GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

APPENDICE.

 

 

LA GUERRE CONTRE LES HELVÈTES ET CONTRE LES SUÈVES.

Le récit de la première année du proconsulat de César (premier chapitre du second volume) s'éloigne tellement de la tradition, qu'il me semble nécessaire de le justifier par un examen critique et détaillé des sources. Nous touchons ici à un des points les plus obscurs et les plus importants de l'histoire de Rome. Il s'agit en somme de savoir pourquoi César a conquis la Gaule.

Nous savons avec précision que ce fut seulement au cours de l'an 61, c'est-à-dire à peine trois ans avant le proconsulat de César, que le sénat de Rome commença à s'occuper des affaires de la Gaule. Son attention fut éveillée par des incidents que nous pouvons heureusement déterminer avec précision, en rapprochant des faits dont on n'a pas jusqu'ici aperçu le lien. César nous dit (B. G., I, 31) qu'un chef éduen, Divitiacus, avait été envoyé comme ambassadeur à Rome ; et Cicéron (De div,, I, 41, 90) nous fait savoir que Divitiacus était un druide et qu'il avait été son hôte à Rome. Il est donc très probable que Divitiacus ait profité de l'hospitalité de Cicéron quand il vint à Rome pour l'ambassade dont parle César. Mais à quelle époque et pour quelles raisons Divitiacus fut-il envoyé à Rome comme ambassadeur par le sénat éduen ? Bien que César ni Cicéron ne nous donnent aucune indication chronologique, César nous aide indirectement à déterminer l'époque de l'ambassade en nous apprenant (B. G., I, 35) qu'en l'an 61 (M. Messala, M. Pisone consulibus), le sénat rendit un décret qui, confirmant encore une fois aux Éduens le titre d'amis et d'alliés du peuple romain, recommandait au gouverneur de la Narbonnaise de les défendre. Divitiacus ne serait-il pas venu à Rome en 62 ou 61, pour solliciter ce décret ? La supposition me parait très vraisemblable. Divitiacus était, d'après les Commentaires, le chef du parti, romanophile chez les Éduens ; il est donc naturel que le gouvernement éduen se servit de lui pour faire des négociations à Rome. Quant aux raisons qui poussaient les Éduens à demander le secours de Rome, César (B. G., I, 31) nous renseigne là-dessus indirectement, mais avec une clarté suffisante : les Éduens voulaient être aidés par Rome dans leur guerre contre le roi des Suèves, Arioviste.

Il est donc fort probable qu'en 62 ou en 61 Divitiacus vint à Rome exposer aux sénateurs la triste situation de la Gaule, leur dénoncer le péril germanique qui la menaçait avec la puissance croissante d'Arioviste, et qu'il retourna en Gaule après avoir obtenu du sénat le décret dont parle César. Ce décret autorisait les Éduens à intriguer auprès des gouverneurs de la Gaule narbonnaise et cisalpine pour obtenir l'appui de leurs légions contre Arioviste. Mais l'année suivante, en 60, il se passe une chose bien singulière : Arioviste entame à Rome des négociations pour être déclaré à son tour, comme les Éduens ses ennemis, ami et allié de Rome. C'est Pline (H. N., II, 67, 170) qui nous rapporte indirectement ce fait, en racontant qu'Arioviste fit des cadeaux considérables à Metellus, l'un des consuls de l'an 60. Comme nous savons que l'année suivante, en 59, César comme consul fit accorder au roi des Suèves le titre désiré, nous pouvons penser que les cadeaux faits à Metellus étaient destinés à. préparer le terrain pour des pourparlers. Le fait est bien étrange. Sans doute la politique extérieure de Rome, abandonnée aux coteries incompétentes du sénat, aux ambitions, aux rancunes et aux intrigues des partis, aux votes irréfléchis des comices, était à cette époque très contradictoire : mais si grandes qu'aient été l'inconséquence et la légèreté de cette politique, on se refuse à croire qu'on soit arrivé à déclarer alliés et amis de Rome deux ennemis en guerre déclarée. Au moins, si on ne veut pas supposer que tout le monde était devenu fou à Rome, cette double alliance avec les Éduens et les Suèves, n'aurait pas même été concevable, si quelque événement n'avait fait changer la situation en Gaule et persuadé aux Romains qu'un rapprochement entre Arioviste et les Éduens était possible et utile. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de nous tromper, que quelque chose de bien grave s'était passé en Gaule au cours de l'an 61, pour que la situation générale ait pu être modifiée à un tel point. En effet, César nous raconte, dans les premiers chapitres des Commentaires, qu'en l'an 61, un des peuples les plus barbares et les plus belliqueux de la Gaule, les Helvètes, se laissa persuader par un de ses chefs, Orgétorix, d'envahir la Gaule et d'en faire la conquête. De son côté Cicéron, dans une lettre écrite à Atticus le 15 mars de l'an 60, nous révèle qu'au commencement de cette année on était déjà vivement préoccupé à Rome de ces projets des Helvètes, et il ajoute de nouveaux détails sur ce mouvement : On craint une guerre en Gaule (ad Att., I, XIX, 1). Il est bien sûr que les Helvètes ont pris les armes et qu'ils font des incursions dans la Province. Le sénat a décidé que les consuls tireraient au sort les deux Gaules, qu'on ferait des levées, qu'on suspendrait les dispenses, qu'on enverrait des ambassadeurs aux nations gauloises pour les détacher des Helvètes. Cicéron parait donc redouter une coalition de peuples gaulois autour des Helvètes ; et cette version, bien qu'un peu différente, ne contredit point mais complète celle de César. Les Helvètes voulaient, avant d'envahir la Gaule, chercher des appuis et des alliés dans le pays, pour fonder un grand empire gaulois sous leur hégémonie militaire. Cette émigration des Helvètes serait-elle le fait qui explique le changement radical de la situation, dont nous avons parlé ? Il semble que la réponse ne puisse pas être douteuse. L'invasion projetée par les Helvètes devait épouvanter tout autant les Éduens et Arioviste que les Romains. Si les Éduens, affaiblis par leurs luttes mutuelles, risquaient d'être écrasés par la coalition helvétique, les Romains se souvenaient encore trop vivement de la terrible invasion des Cimbres et des Teutons, à laquelle les Helvètes avaient pris part. Ne tenteraient-ils de la répéter, quand ils se trouveraient à la tète de la Gaule ? Romains, Suèves et Éduens avaient donc intérêt à s'unir contre l'ennemi commun.

Tout parait clair jusqu'à ce point. Bien que peu enclins à s'occuper des affaires gauloises, les politiciens de Rome avaient dû à la fin s'apercevoir que l'invasion des Helvètes nécessitait des mesures défensives ; le sénat avait pensé faire ace aux éventualités de la situation par le décret dont parle Cicéron dans sa lettre ; et d'autres, comme Metellus et César, allaient s'occuper de compléter ces mesures par l'alliance d'Arioviste avec Rome, par laquelle celle-ci devrait agir comme conciliatrice entre les Suèves et les Éduens. En somme la menace des Helvètes faisait perdre à l'alliance de Rome et des Éduens sa signification offensive pour Arioviste. Les premiers développements de cette politique, qui eurent lieu déjà en l'an 60, deviennent ainsi très clairs. Une fois l'attention publique éveillée, l'esprit à impérialiste dominant donna une tournure très diverse à la politique purement défensive que le sénat se proposait de suivre. Une coterie de politiciens projeta d'exploiter cette politique défensive, pour en faire naître une guerre plus grande, qui fût une source de richesse et de gloire comme les guerres de Lucullus et de Pompée en Orient. Les luttes politiques déchaînées à Rome par le retour de Pompée, aidèrent sans doute à pousser en ce moment les ambitions d'expansion vers la Gaule. L'approbation des actes de Pompée retardée, tout restait en suspens en Orient ; les rois créés par Pompée ne savaient point s'ils étaient réellement rois ; la nouvelle province de la Syrie ignorait quelle serait sa destinée définitive. Or tant que toutes ces questions ne seraient pas résolues, l'Orient était fermé à toute entreprise nouvelle. Était-il possible, par exemple, de penser à la conquête de la Perse, tant que l'on n'aurait pas ratifié la conquête de la Syrie ? Les à impérialistes e de l'époque étaient donc obligés de ne négliger aucune occasion de guerre et de conquête qui sourit ailleurs, même dans un pays aussi barbare que la Gaule. Cicéron dans une autre lettre à Atticus (I, XX, 5) nous révèle le nom de celui qui le premier eut l'idée de profiter de l'émigration des Helvètes pour faire la guerre en Gaule. Chose curieuse, cet homme ne fut pas César, qui alors du reste se trouvait en Espagne comme propréteur ; mais le consul Quintus Metellus Celer, le mari de la fameuse Clodia, l'arrière-petit-fils de Metellus Macédonius. Cicéron écrit à Atticus (I, XX, 5) : Ton ami Metellus est un consul excellent. Je regrette seulement qu'il se montre si mécontent, quand les nouvelles de la Gaule font espérer que la paix sera conservée. Il a vraiment une trop grande envie de triompher. Ces lignes nous révèlent qu'il y avait déjà en l'an 60 à Rome un parti qui voulait exploiter l'émigration des Helvètes, pour faire en Gaule la même politique belliqueuse qui avait si bien réussi en Orient ; et que des gens plus prudents désapprouvaient ces projets. Le consul Metellus, qui avait déjà obtenu pour province la Cisalpine, était à la tête du parti de la guerre ; Cicéron, au contraire, était au nombre des amis de la paix.

Tout porte donc à croire que les légions romaines devaient attaquer au printemps de 59 les Helvètes. Mais un événement imprévu dérangea tous les calculs des politiciens romains. Au commencement de l'an 59, Metellus mourut d'une manière si imprévue et si mystérieuse que l'on accusa sa femme de l'avoir empoisonné ; et aussitôt César, qui était consul et qui cherchait lui aussi à se préparer un proconsulat glorieux, s'empara de son idée et de son rôle, et fit proposer par Vatinius aux comices la loi qui lui donnait la Cisalpine pour cinq ans, à dater du jour du vote, qui fut, parait-il, le 1er mars. Tous ses actes jusqu'au moment où il partit pour la Gaule, au mois de mars de 58, semblent s'expliquer très bien, en supposant qu'il avait sur les affaires gauloises les idées courantes dans le monde politique de Rome et les mêmes projets que son prédécesseur. S'il redoutait, comme tout le monde à Rome, que les Helvètes pussent envahir la Province ou la Gaule d'un moment à l'autre, on comprend pourquoi il s'était fait autoriser par les comices à prendre tout de suite, même pendant le consulat, le commandement des légions. S'il voulait, de même ou encore plus que Metellus, exploiter la guerre probable contre les Helvètes pour gagner de l'argent et de la gloire en quelque aventure grandiose, il est naturel qu'il fit accorder à Arioviste le titre d'ami et d'allié du peuple romain, pour empêcher une alliance entre les Helvètes déjà si redoutables et le puissant roi des Suèves. Les Helvètes ne sortirent pas de leurs montagnes de toute l'année 59 ; et César, qui était engagé à Rome dans les luttes politiques très violentes, ne put s'occuper d'eux. Mais quand, au commencement du printemps de 58, il sut que les Helvètes allaient se mettre en marche, il se hâta de partir. Rien de plus naturel. Si la grande invasion de la Gaule allait commencer, c'était son strict devoir de prendre toutes les précautions nécessaires pour défendre la province et, le cas échéant, pour défendre les Éduens, comme le décret du sénat l'avait ordonné.

II

Nous voilà donc arrivés au moment où commence le récit des Commentaires. Nous avons pu jusqu'ici nous expliquer assez facilement la marche des événements. Tout parait clair. Les Helvètes, avec leur projet de fonder un grand empire gaulois, avaient obligé le sénat à prendre des mesures défensives ; et ces mesures défensives se transformaient en un plan de politique agressive, sous l'influence du courant expansionniste alors dominant, et par l'action des intérêts liés à la politique de conquête. Si les résultats de nos recherches ont été si satisfaisants jusqu'ici, quand nous n'avions que des renseignements détachés et peu nombreux, nous devrions nous attendre à voir notre tâche bien allégée, du moment où nous pouvons nous servir des Commentaires, de l'histoire de la guerre écrite par le conquérant lui-même. Mais la déception qui nous attend est complète. Le premier livre des Commentaires va remettre en question tout ce que nous avons cru établir jusqu'ici de sûr ou de très probable, parce qu'il détruit la base de toute notre explication. Il nous prouve en effet que les Helvètes ne voulaient nullement fonder un grand empire gaulois ; et que le péril helvétique n'existait pas. Examinons rapidement ce récit.

Après sa célèbre esquisse géographique et ethnologique de la Gaule, César consacre quatre chapitres, du troisième au sixième, au mouvement des Helvètes. Mais si on lit avec attention ses explications, on constate avec surprise qu'elles sont très peu claires, très peu précises, presque embarrassées ; qu'elles contiennent, ce qui est encore plus grave, des contradictions fort curieuses. César commence par raconter qu'un des grands chefs des Helvètes, Orgétorix, avait persuadé la noblesse et le peuple d'envahir la Gaule pour la conquérir ; et que les Helvètes s'étaient laissé persuader parce qu'ils ne voulaient plus vivre dans un pays fermé par les montagnes de tous côté, d'où ils ne pouvaient pas facilement sortir pour attaquer les peuples voisins et satisfaire leur humeur guerrière. César a dit en effet au chapitre précédent que les Helvètes étaient toujours aux prises, dans des guerres offensives ou défensives, avec leurs voisins, surtout avec les Germains ; ce qui nous autoriserait à conclure que, même dans leur ancienne patrie, les occasions de guerre ne leur faisaient point défaut. La contradiction d'ailleurs n'es pas grave ; et même sans admettre que les Helvètes fussent pris par cette manie des guerres dont parle César, on peut comprendre que leurs chefs aient conçu l'idée d'envahir la Gaule, et décidé, comme César le dit quelques lignes plus haut, de conclure des traités d'alliance avec les peuples voisins, chargeant Orgétorix de les négocier. César nous confirme donc ce que Cicéron nous avait fait soupçonner ; c'est-à-dire que les Helvètes voulaient, pour exécuter leurs projets, se mettre à la tète d'une coalition de peuples gaulois. Mais sur cette coalition on s'attendrait à trouver chez César, qui écrit l'histoire de la conquête de la Gaule, des explications plus détaillées, que celles fournies par Cicéron qui en parle dans une lettre confidentielle à son ami Atticus. Au contraire, César ne s'attarde pas beaucoup sur la question, qui pourtant était si importante ; et il se hâte de nous raconter (chap. III) qu'Orgétorix trahit dans les négociations la cause de la noblesse et du peuple. Au lieu de conclure une alliance entre les trois peuples, il persuada un chef séquan, Castic, et un chef éduen, Dumnorix, de s'emparer du pouvoir suprême dans leurs nations, en promettant de leur venir en aide avec ses Helvètes ; après, à la tète des trois peuples les plus puissants de la Gaule, ils se seraient emparés de la Gaule tout entière. Mais ce récit aussi est très peu clair. Le rôle d'Orgétorix surtout est bien mystérieux ! Il aurait proposé à Castic et à Dumnorix de les aider à renverser le gouvernement légal de leur pays suis copiis suoque exercitu : mais comment espérait-il mettre à la disposition de ses amis les forces helvétiques ? Comptait-il, lui aussi, faire un coup d'État dans sa patrie ? César dit en effet qu'Orgétorix suæ civitatis imperium opteniurus esset, qu'il allait s'emparer du pouvoir suprême ; phrase assez vague, il est vrai, mais qui semble faire allusion à des projets de coup d'État. Il raconte ensuite que, quand les intrigues d'Orgétorix furent découvertes, le puissant chef helvétique fut l'objet de poursuites judiciaires, et qu'il mourut mystérieusement avant la discussion de son procès. Mais n'est-il pas surprenant, si Orgétorix se préparait à tenter un coup d'État dans son pays, qu'il s'engageât en même temps à favori-er deux autres coups d'État, l'un chez les Éduens, l'autre chez les Séquanes ? On comprendrait beaucoup mieux, dans ce cas, qu'il eût cherché l'appui d'une puissance étrangère pour s'emparer du suprême pouvoir en Helvétie. Pourquoi, au contraire, au moins s'il n'était pas un fou, se plaisait-il à augmenter les risques à. courir sans aucun avantage ? En somme, une seule conclusion se dégage de l'examen de ce troisième chapitre si obscur : c'est que Castic et Dumnorix ont joué, dans cette émigration des Helvètes, un rôle que César, ou n'a pas connu très bien, ou qu'il n'a pas voulu expliquer avec la clarté nécessaire.

Après avoir raconté, au quatrième chapitre, la mort d'Orgétorix, César reprend la narration au cinquième chapitre par ces mots : Post ejus mortern nihilominus Helvetii id quod constituerant fecere conantur. Malgré la mort d'Orgétorix. les Helvètes n'abandonnèrent pas leur entreprise. César parait donc surpris que la découverte des intrigues d'Orgétorix et sa mort, n'aient pas arrêté le mouvement des Helvètes. Or cette surprise n'est nullement justifiée par la narration qui précède. Le complot d'Orgétorix avec Castic et Dumnorix n'est pas, dans le récit de César, une partie essentielle, mais une déviation du plan primitif, et César lui-même nous dit que les Helvètes avaient fait de grands préparatifs. Quoi donc de plus naturel que, le traître une fois découvert et châtié, les nobles et le peuple soient revenus au plan primitif, l'invasion de la Gaule ? II est donc très probable que César nous a caché quelque chose sur ce mystérieux complot, qui devait avoir une importance bien grande, puisque César semble attendre de sa découverte l'abandon de tout le plan arrêté par Orge-toril et les chefs des Helvètes.

En somme, si l'esquisse géographique et ethnologique de la Gaule, contenue dans les deux premiers chapitres, est d'une clarté admirable, les chapitres suivants, qui devraient nous expliquer le mouvement des Helvètes, sont fort obscurs. Faut-il attribuer cette obscurité à l'impossibilité où se trouvait César de connaitre tous les détails d'événements qui s'étaient passés en Gaule avant son arrivée et dont une partie, négociations diplomatiques, cabales de partis, intrigues de coteries, était destinée à rester secrète ? Malheureusement le récit ne devient pas plus clair quand César raconte ce qu'il a fait lui-même en Gaule, ses pourparlers et ses luttes avec les mystérieux Helvètes. Les Helvètes, qui ne voulaient pas s'engager, pour aller en Gaule, dans les gorges du Jura méridional, envoient à César, au commencement du printemps de l'an 58, des ambassadeurs demander le passage par la province et lui promettre de ne faire aucun dommage. César coupe le pont de Genève, ramasse des soldats, fortifie, avec la légion qui se trouvait dans la Narbonnaise, tous les points abordables de la rive gauche du Rhône, depuis le Jura jusqu'à la pointe du lac Léman, et refuse l'autorisation demandée par les Helvètes. Ceux-ci, après quelques tentatives pour passer le fleuve de vive force, que César probablement exagère, renoncent à passer par la Province, s'adressent aux Séquanes, obtiennent d'eux la permission de traverser leur pays et reprennent la route du Jura. César alors laisse sa légion à Labienus, repasse les Alpes, rappelle trois légions qui hivernaient à Aquilée, recrute deux légions nouvelles, retourne en Gaule avec cinq légions !par le mont Genève et Grenoble et, brillant les étapes, marche vers la frontière septentrionale de la Province et le Rhône. Évidemment il exécute un vigoureux mouvement offensif contre les Helvètes, qui, dans ce laps de temps, étaient arrivés à la Saône et envahissaient le territoire éduen ; ce mouvement offensif, pensons-nous, était projeté depuis longtemps, c'est-à-dire du moment où à Rome il avait bien compris la nécessité de refouler sans retard cette invasion, qui pourrait un jour revenir si dangereuse. Mais à notre grande surprise César donne un tout autre motif à son activité. Il dit (chap. X) qu'il se hâta de concentrer six légions dans la Gaule narbonnaise, parce qu'il avait appris que les Helvètes voulaient aller s'établir sur les côtes de l'Océan, dans la Saintonge, c'est-à-dire dans un territoire très fertile, limitrophe de la Province et peu éloigné de Toulouse. Cette explication est vraiment singulière. Comment la mettre d'accord avec ce que César nous a dit quelques chapitres avant : c'est-à-dire que les Helvètes voulaient conquérir la Gaule ? Émigrer dans la Saintonge était une entreprise bien différente d'une invasion de la Gaule ; et pourtant César ne fait aucune tentative pour mettre d'accord les deux versions. A laquelle devons-nous ajouter foi ? En outre, si César voulait mettre la province à l'abri d'une attaque des Helvètes venant de la Saintonge, pourquoi, au lieu de se porter avec son armée du côté de Toulouse et de la Garonne, a-t-il, après avoir été rejoint par la légion de Labienus, continué sa marche au nord, passé le Rhône à son confluent avec la Saône et franchi sans hésitation les confins de la Province ? Cette marche si résolue et si rapide ne peut s'expliquer que si César voulait exécuter le plan de Metellus, c'est-à-dire attaquer sans retard les Helvètes, qui s'apprêtaient à passer la Saône, probablement à Mâcon. César s'est aperçu de la contradiction et a cherché à la justifier, en racontant que, dès qu'il eut franchi la frontière, des ambassadeurs des Éduens, des Ambarres, des Allobroges vinrent dans son camp lui demander du secours contre les Helvètes, et qu'alors seulement il se décida à ne pas attendre, pour attaquer les Helvètes, qu'ils fussent arrivés dans la Saintonge. En somme, il cherche à faire croire que l'idée du mouvement offensif contre les Helvètes lui vint après qu'il eut passé la frontière et qu'il eut reçu les ambassadeurs éduens. Mais l'explication est très faible et sa fausseté évidente. Il resterait toujours à César à nous expliquer pourquoi, s'il voulait défendre Toulouse, qui est à l'ouest, il a marché au nord et franchi la frontière septentrionale de la Province.

Les contradictions sont évidentes. D'où naissent-elles ? Il serait absurde de les attribuer à un défaut de composition, à la vitesse avec laquelle les Commentaires furent écrits. Quam facile et celeriter eos (les Commentaires) perfecerit scimus, écrit Hirtius. Mais César était un écrivain trop habile ; et il savait écrire avec une lucidité et une précision admirables, même quand il était très pressé. D'ailleurs ces contradictions sont trop graves, pour que nous puissions voir en elles des erreurs involontaires. Il est beaucoup plus probable qu'il s'agit de contradictions imposées à César par la nécessité de cacher quelque chose. Est-il possible de retrouver cette chose, qu'il voulait cacher ? César n'a pas écrit les Commentaires pour éterniser le souvenir de ses exploits. Accusé d'avoir fait en Gaule une politique agressive et violente, il a voulu, dans son livre, démontrer qu'il s'était toujours battu à contre-cœur, que toutes ses guerres, à commencer par celles contre les Helvètes, n'avaient pas été des agressions, mais des précautions défensives absolument nécessaires. Or César avait un moyen excellent pour expliquer son grand mouvement offensif contre les Helvètes comme une mesure de haute prévoyance défensive : c'était de s'appuyer sur ce que César lui-même avait dit des Helvètes dans les premiers chapitres, sur ce que Cicéron écrivait à Atticus ; c'est-à-dire que les Helvètes voulaient fonder un grand empire gaulois. Aucune justification n'aurait eu aux yeux des Romains une force plus grande ; personne n'aurait pu contester à César le mérite d'avoir sauvé l'empire d'une nouvelle invasion des Cimbres et des Teutons, par une guerre qui, offensive en apparence, n'était qu'une défense prudente. Pourquoi donc au moment de se servir de cette explication si simple et si claire, qui reposait sur des faits racontés par lui-même, César y renonce-t-il, et a-t-il recours aux explications embrouillées et pleines de contradictions, que nous avons résumées : d'abord la nécessité de défendre la Province ; après, la nécessité de défendre Toulouse ; enfin la nécessité de défendre les Éduens et les autres peuples gaulois alliés de Rome ? Il n'y a qu'un moyen pour expliquer une chose en apparence si absurde : c'est d'admettre que les craintes exprimées par Cicéron sur le mouvement des Helvètes dans sa lettre à Atticus étaient exagérées ; que les Helvètes se proposaient un but beaucoup plus modeste que celui de conquérir toute la Gaule ; qu'entre l'an 58 et l'an 52, ce fait était devenu assez notoire pour qu'à la fin de 52, quand César écrivait les Commentaires, il n'eût plus le courage de justifier son mouvement offensif par la nécessité de détruire dans son principe le futur empire celto-helvétique. Cette justification écartée, César se trouvait obligé, ou d'avouer qu'il s'était trompé sur le but et le caractère du mouvement des Helvètes, ou qu'il les avait attaqués sans motif ; mais ne voulant admettre ni une chose ni l'autre, il a cherché à démontrer que les Helvètes l'avaient provoqué, en modifiant le récit par des altérations ingénieuses, que tout son génie n'a pu toutefois rendre exemptes de contradictions.

Une conséquence, très importante pour nous, découle de tout ce qui précède : c'est que les Helvètes ne voulaient nullement conquérir la Gaule et fonder une grande coalition gauloise. Mais cette conclusion fait naître beaucoup d'autres questions. Quel était le but véritable de l'émigration des Helvètes ? Voulaient-ils réellement émigrer dans la Saintonge, comme le dit César ? Et si les Helvètes ne voulaient pas envahir la Gaule, comment expliquer la conduite du Sénat, de Metellus, de César ? Nous avons vu que le caractère redoutable attribué au mouvement des Helvètes nous expliquait tout : ce caractère nié, comment doit-on modifier toute cette histoire ? Continuons l'examen du récit de César. Nous y trouverons la réponse à beaucoup de ces questions.

Les pourparlers avec les Éduens terminés, César exécuta la dernière partie de son mouvement offensif, avec la rapidité et l'énergie qui furent toujours ses grandes qualités. Il tâcha de surprendre et d'écraser les Helvètes au passage de la Saône ; mais n'ayant réussi qu'à détruire une petite arrière-garde restée sur la rive orientale, il jeta en un jour toute son armée sur la rive droite de la Saône et se mit à suivre à peu de distance la horde ennemie, épiant l'occasion de l'attaquer. En dix chapitres (XIII-XXIII). avec beaucoup de détails, mais sans jamais nous en indiquer la direction, César nous décrit cette marche, et nous raconte les incidents les plus importants, parmi lesquels il en est un qui eut une gravité exceptionnelle. Il s'aperçut à un certain moment qu'une partie des Éduens le trahissait. Les Éduens lui avaient donné un corps de cavalerie et lui avaient promis de lui fournir du blé ; mais la cavalerie éduenne se faisait battre dans toutes les escarmouches et les engagements qu'elle avait avec les ennemis pendant la marche ; le blé promis n'arrivait pas ; les provisions s'épuisaient ; les notables Éduens étaient de plus en plus embarrassés à expliquer le retard. Décidé à éclaircir le mystère, César fit une enquête. Et voilà réapparaître tout à coup un personnage que nous avons entrevu aux débuts du récit : Dumnorix, ce chef éduen qui aurait pris part au complot d'Orgétorix. César apprit que l'alliance de Rome avait été demandée par un parti, à. la tète duquel était Divitiacus ; mais que Dumnorix, au contraire, était favorable aux Helvètes, parce que sa femme appartenait à cette nation et parce qu'il espérait conquérir I. l'aide des Helvètes le pouvoir suprême. Malheureusement Dumnorix, qui était immensément riche, disposait d'une grande puissance ; et c'était lui qui, comme commandant de la cavalerie, avait donné secrètement l'ordre à ses cavaliers de se faire battre par les Helvètes et qui empêchait le blé d'arriver.

Cet épisode est très important. Il nous démontre d'abord que les fils mystérieux lia l'expédition des Helvètes à Dumnorix n'avaient pas été coupés par la mort d'Orgétorix. Il nous démontre aussi que l'émigration des Helvètes, si elle n'avait pas le but grandiose qu'on lui avait attribué à Rome, ne devait plus avoir un but aussi modeste que l'émigration dans la Saintonge, n'intéressant que les Helvètes. Pourquoi le puissant parti dont Dumnorix était le chef se serait-il dans ce cas préoccupé de faire réussir le mouvement ? Si toutefois notre désir de connaître les détails de cet incident est grand, César n'est pas également disposé à le satisfaire ; et après avoir raconté qu'il pardonna par générosité à Dumnorix, il se hâte de continuer la narration. Il raconte qu'il espéra, à un certain moment, écraser les Helvètes par une surprise nocturne, mais que la tentative échoua ; qu'il allait être obligé par le manque de vivres à renoncer à la poursuite des Helvètes, quand il fut tout à coup attaqué par l'ennemi... C'est à ce moment que César nous donne la première indication topographique. L'attaque eut lieu à la hauteur de Bibracte (mont Beuvray), près d'Autun. Les Helvètes avaient donc marché au nord et pris un long détour pour aller dans la Saintonge. Mais notre surprise augmente encore après le récit de la bataille. César décrit la bataille comme une victoire éclatante de ses légions. M. Rauchenstein, qui a soumis le récit de cette guerre à une critique parfois un peu trop subtile, mais toujours très ingénieuse, a démontré, à l'aide du récit même de César, que le résultat fut au contraire très incertain : il est sûr, par exemple, que César fut forcé de rester sur le champ de bataille trois jours, pour enterrer les morts et soigner les blessés, tandis que les Helvètes poursuivaient tranquillement leur marche, en se dirigeant sur Langres. C'est la seconde indication topographique et elle n'est pas moins significative que la première. Les Helvètes, qui d'après César voulaient se porter sur les côtes de l'Océan, marchaient maintenant vers le nord-est, c'est-à-dire dans la direction opposée. César réussit enfin à conclure la paix ; et la majorité des Helvètes se décida à rentrer dans l'ancienne patrie, sauf une petite minorité d'obstinés qui se dirigea ad Rhenum finesque Germanorum. Ce détail jette une grande lumière sur l'obscure question que nous voulons éclaircir, et complète les deux renseignements précédents sur la marche des Helvètes. Pourquoi cette minorité se dirigea-t-elle par le Rhin ? II est évident que les obstinés, au moment de se séparer de leurs compatriotes, ne pouvaient pas prendre à l'aventure le premier chemin qui s'offrait à eux ; mais qu'ils devaient continuer la marche, commencée par toute la horde, vers le point où celle-ci se dirigeait. Nous avons vu en effet que les Helvètes s'étaient déjà repliés vers l'est. L'émigration des Helvètes marchait donc vers le Rhin.

Est-il possible, à présent, de déterminer le but de la mystérieuse émigration ? Je le crois. Remarquons avant tout certaines coïncidences assez curieuses. En 61 ou en 62 les Éduens demandent au sénat romain du secours ; en 61, les Helvètes se laissent persuader de tenter leur émigration. Celui qui s'occupe des négociations à Rome est Divitiacus ; Dumnorix se trouve mêlé, dés les premiers débuts et bien que d'une manière peu claire, aux intrigues qui préparent le mouvement des Helvètes. Qu'allait donc demander à Rome Divitiacus ? L'appui des légions romaines contre Arioviste. Où se dirigeaient les Helvètes ? Vers le Rhin, c'est-à-dire vers les régions où probablement campait l'armée d'Arioviste. Pendant toute la guerre, Divitiacus agit comme le confident de César, Dumnorix comme le protecteur des Helvètes. On est donc bien fortement tenté de se demander si par hasard l'émigration des Helvètes ne devait pas servir au même but que les négociations de Divitiacus à Rome : c'est-à-dire à rejeter Arioviste au delà du Rhin. Représentons-nous en effet, dans ses grandes lignes, la situation de la Gaule à l'arrivée de César ; et nous verrons combien cette supposition, en apparence si hardie, est vraisemblable. Le grand problème qui préoccupait alors depuis quelques années plus ou moins toutes les nations gauloises était le péril germanique, la puissance grandissante d'Arioviste. Les Éduens surtout, qui avaient été dépouillés par Arioviste de la suprématie sur toute la Gaule, étaient tellement découragés par les échecs réitérés que, désespérant de venir à bout d'Arioviste par leurs seules forces, ils s'étaient décidés à avoir recours à l'aide de Rome. Divitiacus avait été chargé de cette mission. Mais Rome n'était pas évidemment la seule puissance étrangère par laquelle les Éduens pouvaient espérer être aidés ; les Helvètes aussi, qui avaient déjà eu des longues guerres contre les Suèves et qui étaient très belliqueux, pouvaient être des alliés très précieux. Or, Divitiacus était le chef du parti conservateur, qui représentait la vieille noblesse gauloise ; et à ce parti s'opposait la faction dont Dumnorix était le chef, qui s'appuyait sur les classes inférieures et qu'on pourrait appeler le parti populaire. Leurs discordes ont toujours des causes et une signification politique. La conclusion s'impose donc : les deux partis étaient également persuadés que les Éduens ne pourraient à eux seuls renverser la domination germanique ; mais ils n'étaient pas d'accord sur la puissance étrangère à laquelle il fallait recourir. Le parti de Divitiacus, que l'on pourrait appeler romanophile, comptait s'appuyer sur Rome ; le parti de Divitiacus, que l'on pourrait appeler national, voulait se faire aider par les Helvètes. Il est probable que Dumnorix et non Orgétorix, qui proposa l'aventure aux Helvètes, en leur promettant des terres après la victoire dans quelque endroit fertile de la Gaule, qu'Orgétorix ne fut que le principal agent du parti national en Helvétie.

Si téméraires que ces hypothèses paraissent, elles expliquent avec une clarté merveilleuse tous les faits qui restaient obscurs et détachés : l'alliance entre Arioviste et Rome, les bruits alarmants sur les mouvements des Helvètes, la mort d'Orgétorix, enfin le mouvement offensif de César. Nous comprenons maintenant beaucoup mieux pourquoi Arioviste travailla tant en 60 et eu 59 pour être déclaré ami et allié du peuple romain. Ce n'était pas la préoccupation vague d'une invasion des Helvètes en Gaule qui le poussait, comme nous l'avons supposé au début, à rechercher l'amitié de Rome ; mais un danger beaucoup plus grave. Dès qu'il sut que Divitiacus et Dumnorix intriguaient tous les deux contre lui, l'un à Rome et l'autre au milieu des Helvètes, il redouta que les deux frères ne réussissent à former contre lui une coalition des Éduens, des Helvètes et des Romains : il dut chercher par les efforts les plus énergiques à. dissoudre cette coalition au moment même où elle allait se former. S'efforça-t-il de contrecarrer Dumnorix dans ses intrigues auprès des Helvètes ? Le fait est très probable ; mais malheureusement nous ne possédons aucun renseignement sur ce point. Il est au contraire évident que les démarches faites à Rome pour obtenir le titre d'ami et d'allié avaient le but de paralyser l'alliance de Rome avec les Éduens. Ceci établi, nous pouvons nous expliquer d'une manière vraisemblable l'origine des bruits alarmants qui couraient à Rome sur l'émigration des Helvètes. Les Éduens avaient demandé à Rome son appui contre Arioviste, et Rome l'avait accordé par le décret du sénat de 61 : or bien qu'Arioviste fût disposé à payer au poids d'or l'alliance avec Rome, lui-même et ses amis de Rome devaient trouver quelque moyen de cacher au public romain la contradiction qui existait entre cette alliance et celle déjà conclue avec les Éduens. Le meilleur moyen pour atteindre ce but était évidemment de démontrer que les Romains, les Éduens et les Suèves étaient tous menacés par un danger commun extrêmement grave, qui les portait à oublier leurs querelles pour y faire face ensemble. Il me parait donc très probable qu'Arioviste, en profitant de l'émigration des Helvètes et de l'ignorance des politiciens romains, s'efforça d'exagérer le péril helvétique, et de persuader les hommes puissants de Rome que les Helvètes comptaient se mettre à la tête d'une coalition de peuples gaulois, qui aurait pu un jour attaquer même l'Italie. Arioviste du reste réussit d'autant plus facilement à épouvanter les Romains, qu'il est très probable qu'il fut aidé dans sa tache par une partie de ses ennemis. Nous avons déjà vu que Cicéron, dans sa lettre à Atticus du 16 mars de l'an 60, est le premier qui nous renseigne sur le péril helvétique. Or d'où tenait-il cette information ? Nous avons vu qu'il était très lié avec Divitiacus, son hôte. Il est donc très probable que cette information, comme du reste les autres qu'il nous donne sur les affaires gauloises, venait de Divitiacus. Du reste, il n'est pas difficile de s'expliquer pourquoi le parti éduen favorable à l'alliance avec Rome s'efforçait, lui aussi, tout comme Arioviste, d'épouvanter les Romains sur le mouvement des Helvètes. Ce parti avait un grand intérêt à devancer le parti national dans l'exécution du plan arrêté pour abattre Arioviste ; il devait donc tâcher, puisque Dumnorix travaillait avec énergie les Helvètes, à fouetter par quelque stimulant énergique la paresse habituelle du sénat romain et à le forcer à agir. Le péril helvétique pouvait servir à ce parti aussi, pour persuader aux Romains qu'ils devaient intervenir sans retard. La Gaule se trouvait dans une situation critique ; si Rome n'intervenait pas pour la délivrer d'Arioviste, les Helvètes s'en chargeraient ; mais une fois maîtres de la Gaule, les Helvètes seraient un grand danger pour l'Italie. Telle devait être la partie essentielle des communications que le parti romanophile des Éduens envoyait à Rome sur les affaires gauloises. Les amis de Divitiacus nouèrent-ils des intrigues au milieu des Helvètes pour troubler la concorde avec laquelle on avait commencé les préparatifs ? C'est très probable ; car il me parait vraisemblable qu'Orgétorix tomba victime des intrigues ou d'Arioviste ou des Éduens ou de tous les deux. Nous pourrions ainsi expliquer la surprise que César montre, quand il constate que la mort d'Orgétorix ne ralentit point les préparatifs des Helvètes. Orgétorix était le représentant et le chef du parti national en Helvétie : l'agent le plus actif et le plus intelligent de Dumnorix, l'organisateur principal de l'expédition. Si la cabale qui l'a abattu était destinée à rendre odieux auprès des Helvètes tout le mouvement du parti national, on comprend que César, qui en 52, quand il écrivait les Commentaires, connaissait toute la vérité, se montre dans un moment d'oubli surpris que la chute d'Orgétorix n'ait nullement compromis l'expédition.

En somme, les affaires gauloises se compliquaient très sérieusement au cours de l'an 60. Le parti national travaillait avec énergie à mettre sur pied l'armée helvétique ; le parti romanophile et Arioviste dénonçaient d'accord, mais dans des buts différents, le parti helvétique ; les politiciens romains se trouvaient devant ce péril dans un embarras très sérieux. Devaient-ils se rendre aux sollicitations des Éduens, envoyer les armées romaines combattre Arioviste et exclure l'intervention des Helvètes dans les affaires gauloises en se chargeant de renverser la domination germanique en Gaule ? Ou devaient-ils se préoccuper avant tout du péril helvétique, accepter l'alliance d'Arioviste et écraser sans retard les Helvètes pour garantir l'Italie de tout danger futur ? Deux politiques étaient. possibles : la politique anti-helvétique et la politique antigermanique. Il fallait choisir. Ce que nous savons sur les projets du consul Metellus nous porte à croire que Metellus déjà penchait pour là politique anti-helvétique. César se décida définitivement pour cette politique au cours de l'an 59, comme le prouve l'alliance qu'il fit conclure avec le roi des Suèves. Cette alliance signifiait le triomphe des intrigues d'Arioviste sur celles de Divitiacus. Il serait sans doute très important de connaitre les raisons qui le déterminèrent à choisir d'une manière si peu heureuse ; mais comme les documents sur ce point si important nous font entièrement défaut, nous devons nous contenter d'hypothèses. La plus vraisemblable est que la cause de cette erreur doit être cherchée dans l'ignorance générale où l'on était à Rome des affaires de la Gaule. Les bruits alarmants que les Éduens et Arioviste répandirent à Rome sur le mouvement des Helvètes durent produire une impression très grande, car les souvenirs de l'invasion des Cimbres et des Teutons étaient encore trop récents et trop vifs ; dès que les bruits alarmants sur les Helvètes commencèrent à circuler, le public et le monde politique, avec cette habitude de tout simplifier qui est le propre des démocraties, ne virent plus dans la question gauloise que le péril helvétique ; tout le reste, les luttes des Éduens et des Suèves, le péril germanique, les confins du Rhin, passa en seconde ligne. César, entrainé par l'engouement général, se rangea à l'avis de tout le monde ; et à peine fut-il arrivé à son armée, qu'il prit les dispositions nécessaires pour attaquer les Helvètes.

En réalité César commettait, en se décidant pour la politique helvétique, une très grave erreur. L'expédition des Helvètes devait être très populaire dans toute la Gaule, car on espérait d'elle la chute de la domination germanique ; et l'intervention du proconsul, qui servait de cette manière incroyable les intérêts d'Arioviste, blessait l'orgueil et les intérêts du parti national, mettait dans un grave embarras le parti romanophile et César lui-même. Les partisans de l'alliance avec Rome devenaient naturellement responsables pour la masse de tout ce que le représentant de Rome faisait en Gaule. On avait prédit que l'intervention de Rome apporterait les plus grands bienfaits à la Gaule ; et au contraire le proconsul se présentait comme l'allié le plus zélé d'Arioviste, qui avait été débarrassé par César d'un ennemi aussi redoutable que les Helvètes sans avoir à déplacer un seul soldat. Cette hypothèse aussi peut paraitre hardie ; mais on peut l'appuyer par un argument qui d'après moi a une importance décisive : c'est qu'elle nous permet d'expliquer le violent revirement qui eut lieu tout à coup dans la politique de César, dés que la paix avec les Helvètes fut conclue. Si les difficultés présentées par le premier livre des Commentaires que nous avons examinées jusqu'ici sont graves, il y en a une beaucoup plus grave encore : c'est que César ne nous explique point pourquoi il fit tout de suite, après la guerre contre les Helvètes, la guerre contre Arioviste. Il raconte que, la guerre helvétique terminée, les représentants des peuples gaulois lui demandèrent la permission de convoquer une assemblée gauloise et il nous donne une description assez pathétique de cette assemblée : les représentants plongés dans un morne silence ; lui-même troublé par la vue de cette douleur sans paroles et obligé de tirer les explications de ces lèvres qu'une peur superstitieuse fermait. A la fin les malheureux se décident à parler et décrivent à César l'intolérable oppression d'Arioviste. César alors, ne voulant souffrir que les amis du peuple romain soient si cruellement maltraités, dans un bel élan de générosité, se décide pour la guerre : guerre chevaleresque de délivrance et entreprise par esprit de justice.

Il faudrait être peu versé dans la politique pour prendre au sérieux ce conte héroïque. La politique romaine en général et César en particulier ne connaissaient point ces considérations sentimentales. La guerre contre Arioviste était une guerre très sérieuse, car il s'agissait d'attaquer avec six légions un ennemi très fort, exalté par de grands succès, dans un pays reculé, sans une base d'opération bien sure. A ces difficultés militaires s'ajoutait une difficulté politique plus grave encore. Arioviste était allié de Rome e il avait tenu avec une loyauté parfaite ses engagements ; ses querelles avec les Éduens ne pouvaient donc pas être prises comme prétexte pour une rupture, parce qu'elles étaient antérieures à l'alliance conclue avec Arioviste. En déclarant amis et alliés les Éduens et les Suèves, Rome s'était évidemment engagée à ne plus intervenir dans leurs différends. Tout prétexte décent pour la guerre manquait donc. Or si une guerre injuste n'avait préoccupé nullement aucun proconsul romain, il en était bien autrement d'une guerre illégale. En cas d'insuccès, le général qui aurait commencé une guerre illégale aurait pu encourir de très graves responsabilités pénales, sans compter l'impression qu'une guerre illégale pouvait faire sur les soldats superstitieux et ignorants. Tout cela est si vrai qu'à Besançon il arriva un incident extrêmement rare dans l'histoire militaire de Rome : les soldats se mutinèrent et refusèrent de marcher, en protestant entre autres choses que la guerre était illégale.

Il est donc évident que, si César a improvisé une guerre aussi dangereuse en peu de semaines, allant au-devant de tous les dangers, risquant sa situation sur un coup de dés, il a dû être poussé par un intérêt politique bien pressant, qui ne lui permettait pas d'attendre. Sans cela il aurait cherché à. gagner du temps, pour augmenter son armée, comme il fit l'année suivante pour la guerre contre les Belges, pour trouver un casus belli plus sérieux que celui dont il se servit. Quel était cet intérêt si pressant ? Si on s'en tient à la narration des Commentaires ou à la version traditionnelle de toute cette histoire, on ne le voit point. Au contraire nous pouvons donner une réponse très satisfaisante à cette question, si nous acceptons toutes les explications que nous avons proposées. César fit la guerre contre Arioviste pour réparer dans l'opinion publique de la Gaule l'impression désastreuse faite par la campagne contre les Helvètes. Cette guerre avait détruit tout point d'appui pour sa politique gauloise et avait augmenté la puissance d'Arioviste, c'est-à-dire du roi qui aurait été son rival s'il avait voulu exercer une influence quelconque dans les affaires gauloises. César dut s'apercevoir de l'immense erreur qu'il avait commise, au cours ou après la fin de la guerre helvétique ; et pour la réparer sans retard il brisa, par un acte très audacieux, l'alliance qu'il avait lui-même conclue avec Arioviste et lui déclara la guerre. Tout devient compréhensible, en acceptant notre hypothèse.

On pourrait cependant taire une objection. On pourrait dire que César ne s'est nullement trompé sur les conditions de la Gaule, qu'il connaissait le but véritable de l'émigration des Helvètes, qu'il savait parfaitement, quand il partit de Rome, qu'il aurait à vaincre non le péril helvétique, mais le péril germanique ; qu'il était résolu à faire la guerre contre Arioviste, mais qu'il voulait se débarrasser auparavant des Helvètes qui se proposaient la même entreprise. En ce cas, l'alliance avec Arioviste n'aurait été qu'une ruse pour amuser le roi des Suèves, et lui persuader de laisser à César les mains libres pendant la guerre contre les Helvètes. C'est la thèse de Duruy. Mais il y a pour moi deux objections à cette thèse qui me paraissent insurmontables. D'abord si César avait connu à fond la situation de la Gaule et le véritable caractère du mouvement des Helvètes, il n'aurait pas voulu prendre Dumnorix comme commandant de la cavalerie. Les Commentaires démontrent que la découverte des menées de Dumnorix fut une grande surprise pour César ; ce qui démontre que César ne connaissait pas les rapports qui liaient l'expédition aux partis politiques de la Gaule, c'est-à-dire qu'il n'avait qu'une idée bien superficielle et imparfaite de ce que le mouvement était réellement. L'autre objection capitale est pour moi l'alliance avec Arioviste. S'il avait prévu qu'une guerre avec Arioviste était inévitable, il n'aurait jamais consenti à lui faire donner le titre d'ami et d'allié. Tout connaisseur des choses romaines se refusera à croire que César ait pu avoir recours de sang-froid à un expédient aussi téméraire et qui pouvait lui créer des difficultés si graves.