GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE PREMIER. — TROIS JOURS DE TEMPÊTE.

(15, 16, 17 mars de l'an 44 avant J.-C.)

 

 

Les conjurés, les principaux personnages de Rome et Antoine ne tardèrent pas à se remettre de la stupeur où les avait plongés l'assassinat de César. Les meurtriers, qui avaient dit pendant la conjuration être très prudents et se communiquer furtivement leurs messages, étaient tombés d'accord sur la façon de tuer César ; mais au sujet de ce qu'il faudrait faire ensuite, ils n'avaient réussi à bien arrêter qu'un seul projet, qui était de proposer aussitôt au sénat la restauration de la république. Ils avaient échoué, et ils se trouvaient soudain seuls sur le Capitole désert, dans cet abattement qui suit les grandes émotions, effrayés par la panique qu'ils avaient vue dans les rues de Rome, se demandant comment on allait juger ce qu'ils venaient de faire, quelle serait l'attitude des vétérans et du petit peuple. Quel parti fallait-il prendre ? On comprend facilement que dans de telles circonstances et dans un tel état d'esprit les conjurés n'aient rien voulu faire avant de s'être entendus avec les hommes les plus en vue du parti conservateur, et qu'ils aient décidé d'envoyer les esclaves, qui les avaient accompagnés, chez leurs amis les plus éminents pour les inviter à venir sur le Capitole. A la même heure, les grands personnages du parti aristocratique, remis de leur première stupeur, cherchaient à avoir des nouvelles des conjurés, et déjà Cicéron, extrêmement ému et rempli d'impatience, écrivait à Basilus un billet laconique[1] pour le féliciter et lui demander ce qu'on allait faire. Antoine aussi, comme tout le monde, désirait des nouvelles et des conseils. Qui avait tué César ? Quels personnages consulter dans cette dangereuse aventure ? C'est ainsi que l'après-midi des messagers commençaient à se croiser dans les rues de Rome, s'informant des nouvelles, portant des lettres de tous les côtés.

Le mécontentement qui s'était depuis quelques années amoncelé au fond des âmes contre César était si grand qu'il fut facile de trouver un certain nombre de sénateurs assez hardis pour oser se rendre l'après-midi même au Capitole. Parmi eux était Cicéron, qui arriva en proie à une joie très bruyante et à une excitation extraordinaire ; l'érudit mécontent et fatigué sortait enfin de sa torpeur. Et tous ensemble se mirent à délibérer. Il fallait convoquer au plus vite le sénat : cela était évident, mais qui pouvait le convoquer ? D'après la constitution, c'était l'affaire du consul survivant. Certains sénateurs proposaient en effet d'avoir recours à lui ; et la chose était moins déraisonnable qu'elle n'a semblé à certains historiens modernes, qui oublient trop qu'il est plus difficile de se rendre compte des choses au milieu des événements eux-mêmes que de les juger sainement à distance. Quelques mois avant l'assassinat, Antoine n'était encore qu'un césarien modéré comme Brutus, Cassius, Trébonius ; et s'il avait fini par passer dans la faction opposée, ses dettes, l'obscurité à laquelle le dictateur l'avait condamné, l'influence de sa femme Fulvie pouvaient lui servir d'excuse, donner à ses amis, César étant mort, l'espoir de le voir revenir de ses errements passagers. Cicéron, au contraire, dont l'enthousiasme avait encore grandi quand il avait trouvé sur le Capitole, au nombre des conjurés, ses meilleurs amis et les hommes les plus éminents des deux partis naguère si opposés, en vint à faire une proposition plus hardie. Il n'était pas prudent de se fier à Antoine : il fallait profiter des événements et précipiter les choses en faisant un coup d'État ; Brutus et Cassius, qui étaient préteurs, convoqueraient le sénat en usurpant les pouvoirs d'Antoine ; ils appelleraient les citoyens aux armes, comme au temps de Catilina, et s'empareraient aussitôt de l'État ; cependant ils resteraient tous sur le Capitole, comme un petit sénat, en attendant que l'on convoquât le sénat véritable. Comment se partagèrent les avis ? Nous ne le savons pas ; mais il semble que Brutus et Cassius inclinèrent pour la première proposition ; et il n'est point douteux que le conseil de Cicéron ne fut pas suivi. Tous ces hommes d'épée eurent moins d'audace que l'écrivain ; ils craignirent que le peuple, trop attaché à César ou trop apathique, ne voulût pas se lever à leur appel, ou même qu'il se levât contre eux ; tous se répandirent en félicitations auprès des meurtriers, mais personne ne voulut rester pour prendre part à l'exécution du coup d'État. On discuta longuement, mais le temps passait : les jours en mars ne sont pas longs, et la nuit approchait : on finit par conclure qu'ayant mené à bien l'entreprise de tuer César, il ne fallait pas gâter ce succès par une nouvelle audace, qui pouvait échouer. On résolut donc d'entamer des négociations avec Antoine : on l'inviterait à venir sur le Capitole pour discuter au sujet de la convocation du sénat et de la restauration de la république sans nouvelle effusion de sang. Quelles seraient les conditions et comment se ferait la chose, personne ne pouvait le dire clairement ; on promettait seulement de ne rien retirer à Antoine des honneurs que lui avait accordés César. On décida en outre de préparer des démonstrations populaires pour le jour suivant, de façon à bien disposer l'opinion publique ; et différents sénateurs furent chargés des négociations avec Antoine. Cicéron toutefois ne voulut pas y prendre part.

Il semble au contraire que seul Lépide, le magister equitum de César, ait osé se rendre l'après-midi auprès d'Antoine, et que, quand il arriva à la maison du consul, celui-ci n'avait pas encore de renseignements précis sur les conjurés. Les nouvelles recueillies l'après-midi par les serviteurs et les appariteurs ne pouvaient âtre que confuses et incertaines. Et pourtant il n'était pas possible à Antoine de juger la situation avant de savoir par qui César avait été tué. Il est donc assez probable que. tandis que les conjurés discutaient sur le Capitole, Antoine et Lépide se retrouvaient ensemble, seuls, en proie à des incertitudes non moins graves, épouvantés par la solitude, dont ils se sentaient environnés. Où étaient les amis de César ? Ces incertitudes durèrent jusqu'à l'heure où vinrent à eux les ambassadeurs des tyrannicides. Ceux-ci, pour donner de la force aux propositions de paix qu'ils apportaient, donnèrent d'abord les noms des conjurés ; et Antoine alors, avec épouvante, put se rendre compte de l'étendue et de la gravité de la conspiration, et comprendre pourquoi Lépide seul était venu le trouver. César était tombé sous les coups des hommes les plus éminents du parti césarien et du parti pompéien, qui s'étaient réconciliés pour former un nouveau parti. Les écrivains modernes sont d'avis que, César mort, Antoine n'eut d'autre préoccupation que de prendre sa place. Il me parait plus vraisemblable au contraire que, ce soir-là du moins, après avoir appris ce qu'avait été véritablement cette conjuration, il dut se demander, avec épouvante, s'il n'était pas destiné à suivre César à peu de distance dans sa chute. La mort de César était pour lui un malheur terrible. Les petits avantages qu'il avait tirés de sa dernière conversion non seulement étaient perdus, mais allaient se retourner contre lui. Les conservateurs et les césariens modérés, encouragés, et rendus puissants par le succès de la conjuration, avaient toutes les chances pour s'emparer de nouveau du pouvoir ; s'ils y réussissaient, qu'adviendrait-il de lui, que les conjurés devaient considérer comme un traître ? Il est vrai que les ambassadeurs apportaient des propositions amicales ; mais Antoine, qui ne savait pas que les conjurés étaient hésitants et perplexes, qui les croyait au contraire résolus et farouches, se méfiait, voyant en ces propositions de paix une embûche. Fallait-il se rendre sur le Capitole, au milieu des conjurés, qui ne devaient avoir d'envie plus grande que de le mettre à mort comme César ? Antoine ne pouvait cependant repousser absolument les propositions de paix, et précipiter une rupture définitive, alors qu'il était sans défense et n'avait que Lépide avec lui. Dans ce grand embarras, il fit comme on fait d'ordinaire quand on ne sait quel parti prendre : il demanda à réfléchir jusqu'au lendemain soir.

A sa grande joie, les ambassadeurs acceptèrent, et quand ils furent partis, Antoine et Lépide, mieux instruits de la situation, purent reprendre leur entretien. Ils savaient maintenant que les chefs du parti conservateur étaient à la tête de la conjuration ; ils s'entendirent donc bien vite pour mettre tous les conjurés, césariens ou conservateurs, sous la même étiquette, pour dénoncer au peuple le meurtre de César comme l'effet d'un complot, qui visait à annuler tout ce que le dictateur avait fait ; pour réunir par ce moyen les restes des collegia de Clodius, rechercher les hommes les plus éminents de leur parti, et qui étaient restés fidèles à César, appeler les vétérans qui étaient dans le voisinage, et former avec eux une petite troupe dont Lépide prendrait le commandement, et qui leur servirait à se défendre eux-mêmes au besoin. Ces décisions prises, Lépide alla lui-même recruter ses soldats ; et Antoine, pensant enfin à son collègue mort, quand la nuit fut tombée, se rendit, accompagné d'esclaves, au forum, dans la domus publica, où trois esclaves avaient porté sur une civière le corps de César. Il vit alors inanimé et immobile le corps de cet homme, dont depuis plus de dix ans il avait observé tous les jours la prodigieuse activité. Antoine alla voir aussi Calpurnie, et n'eut probablement pas de difficultés à se faire remettre par elle les papiers de César, une somme de cent millions de sesterces et les objets précieux que César avait chez lui. Il se peut même que Calpurnie lui ait elle-même offert tout cela, n'ayant pas le courage de garder chez elle dans un moment si critique les archives de César, et ne pouvant imaginer qu'aucun des conjurés n'eût encore songé à s'en emparer. Mais très souvent il arrive, dans ces grandes convulsions, que personne ne pense aux choses les plus simples ; Antoine, d'ailleurs, à titre de consul, avait pour ainsi dire le droit de s'emparer des papiers ; César lui-même, avant de partir, lui en avait confié un grand nombre qui contenaient des instructions à suivre pendant son absence. Quoi qu'il en soit, Antoine emporta tout chez lui, et là, avec une activité merveilleuse, il se mit à envoyer de tous les côtés des esclaves, des affranchis et des clients : il en envoya dans Rome pour donner l'alarme aux chefs des collegia et aux agents électoraux, dans Rome et dans les cités voisines pour rechercher les vétérans et les inviter à venir chez- Lépide, pour aller trouver aussi les amis les plus influents de César, ses colons et ses obligés, pour les inviter tous à courir à Rome sans retard, en leur disant que le parti conservateur voulait annuler tout ce qu'avait fait César, reprendre les biens qu'il avait vendus, les dons qu'il avait faits, les droits qu'il avait accordés... Pendant ce temps, du haut du Capitole, les conjurés, bien qu'ils eussent mal compris la réponse d'Antoine, s'occupaient à préparer les démonstrations populaires qui devaient avoir lieu le jour suivant ; ils envoyaient partout des esclaves, des affranchis, des clients pour demander leur appui à des gens de toute sorte et pour soudoyer des agents électoraux. C'est ainsi que Rome qui, comme toutes les villes de l'antiquité, n'était pas éclairée et par suite était déserts et silencieuse après le coucher du soleil, fut cette nuit-là pleine d'agitation et de trouble. César seul, pour la première fois depuis bien longtemps, dormait en paix.

Il n'était pas facile cependant, ni pour l'un ni pour l'autre parti, d'émouvoir le public. Les quelques ennemis impitoyables de César exultaient de joie et ses quelques amis dévoués déploraient sa mort ; mais la plupart des gens ne savaient que penser. Un grand nombre étaient satisfaits de cet assassinat, à cause de leurs vieilles rancunes, à cause des souvenirs douloureux des guerres civiles, à cause aussi de l'envie qui s'attache toujours aux hommes puissants : Beaucoup d'autres, au contraire, comme il arrive souvent dans de pareilles tragédies, s'apitoyaient sur cet homme attaqué seul et égorgé par soixante forcenés : oubliant que cette fois l'homme attaqué était le chef d'un parti et d'un empire, et que, s'il avait vécu, il aurait pu en une heure exterminer ses ennemis. Cependant ces sentiments d'indulgence et de pitié étaient moins forts que la frayeur qui s'emparait des esprits. On ignorait que les conjurés et les césariens fussent alors les uns et les autres désorientés et perplexes ; tout le monde leur prêtait des plans bien arrêtés et des forces considérables ; de sorte que la plupart des gens ne savaient s'ils devaient aller vers les uns ou vers les autres. Aussi les conjurés réussirent à grand'peine pendant la nuit à soudoyer quelques manifestants ; et Lépide ne parvint qu'à recruter une petite troupe de soldats. Cependant avec cette petite troupe il put, à l'aube du 46, occuper le forum, et permettre à Antoine de se présenter, et d'exercer, comme à l'ordinaire, ses fonctions de consul, entouré de quelques magistrats qui n'avaient pas pris part à la conjuration. Ce fait avait une certaine importance, car les deux préteurs, et les autres magistrats qui étaient sur le Capitole ne s'étant pas présentés, le public put croire, ce matin-là, que le pouvoir était encore aux mains des césariens. C'était là un avantage ; en effet, à la vue de ces soldats et du consul, beaucoup de vétérans, de chefs des collegia et de partisans de César qui étaient jusque-là hésitants reprirent courage : les uns coururent chez eux pour prendre leurs armes, les Autres allèrent exhorter leurs amis et les membres de leur collegium à faire cause commune avec eux. Là-dessus la première bande de manifestants soudoyés par les conservateurs fit son apparition sur le forum et y rencontra les patrouilles des vétérans... Mais à cette vue le zèle des mercenaires tomba brusquement ; personne n'osa, en présence des vétérans de César, applaudir ses meurtriers. Seul le préteur Cinna eut l'audace de jeter ses insignes, en disant qu'il voulait les tenir du peuple et non. d'un tyran. La foule effrayée osait à peine crier : paix ! paix ! Bientôt les uns se tournant d'un côté, les autres d'un autre, tous se dispersèrent, redoutant quelque violence de la part des vétérans de César. Mais ceux-ci n'osèrent rien faire ; tout le monde était perplexe ; et dans cette perplexité universelle recommencèrent, entre le Capitole et la maison d'Antoine, des allées et venues continuelles de sénateurs. Antoine avait pu dans la nuit réfléchir plus à l'aise à la situation, et il en était venu à se dire que la chose la plus dangereuse pour son parti était qu'un des conjurés les plus éminents. Decimus Brutus, devait cette année-là, d'après les dispositions prises par César, être gouverneur de la Gaule cisalpine ; c'est-à-dire demeurer à la tète d'une armée dans la vallée du Pô, à quinze journées de marche de Rome. Antoine en conclut facilement que l'armée de la Gaule allait constituer l'appui le plus solide du nouveau gouvernement, le grand épouvantail avec lequel les conjurés tiendraient le sénat docile à leurs volontés ; et il décida de tout essayer pour obtenir que Decimus Brutus renonçât à son commandement. Malheureusement, si le 16 au matin les vétérans et les colons de César commençaient à arriver des environs de Rome, il semble que parmi les césariens éminents on n'ait pu retrouver que Hirtius. Les autres, Balbus, Pansa, Oppius, Calénus et Salluste, demeuraient cachés dans les villas voisines. Comment Antoine pourrait-il, à lui tout seul, arracher cette renonciation aux conjures. Il fallait pour cela une grande habileté. Et voilà que tout à coup, dans la matinée du 16, les conjurés, qui n'attendaient les communications du consul qu'au soir, virent Antoine leur faire des avances encourageantes ; leur assurer qu'il était disposé à leur venir en aide dans la mesure de ses forces pour restaurer la république ; ajouter, à ce qu'il semble, qu'ils auraient dû charger des négociations avec lui son ancien ami et camarade Decimus Brutus, en l'autorisant à quitter le Capitole et à rentrer chez lui. Antoine espérait probablement l'intimider plus facilement, une fois séparé des autres conspirateurs, et l'amener à renoncer à sa province. Ces avances étaient faites à un bon moment. Les conjurés avaient été un peu découragés par l'insuccès de leur première démonstration : des personnages considérables s'étaient, il est vrai, après cette démonstration, rendus sur le Capitole pour les trouver, mais ils étaient eux aussi troublés par la froideur du public, par les soldats de Lépide, par les colons et les vétérans de César, qui arrivaient à chaque instant. Ainsi on était de nouveau plongé dans l'incertitude sur le Capitole ; on faisait des projets divers ; on songeait à faire descendre Brutus et Cassius au forum pour haranguer le peuple ; mais l'hésitation était grande. Ne serait-ce pas s'exposer à être tous mis en pièces ? Les avances d'Antoine furent donc accueillies avec joie ; Decimus Brutus quitta aussitôt le Capitole pour entamer les négociations ; et l'on donna à l'aveuglette dans le piège que tendait le consul. Aucun des deux partis n'avait encore le courage d'aller le premier à l'attaque ; tous les deux se tenaient sur la défensive, en attendant que la situation fût devenue un peu moins obscure.

Il était du reste impossible aux conjurés de cacher pour longtemps leurs hésitations et leurs craintes. Antoine, qui s'étonnait déjà de trouver Decimus Brutus et les conjurés si conciliants, allait bientôt se rendre compte que ses ennemis avaient peur. Cependant, le matin même, un incident imprévu vint tout brouiller. Dolabella, parut au forum, à la tête d'une bande de vétérans et avec les insignes de consul ; il fit dans un discours l'éloge des meurtriers du tyran, puis il monta au Capitole pour les saluer. Le fait était significatif. Dolabella, un des favoris de César, qui l'avait nommé consul suffectus, aurait été consul à sa place, après la mort du dictateur, si Antoine n'avait empêché que l'on accomplit toutes les cérémonies liturgiques obligatoires pour qu'une élection fût valable. Dolabella, comme il n'était pas homme à renoncer au consulat pour une question de forme, s'était pendant la nuit décidé à ratifier lui-même son élection, espérant pouvoir se maintenir dans sa charge avec l'appui des conjurés qui auraient trouvé très avantageux d'avoir avec eux un consul, même peu authentique. Ce petit coup d'État ne manqua pas de causer en ville une grosse émotion et il parut rendre les conjurés plus hardis. Les manifestants, qui avaient échoué le matin, reprirent courage et tentèrent une nouvelle manifestation sur le forum, en appelant à grands cris Brutus , Cassius et leurs compagnons. Les conjurés décidèrent que Brutus, Cassius descendraient pour parler au peuple, et qu'ils arrêteraient ainsi les négociations ou qu'ils diminueraient leur importance. Mais qui les accompagnerait ? Sur ce point encore on semble s'être mis à discuter. On finit par décider que, seuls des conjurés, Brutus et Cassius descendraient au forum ; mais que les plus notables des sénateurs et des chevaliers qui se trouvaient alors sur le Capitole les accompagneraient solennellement, comme on avait fait pour Cicéron à l'époque de Catilina, pour les protéger si cela était nécessaire contre les violences de la populace. Dès que cette décision fut connue au forum, le doute fut de nouveau dans tous les esprits ; on se souvenait que le parti conservateur avait trop souvent mis en déroute le parti populaire en faisant une de ces démonstrations théâtrales ; Antoine et Lépide, bien qu'ils dussent désirer de voir échouer la démonstration, n'osèrent pas, surtout après la trahison de Dolabella, s'interposer par la violence ; ils préférèrent attendre et voir ce qui allait se passer. Enfin, dans l'après-midi, le cortège solennel se forma sur le Capitole, descendit lentement sur le forum, et s'avança à travers la multitude qui était accourue pour l'attendre ; Marcus Brutus, quand le cortège eut atteint les rostres, monta à la tribune. Quand la foule l'eut aperçu, il se fit dans tout le forum un grand silence. Brutus commença son discours, et, sans être interrompu, il put expliquer le meurtre et les raisons qui l'avaient fait commettre. Le petit peuple avait encore au fond du cœur un respect pour les grands ; Brutus jouissait d'une grande considération ; dans la foule les césariens se laissèrent impressionner par les autres. Mais à la fin il n'y eut ni sifflets ni applaudissements ; le public resta froid ; la réunion prit fin sur une impression indécise, et les conjurés avec le cortège des conservateurs remontèrent sur le Capitole.

L'incertitude cessa alors. Antoine et tout le monde avec lui comprit que les conjurés avaient peur. Depuis toute une journée on s'attendait d'heure en heure à les voir tenter quelque coup de force : ils n'avaient pas même osé descendre tous sur le forum, et, le discours à peine terminé, ceux qui étaient venus regagnaient vite leur refuge. Au contraire, les colons et les vétérans continuaient à arriver ; le petit peuple de Clodius et de César s'enhardissait ; autour d'Antoine non seulement on oubliait la trahison de Dolabella, mais il était déjà question de venger le dictateur. Le soir cependant approchait, et avec lui le terme fixé par Antoine pour la réponse. Encouragé par la peur des conjurés et par l'empressement des vétérans et des colons, le consul prit le soir la résolution de rompre les pourparlers et de convoquer le sénat pour le lendemain matin, non pas à la Curie, qui était trop voisine du Capitole, mais dans le temple de Tellus, qui était près de chez lui ; d'inviter les conjurés à s'y rendre ; d'organiser aussi avant la séance une réunion de césariens ; d'envoyer Hirtius auprès de Decimus pour lui dire que, puisque le peuple et les vétérans étaient indignés contre eux, il ne pouvait consentir à ce que Decimus eût sa province ; il devait même, pour leur bien, conseiller à tous les conjurés de quitter Rome. Il espérait, en précipitant les choses, que les conjurés, effrayés, n'assisteraient pas à la séance du jour suivant et qu'il pourrait faire approuver par le sénat ce qui lui semblerait le plus opportun pour les affaiblir, sans se déclarer leur ennemi, sans avoir recours à la violence et en se retranchant derrière l'autorité légale de l'assemblée. La menace était lancée à un moment si opportun que Decimus fut un instant ébranlé : croyant que tout était perdu, il se déclara prêt à quitter Rome, pourvu qu'on lui accordât une légation libre.

Le soir tombait ; l'obscurité se faisait dans les rues étroites et dans les carrefours ; l'activité laborieuse de la journée aurait dû, comme à l'ordinaire, s'éteindre dans l'obscurité silencieuse et solitaire, où passait seulement de temps en temps une bande portant des torches, un passant muni d'une lanterne, ou quelqu'un d'égaré allant à tâtons dans les ténèbres. Mais sur le Capitole, où personne n'avait envie de se rendre au temple de Tellus, les conjurés avaient aussitôt compris pourquoi Antoine, au lieu de continuer les négociations avec les conjurés, avait soudain confié tout au sénat, où il ne leur était pas possible de venir discuter ; et, poussés par le danger imminent, ils avaient décidé de tout faire pour envoyer à la séance du sénat une majorité qui leur fût favorable. De leur côté, Antoine et Lépide, anxieux aussi d'avoir la majorité au sénat, se proposaient de réunir autour du temple de Tellus tous les vétérans et tous les colons qu'ils pourraient, pour intimider les conservateurs. Il fallut donc, cette nuit-là, à Rome, poursuivre dans l'obscurité les travaux et les démarches de la journée. Le consul fit allumer de grands feux sur les places, dans les carrefours, dans les rues, pour donner un peu de lumière et pour permettre de sortir à ceux qui n'avaient pas d'esclaves pour porter leurs lampes ; et à la lumière vacillante de ces grands feux on put voir les messagers des conjurés qui passaient en toute hâte, se rendant chez les sénateurs pour les supplier de ne pas manquer de venir le jour suivant à la séance ; les groupes de vétérans arrivés à une heure tardive des contrées voisines ; les magistrats, les hauts personnages qui se cherchaient pour se consulter ; les patrouilles de soldats, les bandes d'artisans, d'affranchis, de plébéiens, qui se groupaient pour les collegia. Ce fut probablement dans la maison d'Antoine et à une heure très avancée de la nuit qu'eut lieu la réunion des césariens. Il semble qu'il n'y ait pas eu à cette réunion d'autres grands personnages que Hirtius, Lépide et Antoine, et que la discussion ait été longue. Certains césariens voulaient que l'on permit aux conjurés de sortir de Rome, mais avec la promesse de ne pas susciter de troubles ; Hirtius proposa de faire la paix et d'accueillir l'invitation des conjurés de travailler d'un commun accord à la restauration du gouvernement républicain, en s'en remettant aux décisions de la majorité du sénat ; Lépide, au contraire, à qui les événements favorables de la veille avaient sans doute trop monté la tête, fit aux césariens une proposition comparable à celle que Cicéron avait faite aux conservateurs : il fallait oser un coup d'État, monter à l'assaut du Capitole, et, aux applaudissements du peuple, mettre à mort les conjurés, au nombre desquels était son beau-frère. Mais, de même que Brutus et Cassius avaient repoussé la proposition de Cicéron, Antoine n'approuva pas non plus le conseil de Lépide et il fit prévaloir la proposition de Hirtius. Il savait que dans toute l'Italie les classes aisées et riches étaient favorables aux conjurés, et il lui semblait imprudent d'en venir à la violence, alors qu'il était possible, grâce aux clameurs et aux menaces de la foule des vétérans, de tout obtenir de l'organe légal, c'est-à-dire du sénat.

On s'en remettait donc au sénat pour résoudre la difficulté, mais personne ne savait quel parti y aurait la majorité. Lépide et Antoine croyaient l'avoir entre leurs mains, et ils continuaient d'envoyer des vétérans et des colons dans le voisinage du temple de Tellus. Les conjurés, toujours dominés par la peur, craignaient que cette majorité ne leur fût pas favorable, et ils suppliaient leurs amis de se rendre à la séance. Tous les partis et tous les sénateurs se proposaient du reste d'y prendre part, mais sans intentions bien arrêtées, et sans qu'il y eût une entente bien certaine. Que résulterait-il de tant d'incertitude ? Que déciderait-on dans cette séance ? Beaucoup de sénateurs se le demandaient anxieusement, tandis qu'ils se rendaient au temple de Tellus, le matin du 47, en passant entre les rangs des soldats qu'Antoine et Lépide avaient disposés pour maintenir l'ordre et au milieu de la foule inquiète et tumultueuse des admirateurs de César. Les sénateurs passaient, et l'agitation de la foule, les cris et les sifflets allaient croissant. A l'intérieur du temple les sénateurs formaient des groupes et parlaient avec inquiétude, tout en prêtant l'oreille au mugissement de la tempête qui sévissait au dehors, et ils se demandaient si à la fin quelque malheur n'allait pas arriver. Tout à coup on entendit un tumulte plus violent. Quelqu'un était sans doute mis en pièces. C'était Cinna qui passait, le préteur qui la veille avait insulté César sur le forum et que l'on accueillait ainsi. Toutefois la foule n'avait pas osé lui faire violence, et, comme tous les sénateurs, il arriva sain et sauf. Dolabella vint à son tour et il alla occuper le siège du consul. Enfin, au milieu des applaudissements du peuple, Lépide et Antoine arrivèrent ; mais aucun conjuré ne parut.

Cependant, dès le début, Antoine dut reconnaître qu'il s'était trompé : malgré les vétérans et les soldats, malgré l'absence des conjurés, la majorité du sénat était si ouvertement favorable aux meurtriers de César, qu'il jugea impossible de faire approuver des mesures qui leur fussent contraires, et qui auraient surtout causé du préjudice à Decimus. En effet la proposition d'inviter les conjurés à prendre part à la séance, c'est-à-dire à siéger parmi leurs juges, fut aussitôt approuvée sans difficulté. Il s'était amoncelé trop de haines contre César ; les traditions républicaines étaient encore trop vives, même dans ce sénat que César avait lui-même manié et remanié ; les tyrannicides, déjà si nombreux, avaient là trop de parents et trop d'amis. Si Antoine et Lépide avaient pu entourer le sénat d'une foule d'amis de César, dans le sénat il n'y avait presque que ses ennemis : les amis s'étaient abstenus de venir, ou n'osaient prendre la parole. Mais quand on en vint à parler du meurtre, la discussion s'égara bientôt dans une grande confusion d'avis contraires. Certains sénateurs, et parmi eux Tiberius Claudius Néron, prétendirent qu'il fallait considérer ce meurtre comme un tyrannicide et par suite, suivant le vieil usage, décréter des récompenses à ses auteurs, comme on avait fait autrefois pour les meurtriers des Gracques. D'autres, plus prudents, voulurent bien convenir que les conjurés avaient certainement accompli une belle œuvre, mais que c'était aller trop loin que de leur décréter des récompenses : des éloges ne suffiraient-ils pas ? Il y avait enfin des sénateurs qui cherchaient à concilier l'horreur qu'ils ressentaient pour l'assassinat et le respect que leur inspirait l'opinion de la majorité, en déclarant que des éloges même étaient inopportuns et que l'impunité suffisait. Mais les premiers répliquèrent en proposant un dilemme inévitable : ou César avait été un tyran ou ses meurtriers méritaient un châtiment. On resta longtemps à ergoter sur ce thème, signe évident que si les propositions extrêmes étaient applaudies bruyamment, elles ne donnaient pas pleine satisfaction à l'assemblée ; et peu à peu la discussion amena les contradicteurs à la question essentielle, d'où tout dépendait. Oui ou non, César avait-il été un tyran ? L'assemblée finit par comprendre qu'il était nécessaire de fixer d'abord ce point douteux : elle décida donc de discuter la question, dune façon impartiale, en considérant comme nuls tous les serments que César avait exigés des sénateurs. Une nouvelle discussion s'engagea ; de nombreux orateurs prirent la parole ; du dehors les rumeurs de la foule tumultueuse arrivaient de plus en plus fortes, et c'étaient des imprécations contre les assassins de César ; l'assemblée, très partagée, ne semblait pouvoir s'arrêter à aucune opinion. Mais Antoine qui, assez embarrassé, avait jusque-là gardé le silence et laissé les orateurs divaguer à leur aise, intervint alors dans la controverse et ramena très habilement la discussion sur le point essentiel ; si le sénat déclarait que César avait été un tyran, il fallait mesurer les conséquences de cette déclaration : nécessairement alors la loi exigerait que son corps fût jeté dans le Tibre et que tous les actes qu'il avait accomplis fussent annulés. En d'autres termes, toutes les terres vendues ou données par César seraient reprises ; tous les magistrats nommés par lui, et même ceux d'entre eux qui avaient été ses meurtriers perdraient leurs charges ; enfin tous les sénateurs, si nombreux, qui avaient été choisis par César cesseraient de faire partie du sénat. Cet argument ne pouvait manquer de produire un grand effet : les ennemis aussi bien que les amis de César lui avaient presque tous, ces années-là, arraché quelque chose, si bien que les uns n'étaient pas moins empressés que les autres à conserver son œuvre, à commencer par Brutus lui-même, qui était préteur et dont la mère avait obtenu de César une immense propriété en Campanie. Et cependant, comme pour donner plus de force à l'argument, la rumeur de la foule arrivait du dehors toujours plus forte. N'allait-elle pas essayer de prendre le sénat d'assaut ? Antoine et Lépide durent sortir pour la calmer, et Antoine commença à la haranguer ; mais on entendait difficilement ; on se mit donc à crier : Au forum ! au forum ! Antoine dut se rendre au forum avec Lépide, et là recommencer son discours et promettre au peuple que ses désirs seraient exaucés. Cependant la discussion au sénat continuait sous la présidence de Dolabella ; mais l'habile intervention d'Antoine avait eu pour effet d'encourager les opportunistes à mettre en avant des propositions, absurdes peut-être, mais aptes à concilier l'intérêt avec la passion, et seules capables, à l'inverse des propositions extrêmes, de satisfaire l'assemblée. Allait-on jeter dans le Tibre le cadavre de cet homme dont la foule réclamait à grands cris la vengeance ? L'aristocratie romaine avait eu la force de jeter au Tibre les cadavres des Gracques ; mais à quatre-vingts ans de distance on voyait maintenant hésiter et trembler ce faible club d'hommes d'affaires, de politiciens, de dilettanti, dont chacun avait ses intérêts et son ambition, et où Dolabella, craignant de perdre encore son consulat, menaçait de devenir de nouveau l'admirateur de César, si on ne ratifiait pas les actes du dictateur. Il était si nécessaire de respecter les droits acquis, qu'à la même heure les conjurés, impatientés par la durée de la séance, faisaient répandre dans le peuple des billets où ils promettaient que toutes les mesures prises par César seraient respectées. Ce fut en vain qu'un intransigeant proposa d'annuler les charges qui avaient été données par le tyran, pour les faire restituer par le peuple ; la première honte passée, les hommes conciliants s'encourageaient les uns les autres, et le parti des mesures violentes perdait du terrain. Cependant Antoine et Lépide étaient revenus, mais la discussion se prolongea encore, bien que désormais tout le monde fût d'accord sur l'opportunité de ne pas annuler les actes de César, sans cependant déclarer que l'assassinat était un crime. Il fallait trouver une formule pour résoudre cette absurde contradiction, et la chose n'était pas facile. A la fin, Cicéron, dont l'ardeur révolutionnaire s'était un peu calmée depuis le 15, se souvint à propos que les Athéniens, pour mettre une trêve à leurs guerres civiles, avaient de temps en temps recours à l'amnistie, c'est-à-dire à l'oubli et au pardon réciproque de toutes les actions contraires à la loi. Il proposa donc de ratifier, en vue du bien public, tous les actes du dictateur, non seulement ceux qui étaient déjà devenus publics, niais aussi les décisions que l'on trouverait dans les papiers de César, rédigées sous une forme officielle et prises en vertu d'un pouvoir qui lui avait été conféré par le sénat ou par les comices ; il proposa aussi de confier le soin de faire un choix dans ses papiers à Antoine ; et enfin de proclamer une amnistie, d'interdire de porter une accusation contre qui que ce fût, au sujet de la mort de César. La proposition fut adoptée avec une disposition spéciale, concernant les colonies projetées par César. Il semble que pour tranquilliser les vétérans, le sénatus-consulte ait déclaré qu'elles seraient toutes fondées. Le sénat se sépara ensuite ; les décisions prises furent communiquées aux conjurés, qui les approuvèrent ; et vers le soir, quand Antoine et Lépide eurent envoyé en otages leurs fils sur le Capitole, Brutus, Cassius et les autres en descendirent. César n'était plus ; mais les conjurés, après avoir tué l'homme et réalisé ce qu'ils considéraient comme le plus difficile dans leur entreprise, avaient vu soudain se lever devant eux, barrant leur chemin, son œuvre, la coalition des intérêts qui s'étaient constitués pendant la guerre civile et pendant la dictature. Ne pouvant renverser l'obstacle, ils avaient dû le tourner ; mais par quels moyens ! La restauration de la république légale sur les ruines de la dictature révolutionnaire commençait à son tour par une mesure révolutionnaire telle que l'amnistie, institution grecque, étrangère aux lois et aux traditions juridiques de Rome, et que la majorité du sénat avait introduite ainsi tout d'un coup, un beau matin, pour résoudre une difficulté politique.

 

 

 



[1] CICÉRON, F., VI, 15 (à Basilus). Tibi gratulor ; mihi gaudeo ; te amo ; tua tueor ; a te amari et quid agas, quidque agatur certior fieri volo. On croit généralement que ce billet a été écrit le 15 mars, aussitôt après la nouvelle de la mort de César.