GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE II. — LES FUNÉRAILLES DE CÉSAR.

 

 

Tous les historiens modernes s'accordent à admettre que les vieilles institutions républicaines de Rome étaient à l'époque de César épuisées et mortes ; que les contemporains devaient s'en rendre compte ; que par suite, tout acte destiné à rétablir la république ou même simplement à montrer du respect pour ses institutions et ses traditions séculaires doit être considéré comme sottise et folie. C'est à mon avis une très grave erreur, qui rend presque impossible à comprendre la dernière révolution de la république romaine. Je crois (et j'espère le démontrer dans la suite de ce récit) que la république était plus vivante que l'on ne croit ; mais, même si l'on admet qu'elle était morte, il faut considérer que les hommes s'aperçoivent très souvent des transformations sociales et politiques seulement beaucoup de temps après qu'elles ont eu lieu ; qu'il sont toujours portés à considérer toute chose existante, surtout dans la politique, comme indispensable. Il est donc beaucoup plus probable que les institutions fondamentales de l'ancienne république, qui avait eu un succès si prodigieux, étaient considérées par les contemporains comme immortelles, le sénat surtout, qui avait conquis et gouverné un immense empire ; qui symbolisait aux yeux des vaincus la force dominatrice de Rome ; qui avait enfin tué Jules César, parce que, même après tant de victoires, il lui avait, dans les derniers temps, manqué de respect. Comment un homme intelligent pouvait-il ne pas sentir qu'il fallait compter avec cette institution formidable, et comment pouvait-il, si téméraire qu'il fût, lui faire la guerre à la légère, sans y être contraint par la nécessité ?

Il n'y a donc pas à s'étonner si, après la séance du 17 mars et la décision à laquelle avaient abouti les incertitudes et les fluctuations du 15 et du 16, Antoine demeurait très soucieux. La situation n'était pas bonne pour lui. Contre son attente et malgré l'absence des conjurés, la majorité des sénateurs avait résisté aux menaces des vétérans et ratifié le meurtre de César ; les conjurés, maintenant qu'ils pouvaient venir siéger librement au sénat, allaient s'unir à ce qui restait des pompéiens pour ne former qu'un seul parti ; et ce parti deviendrait le maitre dans la république, ayant avec lui les hautes classes, un consul, différents préteurs, de nombreux gouverneurs et le sénat. De fait, parmi les partisans éminents de César qui n'avaient pas pris part au complot, Dolabella avait déjà trahi, et les autres, à l'exception de Hirtius, avaient disparu. Le petit peuple de Rome était inquiet et irrité contre les conjurés ; mais Antoine, comme tout le monde, ne comptait pas beaucoup sur cette agitation ; il croyait qu'elle passerait, ainsi qu'à l'ordinaire, comme un feu de paille. En somme, le 17 mars, Antoine considérait l'ancien parti pompéien comme maitre de la situation ; et puisqu'il avait réussi à gagner par les discours conciliants prononcés à la séance du matin la bienveillance de ses chefs les plus remarquables[1], il se demandait s'il ne pourrait trouver quelque moyen de se réconcilier avec ce parti, qu'il avait lâché au moment où il allait reconquérir tout son prestige. Antoine était certainement un des plus remarquables parmi les politiciens de la vieille noblesse ruinée qui se jetaient alors dans la politique comme dans une glorieuse piraterie. De corps robuste, d'esprit actif, audacieux et généreux, mais sensuel, imprévoyant, orgueilleux et violent, intelligent mais peu rusé, capable de se laisser entraîner aux plus grosses erreurs par ses passions et par sa témérité, il avait jusque-là mené une vie vagabonde, pleine d'aventures téméraires et illégales, de dangers effrayants, de chances et de malchances extraordinaires, depuis l'expédition clandestine de Gabinius en Égypte jusqu'au siège d'Alésia, depuis le tribunat révolutionnaire de 49 jusqu'au passage de l'Adriatique en 48, depuis Pharsale jusqu'à la dictature de 47. Mais même les hommes les plus téméraires, s'ils ne sont point fous, savent quelquefois se modérer et devenir prudents, quand ils se voient sur le bord de l'abîme. Tel était justement le cas d'Antoine, qui pouvait constater alors, d'une manière bien décourageante, que tous ses efforts, comme ceux d'un Sisyphe, avaient jusqu'alors échoué auprès du but. Il avait amassé une grosse fortune, mais il l'avait toute dissipée, si bien qu'aux Ides de mars son patrimoine était en grande partie composé de dettes ; il avait à diverses reprises risqué sa vie pour le parti populaire, mais il avait aussi plusieurs fois perdu son prestige auprès des siens, en se laissant aller brusquement à des extravagances ou à des violences, comme il était arrivé en 47, alors qu'après la grande victoire du parti populaire, il avait réprimé les désordres de Dolabella avec l'énergie d'un consul du temps des Gracques. C'est ainsi qu'il se trouvait à trente-neuf ans[2] avec une fortune précaire, avec peu d'amis et beaucoup d'ennemis, avec une faible popularité et dans une condition de choses incertaine, obscure et très périlleuse. Déjà rendu plus sage depuis quelque temps — sa dernière réconciliation avec César le prouve par les années et par les mésaventures, la catastrophe subite des Ides de mars et la situation périlleuse où il se trouva tout à coup l'avertirent définitivement d'être plus prudent qu'il n'avait été jusque-là Il se décida donc à temporiser, lui, l'homme des décisions brusques, pour voir quelle tournure prendraient les événements ; à ne pas entrer en guerre avec le nouveau parti conservateur, à le bien traiter, au contraire, pour ne pas rendre impossible une entente, dans le cas où le parti populaire semblerait destiné à succomber ; mais prudemment, sans rompre avec le parti populaire, qui pouvait un jour ou l'autre revenir au pouvoir. On avait vu, ces dernières années, tant de choses étranges et inattendues !

Le 18, Antoine et Lépide invitèrent à un grand dîner Brutus et Cassius ; et le 19, le sénat se réunit de nouveau[3] pour régler des questions particulières qui s'étaient déjà présentées ces deux jours-là, comme conséquences nécessaires de l'amnistie générale du 17. Il fallait avant tout, après les avoir approuvées toutes dans leur ensemble, ratifier une à une les dispositions prises par César pour les provinces et les magistratures, dont un certain nombre avaient déjà été publiées, et dont les autres étaient contenues dans les papiers remis par César à Antoine. En outre, les parents de César, et surtout Pison son beau-père, qui le 17 avaient gardé le silence, reprenaient courage maintenant et demandaient que l'on ouvrit le testament et que l'on fit à César des funérailles publiques[4]. La demande était habile, parce qu'elle mettait en échec le projet des pompéiens de faire confisquer le patrimoine du dictateur, presque entièrement formé des dépouilles des guerres civiles. D'ailleurs, cette demande, une fois proposée, pouvait bien difficilement être repoussée. Puisque César n'avait pas été considéré comme un tyran, pourquoi ses funérailles seraient-elles celles d'un simple particulier ? Si l'on ratifiait toutes ses décisions, pouvait-on annuler son testament ? On commença donc par reconnaître les proconsuls et les propréteurs, qui étaient déjà dans les provinces ou qui s'y rendaient : Lucius Munatius Plancus dans la Gaule chevelue, Asinius Pollion dans l'Espagne ultérieure, Manlius Acilius Glabrion en Achaïe. Quintus Hortensius en Macédoine, Publius Vatinius en Illyrie et peut-être Lucius Statius Murcus en Syrie. Il en fut de même pour les charges à exercer dans le courant de l'année par des gouverneurs, qui étaient encore à Rome, et dont certains étaient au nombre des conjurés. Decimus Brutus reçut le gouvernement de la Gaule cisalpine, Quintus Cornificius celui de l'Afrique, Tullius Cimber celui de la Bithynie, Trébonius celui de l'Asie, Lépide ceux de la Gaule narbonnaise et de l'Espagne ultérieure. On ratifia aussi les décisions prises par César touchant des charges et des commandements à venir. Hirtius et Pansa seraient consuls en 43, Decimus Brutus et Munatius Plancus en 42, différents autres personnages, parmi lesquels le conjuré Publius Servilius Casca, seraient tribuns en 43 ou en 42. Antoine aurait pour province la Macédoine et Dolabella la Syrie. César n'avait malheureusement encore choisi aucune province pour Brutus ni pour Cassius, quand il mourut. On aborda enfin la question du testament et celle des funérailles. Personne n'osa proposer que le testament fût annulé ; mais Cassius et beaucoup d'autres sénateurs s'opposèrent au projet de funérailles publiques. Ils se souvenaient trop vivement des violences qui s'étaient produites à celles de Clodius. Si la plèbe de Rome s'était alors abandonnée à de tels désordres, que ne ferait-elle pas pour César ?[5] Mais les parents de César protestèrent et Antoine fit habilement observer que, si l'on refusait de faire des funérailles publiques, on risquait d'irriter encore davantage le petit peuple. Brutus, plus faible que Cassius, finit par être de cet avis ; on décida qu'Antoine ouvrirait le testament que César avait remis à la grande vestale, et qu'on lui ferait des funérailles publiques[6]. Et le jour même, probablement, en présence des amis et des parents de César, Antoine ouvrit chez lui, devant les assistants stupéfaits, le testament le plus extraordinaire qui eût encore été écrit à Rome. César instituait comme héritiers de toute sa fortune trois neveux, fils de ses deux sœurs, Caïus Octavius pour les trois quarts, Lucius Pinarius et Quintus Pedius pour l'autre quart ; plusieurs des conjurés étaient nommés tuteurs de son fils, s'il en naissait un ; Decimus Brutus, Marc Antoine et quelques autres figuraient comme seconds héritiers pour le cas où l'un des neveux ne pourrait pas recueillir l'héritage ; enfin il y avait un grand legs fait au peuple : 300 (d'après une autre source 120) sesterces par personne, et les jardins immenses situés au-delà du Tibre, avec les collections artistiques qui y étaient réunies. Enfin, dans un codicille, César adoptait pour fils Caïus Octavius[7].

Ce testament émut d'une façon incroyable le petit peuple de Rome[8], qui le 17, le 18 et le 19 semblait s'être calmé. Le fait n'est point étrange. Cette foule d'artisans, d'affranchis, de petits marchands qui vivaient à Rome au jour le jour, la plupart d'entre eux sans avoir une famille, sans être sûrs de leur pain ni de leur gîte, sans pouvoir compter sur l'appui d'institutions publiques qui leur vinssent en aide dans les difficultés de la vie, avait des raisons toutes spéciales et bien profondes pour être touchée d'un pareil testament. Assurer à cette plèbe le moyen de vivre et l'égayer par quelque amusement, c'était désormais chose nécessaire pour la paix du monde. Les chefs du parti populaire, surtout César et Clodius, l'avaient si bien compris que, pour organiser ces secours, en partie à leurs frais, en partie aux frais de l'État, ils en étaient arrivés à ruiner le trésor public, à entraîner Rome dans des guerres téméraires, à dénaturer les institutions républicaines. Mais la crainte de ces dangers et la haine du parti populaire avaient amené le parti conservateur à s'opposer même aux secours les plus nécessaires, comme l'organisation des collegia et les distributions de blé. C'est ainsi que, pendant les vingt dernières années, cette misérable chiourme de la grande nef romaine avait reçu des secours intermittents, distribués tantôt avec une trop grande prodigalité, tantôt avec avarice ; et elle s'était habituée à se considérer comme toujours menacée par le mauvais vouloir des grands, et protégée au contraire par les chefs populaires : par Clodius, par Crassus, par Pompée, par César. Et César qui, avec les distributions d'argent, les fêtes, les grandes promesses, avait réussi à gagner toute la confiance de la foule, avait pu, lui tout seul, pendant les dernières années, contenir l'impatience et le mécontentement de cette plèbe pleine de haine contre les riches, besogneuse et irritée par la longue misère, et que la guerre civile avait exaspérée. Mais maintenant que son grand protecteur était disparu, cette multitude se trouvait abandonnée à elle-même, sans chefs, sans autre appui que les faibles débris des associations de Clodius, qui n'avaient plus maintenant ni union ni vigueur. On s'imagine donc facilement quelle impression le testament dut faire sur le petit peuple, qui avait déjà été remué le 16 par les menées d'Antoine et de Lépide et excité les jours suivants par les colons et les vétérans, qui étaient accourus à Rome pour défendre leurs droits. Non : on n'avait jamais vu à Rome un noble répandre ainsi ses richesses dans le peuple, laisser à tant de milliers de personnes, non seulement des jardins magnifiques, niais 300 sesterces par personne : un petit trésor, dans la disette générale d'argent, que la Fortune offrait à tant de plébéiens comme un secours et juste à temps. César terminait sa vie en faisant encore une fois honte à cette oligarchie que le peuple accusait d'être si avare et si féroce ; qui l'avait fait mourir, lui, comme elle avait déjà fait mourir Clodius et les Gracques, comme elle avait proscrit Marius et persécuté tous les défenseurs des pauvres. L'agitation qu'Antoine et Lépide avaient fomentée le 16 s'accentua vite, grâce surtout aux vétérans ; on pleura César poignardé si lâchement par des hommes qu'il aimait tant, comme le prouvait son testament ; on maudit ses meurtriers ; on commença à dire qu'il fallait venir tous en foule aux funérailles du grand bienfaiteur des pauvres et l'ensevelir comme Clodius[9].

Les conservateurs furent bientôt inquiets, et Antoine se vit très embarrassé. Si les esprits s'enflammaient, s'il survenait des émeutes, comment ferait-il pour continuer à louvoyer entre les hommes du parti populaire et ceux du parti conservateur ? Il chercha donc à rassurer les conservateurs par des discours et en prodiguant au sénat les témoignages du plus respectueux empressement ; il consulta en toutes circonstances les sénateurs les plus éminents ; il ne fit rien sans avoir demandé d'abord au sénat son approbation ; il arriva même à rassurer les sénateurs qui l'interrogeaient au sujet des papiers de César. Ils n'avaient pas à s'inquiéter : il n'y avait dans ces papiers aucune disposition grave, et aucune immunité n'était accordée ; des nombreux exilés que le parti conservateur avait fait condamner après les funérailles de Clodius, un seul était rappelé[10]. Mais en même temps Antoine se gardait bien de froisser les parents et les amis de Cicéron, dont le ressentiment augmentait à mesure que la crainte diminuait ; et il leur laissait préparer les funérailles de façon à en faire une grande démonstration de sympathie pour la victime et de haine pour les meurtriers. Le cadavre serait placé sur un lit d'ivoire, recouvert d'une pourpre brodée d'or ; on placerait en tète, sur un trophée, la toge ensanglantée dans laquelle il avait été tué, de vieux magistrats porteraient le corps de la domus publica jusqu'aux rostres, où l'éloge serait prononcé ; un cortège immense, composé des amis, des vétérans, des affranchis et de tout le peuple viendrait prendre le corps et l'emporter au champ de Mars, où il serait brûlé ; on enverrait d'abord, les uns après les autres, au champ de Mars, pour abréger le cortège, les hommes portant les trophées de ses campagnes ; on les rangerait autour du bûcher, et le corps du grand capitaine disparaîtrait au milieu des trophées de ses victoires[11]. Mais qui prononcerait le discours ? Le fils adoptif de César, Octave, était en Macédoine ; les autres héritiers étaient des hommes trop peu connus, parmi les héritiers qui venaient en seconde ligne plusieurs avaient pris part à la conjuration. D'ailleurs, ce n'était pas chose facile que de parler de César devant ses meurtriers et devant ses vétérans, après l'amnistie. On fut d'avis à la fin qu'Antoine, à titre de consul, d'ami et de second héritier pourrait se charger de ce pieux devoir ; et, bien qu'à contre-cœur, Antoine dut y consentir, pour ne pas trop mécontenter le parti populaire. Mais le petit peuple et les vétérans devenaient de plus en plus hardis ; l'exaltation populaire augmentait ; beaucoup de riches et de citoyens paisibles prenaient le parti d'abandonner Rome à la canaille, le jour des funérailles. Bientôt les funérailles de César devinrent la préoccupation de tous les esprits à Rome, et pour cette journée-là (on ne peut en fixer la date qu'entre le 20 et 23 mars)[12], tout le monde s'attendait à quelque chose de beau ou de terrible. Antoine savait que ce serait pour lui une journée fatigante, car il avait à prononcer cet éloge si difficile et à empêcher des troubles trop violents, sans toutefois sévir contre la foule ; les conjurés les plus connus prévoyaient des scènes de violence et fortifiaient leurs maisons[13] ; les conservateurs redoutaient la révolution ; le petit peuple s'attendait à des désordres magnifiques et à un incendie grandiose, comme celui qui avait été allumé pour Clodius.

Le jour redouté et désiré à la fois finit par poindre. Bientôt le forum, les marches des temples, les monuments, les rues voisines furent envahis par la foule du peuple et des vétérans ; une foule agitée, prête à la violence, venue sans intention précise, pour brûler César comme Clodius, dans un édifice public. Les uns pensaient pour cela au temple de Jupiter Capitolin, les autres à la Curie de Pompée. Cependant les amis emplissaient peu à peu la domus publica, et au dehors de la domus publica jusqu'aux rostres, se rangeaient, du mieux qu'ils pouvaient dans cet espace étroit, ceux qui devaient former le cortège. Il semble qu'Antoine ait posté dans le voisinage, on ne sait au juste en quel endroit, une petite troupe. Enfin, la couche d'ivoire que des amis portaient sur leurs épaules, parut sur le forum ; et le cortège s'avança lentement dans une grande confusion, accompagné par les nénies des chanteurs qui répétaient surtout un vers d'Attius, choisi habilement par les organisateurs des funérailles : J'ai sauvé ceux qui m'ont donné la mort. Le cadavre fut ainsi porté jusqu'aux rostres, dont l'archéologue romain Boni croit avoir dernièrement découvert les restes[14]. Le moment était venu pour Antoine de monter à la tribune et de parler... Mais le consul se tira habilement d'embarras ; il fit lire par le crieur public le décret rendu par le sénat au commencement de l'année, qui accordait à César de si nombreux et si grands honneurs, et la formule du serment que les sénateurs s'étaient engagés à lui prêter ; il ajouta quelques mots et descendit[15]. En se servant ainsi des termes mêmes du sénat pour faire l'éloge du défunt, il contentait les hommes du parti populaire sans que les conservateurs, qui avaient approuvé ces décrets quelques mois auparavant, pussent se plaindre. Le discours fini, le cortège devait se reformer et se diriger vers le champ de Mars, et déjà les magistrats se disposaient à reprendre le corps. Mais à ce moment quelques-uns des spectateurs se mirent à crier : Au temple de Jupiter Capitolin, à la Curie de Pompée ! D'autres voix répondirent ; les cris se partagèrent et bientôt de toute part on cria confusément ; quelqu'un ayant fini par s'avancer, beaucoup en firent autant, et bientôt la foule tout entière s'avança comme une grande vague vers le lit funèbre. Ceux qui étaient autour essayèrent de résister ; il se fit bientôt un grand tumulte ; quelqu'un eut l'idée de faire le bûcher sur le forum même ; on fit un peu écarter les gens, et dans l'espace libre on commença à jeter des morceaux de bois. En un instant tout le monde eut compris ; on courut à travers le forum pour chercher du bois, on prit les sièges, les bancs, les tables ; on dévalisa tout, pour trouver ce qu'il fallait pour brûler un cadavre. En peu de temps le bûcher s'éleva à cet endroit du forum qui est encore marqué par les restes du temple du Divus Julius. Un grand nombre de ceux qui étaient autour du corps de César, voyant le désordre augmenter de violence, se retirèrent ; et le corps finit par tomber au pouvoir de la foule, qui le porta sur le bûcher : le feu fut allumé ; les flammes s'élevèrent, et alors le peuple, dans une frénésie sauvage, se mit à tout jeter dans le feu. Les vétérans jetaient leurs armes ; les musiciens jetaient leurs instruments ; le peuple jetait ses vêtements[16]. Bientôt le corps du conquérant de la Gaule disparut dans un immense tourbillon de flamme et de fumée, au milieu des cris de la foule amoncelée sur les degrés des temples, s'agrippant aux colonnes et aux monuments pour voir cette grande flamme.. Mais la victoire, le feu, l'agitation, les cris augmentèrent encore l'exaltation de la foule ; le bûcher ne suffisait pas ; des bandes abandonnèrent le forum et se dirigèrent vers les maisons des conjurés pour y mettre le feu ; ceux qui restèrent sur le forum, en proie à une excitation grandissante, continuèrent à jeter du bois dans le bûcher, pour faire un immense incendie. Inquiets de la tournure que prenaient les choses, les magistrats et les personnages se retiraient à la hâte ; le consul restait seul à la tête de quelques soldats et aux prises avec une émeute qui, commencée sur le forum, semblait devoir gagner la ville tout entière. Antoine ne voulait point répéter l'erreur de l'an 47, en faisant une répression cruelle ; mais voulant au moins empêcher qu'on mit le feu à quelque grand édifice du forum, comme il était arrivé aux funérailles de Clodius, il finit par faire saisir par ses soldats, porter sur la roche Tarpéienne et précipiter quelques mutins[17]. Cet acte de sévérité calma un peu l'ardeur des incendiaires ; mais au même moment des bandes furieuses se précipitaient sur les maisons de Brutus et de Cassius pour y mettre le feu, et tentaient de les prendre d'assaut, tandis que les habitants des maisons voisines sortaient de chez eux, et, se mêlant à la foule, la suppliaient de ne pas mettre le feu, pour que leurs maisons à eux ne fussent pas brûlées[18]. On n'arriva qu'à grand'peine à apaiser ces forcenés et à les faire partir. Mais une de ces bandes rencontra en route un tribun du peuple qui, pour son malheur, s'appelait Cinna, comme le préteur qui avait prononcé le 16 un discours sur le forum contre César. On le prit pour celui-ci ; on se jeta sur lui ; on le mit en pièces, et on hissa sa tête au bout d'une pique[19]. Ainsi toute la nuit le bûcher brûla, alimenté par une foule qui ne quitta pas le forum[20] ; et la ville fut troublée dans chaque quartier par des désordres et des actes de violence.

Le lendemain, les affranchis de César cherchèrent au milieu des tisons et des cendres du bûcher les restes à demi consumés du corps[21] ; ils les recueillirent pieusement et les portèrent au sépulcre de famille[22], lui était situé à un endroit que nous ne connaissons pas. C'est ainsi que César, après tant de dangers, tant de fatigues, tant d'erreurs et tant de triomphes, après des funérailles si troublées, arriva enfin au dernier repos. Mais le petit peuple ne s'apaisa pas. Sa fureur, au contraire, augmenta, excitée par les désordres des funérailles et de la nuit, par l'impunité et surtout par l'appui des vétérans, dont la colère grandissait tous les jours, attisée par la crainte de perdre les récompenses promises. Le lendemain des funérailles, l'agitation continua partout dans la ville, agitation désordonnée, sans chefs, sans entente, sans but déterminé. On tenta de nouveau de prendre d'assaut les maisons des conjurés[23] ; une foule énorme se pressa pour voir les restes du bûcher ; il y eut de tous les côtés de tels désordres, que les conjurés jugèrent prudent de rester encore chez eux ce jour-là Antoine, toujours décidé à rassurer les classes conservatrices sans irriter le parti populaire, rendit un édit très sévère, interdisant à tout le monde, excepté aux soldats, de porter des armes[24] ; mais il ne prit aucune mesure sérieuse pour l'appliquer. Aussi l'émeute continua et prit des proportions de plus en plus grandes le troisième et le quatrième jour ; après les citoyens les étrangers s'y mêlèrent, se portant aussi en folle à l'endroit où on avait brûlé le corps de César pour lui rendre hommage à leur manière ; les Juifs surtout y vinrent en grand nombre rendre hommage à la mémoire de l'homme qui avait vaincu Pompée, le conquérant de la Palestine et leur avait accordé de nombreux privilèges[25]. Les conjurés attendaient en vain chez eux l'heure où ils pourraient sortir en sécurité, ce qui semblait une précaution provisoire devenait un confine ment forcé ; Brutus, Cassius et les autres conjurés qui occupaient des magistratures durent renoncer à descendre au forum et à remplir leurs fonctions ; beaucoup de services publics furent entravés et suspendus. Peu à peu, au milieu de ces désordres imprévus, tout le monde commença à se sentir dans un grand embarras. Les césariens les plus éminents, qui tous avaient fait fortune[26] et qui par suite désiraient simplement conserver ce qu'ils avaient acquis, craignaient tous les jours davantage de voir les conservateurs reprendre force à la suite de ces désordres, comme il était arrivé aux temps de Saturninus et de Catilina ; mais ils n'avaient le courage de rien faire pour s'y opposer, ayant honte et peur du parti de César, qui se confondait maintenant avec les bandes révoltées de Rome. Presque tous continuaient à se tenir loin de Rome ; les membres du collège formé par César pour célébrer tous les ans les jeux de la Victoire n'osaient pas commencer leurs préparatifs[27] ; Oppius demandait à Cicéron son appui[28] ; Metius lui-même semble être reparti très vite[29] ; même Lépide ne savait quel parti prendre. Un jour il craignait d'être assassiné comme César, le jour suivant, sollicité par sa femme Junia, la sœur de Brutus, il écrivait des lettres amicales aux chefs de la conjuration[30] ; si bien qu'Antoine, pour ne pas perdre son appui, lui promit de le faire élire grand pontife en remplacement de César[31]. Abandonné de tous, Antoine, qui ne voulait pas sévir contre le petit peuple, et qui ne voulait pas non plus, comme Marius en l'an 400, être écrasé par une levée de conservateurs exaspérés, abandonnait Rome aux révoltés et aux vétérans furieux ; et il s'ingéniait en même temps à gagner les faveurs des grands, en donnant des fleurs à ceux qui auraient eu besoin d'épées. Il soutint au sénat la proposition faite par Servius Sulpicius d'annuler tous les privilèges et toutes les immunités accordées par César qui n'avaient pas encore été mis à exécution avant le 15 mars[32] ; il fit encore plus : il proposa lui-même un sénatus-consulte qui déclarait la dictature abolie pour toujours, à la grande joie des conservateurs, qui s'imaginaient tuer ainsi une seconde fois César[33]. Mais les conservateurs, que les césariens redoutaient tant, n'en étaient pas moins troublés par ces désordres. Les conjurés perdaient courage dans ce confinement forcé et dans cette longue inertie, Brutus surtout qui, faible et nerveux par nature, était probablement déjà tombé de l'exaltation des Ides dans cette prostration où nous le verrons bientôt ; les désordres effrayaient beaucoup de monde, rendaient les entrevues et les ententes difficiles ; les séances du sénat étaient rares ; on attendait partout que l'émeute eût pris fin pour prendre plus tranquillement sur tous les points les décisions nécessaires, et cependant les journées passaient et personne ne faisait rien. Dolabella redoutait, sans doute à cause de sa trahison[34], le sort de Cinna et il se cachait. Quant à Cicéron, après la grande joie que lui avaient apportée les Ides de mars et les émotions des journées qui avaient suivi, il commençait à s'impatienter à cause de la lenteur que l'on mettait à agir, bien qu'il fût courtisé par tous les partis. De nombreux césariens allaient jusqu'à refaire leurs testaments pour lui laisser quelque chose en héritage ; et ils s'empressaient de le lui faire savoir[35]. En somme, les hommes éminents des deux partis éprouvaient la même lassitude, et s'abandonnaient aux mêmes prévisions fâcheuses, au même souci égoïste de leur fortune, dissimulant leurs craintes sous un dégoût pour toute chose. Si César, qui avait un si grand génie, n'avait pas su trouver une issue à la situation, quel autre homme en serait capable ?[36] disait un ami fidèle du dictateur. C'était du reste l'opinion générale qu'un cataclysme était prochain. On disait qu'à l'annonce de la mort de César, les Gaulois allaient s'insurger[37], que les Gètes se préparaient à envahir la Macédoine[38] et que les légions allaient se révolter dans les provinces[39]. Tout le monde était irrité et mécontent ; chacun, redoutant un grand désastre, ne songeait qu'à sauver le plus qu'il pouvait sa fortune ; on allait voir, on courtisait, on sollicitait ce même Antoine[40] à qui personne ne venait en aide pour gouverner la république. La mort de César et la validation de ses actes avaient fait venir en foule à Rome tous ceux qui avaient subi des dommages parce qu'ils avaient suivi Pompée et qui maintenant, pour être indemnisés, intriguaient auprès du parti conservateur redevenu puissant et auprès du consul qui semblait bienveillant ; et ceux, d'autre part, — et ils étaient même plus nombreux — à qui César avait fait une promesse ; dont Antoine devait leur trouver la preuve dans les papiers de César. Ainsi Atticus cherchait dans ces papiers l'annulation de la colonie de Buthrote. Les agents du roi des Galates Déjotarus et ceux des Marseillais demandaient la restitution des territoires qui leur avaient été enlevés par César, parce qu'ils s'étaient montrés favorables à Pompée. Des ambassadeurs siciliens, qui avaient déjà obtenu de César le droit latin, demandaient maintenant que les habitants de l'île fussent déclarés citoyens romains[41]. Le fatras des réclamations, des demandes, des revendications grossissait tous les jours ; et dans l'universel désordre la plupart des gens, renvoyés de l'un à l'autre, finissaient par avoir recours à Antoine. Tout le monde réclamait, mais personne n'était disposé à prendre de la peine ni à s'exposer au plus petit danger pour le bien de la république ; la machine de l'État, qui semblait bien remontée le matin du 17, était de nouveau démolie cinq ou six jours plus tard ; Antoine seul travaillait infatigablement du matin au soir[42], mais il ne pouvait suffire à toute la besogne, alors qu'aucun homme éminent ne voulait prendre la moindre initiative au sénat et que l'on négligeait les mesures les plus urgentes. Il semble qu'on n'ait même pas pensé à annoncer officiellement à tous les gouverneurs la mort de César et le changement de gouvernement[43]. Seul le bruit de l'invasion des Gètes en Macédoine parut un instant inquiéter le sénat. Ne pouvant, dans de telles difficultés, laisser les légions sous le commandement d'un propréteur, le sénat décida d'envoyer une commission en Macédoine pour étudier la situation, et il mit, en attendant, l'armée destinée par César à la campagne de Perse, sous le commandement du consul Antoine, qui devait, l'année suivante, être proconsul en Macédoine[44]. De cette façon si l'invasion des Gètes se produisait, le consul aurait pu immédiatement pourvoir à la défense.

On ne tarda guère cependant à se fatiguer de cette pénible incertitude ; et vers la fin de mars Antoine commença à voir les deux partis se dissoudre autour de lui. Un grand nombre de conjurés s'enfuirent de Rome les uns après les autres. Decimus Brutus et Tullius Cimber partirent pour leurs provinces[45], heureux d'avoir un bon prétexte pour quitter Rome. Dès les premiers jours d'avril, beaucoup de sénateurs se rendirent dans leurs villas du Latium et sur le golfe de Naples ; le 6 ou le 7 le personnage le plus considérable du sénat. Cicéron, partit lui aussi pour Pouzzoles. Il ne devait y avoir cette fois, comme tout le monde s'y attendait, aucune réaction conservatrice contre les désordres. Depuis la guerre civile dans laquelle il avait perdu tant d'hommes, tant de richesses et, ce qui est le plus précieux des biens, la confiance en soi, le parti conservateur n'avait plus de force. Mais le parti césarien lui-même n'était pas moins atteint, car il était réduit maintenant à une bande de révoltés et de vétérans forcenés qui, sans chefs et sans trop savoir ce qu'ils voulaient, mettaient le trouble dans Rome. Tant-il est vrai que César n'avait rien pu fonder de vraiment durable, et qu'en disparaissant il laissait l'État comme une grande ruine suspendue au-dessus d'un abîme. Pour comble de malheur, au milieu de ces désordres, le 8 ou le 9, le petit peuple en révolte finit par trouver un chef. Ce fut Érophile, le faux neveu de Marius que César avait banni. César tué, il était aussitôt revenu à Rome ; il avait élevé un autel à l'endroit où César avait été brûlé, et ayant réuni autour de lui une poignée d'aventuriers, il allait d'un quartier à l'autre dans Rome, en réclamant la vengeance du dictateur et en poussant le petit peuple à tuer Brutus et Cassius[46]. L'agitation se propagea avec une telle violence, que Brutus et Cassius, après avoir fortifié leur maison, se fatiguèrent à la fin de vivre toujours comme dans une prison, avec l'appréhension constante d'être assaillis, et se décidèrent à quitter Rome, si du moins Antoine promettait à Brutus de lui faire obtenir le congé nécessaire. En qualité de préteur urbain il ne pouvait quitter la ville pour plus de dix jours sans y être autorisé par le sénat. Ils firent donc appeler Antoine, qui se montra bien disposé à l'égard des chefs de la conjuration et promit de leur donner satisfaction[47] ; mais avant de quitter Rome ils voulurent faire encore une tentative pour ramener à eux les plus violents des révoltés, les vétérans, et dans un édit ils promirent aux colons de César de les libérer de l'obligation où ils étaient de ne pas vendre avant vingt ans les terres qui leur avaient été accordées[48]. C'était là jeter un peu d'eau sur un torrent de lave. L'admiration populaire pour César s'exaltait et dégénérait en un véritable fanatisme religieux. Il y avait dans le petit peuple de Rome de nombreux Orientaux habitués à adorer les rois comme des dieux ; mais à ce moment de folie leur singulière superstition gagna mêmes les Romains, si bien que tous les jours on venait en foule à l'autel apporter des vœux, faire des sacrifices, régler des litiges en jurant par César[49], et César devenait ainsi un dieu protecteur pour les pauvres et pour les misérables. Le désordre s'accrut à un tel point, la situation devint si dangereuse, qu'au bout de quatre ou cinq jours, le 11 ou le 12 avril probablement[50], Antoine, redoutant de voir les choses prendre une tournure encore plus fâcheuse, fit saisir et mettre à mort Érophile.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Antoine, 14. — Voy. PLUTARQUE, Brutus, 19.

[2] Antoine dut naitre en 671/83. Voy. GARDTHAUSEN, Augustus und seine Zeit, Leipzig, 1891, II, p. 5, n. 22.

[3] PLUTARQUE, Brutus, 19-20, nous a conservé de nombreux et précieux renseignements sur cette séance que IHNE, Röm. Gesch., Leipzig, 1898, VII, 265, suppose avec vraisemblance s'être tenue le 19, et où furent ratifiées les décisions de César concernant les provinces et les magistratures, et où on délibéra au sujet des funérailles. APPIEN, B. C., II, 135, 136, place la délibération sur les funérailles dans la séance du 17, mais d'une façon peu claire : la date donnée par Plutarque me parait plus vraisemblable, parce que la question des funérailles dut paraître secondaire, tant que l'accord ne fut pas fait.

[4] SUÉTONE, César, 83.

[5] Voy. dans CICÉRON, A., XIV, XIV, 3, l'opinion d'Atticus, qui était aussi certainement celle de beaucoup d'autres conservateurs.

[6] PLUTARQUE, Brutus, 20.

[7] SUÉTONE, César, 83 ; VELLEIUS, II, 59 ; TITE-LIVE, Per., 146 ; DION, XLIV, 35 ; PLUTARQUE, César, 68 ; Brutus, 20 ; APPIEN, B. C., II, 143 ; CICÉRON, Phil., II, XLII, 109. — Selon DION, XLIV, 35, Auguste, peut-être dans ses Mémoires, aurait dit que le legs était de 120 sesterces. Dans le Monument d'Ancyre, 3, 7, Auguste dit au contraire qu'il en paya 300. IHNE, Röm. Gesch., VII, 263 n, cherche à mettre les deux affirmations d'accord en supposant qu'Auguste paya 300 sesterces, pour indemniser le peuple en raison du retard.

[8] PLUTARQUE, Brutus, 20 ; DION, XLIV, 35 ; APPIEN, B. C., II, 143.

[9] PLUTARQUE, Brutus, 20, fait observer que la raison principale des désordres aux funérailles de César fut le souvenir des funérailles de Clodius, et la chose me parait vraisemblable.

[10] CICÉRON, Phil., I, I, 2-3.

[11] SUÉTONE, César, 84.

[12] Les funérailles de César ne peuvent pas avoir eu lieu avant le 20, parce que le 19 était un jour de feriæ publicæ où les cérémonies funèbres ne pouvaient avoir lieu. Après le 20, n'importe quel jour est possible, mais il est évident que César étant mort le 15, on ne peut pas aller plus loin que le 22 ou le 23.

[13] PLUTARQUE, Brutus, 20.

[14] Mais il y a à faire de fortes objections. Voy. VAGLIERI, Gli scavi retenti nel Foro romano, Rome, 1903, p. 152 et suiv.

[15] SUÉTONE, César, 84. Laudationis loco consul Antonius per præconem pronunciavit Senatus consultum, quo omnia ei divina simul atque humana decreverat : item jusjurandum, quo se cuncti pro salute unius adstrinxerant : quibus perpauca a se verba addidit. — Suétone nous donne donc une version bien différente de celle des autres historiens qui font prononcer à Antoine un grand discours contre les meurtriers, dont les émeutes populaires n'auraient été que la conséquence directe. Mais il est certain que Suétone seul nous dit la vérité. En effet Cicéron ne fait aucune allusion au grand discours subversif d'Antoine dans les lettres de cette époque ; il en parle seulement dans les Philippiques, c'est-à-dire après que la rupture d'Antoine avec le parti des conjurés fut complète. D'ailleurs il est très peu probable qu'Antoine ait prononcé un grand discours dans un moment où comme consul il avait des préoccupations bien plus graves ; et il est impossible qu'il ait provoqué si ouvertement les conservateurs, à un moment où il cherchait encore ana se compromettre avec aucun parti. Le discours que lui prête Suétone correspond au contraire parfaitement à toute la politique qu'il faisait en ce moment. En somme, les troubles qui suivirent les funérailles de César furent l'effet d'une situation tendue depuis longtemps ; mais le parti des conjurés, quand il se fut brouillé avec Antoine, accusa celui-ci de les avoir provoqués par son discours et ses intrigues. Voilà l'origine de la légende, que les historiens postérieurs, surtout Dion Cassius, ont beaucoup amplifiée.

[16] C'est dans SUÉTONE, César, 84, que l'on trouve le meilleur récit des funérailles. DION, XLIV, 50, donne certains détails importants. — APPIEN, B. C., II, 113-148, est plein de choses inexactes.

[17] DION, XLIV, 50.

[18] APPIEN, B. C., II, 147.

[19] Au sujet de ce Cinna, voyez GRŒBE, App. à DRUMANN, I2, p. 420.

[20] APPIEN, B. C., II, 143.

[21] CICÉRON, Phil., II, XXXVI, 91 ; semustulatus ille.

[22] DION, XLIV, 51.

[23] APPIEN, B. C., III, 15.

[24] DION, XLIV, 51.

[25] SUÉTONE, César, 84.

[26] Les richesses de Salluste sont proverbiales : au sujet de celles de Cornélius Balbus, voy. DION, XLVIII, 32.

[27] DION, XLV, 6 ; SUÉTONE, Auguste, 10.

[28] CICÉRON, F., XI, XXIX, 2.

[29] Après ce que dit de lui NIC. DAMAS, 27, on ne sait plus rien sur Hirtius jusqu'à la lettre de Cicéron à Atticus, XIV, XI, 2 (du 12 avril) où Hirtius semble être à Pouzzoles.

[30] Voy. CICÉRON, A., XIV, VIII, 1.

[31] DION, XLIV, 53.

[32] CICÉRON, Phil., I, I, 3 ; II, XXXVI, 91 ; DION, XLIV, 53. Toutefois, le texte du sénatus-consulte n'est pas le marie dans les deux passages de Cicéron ; et Dion ne nous aide guère a connaitre le texte exact et le but de cette délibération, qui reste peu claire.

[33] CICÉRON, Phil., I, I, 3 : II, XXXVI, 91 ; TITE-LIVE, Per., 116. Les historiens ont voulu expliquer cette façon d'agir d'Antoine comme une feinte très habile pour tromper et tranquilliser le parti conservateur : mais il me parait plus simple et plus vraisemblable de voir là l'effet des troubles de Rome qui contraignirent Antoine, peu sûr de pouvoir les dominer, à se rapprocher encore plus des conservateurs, pour n'être pas soupçonné de favoriser la révolte. D'un passage de CICÉRON, Phil., II, XXXVI, 91, il résulte que ces décrets furent rendus après les funérailles de César.

[34] Supposition qui dérive de ce fait qu'on n'entend plus parler de Dolabella jusqu'à la fin d'avril.

[35] CICÉRON, A., XIV, III, 2. Un autre passage de Cicéron, A., XIV, XIV, 5, montre que ces gens-là étaient surtout des césariens.

[36] CICÉRON. A., XIV, I, 1. Ille, c'est Matius, comme le prouve le passage de CICÉRON, A., XIV, III, I. — Il faut remarquer qu'aux premiers jours d'avril un ami dévoué et un fervent admirateur de César avouait que César lui-même exitum non reperiebat.

[37] CICÉRON, A., XIV, IV, 1. Voy. XIV, IX, 3.

[38] APPIEN, B. C., III, 25, où les faits ne sont pas donnés à leur place, puisqu'il résulte du récit lui-même que le bruit d'une invasion des Gètes se répandit à peu prés au moment où Antoine proposa le sen. cons. sur la dictature, c'est-à-dire au moment où couraient les autres bruits inquiétants rapportés par Cicéron.

[39] CICÉRON, A., XIV, V, 1.

[40] CICÉRON, F., XI, XXVIII, 7.

[41] Il me parait vraisemblable que les décrets qu'Antoine rendit à ce sujet dans la seconde moitié d'avril aient été précédés de pourparlers qui durent être faits à ce moment-là.

[42] CICÉRON, A., XIV, XIII A., 1 ; lettre d'Antoine où celui-ci fait allusion aux nombreuses occupations qui l'empêchent de voir Cicéron.

[43] Voy. CICÉRON, F., X, XXXI, 4.

[44] APPIEN, B. C , III, 25, que confirme en partie une affirmation contenue dans le pseudo-discours de Calénus dans DION, XLVI, 24. J'accepte la version d'Appien, d'après qui ce sénatus-consulte fut fait à ce moment-là (c'est-à-dire peu après le sénatus-consulte sur la dictature) : il me parait impossible, en effet, qu'il y ait un rapport, comme l'ont voulu beaucoup d'historiens, entre les bruits que l'on faisait courir sur les Gètes et la loi qui donnait la Gaule à Antoine. Antoine aurait alors travaillé contre lui-même, car la peur d'une invasion des Gètes en Macédoine aurait été un argument excellent pour les adversaires de la loi sur les Gaules. Comment pourrait-on retirer les légions de la Macédoine, si les Gètes étaient sur le point de l'envahir ? Ceci se fit donc à un moment où Antoine ne pensait pas encore aux Gaules.

[45] APPIEN, B. C., III, 2 qu'il faut cependant rectifier par CICÉRON, A., XIV, X, 1, qui montre que Trébonius partit un peu plus tard, en même temps que Brutus et Cassius. La nouvelle que Decimus Brutus était arrivé auprès de ses légions était déjà connue à Rome le 19 avril. — Voy. CICÉRON, A., XIV, XIII, 2.

[46] CICÉRON, A., XIV, VI, 1 ; TITE-LIVE, Per., 116 ; APPIEN, B. C., III, 2.

[47] CICÉRON, A., XIV, VI, 1 : Antonii conloquium cum heroibus nostris pro re nata non incommodum. Fut-il question dans cet entretien de l'autorisation à demander au sénat ? C'est une supposition rendue vraisemblable par ce fait qu'Antoine, comme nous le verrons, fit à peu de temps de là accorder cette autorisation.

[48] APPIEN, B. G., III, 2.

[49] SUÉTONE, César, 85.

[50] TITE-LIVE, Per., 116 ; APPIEN, B. C., III, 3 ; CICÉRON, Phil., I, II, 5. — Voici comment s'établit la date du 12. D'après CICÉRON, A., XIV, VIII, 4, Cicéron reçut à Sinuessa, le 15. une lettre d'Atticus où celui-ci lui apprenait la mort du faux Marius, sans cependant lui parler encore du départ de Rome de Brutus et de Cassius, dont Atticus n'informa Cicéron que dans une des lettres suivantes. Voy. CICÉRON, A., XIV, X, 1. Brutus et Cassius quittèrent donc Rome après que le faux Marius eut été mis à mort, c'est-à-dire au moins un jour après, puisque Atticus eut le temps d'écrire, entre la lettre à laquelle Cicéron répond dans sa huitième et celle à laquelle il répond dans sa dixième, une autre lettre à laquelle il répond dans sa neuvième. On voit d'autre part (CICÉRON, A., XIV, VII, 1), que par d'autres voies, le 15 au matin, Cicéron avait appris que Brutus et Cassius avaient déjà été vus à Lanuvium, ce qui signifie qu'ils devaient être partis de Rome, le 12 ou le 13. Voyez RUETE, Die Correspondenz Ciceros in den Iahren 44 und 43, Marburg, 1883, p. 18. Érophile fut donc mis à mort le 11 ou le 12. La date du 14 avril, supposée par LANGE, Römische Alterthümer, Berlin, 1871, III, 483, est trop tardive.