GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE VII. — LES VÉTÉRANS À L'ENCAN.

 

 

Quand Cicéron arriva à Rome, Antoine avait déjà promulgué deux autres lois : une lex de tertia decuria et une lex de vi et majestate ; et il avait donné l'ordre à quatre des légions de Macédoine — la seconde, la quatrième, la trente-cinquième et la légion de Mars —de passer l'Adriatique. De cette façon, en y joignant la légion de l'alouette, il aurait sous la main en Italie une force considérable, si Decimus ne se résignait pas à reconnaître la loi à son retour des Alpes. Il n'avait au contraire fait aucune proposition au sujet de l'amnistie, c'est-à-dire qu'il cherchait toujours à flatter le peuple et le parti césarien, sans toutefois aborder cette question qui lui paraissait trop périlleuse. Si les conservateurs avaient une si grande peur de le voir toucher à l'amnistie, il n'avait pas moins peur lui-même d'y toucher. Ainsi par la première de ces lois il flattait les soldats, en détruisant la réforme aristocratique des tribunaux, que César avait faite en 46 : ce ne seraient plus seulement les sénateurs et les chevaliers. c'est-à-dire les citoyens des hautes classes, mais aussi les centurions, les officiers inférieurs de l'armée, qui seraient inscrits, sans considération censitaire, sur la liste des citoyens parmi lesquels on tirait au sort les juges des quæstiones (ceux que nous appelons maintenant les jurés). La seconde de ces lois décidait que tout citoyen condamné pour majestas ou pour vis (tous les délits ayant trait à l'ordre public étaient compris sous ces deux noms) aurait le droit, aboli par Sylla et par César, de la provocation ou appel aux comices[1]. Par cette loi, Antoine condamnait le supplice d'Érophile et les massacres de 47, en rendant presque impossible de réprimer rapidement les séditions. Enfin pour donner une autre satisfaction au peuple sans danger —bien que ce fût à un certain point de vue une audace très grande — Antoine voulait proposer au sénat le jour suivant, le ler septembre, que l'on ajoutât aux honneurs funèbres qui seraient rendus tous les ans à César par sa famille, des supplications publiques, comme celles que l'on adressait aux dieux ; en d'autres termes, que César lût déifié et mis au nombre des dieux[2]. Cette superstition orientale, si odieuse aux Romains, avait fait des progrès en deux mois. Des premières et naïves offrandes faites par le petit peuple ignorant sur l'autel d'Érophile, on en était venu en un mois aux déclamations d'Octave sur la comète et l'âme du dictateur ; et maintenant, au bout d'un autre mois, on voulait inaugurer officiellement le culte de César.

Le parti populaire semblait de nouveau victorieux ; sa victoire semblait même plus éclatante qu'en 59. Et cependant Antoine ne savait pas imiter César dans l'énergie avec laquelle son maitre avait su, sans laisser un moment de trêve à l'ennemi, profiter jusqu'au bout de la victoire. Il avait agi jusque-là avec beaucoup de circonspection, hésitant, tergiversant, revenant sur ses pas : il prenait des précautions infinies pour défendre sa vie[3] ; la moindre opposition lui causait de l'inquiétude ; les fatigues, les émotions et la débauche l'avaient rendu encore plus irascible que d'habitude[4]. C'est que si les deux hommes étaient différents, la situation aussi avait changé depuis le premier consulat de César et changé au détriment de son imitateur. A l'époque du premier consulat de César, les souvenirs de la guerre civile de Sylla et de Marius étaient déjà lointains ; la conjuration de Catilina, dont on avait du reste exagéré beaucoup le danger, avait été vaincue ; les victoires de Lucullus et de Pompée en Orient étaient récentes ; la richesse de la nation augmentait rapidement ; la vie intellectuelle très active. Bien qu'on eût coutume de toujours se plaindre, on avait confiance dans l'avenir, on ne croyait guère à la possibilité d'une grande catastrophe ; ou acceptait sans trop se tourmenter toutes les difficultés présentes, les dettes, le désordre administratif, la corruption et l'instabilité politique. C'est ainsi que la révolution accomplie par César avait été ou acceptée passivement ou même admirée par cette bourgeoisie qui transformait si activement la vie sociale de l'Italie. Maintenant, au contraire, quelle différence ! Toutes les classes et tous les partis avaient eu tant d'amères déceptions et étaient passés par tant d'épreuves, que riches et pauvres, conservateurs et hommes du parti populaires étaient également fatigués, rebutés et défiants ; que la vie sociale et politique de l'Italie était entièrement désorganisée. Bien que toute l'Italie fût plus que jamais imbue de l'esprit conservateur, de la crainte des révolutions, de la haine de la démagogie, de l'amour de l'ordre, il n'y avait plus en réalité de parti conservateur, et les classes supérieures s'affaissaient dans un égoïsme brutal qu'Atticus exprimait, dans une lettre écrite à cette époque à Cicéron : Si la république est perdue, sauvons au moins notre patrimoine[5]. Mais avec un tel égoïsme ne risquait-on pas de perdre à la fois son patrimoine et la république ? Personne, parmi les jeunes hommes, n'osait plus s'aventurer dans la lutte contre la révolution ; on ne voyait pas d'hommes nouveaux venir aider les anciens, qui, décimés et dispersés, ne suffisaient plus à défendre les intérêts des classes riches ; c'est à peine si quelques citoyens plus hardis et plus énergiques avisaient à se défendre eux-mêmes. Mais, comme par une sorte de compensation paradoxale, les projets imaginés par ces hommes isolés, dans la désorganisation générale de leur parti étaient souvent d'une témérité presque insensée. Si Cassius voulait partir seul, avec quelques barques, à la conquête de l'Orient, un autre, au même moment — nous ne savons pas qui c'était — complotait quelque chose de plus audacieux et de plus difficile, d'accord avec quelques conservateurs moins indolents : c'était de soulever les légions de Macédoine contre leur général, et cela par tous . les moyens, même en accusant Antoine d'être un partisan de César trop tiède et peu fidèle, même en ayant recours non seulement aux amis que beaucoup de conservateurs avaient parmi les officiers de ces légions, mais à Octave lui-même, et par son entremise à ses amis à lui, qui étaient beaucoup plus nombreux. Les premières tentatives pour brouiller Octave et Antoine avaient échoué, parce que les vétérans s'étaient interposés ; mais ni Marcellus ni les autres nobles amis de la famille n'avaient cessé pour cela de mettre Octave en défiance ; de le persuader que, malgré la réconciliation, il ne devait pas se fier à Antoine, qu'il devait au contraire les aider à semer la révolte parmi les soldats du trop audacieux consul. Mais si l'action du parti conservateur se réduisait à ces intrigues isolées, le parti populaire n'était ni plus uni ni plus fort. Sans doute il avait toutes les sympathies du peuple, dans lequel l'admiration pour César et la haine pour ses meurtriers ne cessaient d'augmenter ; il était appuyé aussi par une forte coalition d'intérêts, par les vétérans et les colons de César, qui voulaient ou conserver ce qu'ils avaient reçu du dictateur, ou recevoir ce que celui-ci leur avait promis. Les vétérans réclamaient à grands cris de nouvelles batailles ; ils offraient en échange à leurs chefs ce qu'ils voudraient et même l'empire du monde. Mais qui oserait accepter cette épée sans trembler ? Qui pourrait oublier la lâcheté des Ides de mars, César, le conquérant de la Gaule, le fondateur de tant de colonies, le dictateur à vie, égorgé par ses amis et par ses obligés, au sénat, en plein jour, sous les yeux d'autres amis et d'autres obligés, sans que personne eût osé s'élancer à son secours ? Qui pouvait oublier l'épouvantable désarroi du parti populaire à la mort de son chef, la désorganisation précipitée qui, en peu de mois, l'avait réduit, lui, le parti maître de l'empire, à un ramassis de misérables, de bandits et d'aventuriers ? Qui pouvait se soustraire au découragement universel, qui envahissait tous les esprits ? Personne ne croyait plus, comme jadis, que toutes les conquêtes réussiraient ; que les dettes se paieraient sans difficulté ; que la crise politique et économique. dont l'Italie était déchirée, pourrait prendre fin un jour. L'Italie avait récemment cherché un remède à ses maux par un effort désespéré : mais à quoi avait servi la guerre civile, sinon à envenimer tous les maux ? La grande propriété avait été atteinte et beaucoup d'immenses patrimoines, comme ceux de Pompée et de Labienus, avaient été confisqués et partagés ; bon nombre de tribuns, de centurions et de soldats de César étaient parvenus à l'aisance et à la richesse[6] ; mais la multitude, si elle n'était pas devenue plus pauvre, était certainement encore moins satisfaite qu'auparavant ; et la classe moyenne n'était pas moins obérée. Pendant quelque temps, sur l'ancienne mêlée des factions une vigoureuse dictature révolutionnaire s'était dressée ; mais un matin quelques coups de poignard l'avaient brusquement renversée et l'état du monde romain avait encore empiré. L'État n'était plus gouverné, pas même par les anciennes factions ; mais il était tantôt aux mains d'Érophile, tantôt aux mains de Fulvie. Dans une situation si incertaine, Antoine ne pouvait se bercer dans de trop douces illusions, même si non-seulement les tribus, mais encore les chevaliers et les usuriers unissaient tous leurs efforts pour élever des monuments à son frère Lucius ; même si sa femme Fulvie pouvait, par ces temps de crise, acheter facilement d'immenses domaines que des gens complaisants[7] lui vendaient à crédit ; même si le sénat obéissait docilement à ses ordres. Après avoir vu César tué par ses amis les plus chers, et tant de gens pendant ces quelques mois faire si souvent volte-face, changer d'avis et trahir du jour au lendemain, Antoine, bien qu'il eût été obligé par les événements à prendre la direction de ce ramassis d'aventuriers qui composaient le parti de César, se méfiait trop d'eux pour s'engager à la légère, à la tête de cette bande, dans une action décisive. Obligé de gravir une pente rapide et glissante, s'appuyant sur des décombres qui roulaient sous ses pieds, il devait nécessairement se défier de tout et de tous.

Aussi le retour de Cicéron et le joyeux accueil qu'on lui fit irritèrent vivement le consul. L'opposition allait-elle retrouver un chef, et un chef qui avait tant d'autorité ? Brutus et Cassius s'en allaient ; mais Antoine n'y gagnait pas beaucoup, puisque Cicéron revenait, et justement pour la séance qui devait avoir lieu le jour suivant au temple de la Concorde. Cependant Cicéron ne vint pas au sénat le 1er septembre ; il envoya un ami prévenir Antoine que les fatigues du voyage le retenaient chez lui[8]. Il est beaucoup plus probable que Cicéron n'osait pas s'élever contre la déification de César, parce qu'il avait peur des vétérans ; et que ne pouvant d'autre part venir au sénat et se taire, il avait imaginé cette excuse. De toute façon, Antoine aurait dû s'en réjouir. Que se passa-t-il alors en lui ? Cet homme violent par nature, et qui était alors plus irritable encore que de coutume, céda-t-il à un mouvement soudain de rage ? Feignit-il de se mettre en colère pour faire peur à Cicéron et le faire fuir de Rome ? Les deux suppositions sont vraisemblables. Ce qui est certain, c'est que quand le message lui fut communiqué, Antoine entra dans une fureur terrible ; il se mit à crier en plein sénat que Cicéron voulait faire croire à tous qu'on lui tendait des embûches et qu'il était en danger ; que Cicéron le calomniait et lui faisait un affront ; qu'il userait, lui Antoine, de tous ses droits de consul en le faisant venir de force au sénat ; que, s'il résistait, il enverrait des soldats et des forgerons pour briser les portes de sa maison[9]. L'étonnement et le trouble furent extrêmes ; les sénateurs se levèrent aussitôt pour le supplier de se calmer ; et soit qu'Antoine s'aperçût qu'il était allé trop loin, soit que sa rage ne fût qu'une feinte, il finit par annuler l'ordre d'amener Cicéron de force au sénat[10]. On approuva ensuite la loi sur les honneurs à rendre à César[11]. Mais si Antoine par ces menaces avait assurément fait peur à Cicéron , il avait aussi outragé le plus illustre personnage du sénat, et d'une façon telle que celui-ci, malgré son grand âge et sa faiblesse, ne pouvait manquer de relever l'injure. Et en effet le vieillard la releva, malgré la frayeur que lui causaient Antoine et ses vétérans, dans un discours mesuré et plein de dignité qu'il écrivit ce jour même, le premier des discours contre Antoine, auxquels, en souvenir de Démosthène, il donna plus tard, moitié par plaisanterie et moitié sérieusement[12], le nom de philippiques qu'ils ont conservé. Dans ce discours il commençait par expliquer son voyage et son absence du jour précédent ; il se plaignait des invectives d'Antoine, mais brièvement et avec une certaine gravité, comme s'il eût été peiné d'avoir à s'entretenir de choses qui convenaient si peu à sa dignité ; il en venait ensuite à considérer l'état de la république : il blâmait la politique d'Antoine, mais avec modération et d'une façon singulière, car il l'accusait de ne pas avoir respecté les décisions et les lois de César ; et il semblait dire aux vétérans qu'il désirait plus sincèrement qu'Antoine le respect des volontés du dictateur. Enfin il blâmait les lois d'Antoine non pas pour ce qu'elles contenaient, mais parce que la procédure avait été irrégulière, et il finissait par conseiller à Antoine et à Dolabella de se raviser, de ne pas nourrir des ambitions parricides, de mettre en pratique la classique théorie constitutionnelle d'Aristote, dont il s'était fait le vulgarisateur : libertate esse parem ceteris, principem dignitate : être le premier citoyen dans une république de citoyens égaux[13]. Il semblait en somme par ce discours se déclarer prêt à recevoir des excuses, si on voulait lui en faire. Mais le 2 septembre Antoine ne parut pas au sénat[14]. Peut-être eut-il peur de l'éloquence de Cicéron, comme celui-ci avait peur de ses vétérans, et craignait-il de se trouver à court pour lui répondre. Cette absence en tout cas était pour Cicéron un nouvel affront. Il sortit en effet du sénat l'ennemi déclaré d'Antoine ; il ne le salua plus en le rencontrant dans la rue[15] ; il se mit à le traiter, non pas en public, niais dans ses lettres, de fou, de gladiateur et d'homme perdu[16] ; à l'accuser de préparer un massacre des sénateurs et des grands qui devait commencer par lui[17] ; à soupçonner d'être corrompus tous ceux qui ne se déclaraient pas franchement les ennemis d'Antoine[18].

La tendance à s'attribuer naturellement des intentions mauvaises, cette espèce de délire réciproque de la persécution entre les hommes, les partis et les classes, qui se propage dans les grandes crises sociales, est une maladie très dangereuse, parce que celui qui exagère le nombre et la fureur de ses ennemis arrive souvent à changer en ennemis véritables ceux qui n'étaient encore que ses ennemis imaginaires. C'est ce qui se passa alors. Personne parmi les conjurés ne se rendait compte de la perplexité et des hésitations d'Antoine ; tous se figuraient que dès l'arrivée des légions macédoniennes en Italie, il déchirerait l'amnistie ; et devant le danger imminent qui menaçait tous ceux qui avaient pris part à la conjuration, on se mit à intriguer encore plus activement auprès des légions de Macédoine et d'Octave. Celui-ci se laissa-t-il persuader ? Il est probable que non, bien que la chose soit très incertaine : mais il semble bien au contraire que vers cette époque Antoine s'aperçut du grand travail d'intrigues qui se faisait autour des légions de Macédoine. On ne pourrait expliquer autrement pourquoi Antoine à ce moment-là sortit brusquement et sans raison apparente de sa prudente hésitation, et se lança avec fureur sur les conjurés, sur les conservateurs et sur Octave. Tout à coup, après dix-sept jours de silence, quand tout le monde croyait qu'il ne répondrait plus à Cicéron, il convoqua le sénat pour le 19 et y prononça un discours très violent contre le grand orateur, qu'il accusa d'avoir été l'organisateur de la conjuration contre César[19]. A son tour, Cicéron, partagé entre la colère et la peur que lui causaient Antoine, ses machinations et ses vétérans, resta ce jour-là chez lui[20]. Sur ces entrefaites, pendant la seconde moitié de septembre, arriva la nouvelle que Decimus Brutus revenait de son expédition dans les Alpes et qu'il avait été acclamé imperator par ses soldats[21]. Les conservateurs ayant repris courage, Antoine s'efforça de réveiller parmi les siens l'enthousiasme césarien ; il fit écrire au piédestal d'une statue de César sur les Rostres : Parenti optime merito[22] ; le 2 octobre, il prononça dans une réunion populaire un discours si violent contre les conjurés que les conservateurs crurent que l'amnistie du 17 mars était déjà abolie[23] ; enfin, quelques jours plus tard, le 4 ou le 5, il tendit un piège à Octave[24]. Le bruit courut soudain, ces jours-là qu'Antoine avait découvert chez lui des sicaires qui avaient été envoyés pour le tuer ; que les sicaires avaient avoué avoir été subornés par Octave. L'émotion fut très vive dans Rome et les impressions très différentes. Peu de monde d'ailleurs y voulut ajouter foi ; Cicéron et les plus violents ennemis d'Antoine félicitèrent même l'auteur présumé et regrettèrent que le coup eût manqué ; mais la mère d'Octave eut peur : elle courut chez son fils, le supplia de s'éloigner de Rome pendant quelque temps pour attendre que la tempête fût passée. Octave fit preuve alors d'une grande fermeté : non seulement il ne voulut pas sortir de Rome, mais il ordonna que les portes de sa maison fussent ouvertes à tout le monde, comme à l'ordinaire, aux heures des visites, et comme à l'ordinaire aussi il reçut des clients, des solliciteurs et des vétérans. Antoine cependant avait réuni un groupe d'amis pour leur raconter l'aveu des sicaires et leur demander conseil. Mais une scène curieuse se déroula alors en présence du consul. Quand celui-ci eut fini de parler, tout le monde comprit qu'Antoine leur demandait, sous couleur de conseil, de partager la responsabilité d'une fausse accusation et d'un procès dirigé contre le fils de César. Mais la responsabilité était grave, et il se fit un silence pénible, personne n'osant donner aucun avis. Quelqu'un cependant finit par rompre le silence, et demanda que l'on fit venir les sicaires et qu'on les interrogeât en présence de tous. Antoine alors, après avoir répondu que cela n'était pas nécessaire, mit la conversation sur d'autres sujets ; ses amis, fort embarrassés, le laissèrent parler sans rien dire, et bientôt il les congédia tous[25]. Personne n'entendit plus parler des sicaires.

Le coup, bien que monté avec habileté, étant manqué, on n'en fut que plus inquiet pour les légions de Macédoine, dans l'entourage du consul. L'inquiétude devint même si vive qu'Antoine et Fulvie[26] décidèrent d'aller au devant d'elles jusqu'à Brindes, et partirent en effet le 9 octobre[27], on devine facilement dans quelle disposition d'esprit : elles s'attendaient à trouver partout des suborneurs et des révoltés. Mais cette fois, au bout de quelques jours, Octave les suivit. Le piège qu'Antoine lui avait tendu n'avait pas seulement prouvé à Octave et à ses amis que les conservateurs avaient raison et qu'Antoine voulait accaparer à lui seul tout l'héritage de César ; il avait aussi disposé à une grande bienveillance vis -à- vis d'Octave les conservateurs ennemis d'Antoine[28], à qui la haine faisait croire qu'Octave voulait être pour Antoine un nouveau Brutus. Il avait été en effet accablé d'éloges et de félicitations par tous ces aristocrates, comme un digne émule des conjurés, et pour un projet auquel il n'avait jamais songé ; il avait entendu tout le monde souhaiter autour de lui qu'Antoine n'échappât plus cette fois à la mort, que ses soldats se révoltassent, que quelqu'un eût le courage d'avoir recours à un hardi coup d'État pour lui arracher le pouvoir. Octave, qui était un homme d'un naturel prudent et presque timide, et qui était aux premiers débuts de sa carrière politique, en serait très difficilement venu à tenter l'entreprise très audacieuse que nous raconterons bientôt, s'il ne se fût senti aidé ou tout au moins approuvé par des personnages puissants. Il est donc permis de supposer que non seulement il accepta ces éloges comme lui étant dus, et qu'il se donna véritablement pour l'homme qui avait tenté de faire périr Antoine, mais encore que les violents discours des conservateurs, et surtout ceux de son beau-frère Caïus Marcellus, lui suggérèrent l'idée de recruter en Campanie une garde parmi les vétérans de César, comme l'avait fait Antoine au mois d'avril, et qu'ayant fait part de cette idée à ses amis conservateurs, il fut vivement approuvé par eux. Tous pensaient que, dans une situation aussi désespérée, il serait avantageux d'avoir à Rome deux corps de vétérans dont les forces, s'ils étaient ennemis, se feraient équilibre. C'étaient là des conseils dictés par la haine pour Antoine et donnés avec cette légèreté dont les hommes font preuve quand ils conseillent sans que leur responsabilité soit engagée. Mais le danger était déjà si grand que bien qu'on n'eût encore rien vu à Rome d'aussi téméraire, Octave et ses amis se décidèrent à la fin. Ils réunirent leurs serviteurs et leurs clients, chargèrent sur des mulets tout l'argent qu'ils purent, et, formant une grosse troupe, ils partirent pour Capoue, sous le prétexte d'aile vendre des domaines qui appartenaient à la mère d'Octave[29]. Vers ce moment-là Cicéron lui aussi sortit de Rome[30]. Il avait commencé à écrire pour répondre au discours d'Antoine cette seconde philippique, qui est une merveilleuse caricature et que beaucoup d'historiens ont eu le tort de prendre pour un portrait ; et il y déversait la rage causée par l'affront qui lui avait été fait. Mais il ne comptait pas publier cette philippique : à force d'attribuer à son ennemi des projets de massacre, il avait fini par avoir vraiment peur de l'arrivée imminente des légions. Il se dirigeait donc sur Pouzzoles, pour revenir à ses études et commencer son De officiis.

Ainsi dans la seconde quinzaine d'octobre, tandis que Cicéron travaillait à décrire les mœurs parfaites d'une république idéale, les agents d'Octave et ceux d'Antoine, dans l'Italie du sud, se disputaient les vétérans de César et les nouvelles recrues. Antoine était allé à Brindes, où entre les nones et les ides d'octobre, les quatre légions et une nombreuse cavalerie gauloise et thrace débarquèrent en deux fois[31]. Mais leur état d'esprit n'était point rassurant. Les lettres qu'Octave avait écrites pendant les mois précédents à ses amis de Macédoine, en dénonçant Antoine comme traître au parti de César, n'avaient pas été sans effet, surtout parmi les vieux soldats du dictateur, qui étaient nombreux dans la quatrième légion et dans la légion de Mars ; les intrigues des officiers amis d'Octave et ceux des officiers amis des conservateurs avaient avivé l'irritation ; enfin les soldats étaient peut-être mécontents de ce qu'on les empêchait de prendre part à la guerre des Parthes, que tout le monde considérait comme imminente et comme devant être très lucrative, pour les envoyer en Gaule, où ils resteraient inactifs et pauvres. Ils espéraient donc avoir au moins comme compensation un assez beau donativum. Pour toutes ces raisons, l'accueil fait par les soldats au général fut si peu cordial que quand Antoine, les ayant réunis pour les haranguer, monta sur le tribunal, il n'y eut aucun applaudissement. Mécontent de cette froideur, Antoine fit une première faute en s'en plaignant dans l'exorde de son discours ; puis il fit une faute plus grave en disant ses soupçons, en les exagérant peut-être, en déplorant que ses soldats eussent toléré parmi eux, au lieu de les dénoncer, les émissaires d'Octave venus pour fomenter la révolte. Puis, après l'amertume des reproches, il leur donna le miel d'une belle promesse : il leur distribuerait 400 sesterces. Mais les soldats s'attendaient à beaucoup plus ; le discours terminé, il y eut des éclats de rire, des cris et des invectives. L'irritable Antoine sentit alors se réveiller en lui ses instincts autoritaires ; il fit faire une enquête ; certains centurions qui dans les notes particulières (le mot est moderne, mais la chose est ancienne)[32] étaient désignés comme séditieux furent saisis et amenés dans la maison où il recevait l'hospitalité, et, si le fait n'a pas été exagéré par ses ennemis, furent mis à mort en présence de Fulvie. La terrible femme aurait, d'après ce que dit Cicéron, voulu assister au sanglant spectacle et ses vêtements auraient été baignés par le sang qui sortait de la gorge d'un centurion[33]. Les légions furent effrayées et se turent, mais Antoine leur avait, par ses soupçons mêmes, suggéré l'idée de la révolte ; et, comme pour rendre cette idée plus consistante, il changea tous les officiers et ordonna de sévères enquêtes pour découvrir les suborneurs envoyés par Octave. On ne put les trouver, puisqu'ils n'existaient pas[34]. Malheureusement, ce n'était pas seulement aux soldais qu'Antoine avait suggéré l'idée de la révolte, mais, ce qui était pire, à Octave lui-même, qui eut connaissance de ces faits en Campanie, tandis qu'il parvenait à réunir environ trois mille vétérans[35] autour de Casilinum et de Calatia, en faisant dans des discours l'apologie de César, qu'il disait vouloir venger, et encore plus en se servant de l'or qu'avaient apporté ses mulets, car il offrait deux mille sesterces à chacun. Il semblait donc possible, puisqu'Antoine le redoutait si fort, d'entrainer à la révolte les légions de Macédoine : et elles avaient maintenant autre chose que des sujets vagues de mécontentement. Le supplice des centurions les avait exaspérées. L'entreprise était assurément très audacieuse et très dangereuse, niais Octave y était poussé par les imprudences d'Antoine, par la facilité du recrutement et par les encouragements qui lui venaient de Rome. Il se décida donc, et comme Antoine avait dirigé trois légions le long de la côte de l'Adriatique pour gagner la Gaule cisalpine[36], tandis que lui il irait à Rome avec l'autre légion et la légion de l'Alouette, Octave envoya des émissaires à ces trois légions, leur promettant aussi deux mille sesterces par soldat, si elles voulaient se déclarer pour lui. Loin d'Antoine, elles auraient plus facilement le courage de se révolter[37]. Cependant l'entreprise, bien qu'elle fût favorisée par les événements, était trop au-dessus des forces de quelques jeunes gens inexpérimentés et sans autorité, pour qu'Octave et ses amis ne fussent ces jours-là agités, incertains, irrésolus. Ils ne savaient ce qu'il fallait faire de leurs trois mille hommes, s'ils devaient les laisser à Capoue ou les emmener à Rome ; ils se demandaient si Octave devait se rendre dans les autres colonies de César ou auprès des Légions de Macédoine qui se dirigeaient sur Rimini[38] ; ils désiraient être conseillés et aidés par de puissants personnages, qui en prenant une part de leur responsabilité, allégeraient un peu le fardeau qui pesait sur leurs épaules. Ayant appris que Cicéron était à Pouzzoles, Octave voulut tenter de l'attirer à lui ; et il lui écrivit une lettre dans laquelle il lui demandait un entretien secret, à Capoue ou dans un autre endroit[39].

 

 

 



[1] CICÉRON, Phil., I, VIII, 19 ; I, IX, 21.

[2] CICÉRON, Phil., I, VI, 13.

[3] CICÉRON, A., XV, XX, 4 ; iste qui umbras timet (Antoine).

[4] CICÉRON, Phil., I, XI, 27 ; eum (Ant.) iracundum audio esse factum.

[5] CICÉRON, A., XVI, III, 1.

[6] Cf. CICÉRON, A., XIV, X, 10, 2.

[7] CORNELIUS NEPOS, Att., IX, 5.

[8] CICÉRON, Phil., I, V, 12 ; PLUTARQUE, Cicéron, 43. Plutarque prétend qu'il ne vint pas, parce qu'on lui tendait des embûches, mais la chose ne peut être vraie. Ni Antoine ni un autre n'aurait eu l'idée d'un tel méfait. Ce fut là l'explication donnée par les ennemis d'Antoine qui, a cause de cela, χαλεπώς μέν εΐχεν έπί τή διαβολή : il s'en indigna, comme d'une calomnie. C'est pour cela que j'ai supposé qu'Antoine dans son emportement protesta contre la calomnie.

[9] CICÉRON, Phil., I, V, 12 ; PLUTARQUE, Cicéron, 43. On devait employer les forgerons pour briser les portes et non pour détruire la maison, comme veulent plusieurs historiens.

[10] PLUTARQUE, Cicéron, 43.

[11] CICÉRON, Phil., I, VI, 13 : quod vos inviti secuti estis.

[12] Voy. CICÉRON, ad Brutus, II, V, 4.

[13] CICÉRON, Phil., I, XIV, 34.

[14] CICÉRON, Phil., I, VII, 16 ; I, XIII, 31.

[15] PLUTARQUE, Cicéron, 43.

[16] CICÉRON, F., XII, II, 1 : homo amens et perditus ; F., XII, III, 1.

[17] CICÉRON, F., XII, II, 1.

[18] CICÉRON, F., XII, II, 2-3.

[19] CICÉRON, Phil., II, XII, 30 ; F., XII, II, 1.

[20] CICÉRON, Phil., V, VII, 20.

[21] STERNKOPP, in Philologus, 60, p. 303-304, suppose, en donnant de bonnes raisons, que la lettre de CICÉRON, F., XI, 4 fut écrite en septembre, et que la lettre F., XI, VI, 1 est la réponse, placée par erreur au commencement d'une autre lettre qui comprend les § 2 et 3.

[22] CICÉRON, F., XII, III, 1.

[23] CICÉRON, F., XII, III, 2 ; XXIII, 3.

[24] D'après NICOLAS DE DAMAS, 30, l'attentat eut lieu quatre ou cinq jours avant le départ d'Antoine, qui eut lieu le 9 octobre. CICÉRON, F., XII, XXIII, 2.

[25] C'est là un des points les plus obscurs de l'histoire d'Octave. Bien que l'histoire écrite par lui sente un peu le courtisan, j'ai suivi le récit de NICOLAS DE DAMAS, parce qu'il est tout à fait vraisemblable. Il n'est pas possible, comme le fait observer APPIEN, B. C., III, 39, qu'Octave ait alors pensé à tuer Antoine : c'eût été une entreprise difficile, dangereuse, très audacieuse et par conséquent en contradiction avec la prudence et les hésitations habituelles d'Octave. Si Antoine, qui était beaucoup plus fort et plus audacieux, ne se risquait pas à faire tuer Octave, il n'est pas possible que le faible Octave ait voulu faire tuer Antoine. Tout cela fut machiné par Antoine. D'ailleurs CICÉRON, F., XII, XXIII, 2, dit que personne à Rome ne croyait au sérieux de l'accusation. Les affirmations de SUÉTONE, Auguste, 10, et de SÉNÈQUE, de Clem., I, IX, 1, ne peuvent prévaloir contre les autres sources et la vraisemblance.

[26] Le récit des supplices des centurions à Brindes prouve que Fulvie y alla avec Antoine. Voy. CICÉRON, Phil., III, II, 4 ; V, VIII, 22.

[27] CICÉRON, F., XII, XXIII, 2.

[28] CICÉRON, F., XII, XXIII, 2 : prudentes et boni viri et credunt factum et probant... magna spes est in eo (Octave). Nihil est quod non existimetur laudis et gloriæ causa facturus.

[29] NICOLAS DE DAMAS, XXXI.

[30] La lettre F., XII, XXIII, 2, nous montre que le 9 octobre il était encore à Rome ; et la lettre A., XV, VIII, 1, que le 25 il était arrivé à Pouzzoles.

[31] Voy. SCHMIDT, Neue Jahrbücher für Philologie und Pædagogik, Suppl. 13, p. 720-721.

[32] APPIEN, B. C., III, 43.

[33] APPIEN, B. C., III, 43-44. Voy. CICÉRON, A., XVI, VIII, 2. Le récit de ces événements qui se trouve dans Appien est assez vraisemblable ; il a tort cependant de supposer que les émissaires d'Octave étaient déjà à l'œuvre. Il est difficile de dire ce que furent exactement les supplices de Brindes ; les détails que donne Appien sont trop succincts, ceux que donne Cicéron trop fragmentaires et trop suspects. Est-il possible qu'Antoine ait fait mettre à mort 300 personnes ? CICÉRON, Phil., III, IV, 10. Les centurions appartenaient-ils à toutes les légions ou simplement à celle de Mars, comme semblerait le dire CICÉRON, Phil., XII, VI, 12 ; XIII, VII, 18 ? En outre, d'après Cicéron, Antoine aurait fait deux exécutions : l'une à Brindes, l'autre à Suessa Aurunca ; on ne sait à quelle date ni pour quelles raisons aurait eu lieu cette dernière.

[34] APPIEN, B. C., III, 44.

[35] SUÉTONE, Auguste, 10 ; DION, XLV, 12 ; APPIEN, B. C., III, 40 ; CICÉRON, A., XVI, VII, 1. Le témoignage de Cicéron qui dit qu'Octave réunit 3.000 vétérans est plus sûr que celui d'Appien qui prétend qu'ils étaient 10.000.

[36] CICÉRON, A., XVI, VIII, 2.

[37] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1-2 : quas sperat suas esse.

[38] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1-2.

[39] CICÉRON, A., XVI, VIII, 1-2.