que cette année-là et au moment de la paix de Misène, beaucoup de biens conl3squés n'avaient pu encore être vendus.

[41] VELLEIUS, II, 72 ; DION, XLVIII, 7 et 19 ; APPIEN, B. C., V, 2 et 25.

[42] C'est ce que nous montre la convention de Téanum : APPIEN, B. C., V, 20. Voy. DION, XLVIII, 10.

[43] APPIEN, B. C., V, 19 ; DION, XLVIII, 7.

[44] DION, XLVIII, 7.

[45] DION, XLVIII, 8-9.

[46] APPIEN, B. C., V, 18.

[47] APPIEN, B. C., V, 19. C'est là un fait important, parce qu'il montre que Lucius ne fut pas, comme le veulent certains historiens, un instrument entre les mains de Fulvie, mais qu'il agit pour son compte et pour des motifs personnels, s'unissant dans la suite à Fulvie, quand celle-ci pour d'autres motifs fut amenée à faire de l'opposition à Octave.

[48] Cela aussi est prouvé par les clauses de la convention de Téanum : APPIEN, B. C., V, 20.

[49] DION, XLVIII, 8-9.

[50] Shaper pense que les vers 7 et 8 ont été ajoutés après l'an 30 avant J.-C. quand on introduisait dans l'État le commencement d'un culte d'Auguste. Mais cette hypothèse est inutile : au contraire, ces vers, s'ils ont été écrits à cette époque-là nous aident à comprendre les courants révolutionnaires de sentiments nouveaux qui gagnaient le public et la littérature, et d'où naquit l'idée de l'apothéose de César.

[51] Les faits racontés par APPIEN, V, 15-17, nous sont expliqués dans le récit plus bref de DION, XLVIII, 9. Voy. aussi SUÉTONE, Auguste, 13 : neque veteranorum neque possessorum gratiam tenuit.

[52] DION, XLVIII, 9.

[53] APPIEN, B. C., V, 13.

[54] PLUTARQUE, Antoine, 23-24. Censorinus n'était pas gouverneur de la Grèce seulement, comme le dit Plutarque, mais aussi de la Macédoine. Voy. C. I. L., I, p. 461.

[55] PLUTARQUE, Antoine, 24.

[56] PLUTARQUE, Antoine, 24.

[57] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, 12.

[58] APPIEN, B. C., V, 4-5.

[59] APPIEN, B. C., V, 7.

[60] PLUTARQUE, Antoine, 24.

[61] Ce qui prouve que les tributs imposés en Orient donnèrent peu d'argent, ce sont non seulement les anecdotes que raconte PLUTARQUE, Antoine, 24, mais aussi ce fait qu'Antoine, comme nous le verrons, n'avait pas d'argent au moment de la conclusion du traité de Brindes.

[62] C'est là la version de PLUTARQUE, Antoine, 25. APPIEN, B. C., V, 8 est d'un autre avis.

[63] APPIEN, B. C., V, 9.

[64] APPIEN, B. C., V, 19.

[65] APPIEN, B. C., V, 20 ; c'est peut-être à cet accord qu'il y a une allusion vague dans DION, XLVIII, 10.

[66] DION, XLVIII, 10.

[67] APPIEN, B. C., V, 20-21.

[68] DION, 48, 10 ; APPIEN, B. C., V, 21.

[69] APPIEN, B. C., V, 21.

[70] APPIEN, B. C., V, 24.

[71] En réalité DION, XLVIII, 20, place cette réconciliation avec Lépide un peu plus tard ; mais il me semble probable que les premiers pourparlers aient commencé à ce moment-là et qu'Octave, pour l'engager à faire bonne garde à Rome, lui ait fait entrevoir la possibilité de cette restitution.

[72] Il n'y a pas trace de ces pourparlers ni de ces conseils dans les historiens, mais il me parait nécessaire de les supposer pour expliquer les levées que fit Lucius et la révolte qu'il prépara dans les villes d'Italie, en se donnant de plus on plus comme le défenseur des intérêts des conservateurs. Si Lucius et Fulvie avaient été sûrs d'être aidés par les généraux d'Antoine, ils n'auraient pas eu recours à ces expédients téméraires qui n'avaient d'autre but que de causer assez de désordre et de danger pour que les généraux fussent obligés d'intervenir.

[73] APPIEN, B. C., V, 31.

[74] APPIEN, B. C., V, 2.3 ; DION, XLVIII, 12.

[75] APPIEN, B. C., V, 23.

[76] APPIEN, B. C., V, 26 ; DION, XLVIII, 21.

[77] APPIEN, B. C., V, 26 ; mais cela pourrait être une calomnie ou du moins une exagération des partisans d'Octave.

[78] VELLEIUS, II, 75 et 76. Le passage est important, parce qu'il nous laisse entrevoir les intrigues secrètes de cet épisode, et il nous démontre que, en réalité, on essaya de préparer une révolte eorum qui perdiderunt agros. Très probablement, la Campanie ne fut pas le seul pays où on ourdit de telles intrigues, et nous connaissons ceci simplement parce que l'historien a voulu parler de son aïeul.

[79] APPIEN, B. C., V, 27 ; DION, XLVIII, 13.

[80] MARTIAL, XI, 20. Toutefois Weichert et Drumann le considèrent comme apocryphe ; Gardthausen, au contraire, le croit authentique.

[81] APPIEN, B. C., V, 27.

[82] Voy. APPIEN, B. C., V, 31.

[83] APPIEN, B. C., V, 27.

[84] APPIEN, B. C., V, 27.

[85] APPIEN, B. C., V, 52, dit qu'Antoine retint pendant l'hiver à Alexandrie les ambassadeurs des colonies : τούς πρέσβεις... τούς άπό τών χληρουχιών. Il n'est pas auparavant question de l'envoi de ces ambassadeurs. Il est probable qu'il les garda pendant l'hiver, parce qu'ils arrivèrent à la fin de la saison de la navigation. Ils étaient sans doute partis au commencement de l'automne.

[86] APPIEN, B. C., V, 28 — DION, XLVIII, 11, place cette ambassade avant le jugement de Gabies.

[87] DION, XLVIII, 13. Je suppose que ce fut cette raison qui fit agir Octave ; mais l'histoire de cette guerre est très obscure.

[88] APPIEN, B. C., V, 30 ; DION, XLVIII, 13.

[89] APPIEN, B. C., V, 30 ; DION, XLVIII, 13.

[90] DION, XLVIII, 13.

[91] SUÉTONE, Tibère, 4 : il prétend que Tiberius Claudius Néron était à Pérouse, mais cela est démenti par VELLEIUS, II, 75.

[92] Voy. JULLIAN, C. P., I, p. 20-21 : il fait observer justement que beaucoup d'historiens n'ont pas vu quelle était l'importance de cette guerre ; mais il me semble aussi que la résistance de l'Italie fut moins grande qu'il ne le dit ; le pays en réalité demeura tranquille ; il n'a été relaté que très peu de désordres pendant le siège de Pérouse.

[93] APPIEN, B. C., V, 33-35.

[94] APPIEN, B. C., V. 11.

[95] Au sujet des aræ perusinæ, épisode obscur et terrible, voy. GROEBE, App. à Drumann, 2, p. 474 et suiv.