GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE XI. — LE MASSACRE DES RICHES ET LA BATAILLE DE PHILIPPES.

 

 

Que se dirent sous cette tente les trois personnages pendant les deux ou trois jours[1] que dura la discussion ? Les contemporains n'en ont rien su, et naturellement nous n'en savons rien non plus. Des informations exactes n'auraient pu être données que par ces personnages eux-mêmes, et chacun d'eux eut dans la suite trop de raisons pour rejeter sur les deux autres la responsabilité des décisions prises. On est donc obligé de se borner à rapporter les résultats de l'entretien, et ils ne sont que trop connus. La situation devait sembler terrible aux trois généraux, et elle l'était en réalité. Ils avaient, comme disaient les anciens, à résoudre le problème d'Archimède, ce que nous appellerions aujourd'hui la quadrature du cercle. Après la lex Pedia et la révolte de tant de légions, la guerre avec Brutus et Cassius, c'est-à-dire avec la dernière armée du parti conservateur, devenait inévitable. Ils ne pouvaient donc pas congédier une seule des quarante-trois légions à la tête desquelles ils se trouvaient ; ils étaient obligés de tenir les promesses extravagantes que, dans la fureur de la lutte, ils avaient faites à ces 200.000 hommes ; ils avaient aussi à entretenir les 30 ou 40.000 hommes de troupes auxiliaires et de cavalerie qui suivaient leur armée ; ce qui, d'après leurs calculs, comportait une dépense de plus de 800 millions de sesterces, — environ 200 millions de francs[2] ; et les triumvirs n'avaient pas d'argent. Le trésor public qu'Octave avait dévalisé au mois d'août, pour payer les soldats et la plèbe, était vide. Les provinces les plus riches de l'Orient, et surtout l'Asie, étaient au pouvoir de l'ennemi ; les provinces pauvres de l'Europe ne pouvaient suffire à payer des soldes aussi élevées ; on ne pouvait non plus compter sur l'Italie qui, depuis plus d'un siècle, avait perdu l'habitude de payer des impôts, et qui se montrait si réfractaire au tributum rétabli par le sénat. En somme, cette grande révolution dans les commandements militaires des provinces de l'Europe n'avait réussi que grâce aux promesses dont les trois chefs avaient été si prodigues, et qu'ils ne pouvaient pas tenir en ayant recours aux moyens ordinaires. Craignant d'être abandonnés par leurs soldats, s'ils manquaient d'argent, poussés en partie par le sentiment qui fait le plus facilement accomplir des actes téméraires, la peur, en partie par cette nécessité fatale qui oblige si souvent les chefs des révolutions à se précipiter en avant parce qu'ils ne peuvent plus reculer, ils en vinrent à prendre des résolutions terribles qui, quelques mois auparavant, les auraient sans doute épouvantés tous les trois. Ils résolurent de s'emparer à eux trois du pouvoir absolu et de se le partager ; devenus maîtres souverains, ils confisqueraient les biens des classes riches, et ils les emploieraient à payer tant bien que mal les soldats ; puis ils se hâteraient d'aller porter la guerre en Orient contre Brutus et Cassius, si ceux-ci, comme il était probable, ne commettaient pas l'erreur de venir les attaquer en Italie pour sortir vite de cette situation si dangereuse. Ces décisions se tenaient étroitement : sans le pouvoir dictatorial on ne pouvait faire d'aussi grandes confiscations, et sans ces confiscations il n'était pas possible de faire la guerre. Octave déposerait donc le consulat ; ils prendraient tous les trois non pas le titre de dictateurs[3], mais celui de triumviri reipublicæ constituendæ, et ils s'attribueraient pour cinq ans, outre la fin de l'année déjà commencée, jusqu'au 1er janvier de l'an 37[4], un pouvoir semblable à celui de Sylla et de César, qui comprendrait la faculté de faire des lois[5], la juridiction criminelle sans restrictions, sans appel et sans procédure[6], la puissance souveraine des consuls sur tout l'État[7], le droit d'imposer des taxes, d'ordonner des levées, de nommer les sénateurs, les magistrats de Rome et des villes, les gouverneurs des provinces [8], le droit d'exproprier, de distribuer des terres, de fonder des colonies[9], de faire frapper des monnaies à leur effigie[10]. Ils se répartiraient les provinces, mais ils gouverneraient tous les trois de concert Rome et l'Italie. Octave, qui avait l'armée la moins nombreuse et l'autorité la plus faible, à cause de son âge, aurait la moins bonne part[11] : l'Afrique, la Numidie et les îles ; Antoine aurait la Gaule chevelue et la Cisalpine ; Lépide la Gaule narbonnaise et les deux Espagnes[12]. Lépide cependant, qui était le beau-frère de Brutus et de Cassius, ne pouvait prendre part à la guerre contre les deux conjurés : Antoine et Octave prendraient donc le commandement de quarante des quarante-trois légions dont ils disposaient, ce qui leur en ferait vingt à chacun, tandis que Lépide resterait avec trois légions pour veiller sur l'Italie. Puis on fit une liste d'une centaine de sénateurs et d'environ deux mille chevaliers, choisis parmi les plus riches ; on y ajouta un certain nombre d'adversaires politiques, pour enlever au parti conservateur les quelques hommes restés en Italie, qui avaient encore de l'énergie et de l'habileté ; on condamna les uns et les autres à mort et à la confiscation de leurs biens[13]. Il semble qu'il y eut à ce sujet de nombreuses discussions, car chacun voulait sauver des amis et des parents. Mais Antoine était trop plein de haine et de rage ; Lépide et Octave avaient trop peur. Ils finirent par composer une liste sur laquelle ils choisirent, les uns disent douze, les autres dix-sept[14] victimes qui devaient passer les premières et dont la mort était absolument décidée. Parmi eux était Cicéron, qu'Octave abandonnait à Antoine. Ils donnèrent même à Quintus Pédius l'ordre de faire mettre à mort immédiatement ces proscrits, avant que la loi sur le triumvirat leur eût donné le droit de condamner à mort les citoyens. Ils décidèrent aussi de promettre solennellement qu'une fois la guerre terminée, ils donneraient aux vétérans de César, qui n'avaient rien reçu, les terres que leur avait promises le dictateur ; mais il est peu probable qu'ils aient arrêté à ce moment-là dans ses détails la distribution des terres, qui fut faite réellement dans la suite. Ils nommèrent enfin les magistrats pour l'année suivante, choisissant pour toutes des amis : Ventidius Bassus allait remplacer au consulat pour les derniers mois de l'année Octave qui donnerait sa démission[15], Plancus et Lépide seraient consuls l'année d'après. Il fut également convenu, et, à ce qu'il semble, sur la demande des soldats, qu'Octave épouserait la fille de Clodius et de Fulvie[16].

C'est ainsi que le despotisme militaire, qui deux années auparavant avait été exercé par un homme d'une haute intelligence, était rétabli, et partagé entre trois personnages dont Antoine seul était un homme remarquable malgré ses défauts. Octave n'était qu'un jeune homme de vingt ans, et Lépide un homme médiocre et obscur, qui devait sa situation à un coup de fortune. Pour réconcilier Antoine avec Octave et refaire l'unité du parti césarien, il avait fallu un médiateur : Lépide seul avait pu rendre ce service, et il en était payé en ayant sa part du triumvirat. Il est à remarquer, cependant, que les trois complices n'osèrent pas prendre le titre de dictateurs, qu'ils se donnèrent comme les réorganisateurs de l'État, et qu'ils prirent le pouvoir pour une durée de cinq ans, voulant indiquer par là que leur despotisme ne serait qu'une parenthèse dans la longue histoire constitutionnelle de Rome. Ils n'osèrent donc pas affronter la superstition républicaine, et cet attachement à la constitution qui était devenu encore plus vif dans les hautes classes, après la mort du dictateur ; et ils rendirent pour cela, au moment même où ils détruisaient la république, un hommage platonique aux principes républicains en respectant la récente loi d'Antoine qui abolissait la dictature. Mais le public n'eut guère le temps d'admirer ces subtilités. On plaisanta d'abord en voyant nommer consul ce Ventidius Bassus qui avait débuté comme muletier, car jamais homme venu d'aussi bas n'était arrivé au consulat, et quand, à peu de temps de là Ventidius éleva dans un temple une statue aux Dioscures, un bel esprit écrivit contre lui une parodie mordante de la célèbre poésie de Catulle :

Phaselus ille quem videtis, hospites[17]...

Mais on ne plaisanta plus, quand, vers le 15 novembre, quelques jours après avoir reçu la nouvelle de l'établissement du triumvirat, Quintus Pédius, effrayé lui-même le premier d'un ordre aussi cruel, dut envoyer des sicaires pour tuer les douze condamnés, dont quatre furent trouvés immédiatement et mis à mort. Une terreur folle s'empara de Rome à ce premier éclat de la tempête que l'on redoutait. Pédius fut obligé de sortir de chez lui et de parcourir la ville toute la nuit pour tranquilliser la population, et le lendemain, ne sachant que faire, il publia, sur sa propre initiative, un édit dans lequel il assurait que douze citoyens seulement avaient été condamnés. Mais, comme pour accroître l'épouvante, le jour suivant Quintus Pédius mourut subitement[18]. L'orage alors se déchaîna. Le 24, le 25 et le 26 novembre, l'un après l'autre, Octave, Antoine et Lépide entrèrent à Rome, chacun avec une légion et la cohorte prétorienne : ils firent approuver le jour suivant, le 27, sur la proposition de L. Titius, et sans la promulguer, la lex Titia, qui établissait le triumvirat jusqu'au 31 décembre de l'année 38[19] ; ils nommèrent un ancien officier de César, Caïus Carrinas, consul à la place de Pédius ; puis ils se mirent à publier la liste des proscrits, en promettant de belles récompenses à tous ceux qui, hommes libres ou esclaves, les dénonceraient ou les mettraient à mort ; en menaçant de la mort et de la confiscation quiconque les cachait ou les aidait à fuir, fût-il un de leurs proches parents ; en brisant en somme d'un coup tous les liens de fidélité, de respect et d'affection existant entre le maitre et le serviteur, le patron et le client, l'ami et l'ami, le mari et la femme, le père et les enfants. Le désordre qui en résulta fut terrible. Les habitudes invétérées par l'éducation furent écartées subitement, ainsi que l'hypocrisie inconsciente ou la simulation étudiée ; chacun s'abandonna à ses instincts ; de même que, dans une nuit sombre, l'éclair qui soudain remplit le ciel d'un grand éclat fait voir avec une netteté extraordinaire le tronc et les branches des grands arbres, ainsi à ce coup de foudre on vit nettement les rameaux des nouveaux vices et des nouvelles vertus qui avaient poussé sur le tronc vigoureux de l'ancienne vie romaine, transformée par la richesse, la puissance et la culture intellectuelle[20]. Chez les uns l'égoïsme, la faiblesse nerveuse, et cette soif ardente de vivre que fait naître la civilisation en multipliant à la fois les plaisirs intellectuels et les plaisirs sensuels, éclatèrent soudain dans des cruautés et des lâchetés sans exemple. On vit d'orgueilleux sénateurs qui avaient porté le paludamentum consulaire et qui, avec l'autorité de rois, avaient gouverné d'immenses provinces, se déguiser en vidangeurs et en esclaves, embrasser les genoux de leurs serviteurs, en les suppliant de ne pas les trahir, se cacher sous les planchers, dans les égouts, dans les tombes abandonnées. Les uns s'oublièrent dans leur trouble, se perdirent en soupirs et en lamentations et se laissèrent prendre. D'autres coururent au-devant de leurs bourreaux pour être plus tôt délivrés de l'attente de la mort, plus douloureuse que la mort elle-même. Il y eut des serviteurs qui tuèrent leur maître de leurs propres mains, des femmes qui parvinrent à faire inscrire sur la liste fatale des maris qu'elles détestaient, ou qui, leur faisant croire qu'elles voulaient les sauver, les livrèrent elles-mêmes aux bourreaux. Il y eut même des fils qui dénoncèrent l'endroit où était caché leur père. Les jeunes gens surtout firent preuve d'une abominable lâcheté dans ces moments terribles[21]. La génération de ceux qui étaient nés vers l'an 60, comme Octave, avait une peur plus grande de la mort et de la pauvreté, et se montra encore plus farouche et plus lâche que celle des contemporains de César. D'autres, au contraire, sentirent se réveiller en eux, devant le danger, ce qui leur restait de l'ancienne férocité romaine ; ils se barricadèrent dans leurs maisons ; ils armèrent leurs esclaves et firent du massacre avant d'être tués eux-mêmes. Un vieux Samnite qui avait pris part jadis à la guerre sociale et qui était proscrit maintenant à quatre-vingts ans, à cause de sa fortune, fit jeter par ses esclaves aux passants de la rue l'or, l'argent et tous les objets précieux qu'il possédait, afin d'en frustrer les bourreaux ; puis il mit le feu à sa maison et se jeta dans les flammes. Chez d'autres, au contraire, on vit briller la bonté, la générosité, l'abnégation, les belles vertus humaines que la civilisation rend plus fortes encore, en donnant aux esprits d'élite une conscience plus vive de leurs devoirs. C'est ainsi que l'on vit d'humbles serviteurs, de jeunes enfants sans expérience, des femmes timides lutter de ruse avec les bourreaux, cacher leur maitre, leur père, leur mari, en risquant leur tête, préparer leur fuite, obtenir leur pardon des triumvirs, et parfois s'immoler à leur place. Un serviteur fidèle alla jusqu'à prendre les vêtements de son maitre pour se faire tuer à sa place par les bourreaux pressés. Enfin la plupart des proscrits essayèrent de s'enfuir et de gagner la mer pour y trouver quelque navire qui les conduisît en Orient ou auprès de Sextus Pompée, qui était accouru avec sa flotte en Sicile, avait tâché de persuader au gouverneur de reconnaître le haut commandement sur les côtes que le sénat lui avait attribué[22], et de là cherchait à venir en aide aux proscrits, en publiant dans toutes les villes d'Italie des édits par lesquels il promettait à ceux qui sauveraient un proscrit une récompense double de celle qui était promise pour le mettre à mort. Il envoya même le long des côtes d'Italie de nombreux vaisseaux pour recueillir les fugitifs ou pour indiquer leur chemin aux embarcations conduites par des pilotes inexpérimentés[23]. Malgré son aide, un grand nombre de proscrits étaient cependant pris en route. Tous les jours et de tous les points de l'Italie arrivaient des troupes de soldats apportant dans des sacs les têtes coupées des nobles sénateurs ou des riches financiers proscrits, qu'ils allaient exposer sur le forum, horribles trophées de cette épouvantable guerre civile. Ceux qui réussissaient à fuir et qui, après bien des aventures, trouvaient un refuge momentané en Orient ou en Sicile, savaient que leurs terres étaient confisquées, leurs maisons envahies par les usurpateurs et dévalisées, leurs familles dispersées, et qu'ils ne pourraient plus rentrer en Italie qu'après une nouvelle guerre civile.

La grande propriété et la haute ploutocratie étaient presque entièrement exterminées ; les biens des classes riches d'Italie, qui constituaient une partie considérable des dépouilles faites par Rome dans le monde entier, tombaient au pouvoir de la révolution populaire victorieuse. On laissait seulement leur dot aux veuves des proscrits, la dixième partie de leur fortune à leurs fils et la vingtième à leurs filles[24]. Partout, à Rome et en Italie, les triumvirs recueillaient un énorme butin : tout l'or et tout l'argent trouvé dans les maisons des riches chevaliers ; les autres objets de valeur, la vaisselle, les statues, les vases, les meubles, les tapis qui ornaient les demeures élégantes, et aussi les esclaves ; un grand nombre de maisons de rapport et de palais à Rome ; les plus belles villas du Latium et de la Campanie ; un nombre infini de propriétés éparses dans toute l'Italie et cultivées par des colons ; les grands domaines de l'Italie méridionale et de la Sicile intérieure qui appartenaient pour la plupart aux riches chevaliers de Rome ; de vastes terres que possédaient des sénateurs et des chevaliers dans la Cisalpine et en dehors de l'Italie, surtout en Afrique ; des bêtes de somme et des instruments, des bœufs, des chars, des chevaux, des esclaves habiles dans certains arts et dans certains métiers ; enfin des créances que beaucoup de ces chevaliers avaient sur des tiers et qui étaient aussi confisquées. Toutes ces valeurs devaient petit à petit être mises en vente. Mais les triumvirs furent les premiers à se servir, et tous les trois voulurent en quelques jours se créer un patrimoine considérable ; en éloignant des enchères les concurrents et achetant pour presque rien tous les biens qui leur plurent[25]. La vente sérieuse eût dû alors commencer. Mais l'exemple des triumvirs fut imité par les officiers les plus influents, tels que Rufrénus et Canidius, qui avaient risqué leur vie pour entraîner les légions à la révolte. Comme leurs chefs, ceux-ci envoyèrent aux enchères des soldats pour éloigner les acheteurs étrangers ; et si quelque maladroit s'obstinait à vouloir acheter quelque chose, ils faisaient aussitôt monter les prix, l'obligeant à acheter dans des conditions ruineuses[26]. Ne voulant pas mécontenter les soldats, les triumvirs durent les laisser faire[27] ; et bientôt, au milieu de bandes joyeuses et insolentes de soldats venus de tous les points de l'Italie, des petites villes florissantes de la Gaule cisalpine, des montagnes d'Apulie ou de Lucanie, des villes en décadence de l'Italie méridionale, les crieurs publics annoncèrent, dans tous les quartiers de Rome et dans beaucoup de villes d'Italie, la vente à l'encan des dépouilles de ces aristocrates et de ces financiers qui par les armes et l'usure avaient saccagé tous les domaines de la république. Ceux qui avaient dépouillé le monde étaient dépouillés à leur tour ; et tandis qu'un ancien muletier exerçait le consulat et montrait aux yeux de tous la victoire politique des classes pauvres sur les classes riches, les immenses patrimoines amassés par celles-ci dans l'enceinte de Rome sur les décombres de tant de civilisations détruites étaient la proie d'une horde ivre de pillage. Cependant les familles de l'aristocratie romaine avaient entre elles tant de liens d'amitié et de parenté que pour beaucoup, il ne fut pas impossible de trouver. au milieu même de toutes ces rapines, des protecteurs cachés parmi ceux qui, pour le public naïf, semblaient devoir être leurs féroces ennemis. C'est ainsi que Calénus sauva Varron[28] ; et qu'Octavie, sœur d'Octave et femme de Marcellus, douce, belle et intelligente matrone, intercéda auprès de son frère en faveur de nombreux proscrits. Atticus, le fidèle ami de tout le monde, ne fut pas inquiété : Antoine lui-même, qui lui était reconnaissant d'avoir secouru sa femme et ses amis aux heures difficiles, s'opposa à sa proscription[29]. Mais ni Verrès ni Cicéron ne purent échapper ; et ils se retrouvèrent tous les deux, l'accusateur et l'accusé, au bout de vingt sept ans, sur le bord du même abîme. Verrès fut proscrit à cause de ses richesses, bien qu'il fût vieux et qu'il se tînt depuis tant d'années en dehors des affaires publiques, jouissant en paix de ses anciennes rapines[30]. Quant à Cicéron, malgré son nom glorieux, il devait être la victime, en même temps que son frère et que son neveu, de la haine d'Antoine. Si son fils ne se fût trouvé alors en Grèce, la famille aurait été anéantie tout d'un coup. Lui du moins, il mourait, son œuvre achevée et après avoir acquis le droit d'être considéré, avec César, comme la plus grande figure de cette grande époque de l'histoire de Rome. Les historiens d'aujourd'hui ont à coup sûr beau jeu, quand ils s'appliquent à nous montrer les faiblesses, les hésitations et les contradictions de Cicéron ; mais ils oublient qu'on eût pu probablement en dire autant de ses contemporains et de César lui-même et que si la chose est plus facile avec Cicéron, c'est qu'il nous les a racontées lui-même. Il y a cependant autre chose à voir dans Cicéron, et dans le rôle historique qu'il a joué. Dans cette société romaine où depuis tant de siècles personne n'avait pu devenir un homme d'État, à moins d'appartenir à la haute noblesse, d'être un riche seigneur ou un illustre général, Cicéron le premier, bien qu'il ne fût ni noble, ni riche, ni homme d'épée, entra dans la classe dirigeante, y occupa les premiers postes et gouverna la république avec les nobles, les millionnaires et les généraux, et cela parce qu'il parlait et écrivait d'une façon admirable, parce qu'il savait exposer au grand public dans un style clair les idées complexes et profondes de la philosophie grecque. Dans l'histoire de Rome et par suite dans l'histoire de la civilisation européenne dont Rome est l'origine, il fut le premier homme d'État appartenant à la classe des intellectuels ; et par conséquent le chef d'une dynastie aussi corrompue, vicieuse et malfaisante que l'on voudra, mais dont l'historien, même s'il la déteste, doit reconnaître qu'elle a duré plus longtemps que celle des Césars, car, depuis Cicéron jusqu'à nous, elle n'a jamais cessé de dominer l'Europe pendant vingt siècles. Cicéron fut le premier de ces hommes de plume, qui dans toute l'histoire de notre civilisation ont été tantôt les soutiens de l'État et tantôt les artisans de la révolution ; rhéteurs, jurisconsultes, polygraphes dans l'empire païen ; apologistes ensuite et pères de l'Église ; moines, légistes, théologiens, docteurs et lecteurs au moyen âge ; humanistes à l'époque de la Renaissance ; encyclopédistes en France au dix-huitième siècle ; et de nos jours avocats, journalistes, publicistes et professeurs. Cicéron a pu commettre de graves erreurs politiques ; mais son importance historique n'en est pas moins égale à celle de César, et de peu inférieure à celle de saint Paul ou de saint Augustin. Il faut aussi dire de Cicéron qu'il eut toutes les grandes qualités de la dynastie qu'il fonda et qu'il n'en eut que les défauts les plus légers. C'était un de ces hommes comme il ne s'en rencontre que rarement, même dans le monde des penseurs et des écrivains, qui n'ont ni l'ambition du commandement, ni la soif des richesses, mais seulement le désir, beaucoup plus noble, même s'il entraîne une certaine vanité, d'être admirés. De tous les hommes qui gouvernèrent alors le monde romain, Cicéron seul ne perdit pas entièrement dans l'affreuse politique de son époque cette conscience du bien et du mal qui, si elle ne met pas l'homme à l'abri des petites faiblesses, l'empêche cependant de commettre les grands crimes ; et il fut le seul à essayer de gouverner le monde, non pas avec le fol entêtement de Caton ou le cynique opportunisme des autres, mais d'après une méthode réfléchie, en s'efforçant de rester fidèle au milieu des désordres de son temps aux traditions républicaines, de concilier les austères vertus latines avec les arts et la sagesse des Grecs, de répandre dans toute la société romaine un esprit d'équité et de douceur qui rendit partout plus humaine l'application trop souvent aveugle et brutale du droit des forts. Les historiens ont pu plaisanter à la légère le bon Cicéron au sujet de ses utopies : ses contemporains durent les apprécier autrement, puisque quinze ans plus tard ils tâchèrent de réaliser une grande partie de ces prétendues utopies.

Cependant, quand le grand écrivain tomba sous les sicaires des triumvirs auprès de Formie, quelques citoyens seulement le pleurèrent en secret. Au milieu de cette tempête effroyable, chacun songeait à se sauver sans s'inquiéter du voisin qu'il voyait sombrer. L'épouvante grandissait encore le danger dans les imaginations ; les bruits les plus alarmants couraient ; on disait que les trois tyrans voulaient tout dévaliser ; Octave, qui était arrivé au pouvoir avec une rapidité sans exemple dans l'histoire de Rome, se transformait pour le peuple en un monstre hideux de cruauté. On pouvait à la rigueur se résigner à la dictature d'un homme comme Antoine qui avait depuis longtemps fait ses preuves, ou à celle d'un grand seigneur comme Lépide ; mais en quoi ce jeune homme de vingt et un ans, ce fils d'un usurier, — car, dans la haine qu'on lui portait, on confondait son père avec son aïeul —avait-il mérité d'être le maitre de Rome ? Bientôt, les rues de Rome furent couvertes d'inscriptions injurieuses pour ses ancêtres et pour lui[31] ; on raconta sur son compte les histoires les plus affreuses ; on prétendit qu'il dictait à table, étant ivre, les condamnations à mort[32] ; qu'il s'opposait à ce que l'on mit fin aux massacres, comme l'auraient voulu les deux autres triumvirs[33], qu'il avait mis sur la liste des proscrits des infortunés à qui il voulait simplement voler de magnifiques vases grecs[34]. C'étaient sans doute là des exagérations, mais la plupart des gens y croyaient, et c'est pourquoi un grand nombre de ceux qui n'avaient pas été proscrits et qui avaient de la fortune ou un grand nom fuyaient et quittaient l'Italie, comme Livius Drusus et Favonius et beaucoup d'autres. S'ils avaient été respectés jusqu'alors, les violences dont ils avaient été témoins ne faisaient-elles pas croire que d'autres allaient suivre, plus terribles encore ? Et leurs craintes n'étaient que trop fondées, car les triumvirs, ne pouvant plus contenir les soldats, étaient obligés de les suivre, emportés eux-mêmes par cette force des événements qui, dans les révolutions surtout, conduit si souvent à des résultats qui dépassent de beaucoup les intentions des hommes à qui on en attribue plus tard la gloire et l'infamie, comme s'ils en étaient véritablement les auteurs. Quand les triumvirs se mirent à vendre les maisons, les terres, le mobilier des proscrits, ils s'aperçurent bientôt que les confiscations ne leur apportaient pas autant d'argent qu'il leur en fallait pour la guerre, et que la valeur marchande de cette proie immense était presque nulle. Peut-être un grand nombre des proscrits étaient-ils moins riches que le public ne l'imaginait ; peut-être aussi étaient-ils parvenus, au milieu de la grande panique, à cacher leurs capitaux, à les confier à des clients sûrs, ou à les déposer entre les mains des Vestales[35]. Beaucoup d'argent fut aussi sans doute détourné par les esclaves, par les affranchis, par les parents, par les sicaires, et, à cause du manque d'argent, bien peu de gens étaient en mesure d'acheter les biens mis en vente. On n'osait guère d'ailleurs acheter les biens des proscrits ; on redoutait les persécutions, la haine du peuple, les officiers qui s'entendaient pour accaparer ce qui était bon, et pour écarter les concurrents dangereux. Ainsi, au fur et à mesure que les confiscations continuaient et que le nombre des biens mis en vente augmentait, les acheteurs sérieux diminuaient[36] ; et la vente donnait de si petits bénéfices que les triumvirs ne tardèrent pas à la suspendre et à laisser dans l'abandon ces propriétés immenses en attendant des temps meilleurs. Il fallait, toutefois, trouver un peu d'argent... Faute de meilleurs moyens, les triumvirs eurent recours à de nouvelles spoliations au commencement de l'année 42. Ils ordonnèrent la confiscation des sommes déposées par les particuliers dans le temple de Vesta[37] ; ils augmentèrent le tributum déjà imposé par le sénat ; ils ordonnèrent que tous les citoyens, tous les étrangers, tous les affranchis qui possédaient plus de 400.000 sesterces déclareraient leur patrimoine et prêteraient à l'État une somme égale aux deux pour cent de leur valeur et le revenu d'une année, qui fut calculé, à ce qu'il semble, dans les cas douteux au dixième du capital : ils comprirent même dans ce calcul les maisons habitées par les propriétaires, dont on voulut bien n'évaluer que le revenu probable de six mois[38] ; ils imposèrent à ceux qui possédaient moins de 400.000 sesterces une contribution égale à la moitié du revenu d'une année[39] ; ils allèrent enfin jusqu'à inviter treize cents des plus riches matrones d'Italie à déclarer la valeur de leurs dots[40]. Il fallait pressurer l'Italie sans pitié pour en tirer tout l'or et l'argent qu'elle pouvait encore contenir. On décida aussi la confiscation des biens de ceux qui, bien que n'étant pas proscrits, prenaient la fuite ; dans l'espoir d'arrêter ainsi l'exode des émigrés de ce temps-là[41]. Au milieu de tous ces vols et de tous ces meurtres, Rufrénus, cet officier qui avait débauché les légions de Lépide, proposa aux comices une loi qui déclarait Jules César divus, et par laquelle on décidait non seulement de relever l'autel d'Érophile[42], mais de fermer la curie de Pompée, et d'élever à César un temple sur le forum, à l'endroit même où il avait été brûlé. C'était ainsi que le parti victorieux donnait satisfaction aux confuses aspirations du petit peuple, qui, depuis la mort de César, avait une vénération pour l'endroit où s'était élevé son bûcher. Mais il introduisait en même temps dans l'État une nouveauté révolutionnaire extrêmement grave : le culte d'un citoyen que tout le monde avait vu vivant, comme cela se faisait en Orient pour les rois[43].

Une épouvantable dissolution sociale était la conséquence des proscriptions. Les triumvirs eux-mêmes, saut Antoine, en étaient épouvantés. Grisé par le succès, les richesses et l'esprit de vengeance, Antoine gaspillait l'argent des fortunes confisquées dans des fêtes et des orgies de mimes, de chanteuses et de courtisanes, tandis que Fulvie se vengeait des humiliations qu'elle avait subies en s'abandonnant à ses instincts de rapine et de tyrannie. Mais Lépide nous apparaît dans un document contemporain comme un homme coléreux et brutal, en proie lui-même au dégoût et à la peur[44]. Quant à Octave, il semble atteint par une espèce de folie passagère, dans laquelle il passait par des alternatives de clémence et de férocité. Le fait n'est pas du reste difficile à expliquer chez un jeune homme si peu fait pour de telles tourmentes. C'était depuis son jeune âge un de ces enfants nerveux et délicats, comme en produisent les civilisations corrompues, raffinées et lasses, d'une complexion maladive et faible, et d'une intelligence précoce, que sa mère et sa grand'mère avaient entouré de soins délicats. A treize ans il s'était déjà montré dans ses études un petit prodige et avait même prononcé un discours public ; puis il était devenu très vite un jeune homme réfléchi et très studieux, qui veillait sur sa santé, buvait peu de vin[45], et quittait le moins qu'il pouvait ses livres et les maitres qu'il aimait, Athénodore de Tarse et Didymus Aréus. Mais soudain ce jeune homme élevé par des femmes, maladif et délicat, s'était trouvé lancé par le hasard au milieu d'une révolution ; et alors, brusquement, il était devenu ce que nous appellerions aujourd'hui un arriviste féroce, un de ces jeunes gens, comme il s'en trouve tant dans les civilisations raffinées et riches, que l'ambition, l'impatience de réussir, le manque de fermeté, la lâcheté font capables de commettre les plus grandes bassesses et les plus grandes cruautés. Il n'est donc pas surprenant que, faible et impressionnable, il se soit conduit de façon à ce que les historiens aient pu apporter à son sujet des récits très contradictoires, qui cependant demeurent vraisemblables, précisément parce qu'ils sont contradictoires. On comprend qu'aux moments les plus calmes, sa sœur, qu'il aimait, ait pu agir auprès de lui et sauver certains proscrits ; et qu'au contraire, aux heures troublées, quand il avait peur, il se soit montré cruel et ait même fait tuer différentes personnes qu'il soupçonnait d'attenter à sa vie[46].

La situation, du reste, devint bientôt si grave que même Antoine dut s'en préoccuper. Il était évident qu'après cet affreux pillage, les triumvirs ne pourraient vaincre l'immense dégoût qu'inspirait leur gouvernement à l'Italie, que s'ils détruisaient au plus vite l'armée de Cassius et de Brutus. Ce succès seul pouvait calmer un peu le mécontentement violent de l'Italie, qui, même s'il ne réussissait pas à renverser leur gouvernement, l'aurait toujours affaibli et paralysé. Déjà au commencement de l'an 42, Antoine avait envoyé à Brindes huit légions sous le commandement de L. Décidius Saxa et de C. Norbanus Flaccus et leur avait ordonné d'envahir au printemps la Macédoine, que Brutus, à la fin de l'année[47], avait, après avoir par représailles fait tuer Caïus Antonius, évacuée pour aller avec toute son armée en Asie, dans le but peut-être de recueillir de l'argent et de prendre ses quartiers d'hiver dans un pays plus riche et plus éloigné de l'Italie. Mais il était évident qu'après cette avant-garde il fallait envoyer le corps d'expédition, faire un effort beaucoup plus considérable : ce qui signifiait abandonner l'Italie en proie au mécontentement et à l'anarchie. Préoccupés de ce danger, les triumvirs se décidèrent à accomplir un acte de tyrannie tel que César n'en avait jamais osé de pareil : ils abolirent entièrement les droits électoraux des comices et ils désignèrent d'avance les magistrats qui rempliraient les charges pendant les cinq années du triumvirat[48]. C'était un moyen pour intéresser beaucoup de personnes à la stabilité du triumvirat. Mais tandis que Décidius et Norbanus débarquaient en Macédoine, Brutus et Cassius se rejoignaient à Smyrne avec leurs armées. Brutus, qui était le plus près de l'Italie et qui était le mieux renseigné sur tout ce qui passait, avait pris l'initiative de cette rencontre, en écrivant à Cassius qu'il fallait unir leurs armées et combattre ensemble les triumvirs, comme les décrets du sénat les autorisaient à le faire[49]. Cassius, qui songeait à ce moment à marcher sur l'Égypte pour châtier Cléopâtre, toujours fidèle au parti césarien, y avait consenti ; il avait laissé en Syrie une petite garnison sous les ordres de son neveu, et envoyé en Cappadoce un gros détachement de cavalerie pour mettre à mort le roi qui avait trahi et pour recueillir des métaux précieux[50] ; puis, avec le gros de son armée, il était allé au devant de Brutus jusqu'à Smyrne[51]. Un conseil de guerre y fut tenu. Brutus aurait voulu que Cassius et lui retournassent en Macédoine pour détruire les huit légions d'avant-garde et empêcher les autres de débarquer[52] : Cassius, au contraire, proposait un plan plus vaste, plus lent et plus habile, que Brutus finit par accepter. Ils n'étaient pas encore sûrs d'être partout les maîtres en Orient ; Rhodes, les républiques de la Lycie et d'autres villes étaient encore douteuses ; il y avait toujours à redouter une invasion des Parthes en Syrie, et en Égypte des intrigues nouvelles. Si, tandis qu'ils feraient la guerre en Macédoine, de grands troubles se produisaient en Orient, et si l'ennemi, qui disposait d'un plus grand nombre de soldats, tentait de les surprendre par terrière avec l'appui de l'Égypte, tout pouvait être perdu pour eux. Il valait mieux abandonner la Macédoine à l'ennemi, négocier avec les Parthes pour s'assurer leur neutralité, devenir avec les armes les maitres de la mer et de l'Orient, réunir une grande flotte, soumettre Rhodes et la Lycie, recueillir en Orient le plus d'argent qu'il leur serait possible, puis se rendre maîtres de la mer, couper les communications entre l'Italie et la Macédoine, et envahir la Macédoine. Il ne serait pas possible aux triumvirs d'y amener quarante légions, car les communications par mer étant coupées ou menacées, ils ne pourraient avoir amassé en Macédoine que la petite armée qu'on pourrait faire vivre sur le pays même et sur la Thessalie, qui étaient également stériles, dépeuplés, appauvris par les récentes guerres. En outre, si les hostilités se prolongeaient, le manque d'argent se ferait sentir, l'Italie en souffrirait encore, et le mécontentement grandirait parmi les soldats dont les appétits ne seraient pas satisfaits[53]. Brutus ayant accepté ce plan, Cassius céda une partie de son trésor à Brutus ; Labienus, le fils de l'ancien général de César, fut envoyé à la cour du roi des Parthes[54] ; il fut décidé que Brutus ferait la conquête de la Lycie, tandis que Cassius irait soumettre Pile de Rhodes.

Ces expéditions entreprises par l'ennemi obligèrent Antoine à retarder la guerre contre Brutus et Cassius[55]. Mais c'était pour lui un grand péril, car l'inertie à laquelle il était condamné énervait les soldats, encourageait le mécontentement du public, augmentait les difficultés politiques et financières au milieu desquelles le triumvirat se débattait. A n'importe quel prix, les triumvirs avaient besoin de faire quelque chose qui donnât à l'Italie l'impression de leur puissance. Antoine imagina alors d'envoyer Octave avec une partie de la flotte pour reprendre la Sicile. Sextus Pompée, qui, au commencement de l'année 42, avait fait mettre à mort le gouverneur de l'île et s'en était complètement emparé, commençait à devenir gênant. Il réunissait des navires, recrutait des marins, organisait des légions ; il dévastait les côtes d'Italie et interceptait sur mer les chargements de blé destinés à Rome ; il pourrait venir en aide aux flottes de Brutus et de Cassius et empêcher dans l'Adriatique le transport de troupes et de vivres en Macédoine. C'est ainsi qu'au printemps de l'année 42 la guerre commença en Sicile et en Orient. Entre le printemps et le commencement de l'été, Cassius fit la conquête de Rhodes[56] ; il trouva dans les trésors publics et privés 8.500 talents qu'il confisqua[57] ; il fit payer aux villes d'Asie un tribut de dix ans[58] ; il réunit des navires venus de tous les côtés et organisa dans tout l'Orient un grand nombre de garnisons sur terre et sur mer ; il envoya Murcus avec soixante navires au cap Ténare pour empêcher que les secours préparés par Cléopâtre pussent arriver jusqu'aux triumvirs[59]. Pendant ce temps, Brutus faisait aussi une campagne heureuse et soumettait les républiques de la Lycie, où il mettait les principales villes à contribution. Les deux chefs de l'armée républicaine purent donc, au commencement de l'été, se retrouver à Sardes et prendre des dispositions pour envahir la Macédoine. Octave, au contraire, avait pitoyablement échoué dans ses tentatives ; et la Sicile n'avait pas encore été conquise au moment où Brutus et Cassius dirigeaient leur armée sur Abydos pour lui faire passer le Bosphore et pour prendre à Sextos la via Egnatia qui conduisait au cœur de la Macédoine. L'échec d'Octave devait embarrasser beaucoup Antoine, car la marche de Brutus 't de Cassius l'obligeait à secourir Norbanus et Decimus. A la fin, espérant toujours qu'Octave viendrait bientôt à bout de son entreprise, Antoine se décida à le laisser dans les eaux de la Sicile et à aller seul en Macédoine avec douze légions[60] engager le dernier combat de cette lutte suprême, qui n'était pas seulement la lutte du parti césarien et populaire contre le parti aristocratique et conservateur, mais aussi la lutte de l'Occident contre l'Orient. Brutus et Cassius, qui s'étaient appuyés sur les provinces asiatiques, avaient un moins grand nombre de soldats qu'Antoine et Octave, parce qu'il se rencontrait moins d'hommes de guerre dans l'Orient civilisé, pays de commerçants et de capitalistes, aimant la paix et n'ayant plus de vie politique. Mais ils disposaient de la grande force que l'Orient civilisé et industriel représentait dans le monde ancien, l'argent ; ils emportaient dans leur marche contre l'ennemi, renfermés dans de grandes amphores, chargés dans des chars, les produits de leurs pillages, les trésors de métaux précieux que l'Orient, dans les quarante années de paix et d'ordre relatif qui avaient suivi la grande guerre contre Mithridate, avait réussi à entasser de nouveau, malgré les exactions des publicains et des gouverneurs, en reprenant même une partie considérable de l'or et de l'argent que les Italiens lui avaient volés, en échange des produits agricoles ou industriels exportés en Italie[61]. L'Italie, au contraire, bien que depuis deux siècles elle tirât à elle de toutes les parties du monde les objets les plus utiles et les métaux précieux, continuait à souffrir d'une pénurie générale, à manquer surtout d'or et d'argent, tant elle engloutissait de richesses dans le luxe public et privé, dans le renouvellement de son agriculture, dans l'accroissement du bien-être de toutes les classes, dans les spéculations téméraires, dans les révolutions et les guerres civiles, dans une politique d'affaires et de clientèles à l'intérieur, de rapine et de conquête au dehors. Elle avait des soldats plus qu'il ne lui en fallait ; elle pouvait envoyer en Orient des armées formidables ; mais elle était obligée de les envoyer par delà la mer presque en haillons. sans argent, sans l'attirail nécessaire, sans une flotte suffisante pour défendre leurs communications et leur porter des vivres. L'issue de la guerre devait montrer quel métal avait le plus de valeur dans cette guerre civile, l'or ou le fer.

Les débuts de la campagne furent assez faciles et encourageants pour Brutus et Cassius. Ils firent aisément passer le Bosphore à leurs armées ; ils les dirigèrent le long de la côte, sur le cap Serrheion et sur l'étroit passage entre la montagne et la mer, que Norbanus occupait ; et ils obligèrent sans difficulté celui-ci à se retirer, tandis qu'ils envoyaient Tullius Cimber avec la flotte le menacer par derrière. Norbanus fut obligé de se retirer jusqu'au col de Burum Calessi, que l'on considérait comme le seul endroit par lequel une grosse armée pût passer d'Asie en Europe, et trop bien fortifié pour qu'on pût le forcer[62]. Antoine, au contraire, avait été arrêté au commencement de son expédition par un obstacle imprévu : la flotte de Murcus. Le secours de Cléopâtre ayant été dispersé par une tempête sur les côtes de l'Afrique, Murcus était venu aussitôt bloquer Brindes pour empêcher Antoine de traverser l'Adriatique. Antoine fit plusieurs tentatives pour forcer le passage ; mais ayant toujours échoué, il finit par appeler Octave à son secours, lui faisant interrompre son entreprise de Sicile, qu'il n'avait pu encore mener à bien[63]. Il n'était guère bon de laisser derrière soi Sextus Pompée, puissant dans l'île ; mais quel autre parti pouvait-on prendre ? De fait, quand Octave vint dans l'Adriatique surprendre Murcus qui n'avait que soixante navires, celui-ci fut obligé de se retirer[64] ; et les deux triumvirs purent ensemble débarquer à Dyrrachium avec les douze légions. Mais c'est à partir de Dyrrachium que l'expédition rencontra le plus de peines et de dangers. Des courriers envoyés à la hâte par Norbanus et par Décidius vinrent bientôt annoncer qu'ils avaient dû abandonner les positions inexpugnables qu'ils occupaient. Un chef thrace avait révélé à Brutus et à Cassius un autre passage plus étroit et plus abrupt, par lequel l'armée, à la condition d'emporter de l'eau, aurait pu franchir la montagne en trois jours. Aussi Norbanus, qui s'attendait à une attaque de front, avait su tout à coup que les ennemis allaient déboucher derrière lui dans la plaine de Philippes, et avait dû se retirer en toute hâte jusqu'à Amphipolis, pour ne pas être cerné. En somme, les portes de la Macédoine et les communications avec la Thrace étaient tombées au pouvoir de l'ennemi, et Amphipolis, qui n'était défendu que par huit légions, pouvait être attaqué d'un moment à l'autre par des forces presque doubles. La situation semblait très dangereuse ; et une maladie soudaine qui immobilisa Octave à Dyrrachium augmenta encore le danger. Résolu à défendre Amphipolis, Antoine laissa son collègue malade à Dyrrachium et se dirigea rapidement avec ses légions sur la ville ; mais une fois arrivé, il ne tarda pas à s'apercevoir que ses lieutenants avaient eu peur d'un fantôme, comme il arrive si souvent à la guerre. Brutus et Cassius ne s'étaient pas mis à la poursuite de Norbanus et de Décidius ; ils s'étaient arrêtés au dessous de Philippes, dans une position formidable, se retranchant sur la via Egnatia dans deux camps, Brutus au nord, au pied des collines Panaghirdagh ; Cassius au sud, du côté de la mer, dont il était séparé par un vaste marais impraticable, au pied de la colline de Madiartopé[65]. Les deux camps étaient réunis par une palissade, derrière laquelle courait une eau limpide et abondante, le Gangas ; et ils communiquaient par la via Egnatia avec le port de Néapolis, où les navires apportaient d'Asie et de l'île de Thasos, que les conjurés avait choisie comme magasin général, des vivres, des armes et de l'argent. Établis dans cette position si forte, Brutus et Cassius voulaient attendre l'attaque des ennemis et prolonger la guerre jusqu'à ce que la faim eût eu raison de l'armée ennemie, qui se trouvait enfermée dans une région étroite et stérile, et ils cherchaient à lui rendre les communications par mer encore plus difficiles, en envoyant Domitius Ænobarbus prêter son appui à Murcus avec une flotte. Dès qu'Antoine eut compris qu'il ne serait pas attaqué à Amphipolis, il n'y laissa qu'une légion et marcha avec les autres vers la plaine de Philippes, où il campa, en face des ennemis, pour y attendre Octave, qui était en convalescence et qui arriva au bout de quelques jours, porté dans une litière. Cassius alors, pour empêcher qu'Antoine n'essayât de lui couper les communications avec la nier, réunit aussi son camp au marais par une palissade.

De longues journées, troublées et inquiètes, commencèrent alors pour les deux armées, qui campaient en face l'une de l'autre dans la plaine de Philippes, pendant le gris, pluvieux et venteux mois d'octobre de l'année 42[66]. Le combat décisif de la longue lutte approchait ; tous les combattants auraient dû faire l'effort suprême, déployer toutes leur énergies, se sou mettre avec patience aux derniers sacrifices, pour recueillir le fruit de tant de fatigues. Il n'en fut rien. A ce moment suprême, la dissolution universelle des lois, des traditions, de l'État, de la famille, de la propriété, de la morale qui avait bouleversé tout l'Empire, emporta dans ses tourbillons les deux armées, les arrachant à l'autorité de leurs chefs. La discorde, la hâte et la fatigue de ceux-ci, l'impatience et l'indiscipline des soldats, amenèrent une telle confusion et un tel désordre, qu'il n'y eut bientôt plus des deux côtés aucune volonté capable de rien diriger. Brutus et Cassius étaient liés entre eux par une confiance réciproque absolue ; mais cela n'empêchait pas qu'ils fussent souvent d'avis différents. Brutus, qui n'était qu'un faible et paisible homme d'études, entraîné par une destinée bizarre dans la vie d'action, était épuisé par l'effort si long, par tant de responsabilités, par la lutte continuelle que se livraient en lui l'homme politique et l'idéologue, obligé qu'il était à chaque instant de renoncer à faire des choses qui lui paraissaient conformes à son devoir, d'en faire d'autres qui étaient contraires à son devoir. Devenu très nerveux et très impressionnable, il pleurait continuellement ; il souffrait d'insomnies, et, la nuit, dans sa tente, à la lumière de sa lampe, des ombres vagues lui apparaissaient, où il croyait reconnaître sa victime. Cassius, qui était un fervent disciple d'Épicure, cherchait à lui persuader que ce n'étaient là que des illusions de ses sens fatigués. Mais c'en était fini de son peu d'énergie[67] ; il n'avait plus qu'un désir, celui d'en finir au plus vite, de se débarrasser du grand poids sans cependant commettre une lâcheté ni fuir ; et il était prêt à acheter cette délivrance au prix du plus grand sacrifice. Il proposait donc de livrer la bataille immédiatement : s'ils la perdaient, ne leur resterait-il pas, comme dernier refuge, la mort, avec laquelle tout serait fini ? Cassius, au contraire, qui était un homme fort et qui voulait vaincre, conseillait d'épuiser les forces de l'ennemi par une sage inertie[68]. S'ils avaient la patience d'attendre, ils pourraient compter sur deux alliés : la sédition et la famine. Malheureusement, l'armée était d'accord avec Brutus ; elle désirait achever la guerre avant l'hiver, et rentrer aussi vite que possible en Italie avec l'argent amassé en Orient dans ses longues déprédations. Cassius ne pouvait imposer son idée à son collègue et à son armée qu'au prix d'efforts inouïs. Antoine et Octave avaient des troupes plus sûres, mais Octave, fatigué par la maladie, épouvanté par cette guerre désespérée, passait son temps, sous le prétexte de recouvrer ses forces, en longues excursions hors du camp, et il abandonnait l'armée aux officiers. Antoine devait donc tout faire lui-même et assumer toute la responsabilité de la guerre. Préoccupé par le danger d'une disette, il offrait continuellement la bataille, cherchant à contraindre l'ennemi à l'accepter[69] ; mais Cassius refusait obstinément. Les journées se suivaient monotones et énervantes, dans une inertie qui affaiblissait les volontés et que le jeune Horace, qui avait un grade dans l'armée, a décrit admirablement dans une poésie composée plus tard mais dont l'idée lui vint probablement dans les loisirs de ces journées-là Une affreuse tempête a fermé le ciel, et Jupiter précipite la pluie et la neige ; sur la mer et dans les forêts mugit le vent de Thrace. Saisissons, ô amis, l'occasion qui passe, et tandis que nos genoux sont fermes et que nous le pouvons, effaçons de nos fronts les rides de la vieillesse. Apporte une amphore où le vin a été mis l'année même où je suis né, et ne te soucie pas d'autre chose ; un dieu viendra peut-être changer heureusement le cours des choses et tout remettre en place[70]... Antoine finit par imaginer de construire une route avec des fagots, de la terre et des claies pour traverser le marais qui séparait le camp de Cassius de la mer, arriver ainsi à la via Egnatia, menacer les derrières de l'ennemi et l'obliger à livrer bataille. Et en effet, en déployant tous les jouis dans la plaine, comme pour offrir la bataille, une grande partie de ses soldats et de ceux d'Octave qui soignait sa santé en faisant de longues promenades, il put détourner l'attention de l'ennemi, et pendant dix jours faire travailler ses soldats dans les hautes herbes du marais, sans qu'ils fussent inquiétés[71]. Mais soudain, le onzième jour, les armées de Brutus et de Cassius firent une sortie ; et celle de Brutus, qui était à l'aile droite, se jeta sur les légions d'Octave. Il est probable que Cassius s'était aperçu des travaux et des intentions d'Antoine, et que, se rendant aux conseils de Brutus, il avait voulu attaquer l'ennemi[72]. On ne sait pas d'une façon bien nette ce qui se passa alors. Il semble qu'à ce moment-là justement Octave ait été occupé à faire une promenade pour sa santé dans le voisinage du camp, et que, les officiers de ses légions n'ayant pas d'ordres, elles aient été défaites quand les légions de Brutus tombèrent brusquement sur elles. Seule la quatrième légion aurait résisté vigoureusement. Antoine, au contraire, qui se tenait sur ses gardes, se jeta avec impétuosité sur l'aile gauche commandée par Cassius ; il la fit reculer, la poursuivit dans la direction du camp et engagea sous les palissades une mêlée terrible. Si Brutus, qui pendant ce temps avait défait et presque anéanti la quatrième légion[73], était revenu en arrière pour porter secours à son collègue, et s'il eût cris l'armée d'Antoine par le flanc, la bataille eût été gagnée. Mais Brutus ne put pas retenir ses légions, qui poursuivirent les fuyards, entraînèrent avec elles les officiers, envahirent le camp des triumvirs, se livrèrent au pillage, et épouvantèrent Octave, qui se promenait à quelque distance de là à un tel point qu'il s'enfuit dans un marais voisin[74]. Aussi Antoine put forcer le camp de Cassius ; mais ses soldats, comme ceux de Brutus, eurent à peine pénétré dans le camp ennemi, qu'ils n'écoutèrent plus les commandements et se répandirent comme des bandes de brigands pour saccager les tentes. Chacun se hâtant d'emporter dans son camp ce qu'il avait volé, la bataille se changea bientôt en un grand nombre d'escarmouches entre les petites bandes des soldats qui revenaient dans leur camp, chargés comme des portefaix, et elle se termina dans une confusion terrible où personne ne comprit plus rien et où Cassius mourut. La tradition raconte que ne pouvant pas bien distinguer les choses, de la hauteur sur laquelle il était monté, à cause du gros nuage de poussière qui s'était élevé, il crut que Brutus avait été défait, et qu'il prit pour des ennemis un détachement de cavalerie qui venait vers lui et que Brutus lui envoyait pour lui annoncer sa victoire. Il aurait alors donné l'ordre à un affranchi de le tuer. Des historiens, cependant, trouvant étrange qu'un général aussi capable que Cassius ait aussi facilement perdu la tête, ont supposé qu'il fut tué dans le grand désordre par un de ces affranchis qui aurait été corrompu par les triumvirs. Ainsi périt, sans qu'on sache exactement quelle fut sa mort, le plus intelligent des conjurés[75]. Lui seul avait su résister au découragement qui avait gagné tout le parti conservateur en 44 ; lui seul, — et les événements lui donnèrent raison — avait compris qu'il était possible de recruter une armée pour combattre le parti césarien ; c'est donc à lui que revient le mérite d'avoir prolongé pendant deux années la défense de son parti. Cette défense fut très belle ; si Cassius échoua à la fin, son insuccès ne doit pas nous faire oublier que cet homme, qui aurait pu être un des serviteurs les mieux récompensés par César, préféra mourir pour la défense de ces libertés républicaines, qui, bien qu'elles fussent réduites à un principe idéal et qu'elles couvrissent aussi des intérêts de caste, demeuraient cependant une grande tradition.

Mais l'issue de la bataille était incertaine. Antoine avait eu des pertes doubles de celles de l'ennemi ; tout son camp avait été mis à sac, tandis que ses soldats n'avaient pillé que le camp de Cassius[76] ; sa situation aurait été probablement compromise pour toujours, si la mort de Cassius n'avait été une perte irréparable pour l'armée ennemie. Cette première bataille décida de la guerre, parce que Cassius y périt. Les anxieuses journées d'attente recommencèrent dans la plaine de Philippes pour les deux armées. Persuadé par la bataille que Cassius avait raison, Brutus avait adopté ses plans et cherchait maintenant à retenir ses troupes en leur distribuant beaucoup d'argent. Si les soldats avaient eu la patience d'attendre, ils auraient remporté la victoire presque sans combattre. La famine commençait à se faire sentir dans les rangs des ennemis : un hiver précoce avec des vents glacés tenait transis dans leurs campements les soldats dont beaucoup avaient tout perdu dans le sac du camp ; les généraux qui étaient à court d'argent ne pouvaient les dédommager que par des promesses[77]. Il arriva bientôt encore une mauvaise nouvelle que les triumvirs s'efforcèrent de ne pas laisser arriver jusqu'à Brutus : les approvisionnements et les renforts qui devaient venir d'Italie avaient été attaqués par les flottes de Murcus et de Domitius Ænobarbus et coulés au fond de l'Adriatique ; deux légions, dont l'une était la légion de Mars, étaient allées dormir leur sommeil éternel au fond de la mer[78]. Par bonheur pour les triumvirs, Brutus ne savait pas maintenir la discipline comme Cassius[79] ; il cédait trop facilement aux soldats et discutait avec eux au lieu de se faire obéir ; si les soldats l'aimaient, ils ne le craignaient guère. Le commandement n'étant plus assez énergique, la discipline s'en ressentit immédiatement ; des jalousies naquirent, et des discordes entre les anciens soldats de Cassius et ceux de Brutus. Bientôt, à peine remis de l'impression causée par la première bataille, on fut de nouveau impatient d'en finir avec la guerre ; les chefs des alliés d'Orient, pressés de retourner chez eux, faisaient de continuelles démarches auprès du général pour l'amener à livrer bataille[80]. Brutus ne sut pas faire cesser ces murmures ni calmer ces inquiétudes. Bien qu'il montrât encore au dehors son habituelle et aristocrate sérénité, il était épuisé. Obligé de déployer un effort de volonté extraordinaire pour accomplir l'écrasante besogne de chaque jour ; tourmenté par l'insomnie et les hallucinations, il se laissait gagner par ce fatalisme résigné qui est la dernière paralysie de la volonté pour les esprits trop sensibles et épuisés par trop d'émotions et de fatigues. Il avait écrit à Atticus qu'il se sentait heureux, parce qu'il touchait à la fin de son épreuve : s'il remportait la victoire, il sauverait la république ; s'il perdait au contraire la bataille, il se tuerait et quitterait une vie qui lui devenait intolérable[81]. Ainsi préparé à la mort, s'il était encore en personne au milieu de la mêlée et semblait diriger les derniers actes de la guerre, il avait, en réalité, déjà abandonné la lutte ; il s'en remettait à la fortune, résistant avec une faiblesse croissante aux efforts désespérés que faisait Antoine pour le provoquer à la bataille. Tandis que le triumvir envoyait ses soldats hors du vallum pour traiter les ennemis de lâches et de poltrons, et qu'il leur faisait parvenir des notes pour les pousser à la révolte, Brutus faisait de beaux discours à ses soldats pour les persuader qu'il fallait patienter encore ; mais cela ne servait qu'à augmenter le mécontentement, comme il arrive quand on veut apaiser par des paroles raisonnables les passions d'une foule en délire. Bientôt les officiers, les rois d'Orient, tout le monde pressa Brutus et réclama la bataille ; Brutus comprenait que ce serait une faute, mais il, était épuisé, et à la fin, à contre-cœur, il se laissa arracher l'ordre de livrer bataille. Antoine avait des troupes plus résistantes que les siennes, et il avait aussi plus d'énergie : Brutus fut vaincu[82]. S'étant retiré dans une petite vallée des collines voisines avec quelques amis, le meurtrier de César se donna la mort sans une plainte, avec sa sérénité coutumière, en se faisant aider par un rhéteur grec, Straton, qui avait été son maître d'éloquence[83]. Brutus n'était ni un sot, ni un homme de génie, ni un scélérat, ni un héros, comme l'ont voulu la plupart des historiens, selon qu'ils appartenaient à un parti ou à un autre. C'était un homme d'études et un aristocrate que les circonstances amenèrent à jouer un rôle pour lequel il aurait fallu un homme supérieur, et à se charger d'une entreprise pour laquelle ses forces n'étaient pas suffisantes. il eut l'orgueil de soutenir jusqu'à la mort le poids de sa responsabilité, mais il en fut écrasé. Son sacrifice cependant ne fut pas vain. Il dut à l'instant suprême se dire que la grande idée classique de la République à laquelle il donnait sa vie était morte désormais ; que le monde qu'il quittait était trop corrompu pour ceux qui croyaient encore à cette idée. Brutus ne pouvait guère deviner quel homme reprendrait cette idée et saurait l'adapter aux conditions nouvelles du monde. Cet homme cependant n'était pas loin de lui : il avait combattu à Philippes, mais dans l'autre camp.

 

 

 



[1] Deux jours, selon APPIEN, B. C., IV, 2. — Trois jours selon PLUTARQUE, Cicéron, 44.

[2] APPIEN, B. C., IV, 31.

[3] APPIEN, B. C., IV, 2.

[4] Fasti Colotiani, in C. I. L., I, p. 466.

[5] MOMMSEN, Le Droit public romain, IV, 451. D'autres, tels que GANTER, Die Provinzialverwaltung der Triumvirn, Strasbourg, 1892, p. 49, le nient.

[6] MOMMSEN, D. P. R., IV, 461.

[7] APPIEN, B. C., IV, 2 ; IV, 7 ; voy. MOMMSEN, D. P. R., IV, 449.

[8] APPIEN, B. C., IV, 2 ; DION, XLVI, 55 ; MOMMSEN, D. P. R., IV, 456-464.

[9] MOMMSEN, D. P. R., IV, 465.

[10] MOMMSEN, D. P. R., IV, 454 ; HERZOG, Geschichte und System der römischen Staalsverfassang, Leipzig, 1891, II, 96.

[11] PLINE, Histoires naturelles, VII, XLV, 147 ; GARDTHAUSEN, Augustus und seine Zeit, I, 130. Au contraire DRUMANN, G. R., I2, 264 et SCHILLER, Geschichte der römischen Kaiserzeit, I, 60, attribuent ce choix à la prévoyance d'Octave, qui voulait avoir une flotte, ce qui lui fut en effet très utile plus tard dans sa guerre contre Antoine. C'est là un éloge exagéré. La hâte avec laquelle Octave construisit sa flotte, et seulement plusieurs années plus tard, est une preuve certaine qu'il ne pensait nullement alors à devenir puissant sur mer et qu'il se contenta au contraire des provinces qu'Antoine lui laissa. Nous construisons trop souvent après coup, a dit très spirituellement M. Viollet, dans la Revue hippique, vol. 40, page 14, des prodiges, j'allais dire des monstres de perspicacité et de prévoyance, qui n'ont jamais eu d'existence réelle.

[12] DION, XLVI, 55 ; APPIEN, B. C., IV, 2.

[13] C'est à tort que l'on a considéré les proscriptions des années 43 et 42 comme une vengeance politique dus triumvirs. Leur but principal fut de dépouiller les plus riches propriétaires d'Italie. Il est remarquable que le nombre des sénateurs proscrits, qui varie d'ailleurs avec les historiens (300, APPIEN, B. C., IV, 5, et PLUTARQUE, Antoine, 20 ; 140, FLORUS, IV, VI ; 132, OROSE, VI, XVIII, 10 ; 130, TITE-LIVE, Per., 120 ; environ 200, PLUTARQUE, Cicéron, 46 ; Brutus, 27), est beaucoup moindre que celui des chevaliers qui, selon APPIEN, B. C., IV, 5, furent 2000, et selon TITE-LIVE, Per., 120 plurimi. Dans OROSE, VI, XVIII, 12, il y a certainement une erreur. Dion dit que les ennemis des triumvirs furent en même temps que les riches les victimes des proscriptions : 47, 5 : οί έχθρά αύτών ή καί οί πλούσιοι... et il ajoute, 47, 6, que ce fut par besoin d'argent que les triumvirs devinrent les ennemis des riches. KLŒVEKORNE, De proscriptionibus, a. 43, Kœnigsberg, 1891, a relevé 98 noms de proscrits, presque tous sénateurs et dont 54 furent ensuite épargnés ; c'est là encore une preuve que les triumvirs ne les redoutaient pas tant et n'avaient pas non plus contre eux des rancunes si grandes, puisque, quand ils eurent abandonné à la révolution une partie de leurs biens, ils leur laissèrent la vie sauve. Enfin un certain nombre de sénateurs ne peuvent avoir été proscrits qu'à cause de leurs richesses, Verrès par exemple, qui depuis vingt-sept ans s'était retiré dans la vie privée, et Varron, qui était très âgé, et presque absolument inactif.

[14] APPIEN, B. C., IV, 6. Ces douze ou dix-sept proscrits étaient probablement de véritables ennemis politiques.

[15] APPIEN, B. C., IV, 2.

[16] DION, XLVI, 56.

[17] La pièce VIII des Catalecta attribués à Virgile.

[18] APPIEN, B. C., IV, 6.

[19] C. I. L., I, 466.

[20] Il serait impossible d'examiner un à un les nombreux récits qui furent faits sur la façon dont certains proscrits échappèrent ou furent mis à mort. Pendant les dix années qui suivirent, on écrivit un grand nombre de livres sur ces aventures (APPIEN, B. C., IV, 16), et dans ces récits la fable se mêla à la vérité. Mais on peut cependant, d'après l'ensemble, se faire une idée générale assez exacte sur ce qui dut se passer. Comme document authentique sur ces proscriptions nous avons l'éloge de Turin (C. I. L., VI, 4527) qui toutefois, comme l'a démontré Vaglieri, a une appellation inexacte. Voy. Notizie degli scavi, oct. 1898, p. 412 et suiv.

[21] VELLEIUS, II, 67 : fidem... filiorum nullam.

[22] APPIEN, B. C., IV, 84 ; DION, XLVIII, 17.

[23] APPIEN, B. C., IV, 36.

[24] DION, XLVII, 14.

[25] DION CASSIUS, XLVII, 14.

[26] DION, XLVII, 14.

[27] Voy. APPIEN, B. C., IV, 35, et DION, XLVII, 14.

[28] APPIEN, B. C., IV, 47.

[29] CORNELIUS NEPOS, Att., 40.

[30] PLINE, Histoires naturelles, XXXIV, II, 6.

[31] SUÉTONE, Auguste, 70.

[32] SÉNÈQUE, de clem., I, IX, 3.

[33] Voy. SUÉTONE, Auguste, 27.

[34] SUÉTONE, Auguste, 70.

[35] PLUTARQUE, Antoine, 21.

[36] DION CASSIUS, XLVII, 17 ; APPIEN, B. C., IV, 31.

[37] PLUTARQUE, Antoine, 21.

[38] Il me semble que l'on peut de la sorte concilier ce que dit APPIEN, IV, 34, que l'on lit un emprunt forcé du cinquantième et que l'on imposa la contribution du revenu d'une année, avec ce que dit DION, XLVII, 18, que l'on prit à tout le monde, même aux affranchis, la dixième partie du patrimoine. Cette dixième partie était peut-être le revenu supposé d'une année. Il me semble en outre vraisemblable que l'impôt sur les maisons dont parle DION, XLVII, 14, ait été compris dans cette même disposition.

[39] Une phrase vague de DION, XLVII, 14, semble indiquer que dans certains endroits les propriétaires durent donner la moitié du revenu.

[40] APPIEN, B. C., IV, 32.

[41] C'est ce qui résulte de la clause du traité de Misène qui restituait leurs biens à ceux δσοι κατά φόβον έφευγον.

[42] On peut, depuis les fouilles faites par l'archéologue Boni, en voir les restes sur le forum.

[43] DION, XLVII, 18-19 ; C. I. L., VI, 872 ; IX, 5136.

[44] SUÉTONE, Auguste, 77.

[45] C. I. L., VI, 1525, p. 335, v. 10-45.

[46] SUÉTONE, Auguste, 27.

[47] PLUTARQUE, Brutus, 28. — Selon Gardthausen, Brutus serait passé beaucoup plus tôt en Asie, et la seconde rencontre de Brutus avec Cassius aurait eu lieu à Sardes, au commencement de l'année 42 (A. Z., I, 887). Mais, outre qu'elle est en contradiction avec le récit de Plutarque, la chose est invraisemblable, car la bataille de Philippes n'ayant eu lieu qu'a la fin d'octobre, on ne saurait comment expliquer cette longue période d'inactivité.

[48] DION, XLVII, 19 ; APPIEN, B. C., IV, 2.

[49] APPIEN, B. C., IV, 63 ; PLUTARQUE, Brutus, 28.

[50] APPIEN, B. C., IV, 63 ; DRUMANN, G. R., II, 133.

[51] PLUTARQUE, Brutus, 28.

[52] APPIEN, B. C., IV, 65.

[53] Voy. APPIEN, B. C., IV, 65 et le discours de Cassius, APPIEN, B. C., IV, 90-100 ; ce discours correspond si exactement aux circonstances, qu'il doit résumer les idées véritables de Cassius.

[54] DION, XLVIII, 24. On prétend que Cassius demanda aux Parthes de venir à son aide, mais c'est là probablement une invention de ses ennemis. La chose était si impossible, qu'il ne me parait pas vraisemblable que Cassius y ait jamais pensé.

[55] DION, XLVII, 36, dit que les triumvirs envoyèrent Norbanus et Décidius en Macédoine pour profiter des expéditions de Cassius et de Brutus en Asie. Il me parait plus exact de mettre à cette époque l'expédition d'Octave en Sicile, car il est plus vraisemblable, comme le dit Appien, que les huit légions étaient déjà en Macédoine.

[56] APPIEN, B. C., IV, 66-67.

[57] PLUTARQUE, Brutus, 22.

[58] APPIEN, B. C., IV, 74.

[59] APPIEN, B. C., IV, 74.

[60] Ce qui indique que c'est bien douze légions qu'Antoine fit passer en Orient, c'est qu'à Philippes les triumvirs en avaient dix-neuf et qu'ils en avaient laissé une à Amphipolis (APPIEN, B. C., IV, 107 et 108). Comme il y en avait déjà huit sous le commandement de Norbanus et de Décidius, il faut bien que lors de cette expédition douze légions nouvelles aient débarqué en Macédoine.

[61] Voy. APPIEN, B. C., IV, 73.

[62] HEUZEY et DAUMET (Mission archéologique de Macédoine, Paris, 1876, p. 99) ont cru reconnaître dans le col qui s'appelle aujourd'hui Burun-Calessi le passage Sapœicus dont parlent les anciens.

[63] APPIEN, B. C., IV, 82 ; POLYEN, Strat., VIII, XXIV, 7.

[64] APPIEN, B. C., IV, 86.

[65] Voyez dans DURUY, Histoire des Romains, Paris 1881, III, 483, la petite carte de Philippes prise dans Heuzey-Daumet.

[66] Les deux batailles de Philippes sont assez bien décrites dans PLUTARQUE, Brutus, 40 et suiv. ; un peu moins bien dans APPIEN, B. C., IV, 108 et suiv. ; d'une façon très négligée dans DION, XLVII, 42 et suiv. Mais il subsiste encore bien des obscurités et des lacunes.

[67] PLUTARQUE, Brutus, 36-37.

[68] PLUTARQUE, Brutus, 39.

[69] APPIEN, B. C., IV, 409.

[70] HORACE, Épod., XIII, 1 et suiv.

[71] APPIEN, B. C., IV, 409, et son récit est confirmé par celui de PLUTARQUE, Brutus, 41.

[72] Il est sur ce point impossible de concilier le récit d'APPIEN, B. C., IV, 110, avec celui de PLUTARQUE, 40-41. D'après Appien, en effet, ce fut Antoine qui attaqua le premier ; d'après Plutarque ce furent Brutus et Cassius. C'est cette seconde version qui me parait la vraie, car on ne comprend pas dans Appien comment Antoine aurait contraint Cassius à livrer bataille.

[73] Ceci d'après APPIEN, B. C., IV, 117 ; PLUTARQUE dit en réalité trois légions.

[74] PLINE, Histoires naturelles, VII, XLV, 148.

[75] APPIEN, B. C., IV, 110-114 ; PLUTARQUE, Brutus, 41-45.

[76] PLUTARQUE, Brutus, 45 ; APPIEN, B. C., IV, 112.

[77] DION, XLVII, 47 ; PLUTARQUE, Brutus, 46-47 ; APPIEN, B. C., IV, 122.

[78] APPIEN, B. C., IV, 195 ; PLUTARQUE, Brutus, 47.

[79] APPIEN, B. C., IV, 133.

[80] APPIEN, B. C., IV, 123-124.

[81] PLUTARQUE, Brutus, 29.

[82] APPIEN, B. C., IV, 128 suiv. ; PLUTARQUE, Brutus, 49.

[83] PLUTARQUE, Brutus, 50-53 ; APPIEN, B. C., IV, 131.