GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE VIII. — LE « DE OFFICIIS ».

 

 

Cicéron, qui reçut cette lettre à Pouzzoles le 1er novembre[1], avait, quelques jours auparavant, été secrètement informé, par Servilia, à ce qu'il semble, d'autres choses importantes. Marcus Scaptius et un serviteur de Cæcilius Bassus étaient arrivés d'Orient, apportant la nouvelle que les légions d'Égypte donnaient bon espoir et qu'on attendait Cassius en Syrie[2] ; encouragé par ces renseignements, Cassius était parti aussitôt avec une petite flotte[3], décidé à enlever la Syrie à Dolabella[4]. Mais si ces nouvelles avaient causé quelque plaisir au vieil écrivain[5], elles n'avaient pu cependant le guérir du découragement profond qui l'accablait depuis quelque temps. Antoine lui paraissait désormais invincible ; il n'avait plus d'espoir qu'on pût l'arrêter. Fatigué et dégoûté, Cicéron se résignait donc à son destin ; il ne voulait plus s'occuper d'aucune affaire publique ; il ne voulait même pas publier la seconde philippique qu'il avait terminée et envoyée à Atticus[6] ; et tandis qu'au dehors tout semblait s'écrouler dans un abîme de cupidité, de luxe et de dettes, lui, dans sa villa solitaire au bord du golfe, par les journées froides, nuageuses et venteuses de novembre, il travaillait avec ferveur à construire sur le papier la république idéale. Il avait terminé les deux premiers livres et avancé le troisième livre de son traité sur le devoir, qu'après quelque hésitation il avait intitulée en latin De officiis[7]. En tant que traité doctrinal du bien et du mal, le livre n'est guère remarquable ; car ce n'est qu'une compilation faite à la hâte de Panætius et de Posidonius, et entrecoupée de réminiscences aristotéliciennes et platoniciennes, de réflexions et de souvenirs personnels sur l'histoire de la Rome ancienne et contemporaine. Mais le livre mérite au contraire d'être lu avec beaucoup d'attention par les historiens, parce que ceux-ci peuvent y trouver, au milieu des discussions philosophiques, une importante théorie sur la régénération sociale et morale de Rome. Celui qui ne se souvient pas à chaque page que ce livre fut écrit pendant l'automne de 44, dans une sorte d'énervement causé par les amertumes de la guerre civile, par l'émouvante tragédie des Ides de mars, par l'anxiété des catastrophes imminentes ; celui qui ne connaît pas l'histoire de cette année terrible, et jour par jour la vie de Cicéron pendant ces mois-là celui-là jettera de côté, sans le comprendre, parmi les médiocres mélanges de philosophie, ce document capital de l'histoire politique et sociale de Bonne. Comme tous les grands esprits de Rome après la seconde guerre punique, Cicéron était vivement préoccupé de voir, par une contradiction tragique, l'Italie s'instruire et se corrompre, s'enrichir et devenir insatiable, avoir besoin d'hommes et en devenir stérile, provoquer des guerres et perdre les qualités militaires, étendre sa domination sur les autres peuples et aliéner sa liberté. Lui aussi, il voulait donc chercher encore une fois, comme tous ses devanciers, l'introuvable moyen de concilier l'impérialisme avec la liberté, les progrès du bien-être, du luxe, de la richesse avec la discipline familiale et politique, la culture intellectuelle avec la morale ; et il reprenait la question déjà examinée dans le De republica, mais en l'envisageant sous l'aspect moral et social et non plus seulement sous l'aspect politique. Il voulait en somme rechercher quelles étaient les vertus nécessaires à la classe dominante dans cette république idéale dont il avait déjà décrit les institutions. Et il en était arrivé à cette conviction que, pour pacifier le monde, il fallait renverser le principe moral de la vie, considérer la richesse et le pouvoir qui corrompent si facilement les hommes, non pas comme les biens suprêmes de la vie[8], qui doivent être recherchés et désirés pour eux-mêmes, mais comme de lourds fardeaux, qu'il faut porter pour le bien de tous et surtout pour le bien du peuple. Quelle révolution bienfaisante pouvait apporter ce nouveau principe dans les mœurs et dans l'État ! Les nobles finiraient par comprendre tous leurs devoirs privés et politiques, que Cicéron énumère et analyse au cours de toute son œuvre : vivre avec dignité, mais sans extravagance[9], en faisant de l'agriculture ou du grand commerce[10] ; prendre leur part des fonctions publiques, non pour en tirer des richesses et corrompre le peuple, mais pour servir avec zèle les intérêts des pauvres et de la classe moyenne[11] ; entreprendre des travaux publics qui fussent utiles, comme des murs, des ports, des aqueducs, des routes, et non des monuments de luxe, des théâtres, des portiques et des temples[12] ; secourir le peuple pendant les famines sans ruiner le trésor public[13], et les débiteurs innocents sans abolir les dettes par des révolutions[14] ; donner des terres aux pauvres sans les enlever à leurs propriétaires légitimes[15]. Ainsi le bien de tous deviendrait le but du gouvernement[16] ; et on l'atteindrait par le respect scrupuleux des lois, par la libéralité intelligente des grands, par l'exercice des vertus austères, comme la foi, la franchise et l'économie. Malheur, écrivait l'ami d'Atticus, pendant qu'il continuait à se débattre dans les dettes, en oubliant sa condition, malheur aux républiques où les hommes qui gouvernent sont accablés de dettes et ont du désordre dans leurs affaires privées[17] ! La république idéale qu'il imaginait n'était pas non plus déliée de toute obligation à l'égard des peuples qu'elle dominait. Elle devait exercer sur eux son empire avec justice, et rechercher plutôt leur bien que le sien propre[18] ; s'abstenir des guerres agressives, comme celles que César, Crassus et les chefs populaires avaient faites pendant les dernières années[19] ; ne pas commettre d'actes d'inutile férocité comme la destruction de Corinthe ; détester la perfidie et la déloyauté même à l'égard des ennemis[20] ; être en somme, comme nous le dirions aujourd'hui, pacifiste autant que les conditions sociales du monde ancien le permettaient. Elle ne se servirait de la guerre que comme d'un moyen pour obtenir la paix, qui est le bien et le but suprême de la vie[21] ; elle préférerait les grands orateurs, les juristes, les citoyens généreux et sages, les savants, les philosophes aux grands guerriers[22], à la condition cependant que l'amour de l'étude ne détournât pas le citoyen de ses devoirs civiques, qui devaient être l'objet constant et suprême de tous ses efforts. Cette division du travail, qui faisait qu'à son époque beaucoup de citoyens ne savaient plus être, comme jadis, à la fois orateurs, juristes, généraux, administrateurs ; cette variété croissante des aptitudes et des inclinations individuelles, qui causait la ruine des vieilles institutions de la république, semblait à Cicéron une décadence. Il fallait, selon lui, revenir à l'ancienne unité encyclopédique[23]. S'imaginant ainsi pouvoir mêler ce qu'il y avait d'austère et de vigoureux dans l'antiquité avec ce qu'il y avait de raffiné et de magnifique dans les temps nouveaux, pouvoir enlever à celle-là ce qu'elle avait de trop grossier, à ceux-ci ce qu'ils avaient de trop corrompu, Cicéron eût voulu fonder une république aristocratique, dans laquelle il n'y aurait ni démagogues ambitieux ni conservateurs violents, ni nouveaux Syllas, ni nouveaux Césars, ni nouveaux Gracques, car il les jugeait tous avec la même sévérité[24].

Grisé par ces grands rêves et dégoûté des affaires publiques, Cicéron répondit à Octave en refusant l'entrevue secrète[25]. Mais à peine avait-il expédié sa lettre qu'un messager d'Octave lui arriva, probablement le 2 novembre. C'était un de ses clients, un certain Cécina de Volterre ; il venait raconter qu'Antoine marchait sur Rome avec une légion, et qu'Octave se demandait s'il devait aller à Rome avec ses trois mille vétérans, ou chercher à arrêter Antoine à Capoue, ou se rendre auprès des légions macédoniennes. Le vieillard inconstant à qui les nouvelles reçues avaient déjà rendu un peu de courage sentit renaître quelques illusions, en s'exagérant, comme tous les amis, la puissance qu'avait sur le peuple le nom de César. Tandis que Cassius marchait à la conquête de l'Orient, Octave ne pourrait-il pas, en faisant une loyale opposition à Antoine, entraîner avec lui le peuple et les hautes classes[26] ? Peut-être alors réussirait-on encore à renverser Antoine et à sauver l'amnistie. Cicéron conseilla donc à Octave de se rendre à Rome. Mais le 3, il reçut deux autres lettres d'Octave, qui l'invitait à venir à Rome et se déclarait tout prêt à se mettre à la disposition du sénat avec ses soldats, promettant de se laisser en toute occasion guider docilement par lui. Cicéron se reprit donc à espérer et en même temps à s'intéresser davantage aux affaires publiques. Le 4 et le 5, d'autres lettres arrivèrent, contenant les mêmes propositions et les mêmes exhortations, mais plus pressantes encore. Octave allait jusqu'à dire qu'il fallait convoquer immédiatement le sénat[27]. En somme, l'adhésion du fils de César au parti des conjurés s'accentuait tout à coup, et le plan, en apparence si chimérique, de Marcellus semblait sur le point de réussir. C'était le signe que les événements allaient se précipiter. En effet, Antoine, qui surveillait ses adversaires, n'ignorait pas que Cassius était parti pour l'Orient avec l'intention de conquérir la Syrie[28] ; il savait que les conservateurs envoyaient à Decimus des lettres et des messages pour l'engager à ne pas reconnaître la lex de permutatione, et que certains césariens tels que Pansa, par exemple, étaient portés vers cette politique[29] ; il savait qu'Octave travaillait véritablement cette fois à suborner les légions et qu'il complotait avec les conservateurs, spécialement avec Cicéron. Il avait donc, dès les premiers jours de novembre, engagé Dolabella à partir sans retard pour la Syrie et à s'emparer d'abord de l'Asie, qui était si riche ; et il précipitait son retour à Rome avec deux légions — une des légions de Macédoine et celle de l'Alouette, — résolu à foncer sur le réseau d'intrigues ourdies par ses ennemis, et à en finir avec Octave. L'occasion semblait bonne, puisque l'imprudent jeune homme avait commis, en armant des soldats contre le consul, un délit très grave. Antoine demanderait au sénat de le déclarer hostis reipublicæ ; le sénat n'oserait pas ne pas le condamner, et Octave ne pourrait se soustraire à ce jugement qu'en se donnant la mort. Mais cette marche subite sur Rome avait jeté dans la plus vive alarme Octave et ses amis, qui avaient deviné facilement les intentions d'Antoine ; ils s'étaient alors décidés à aller à Rome, eux aussi, avec les trois mille vétérans, et avaient redoublé leurs efforts pour obtenir l'appui des conservateurs, qui, après les avoir encouragés le mois précédent, pouvaient maintenant les défendre ouvertement.

Mais quand, vers le 10 novembre[30], Octave arriva à Rome avant Antoine, avec ses trois mille vétérans, et les fit camper auprès du temple de Mars, là où devaient s'élever plus tard les thermes de Caracalla[31], il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il aurait moins de secours véritables qu'il n'avait eu de félicitations et d'encouragements. Rome n'était nullement pour lui. Les conservateurs enragés approuvaient bien Octave dans leurs entretiens privés, et ils attaquaient Antoine, qu'ils accusaient de vouloir mettre Rome à feu et à sang ; mais beaucoup d'autres conservateurs, plus avisés et plus prudents, tels que Varron, Atticus[32], les parents et les amis des conjurés, se défiaient d'Octave, et estimaient qu'on ne pouvait pas laisser la défense de l'amnistie au fils même de la victime. En outre, au sénat, parmi les magistrats et dans la haute société, la plupart des gens avaient peur d'Antoine. On se disait que, disposant de tant de légions, il ne pouvait guère être intimidé par un jeune homme qui n'était revêtu d'aucune magistrature et ne commandait qu'à trois mille vétérans ; et par suite on trouvait que les armements d'Octave étaient insensés et criminels[33]. Enfin la plupart des césariens, et non plus seulement ceux qui jusque-là avaient suivi Antoine, étaient furieux contre Octave, qu'ils accusaient, et non sans raisons, de trahir leur parti au profit de leurs ennemis communs. En somme, tout le inonde était indigné de son audace ; et même ceux qui l'avaient poussé secrètement à enrôler des soldats, n'osaient pas le soutenir en public. Octave songea à faire un discours pour expliquer ses actes et dissiper les préventions du public ; et après de nombreux entretiens et de nombreuses promesses, il amena le tribun Canutius à convoquer une réunion sur le forum. Mais l'entreprise était très difficile, parce que chez les uns et chez les autres les préventions étaient trop nombreuses et trop difficiles. Octave se trouvait pris dans une contradiction insoluble ; il avait dénoncé Antoine comme traître à la cause césarienne et invité les vétérans à venir défendre la mémoire de son père ; et il proposait maintenant ces soldats au parti conservateur pour défendre les meurtriers de César et annuler les décisions prises par lui. Pour ne mécontenter ni les hommes du parti populaire ni les conservateurs, le jeune homme parla d'une façon ambiguë : il fit avec emphase l'éloge de César, mais il n'osa pas affirmer qu'il avait recruté ces soldats pour accomplir cette vengeance de son père dont Antoine n'avait pas su prendre soin ; il n'osa même pas avouer qu'il avait engagé des pourparlers avec Cicéron. Il se contenta de dire qu'il mettait ses soldats à la disposition de la patrie ; si bien que le discours laissa les soldats et le peuple indécis et froids, et qu'il déplut beaucoup à ces conservateurs dont il implorait l'aide, à Cicéron en particulier[34]. Et cependant l'orage grondait déjà sur sa tête : Antoine approchait et il lançait en route des édits très violents contre Octave, où il lui reprochait une origine sordide, insinuait que César l'avait adopté parce qu'il s'était prostitué à lui encore jeune garçon, et le traitait de nouveau Spartacus[35] ; il lançait aussi un édit où il convoquait le sénat pour le 24 novembre, pour traiter de summa republica, et où il avertissait les sénateurs que ceux qui ne viendraient pas à la séance seraient considérés comme complices d'Octave[36]. La famille et les amis d'Octave se voyaient abandonnés par tout le monde, bien que son beau-frère Marcellus et son beau-père Philippe cherchassent à lui venir en aide de leur mieux. Tous les deux[37] et Oppius, qu'Octave avait réussi à amener à lui[38], demandaient à Cicéron d'intervenir. Mais, après avoir trop espéré d'Octave, Cicéron, épouvanté par les menaces d'Antoine, en était venu encore une fois à se défier de tout le monde et même d'Octave[39] ; et tout en s'approchant de Rome il donnait des excuses pour ne rien faire, alléguant qu'on ne pourrait rien tenter avant l'année suivante où Antoine ne serait plus consul ; il réclamait à Octave des gages de sincérité, et déclarait qu'il se serait intéressé à lui quand il aurait prouvé qu'il était véritablement l'ami des meurtriers de César, ce qu'il aurait pu faire le 10 décembre, le jour où les nouveaux tribuns entreraient en charge. Parmi eux était Casca, le conjuré qui avait donné à César le premier coup de poignard. Oppius avait beau jeu d'assurer Cicéron qu'Octave était vraiment l'ami de Casca et de tous les meurtriers de César[40], mais Cicéron ne voulait pour le moment s'occuper que de sa fortune et du De officiis. Cependant les tentatives faites par Octave et par ses amis pour exciter le peuple contre Antoine avaient peu de résultat ; les vétérans enrôlés en Campanie eux-mêmes étaient indécis ; ils savaient qu'ils risquaient d'être déclarés ennemis publics, et cela les intimidait ; ils sentaient en outre que dans le parti de César beaucoup de gens étaient devenus hostiles à Octave[41]. Pouvaient-ils, n'étant que trois mille et ayant un tout jeune homme à leur tête, se révolter contre le consul ? Les défections se succédaient et la troupe se fondait comme la glace au soleil.

Antoine arriva enfin à Rome, après avoir envoyé ses deux légions à Tibur, et sans plus y trouver Dolabella, qui était déjà parti pour l'Orient. Les journées du 21 et du 22 se passèrent dans des alternatives d'espérances et de craintes. Le 23 on apprit tout à coup que la séance avait été renvoyée au 28[42], parce qu'Antoine était allé voir sa légion à Tibur ; nous ne savons pour quelles raisons[43]. Il semble qu'Antoine était depuis quelque temps très inquiet pour le travail sourd que les agents d'Octave, aidés par les conservateurs, faisaient dans ses légions, et qu'il ait appris que les soldats, déjà mécontents et mal informés au sujet des véritables intentions du jeune homme, blâmaient la nouvelle persécution dirigée contre Octave. Était-il possible qu'un des généraux les plus chers à César menaçât le fils du dictateur, parce qu'il avait recruté une poignée de vétérans, afin de hâter la vengeance de son père ? Était-ce donc dans le but d'anéantir Octave, qu'Antoine avait mis tant de précipitation à venir à Rome ? Au dernier moment sans doute Antoine avait été effrayé par quelque nouvelle plus mauvaise, et il était accouru pour les ramener à lui par de nouvelles promesses, avant de lancer le coup mortel contre le fils de César. Quoi qu'il en soit, ce renvoi était une chance pour Octave, car tant d'événements pouvaient se passer pendant ces quatre jours ! Et en effet, avant qu'Antoine ne fût revenu, Octave fut informé que les nouvelles persécutions dirigées contre lui, jointes à la colère causée par les supplices et à l'attrait des 2.000 sesterces qu'il avait promis, avaient enfin eu raison de la légion de Mars, qui s'était déclarée en sa faveur et qui, abandonnant les deux autres, allait s'enfermer à Albe[44]. Il trouverait du moins parmi ces soldats un refuge dans le danger, maintenant que les trois mille vétérans l'avaient presque tous abandonné. En outre, Cicéron, qui ne pouvait rester inactif, avait fini par se rendre aux exhortations d'Oppius, de Marcellus et de Philippe, et il s'était décidé à venir à Rome, où il arriva le 27 novembre[45]. Mais ce jour-là Antoine aussi arriva ; il avait appris la révolte à Tibur et était aussitôt accouru à Albe ; là il avait essayé de se faire ouvrir les portes de la ville pour ramener à lui les soldats, mais il n'avait pu y réussir[46] ; il revenait donc encore plus furieux contre Octave, et résolu à se venger sur lui le jour suivant. La fortune sauva Octave une seconde fois, parce que, à ce qu'il semble, à l'aube du 28, la nouvelle arriva à Antoine que la quatrième légion, travaillée surtout par le questeur Lucius Egnatuléius, qui, nous ne savons pour quelles raisons, se tournait ainsi avec ardeur du côté d'Octave[47], avait suivi l'exemple de la légion de Mars. Dans cette confusion bizarre, tandis qu'Octave déclarait aux conservateurs qu'il était l'ami des meurtriers de son père, les deux anciennes légions de César abandonnaient Antoine pour Octave, en l'accusant, lui qui pourtant se disposait à chasser Decimus, de s'occuper trop mollement de la vengeance de la grande victime.

Cette seconde révolte effraya tellement Antoine, qu'il renonça à son dessein d'en finir immédiatement avec Octave. Il craignait, s'il s'obstinait à le poursuivre, de voir les autres légions se révolter aussi. Ne se trouverait-il pas alors à la merci du parti conservateur ? Ainsi, en quelques heures, la situation fut toute nouvelle. Changeant brusquement d'idée, Antoine se rendit au sénat, il ne parla ni d'Octave ni de ses armements ; il fit savoir au contraire que Lépide avait enfin réussi à conclure la paix avec Sextus Pompée, à la condition de lui donner une indemnité pour les biens confisqués à son père, et il proposa une supplication en l'honneur de Lépide[48]. Celle-ci fut approuvée, ainsi que l'indemnité à donner à Pompée ; Antoine congédia alors les sénateurs et réunit ses amis pour discuter au sujet de la situation. Il n'est pas invraisemblable qu'il fût alors disposé à faire des avances pour une conciliation ; mais sa femme et son frère l'attendaient chez lui, exaspérés par la déception et résolus à l'entraîner à des mesures désespérées. Il fallait qu'il s'emparât aussitôt de la Gaule cisalpine, qui était si riche et si peuplée, sans donner au parti conservateur le temps de comprendre la situation et de profiter des avantages qu'il avait pour le moment ! Et cette fois encore Antoine céda. Mais le sénat n'avait pas encore tiré au sort les provinces pour l'année 43 qui n'avaient pas été pourvues par César. C'est été une sottise pour Antoine que de laisser ses adversaires maîtres de les distribuer à leurs amis. Les sénateurs furent donc le jour même convoqués d'urgence pour une séance du soir à une heure inaccoutumée ; et dans cette séance, sans formalités et à la hâte, la répartition des provinces fut faite de telle façon que les amis d'Antoine furent très favorisés par un sort trop judicieux. C'est ainsi par exemple que Caïus Antonius eut la Macédoine et Calvisius Sabinus l'Afrique antique[49]. Pendant la nuit, Antoine, emmenant avec lui la plupart des vétérans qu'il avait pu recruter, partit pour Tibur pour y prendre le commandement de la légion[50].

 

 

 



[1] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1.

[2] CICÉRON, A., XV, XIII, 4. Il est désormais admis par tous que cette lettre fut placée par erreur parmi les lettres du mois de juin, et que la date qui est au début doit se lire VIII, Kal. Nov.

[3] Les lettres de CICÉRON, F., XII, 2 et 3, font voir que Cassius était encore en Italie dans la première quinzaine d'octobre ; c'est donc en octobre qu'il dut partir, comme le suppose SCHMIDT, Rhein. Mus., 1898, 235. La vague expression de paucis post diebus que Cicéron emploie dans Phil., X, IV, 8, ne peut donner lieu à une objection. Il est assez vraisemblable que Cassius partit après avoir reçu les lettres dont parle Cicéron, A., XV, XIII, 4.

[4] CICÉRON, Phil., XI, XII, 28.

[5] CICÉRON, A., XV, XIII, 4 et 7.

[6] CICÉRON, A., XV, VII, 1 et 2.

[7] CICÉRON, A., XV, XIII, 6 ; XVI, XI, 4. L'exacte interprétation de CICÉRON, t. XVI, XI, 4, me parait être celle de REMIGIO SALBADINI, dans l'Introduction à son édition annotée du De officiis, Turin, 1889, p. VIII et XI.

[8] De off., I, 8 ; I, XIX, 65.

[9] I, 39.

[10] I, 42.

[11] II, 22 ; II, 15 et 16 ; II, XVIII, 63.

[12] II, XVII, 60.

[13] II, XXI, 72.

[14] II, XXII, 78 ; II, 24.

[15] II, XXII, 78.

[16] I, 25.

[17] II, XV, 16.

[18] III, XXII, 87, 88.

[19] I, XI, 36 ; I, XII, 38 ; II, VIII, 27.

[20] I, XI, 35.

[21] I, XI, 35 ; I, XXIII, 80.

[22] I, 22.

[23] I, VI, 9 ; I, IX, 28-29 ; I, 20 ; I, XXI, 71.

[24] I, XIV, 43 ; I, XXII, 76 ; II, VII, 23 ; II, VIII, 27 ; II, XII, 43 ; II, XXI, 72 ; II, 24 ; III, XXI, 82.

[25] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1.

[26] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1 ; comme la lettre a été écrite au plus tard le 2, c'est ce jour-là qu'il dut avoir la visite de Cæcina.

[27] CICÉRON, A., XVI, IX, 1 : binæ uno die mihi litteræ ab Octaviano (la lettre a peut-être été écrite le 3) : A., XVI, XI, 6 ; ab Octaviano quotidie litteræ (lettre écrite le 5 novembre comme cela résulte du § 1).

[28] Nous savons qu'Antoine soupçonnait les intentions de Cassius par une lettre qu'il écrivit au mois de mars 43, sous les murs de Modène, à Hirtius et à Octave, avant que les lettres de Cassius ne fussent arrivées. Voy. CICÉRON, Phil., XIII, IV, 30 : in Syriam Cassium misistis.

[29] Voy. CICÉRON, F., XI, V, 1.

[30] Voy. RUETTE, Correspondenz Ciceros, 36.

[31] GARDTHAUSEN, Augustus und seine Zeit, Leipzig, 1891, I, 76.

[32] Voy. CICÉRON, A., XVI, 9 ; A., XVI, XIV, 1 ; A., XVI, XV, 3.

[33] CICÉRON, A., XVI, XI, 6 : Quis veniet ? (in senatum). Si vene rit, quis, incertis rebus, offendet Antonium ?

[34] APPIEN, B. C., III, 41-42 : DION, XLV, 42 ; voy. CICÉRON, A., XVI, XV, 3.

[35] CICÉRON, Phil., III, VI, 15 ; III, VIII, 21. Les grossières accusations d'Antoine auxquelles fait allusion SUÉTONE, Auguste, 68, sont peut-être celles qu'il émit à cette occasion.

[36] CICÉRON, Phil., III, VIII, 19.

[37] PLUTARQUE, Cicéron, 44 ; voy. CICÉRON, A., XVI, XIV, 2.

[38] CICÉRON, A., XVI, XV, 3.

[39] CICÉRON, A., XVI, XIV, 2.

[40] CICÉRON, A., XVI, XV, 3.

[41] APPIEN, B. C., III, 42.

[42] CICÉRON, Phil., III, VIII, 19-20.

[43] Vino atque epulis retentus, dit CICÉRON, Phil., III, VIII, 20 ; mais c'est évidemment une invention. On peut voir par CICÉRON, Phil., XIII, IX, 19 : rediit ad milites ; ibi pestifera illa Tiburi contio, que le motif du retard était un voyage à Tibur, qui, sans que cela soit prouvé, peut avoir été entrepris pour rassurer les soldats inquiets et hésitants. APPIEN, B. C., III, 45 ne parle que de la séance du 28 et du voyage à Tibur qui eut lieu après cette séance, et non du voyage qui eut lieu entre le 24 et le 28.

[44] Le passage de CICÉRON, Phil., XIII, 19 : nam Martiam legionem Albæ consedisse sciebat montre qu'APPIEN, B. C., III, 45, se trompe en faisant arriver, d'une façon un peu mélodramatique, l'annonce de la révolte des deux légions, l'une après l'autre, à quelques minutes d'intervalle. Antoine apprit la révolte de la légion de Mars entre le 24 et le 28, quand il était en voyage à Tibur.

[45] La date donnée par CICÉRON, F., XI, V, 1 : a. d. v. Idus decem. doit être corrigée, ainsi que le propose RUETTE, Correspondenz Ciceros, 37 et suiv. en a. d. v. Kal. decem. Il est vrai que STEHNHOPF, Phil., X, 60, p. 299 a détruit divers arguments ingénieux de Ruette, en démontrant que le § 1, de la lettre de CICÉRON, F., XI, VI, est une petite lettre séparée, écrite probablement en septembre ; mais ce qui demeure pour moi un argument décisif, c'est que la lettre 5, écrite après l'arrivée de Cicéron à Rome, fut écrite avant que l'on eût connaissance de la révolte des légions, sans quoi Cicéron n'aurait pas manqué, pour persuader à Decimus qu'il fallait résister, de lui parler de cette révolte, comme le prouve la comparaison avec la lettre 7. Cicéron est donc rentré à Rome avant la révolte des légions. Le fait que Cicéron déclare souvent qu'il ne veut pas venir à Rome tant qu'Antoine y sera a peu d'importance, car Cicéron à ce moment-là se contredit constamment.

[46] Le voyage à Albe qu'APPIEN, III, 45, met après le 28, pour les raisons que nous avons déjà données, dut avoir lieu avant le 28.

[47] CICÉRON, Phil., III, III, 7 ; XIII, IX, 19 ; APPIEN, B. C., III, 45.

[48] CICÉRON, Phil., III, IX, 23.

[49] CICÉRON, Phil., III, XX, 24 et suiv. Au sujet des noms des gouverneurs qui furent alors choisis et que cite Cicéron. voy. GROEBE, App. à Drumann, G. R., I2, 439.

[50] CICÉRON, Phil., V, II, 24 ; APPIEN, B. C., III, 45.