GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE XVIII. — LES IDES DE MARS.

(Janvier-mars 44)

 

 

Et alors un homme reprit l'idée qui était déjà venue à Trébonius : il fallait tuer César. Cet homme fut Cassius[1], l'ancien questeur de Crassus dans la guerre des Parthes, le gendre de Servilia, jeune homme intelligent, ambitieux, orgueilleux, âpre et violent, qui en tuant César ne pouvait avoir l'illusion d'arriver à mieux que ce qu'il aurait certainement obtenu des faveurs du dictateur. Il s'ouvrit d'abord prudemment de son projet à certains amis qu'il savait opposés à César ; le premier groupe des conjurés fut formé ; on commença à examiner la possibilité et les dangers de l'entreprise, et on convint qu'il fallait entraîner dans la conjuration Brutus, le beau-frère de Cassius[2]. Brutus jouissait d'une grande autorité dans tous les partis et, étant fils de Servilia, semblait presque un intime de César ; quand on saurait qu'il était lui aussi prêt à tuer César, bien des gens incertains et timides prendraient courage.

Brutus était un de ces hommes intelligents, orgueilleux, honnêtes et bons, mais faibles, qu'on retrouve si souvent dans les grandes familles aristocratiques. Homme d'une volonté faible et prenant facilement modèle sur autrui, il avait fait l'usurier pendant quelque temps ; il avait été du parti de Pompée, en 49, à l'époque où les hautes classes se rangeaient de son côté ; puis il s'était réconcilié avec César et il avait joui de son amitié. Il n'était cependant pas par sa nature porté à amasser des millions ni à concevoir de grandes ambitions ; c'était plutôt un érudit de mœurs austères qui en temps ordinaires aurait été un grand seigneur passionné pour l'étude, un peu altier et fantasque. Mais dans ces temps extraordinaires, l'admiration que le peuple avait pour son caractère avait fait naître chez lui une autre passion, l'orgueil de se croire, et d'être admiré comme s'il était véritablement un héros à la volonté de fer, un modèle de ces vertus difficiles que l'on ne pratique qu'en faisant un douloureux effort sur soi-même. Cet orgueil, que l'étude de la philosophie stoïcienne avait encore plus excité, et sa réelle faiblesse, nous donnent l'explication de ce caractère mystérieux, qui a tant intrigué les historiens et les moralistes. Il y avait un moyen sûr de rendre cet homme timide et faible capable de la plus grande décision : c'était de lui persuader que s'il agissait autrement, il faillirait à sa réputation de héros. Cassius, qui était un homme intelligent, le comprit et il sut jeter ses filets sur l'âme faible de son beau-frère. Il commença par faire trouver à Brutus le matin certains billets sur son tribunal de préteur, ou par les faire placer aux pieds de la statue du premier Brutus au forum. Si tu vivais encore, ô Brutus ! disaient ces billets ; ou encore : Tu dors, ô Brutus ![3] Quelquefois dans la rue Brutus entendit crier derrière lui : Nous  aurions besoin d'un Brutus ![4] Ignorant d'où venaient ces billets, le naïf érudit s'imagina facilement que le peuple tout entier s'adressait à lui comme à l'homme inflexible qui était seul capable d'une action aussi terrible ; il se sentit flatté dans son orgueil ; il commença à réfléchir sur les actes de César, à se demander s'il n'avait pas réellement un devoir terrible à accomplir. Sans doute son âme douce et timide dut d'abord frémir d'horreur, en considérant le danger et l'atrocité du crime, les bontés que César avait eues pour lui et pour sa mère. Mais une fois entrée dans son esprit, l'idée de l'assassinat s'en empara peu à peu ; il se souvint de la gloire de ceux qui avaient mis à mort ou expulsé les tyrans, dans la littérature grecque ou dans la tradition romaine ; il se répéta les arguments subtils de tant de philosophes anciens qui justifiaient le régicide par des raisons de haute moralité. Justement parce que César avait été son bienfaiteur, il devait plus résolument le frapper, en sacrifiant au devoir public son affection personnelle, et imiter le vieux Brutus, le premier consul de la république, qui pour le bien de la république avait fait tomber la tête de ses enfants. Cassius s'ouvrit à lui à la fin, et lui fit comprendre qu'il ne fallait pas qu'il fût un préteur comme les autres, que Rome attendait de lui des choses inusitées, que lui seul pouvait être le chef d'une aussi grande entreprise[5]. Par malheur César, qui était alors trop occupé par les préparatifs de la guerre de Perse, voyait rarement Brutus. Cassius triompha donc ; et après l'adhésion de Brutus, l'idée de la conjuration, qui était née dans le groupe des parents de Servilia, fit vite son chemin dans les classes supérieures.

Brutus et Cassius trouvèrent facilement de nombreux conjurés dans ce qui restait du parti de Pompée, dans l'aile droite du parti de César et même parmi plusieurs de ses généraux les plus célèbres, tels que Caïus Trébonius et Servius Sulpicius Galba. Les historiens modernes ont été presque tous très surpris de cette facilité, et, pleins d'une admiration, du reste justifiée, pour le grand homme qui faisait alors tous ses efforts pour réorganiser l'État, ils ont très sévèrement blâmé l'aveugle entêtement des uns, la trahison des autres. Je crois, au contraire, que leur surprise aurait été moindre et leur jugement plus modéré, s'ils avaient cherché à se rendre compte de la véritable situation et de la manière dont les contemporains pouvaient l'envisager. Si grand que fût César, il n'était pas possible que les contemporains vissent en lui, comme la postérité trop naïve, un héros et un demi-dieu, qu'il eût fallu adorer même quand il se trompait ou faisait du mal. De petits motifs personnels poussèrent assurément de nombreux personnages à prendre part à la conjuration, mais les motifs particuliers de chacun furent des excitations secondaires, et non la raison même de la conjuration qui, non plus que l'œuvre de César, ne peut être jugée bonne ou condamnable par le simple examen des motifs personnels. Il est nécessaire de bien comprendre la situation et sa fatalité tragique. César fut un des plus grands génie de l'histoire ; un savant, un artiste et un homme d'action à la fois, qui savait mettre en œuvre toutes ses facultés, dans toute espèce de travail, d'une manière admirable. Son imagination grandiose et harmonieuse, son intelligence prodigieusement lucide, son activité infatigable, sa merveilleuse souplesse et son inlassable résistance nerveuse auraient fait de lui, à n'importe quelle époque, un grand homme. De nos jours, il aurait pu être un grand organisateur d'industries aux États-Unis, un grand explorateur exploitant les terrains et les mines de l'Afrique méridionale, un grand savant ou un grand écrivain de l'Europe. Dans l'ancienne Rome les traditions de sa famille et son ambition le poussèrent dans la politique, c'est-à-dire dans l'épreuve la plus dangereuse pour un homme de génie, parce que c'est celle où il arrive le plus souvent que l'effet ne corresponde pas à l'effort, par suite de circonstances imprévoyables. Or, dans la politique romaine, César put devenir un grand général, un grand écrivain, un grand personnage, mais non un grand homme d'État[6]. Il eut trois idées politiques principales : la reconstitution du parti démocratique légalitaire en 59, l'application audacieuse et en grand de la politique de Lucullus en 56, la régénération du monde romain par la conquête de la Perse après la mort de Pompée. Mais de ces idées les deux premières venaient trop tard et la troisième était impossible : ce qui nous explique pourquoi la première n'aboutit qu'à la révolution démocratique du Consulat, la seconde qu'à la catastrophe de Crassus en Perse et aux révoltes sanglantes de la Gaule, la troisième à l'assassinat des ides de Mars. Il serait injuste cependant d'attribuer ces insuccès à des fautes de César. Il ne fut pas un homme d'État parce qu'il ne pouvait pas l'être dans une démocratie où un homme qui ne voulait pas se plier aux extravagances d'un peuple travaillé par la passion folle du pouvoir, des richesses, des jouissances, pouvait vivre dans la retraite et philosopher, mais non &aventurer dans la politique. Une inexorable fatalité domine toute la vie de César. 'Ce furent les événements qui le contraignirent à la révolution démocratique du Consulat ; ce fut ensuite la nécessité où il était de se sauver lui-même, de sauver son parti et son œuvre des conséquences de cette révolution qui le poussa à l'acte le plus téméraire de sa vie, l'annexion de la Gaule ; cette annexion accomplie, il lui fut impossible de rétrograder : il dut aller jusqu'à ces répressions sanguinaires qui sont la partie la plus sombre de son histoire. La guerre civile fut un résultat si fatal de sa politique gauloise, que tous ses efforts pour l'empêcher furent inutiles. Le succès de César dans cette guerre fut considérable et inespéré, mais en réalité trop grand ; car après la victoire il se trouva tout d'un coup maitre de toutes choses en apparence, mais en réalité dans la plus difficile des situations et comme placé entre deux impossibilités : celle d'abandonner le pouvoir, et celle de gouverner seul avec quelques amis un immense empire en désordre. Il avait imaginé de se tirer de cette situation par la conquête de la Perse, la grande entreprise qui, dans sa pensée, serait l'aube d'une nouvelle histoire de Rome : mais à la distance de tant de siècles et avec une expérience plus avancée de l'histoire, nous pouvons croire qu'il fut victime d'une illusion bien naturelle mais aussi bien chimérique. Le rôle historique de César ne fut pas celui d'un grand homme d'État appelé à remettre l'ordre dans le chaos de son époque ; mais celui d'un grand homme d'action, appelé à personnifier et à activer toutes les forces révolutionnaires de l'époque mercantile en lutte avec les traditions de la vieille société agricole : l'incrédulité religieuse, l'indifférence morale, l'absence du sentiment de la famille, l'opportunisme et l'indiscipline en politique, le mépris des traditions, le luxe oriental, le militarisme rapace, la spéculation, la corruption, l'esprit démocratique, le raffinement intellectuel, le premier adoucissement de la férocité barbare, la passion de l'art et de la science. Je ne crois pas qu'on puisse comprendre César, si on ne voit pas que son rôle, comme celui de Pompée, de Crassus et de tous les contemporains qui ont réussi, devait être surtout un rôle de destructeur ; que ce rôle leur était à tous imposé par l'époque, dont la grande œuvre a été d'achever cette désorganisation et cette destruction du vieux monde, qui a rendu possible la nouvelle organisation de l'empire. Cette génération a préparé la réorganisation du monde ancien dans la grande unité de l'empire, parce qu'elle a hâté en Italie, par ses luttes et par l'adoption de mœurs nouvelles, la ruine de la vieille société latine, et dans les provinces, par les guerres et les pillages, la ruine des anciennes organisations politiques et sociales, débarrassant ainsi le terrain pour l'adoption d'une organisation unique. Or César a été le grand homme de ce terrible moment historique. Je vais même plus loin ; et j'affirme que si César a contribué plus que tous ses contemporains à la régénération du monde ancien, c'est qu'il a détruit plus que les autres et qu'il s'est usé moins que les autres dans cette terrible politique, qui a usé tant d'hommes supérieurs. Il a achevé, par sa guerre des Gaules, la chute du vieux monde celtique qui agonisait depuis un siècle et qui barrait encore à la civilisation gréco-latine le chemin du continent européen, où elle allait puiser les forces pour une merveilleuse renaissance. Il a précipité vers sa solution, par les luttes politiques de sa jeunesse et par la guerre civile, la crise des vieilles institutions latines, qu'elle aussi traînait depuis un siècle, remplissant l'Italie et l'empire de désordre.

C'est dans ce rôle de gigantesque destructeur, qu'il faut l'admirer, car ce rôle demandait une intelligence et une énergie presque surhumaines. Nous le trouvons, il est vrai, à la fin de sa vie occupé à réorganiser le monde dont il avait tant travaillé à accroitre le désordre. à bâtir sur le champ que lui-même, avec ses contemporains, avait semé de tant de ruines. Mais il y avait deux conditions nécessaires pour qu'il pût réussir dans ce plan de réorganisation : l'une, que César eût assez de souplesse et d'énergie pour adapter ses qualités aux exigences de cette politique toute nouvelle ; l'autre, que les forces de dissolution à l'œuvre depuis un siècle dans la société italienne se fussent épuisées avec la guerre civile. Or, même en admettant que César eût dans son génie assez de souplesse pour devenir, lui, le grand agitateur et le grand destructeur, le réorganisateur de l'empire, l'histoire des vingt-cinq années suivantes nous montre que les forces de dissolution étaient loin d'être épuisées. Elles étaient même si fortes encore, qu'elles allaient engendrer une des crises les plus effrayantes de l'histoire du monde. Du reste, le fait que César ne réussissait pas à résoudre et à annuler les discordes qui déchiraient son parti, est significatif. Comment aurait-il pu dominer les antagonismes terribles qui divisaient la société tout entière ? Il n'est point surprenant que César, qui ne pouvait prévoir l'avenir, ne se soit pas rendu compte de la gravité de la situation et se soit flatté de pouvoir être le maitre et le réorganisateur de la république, s'il réussissait à conquérir la Perse. Mais nous qui sommes mieux à même de juger cette situation, grâce à la connaissance des événements postérieurs, nous ne pouvons plus considérer le complot dont César fut victime comme un simple accident malheureux, dû à la sottise ou à la méchanceté de quelques hommes. Ce complot était l'effet d'un mouvement très important d'esprits et d'intérêts, et doit être considéré comme une véritable alliance des restes du parti conservateur avec l'aile droite du parti césarien, pour empêcher l'expédition contre la Perse. Les adversaires de César n'étaient pas aussi préoccupés de la situation présente que de celle qui se formerait lorsque César serait revenu victorieux de sa conquête. Toutes les déclarations et les démentis de César ne pouvaient les assurer qu'à son retour il ne fonderait pas une véritable monarchie ; et ils s'unissaient, comme représentants de la vieille république latine et conservatrice chère aux classes riches, contre la monarchie asiatique et révolutionnaire que César menaçait de ramener de l'Orient entre les plis de ses drapeaux victorieux. La conspiration eut en effet un si grand succès que, vers le premier mars, soixante sénateurs d'après certains écrivains, quatre-vingts d'après d'autres, y étaient entrés. Un des derniers fut Decimus Brutus, l'ami de prédilection de César, qui, revenant de la Gaule, était rentré à Rome vers la fin de février. Cicéron au contraire n'avait été prévenu de rien ; car on voulait éviter au grand écrivain admiré de tous de courir à un aussi grand risque. On peut s'étonner du grand nombre des conjurés, quand on pense que dans tout complot le danger des indiscrétions augmente avec le nombre de ceux qui y prennent part ; mais la raison de ce grand nombre fut sans doute que les conjurés, croyant l'armée fidèle et le petit peuple, dont l'exaltation semblait croître de jour en jour, favorable à César, pensèrent qu'il fallait que César périt sous les coups non pas de quelques ennemis personnels, mais presque du sénat tout entier, pour que la coalition des Pompéiens et des Césariens modérés pût s'imposer, après sa mort, aux légions, au peuple et aux provinces. Cela explique peut-être comment, après de longues discussions, il fut décidé de ne pas faire périr, en même temps que César, Antoine. Ce qui sauva celui-ci, ce ne furent pas les scrupules de Brutus qui voulait épargner le sang, mais la considération que la mort des deux consuls aurait empêché la restauration immédiate de l'ancienne constitution[7], et l'espoir qu'Antoine, converti depuis peu au parti de la tyrannie, reviendrait à ses anciens amis dès que César serait mort. Le lieu choisi pour le meurtre et la façon de l'accomplir montrent bien que tel était réellement le dessein des conjurés. La question était grave ; de nombreux plans furent examinés[8] dans les visites que les conjurés, pour ne pas éveiller les soupçons, se faisaient les uns aux autres, sans jamais se trouver tous ensemble[9] ; mais le temps passait et il fallait se hâter, car César allait partir pour la Perse, et ses vétérans, qui voulaient lui faire une escorte d'honneur à la sortie de Rome, affluaient déjà de tous les points de l'Italie et logeaient dans les temples[10]. On fit différentes propositions, mais aucune ne plut ; les discussions énervèrent les conjurés, dont beaucoup avaient déjà des regrets et commencèrent à avoir peur ; il y eut même un moment de trouble et d'incertitude dont les indécis voulurent profiter pour faire abandonner l'entreprise[11]. Mais les événements, la force des choses, le danger déjà affronté raffermirent bientôt les volontés hésitantes. César accumulait usurpation sur usurpation ; il était allé jusqu'à faire approuver par le sénat une loi d'après laquelle avant son départ les magistrats seraient élus pour trois ans, durée probable de son absence. Hirtius et Pansa avaient été désignés dans les premiers jours de mars comme consuls pour l'année 43, et en même temps qu'eux les tribuns du peuple. Le bruit courut aussi qu'un oracle de la Sibylle disait que les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi, et que le consul de 65, Lucius Aurelius Cotta, celui contre qui César avait conjuré en 66, proposerait de le proclamer roi de tous les États romains à l'exception de l'Italie[12]. Quand on sut enfin que César voulait convoquer le sénat le 15 dans la Curia de Pompée, pour résoudre, entre autres questions, celle du consulat de Dolabella, puis partir le 17, tout le monde fut d'avis que c'était là une occasion excellente. César, tué dans le sénat par une coalition de quatre-vingts sénateurs influents, semblerait, comme Romulus, mis à mort par Rome elle-même[13].

Il n'était plus possible de reculer. Il fallait à tout prix, aux ides de Mars, tuer César. Et les jours qui précédèrent la séance commencèrent à s'écouler l'un après l'autre, avec une terrible lenteur. A chaque coucher de soleil dans quatre-vingts des plus riches maisons de Rome, des hommes qui avaient si souvent affronté la mort se retiraient, épuisés par l'inquiétude, dans leurs petites cellules, se demandant si quelqu'un ne trahirait pas le secret, si César ne les ferait pas massacrer tous pendant la nuit. Et à l'aube, ils reprenaient leurs fatigantes visites mutuelles, en évitant dans les rues les regards curieux des passants, en affectant l'air indifférent de ceux qui font des visites de cérémonie, veillant aussi chez eux à ne rien dire qui pût être entendu par des esclaves indiscrets. Brutus surtout était en proie à des inquiétudes et à des hésitations continuelles ; s'il portait au dehors la sérénité sur son visage, il s'enfonçait chez lui dans de longs et tristes silences ; son sommeil était agité et interrompu par des soupirs dont Portia ne savait découvrir la raison. La timidité, la reconnaissance et l'affection soutenaient en lui-même une rude bataille contre son orgueilleux entêtement à se conduire comme un héros[14]. Cependant les jours passaient ; Rome demeurait tranquille ; le secret était bien gardé[15] : ni César, ni sa suite ne paraissaient se douter de rien ; Portia seule, à force d'interroger, avait fini par savoir de son mari le terrible secret. On s'était cependant, petit à petit, dans les conciliabules, entendu sur tous les détails de l'assassinat : les conjurés auraient leur poignard sous leur toge ; Trébonius retiendrait Antoine au dehors en conversant avec lui. Decimus Brutus installerait dans le théâtre de Pompée, qui était auprès de la Curie, des gladiateurs payés par lui pour les jeux et qui en cas de besoin défendraient les conjurés ; dès que César serait tué, Brutus prononcerait un discours au sénat pour expliquer les raisons du meurtre et pour proposer la reconstitution de la république. L'aube du 14 mars arriva ; la journée parut bien longue ; mais elle s'écoula pourtant sans que rien se fût produit. César dînait chez Lépide et devait rentrer tard, ce qui indiquait bien qu'il n'avait aucune appréhension. Que de regards cette nuit-là durent observer le ciel pour voir si les étoiles cessaient de briller, et si se levait le soleil qui devait voir le sang de César répandu et la république rétablie ! Seul César, rentré tard chez lui, dormait, sans se douter de rien, d'un sommeil agité d'homme fatigué et malade.

L'aube du 15 mars parut enfin. Les conjurés furent de bonne heure au portique de Pompée, dans le voisinage de l'endroit où est maintenant le Campo dei Fiori. Brutus, qui était préteur, monta au tribunal et se mit à écouter tranquillement, en dominant son émotion, les plaintes des gens venus pour des procès ; les autres conjurés, qui attendaient l'ouverture de la séance, s'entretenaient sous les portiques, discourant avec leurs collègues, et s'efforçant de conserver leur calme[16] ; on commença le spectacle dans le théâtre de Pompée, et il y eut bientôt dans les rues le mouvement ordinaire. César devait arriver d'un moment à l'autre. Mais il tardait à venir, retenu à ce qu'il semble par une indisposition qui avait failli lui faire remettre la séance. Les conjurés, déjà inquiets, commencèrent à avoir peur et à tressaillir au moindre bruit. Un ami s'approcha d'un des conjurés, Casca, et lui dit en riant : Tu caches quelque chose, mais Brutus m'a tout dit. Casca effrayé allait tout révéler quand l'autre, continuant, lui fit comprendre qu'il faisait allusion à la candidature prochaine de Casca à l'édilité. Un sénateur, Popilius Léna, s'étant approché de Brutus et de Cassius, leur dit à l'oreille : Vous pouvez réussir, mais hâtez-vous[17]. Et César ne venait pas ; le soleil était déjà haut sur l'horizon ; il pouvait être dix heures du matin[18] ; les conjurés commencèrent à s'énerver, l'attente les épuisait et la frayeur les gagnait. Cassius prit enfin le parti d'envoyer Decimus Brutus chez César, pour voir ce qui se passait et pour l'amener à la Curie. Decimus, passant par les petites rues du Champ de Mars, monta vite au forum, entra dans la domus publica, où César habitait à titre de Pontifex maximus : il le trouva décidé justement à remettre la séance à cause du malaise qu'il éprouvait. Mais, pressé par le danger, Decimus eut le courage féroce d'entraîner à la mort par des propos d'amitié l'homme qui se fiait à lui, et qui, quand il lui demanda de venir, le suivit les yeux fermés[19]. La litière de César apparut enfin. Le dictateur descendit auprès de la Curie ; et les conjurés, qui s'étaient déjà réunis dans la salle, virent de loin Popilius Léna s'approcher de lui et lui parler longtemps à voix basse. Ce fut pour Brutus et pour Cassius un moment terrible. Allait-il les trahir ? Cassius était sur le point de perdre la tête, mais Brutus, plus calme, eut le courage de regarder en ce moment César en face : ce visage décharné, sévère, fatigué par tant de soucis, était tranquille comme celui d'un homme qui écoute une chose intéressant surtout celui qui parle. Brutus fit signe à Cassius de se rassurer[20]. Mais il y eut encore une pause : César demeura quelque temps hors de la Curie pour faire les sacrifices prescrits par la liturgie politique. Enfin César entra et s'assit, tandis que Trébonius retenait Antoine au dehors en discourant avec lui. Tullius Cimber s'approcha du dictateur en lui demandant le rappel d'un de ses frères qui était exilé ; les autres se groupèrent autour de lui comme pour unir leurs prières à celles de Cimber. César, sentant trop de monde auprès de lui, se leva, et fit un geste pour leur dire de s'éloigner. Tullius alors saisit sa toge qui glissa de ses épaules et mit à découvert son buste couvert d'une légère tunique. C'était le signal : Casca frappa le premier coup, mais dans sa précipitation, il l'atteignit à l'épaule. César saisit en criant le stylet qui lui servait pour écrire ; Casca effrayé appela son frère, qui enfonça son poignard dans le flanc de César ; Cassius l'atteignit au visage, Decimus à l'aine ; tous furent bientôt sur lui, se frappant les uns les autres, tandis que les sénateurs, après un instant de stupeur, se sauvaient en criant, en proie à une épouvante subite, se bousculant et tombant à terre. Tous se sauvèrent, même Antoine. Deux seulement d'entre les amis de César s'élancèrent à son secours. Mais c'était inutile : en se débattant César était arrivé au pied de la statue de Pompée, et là il s'était affaissé dans une mare de sang[21].

Brutus voulut alors prononcer le discours qu'il avait préparé ; mais la Curie était vide. Les conjurés n'avaient pas songé qu'une panique enfantine rendrait vain leur projet si bien étudié de faire aussitôt décréter la restauration de la république. Que fallait-il faire ? Dans l'excitation et le désordre où ils se trouvaient, ils eurent une courte délibération, et ayant peur des vétérans et du petit peuple, ils résolurent d'appeler les gladiateurs de Decimus Brutus, d'aller avec eux sur le Capitole, où ils se fortifieraient et où ils pourraient délibérer avec plus de calme. Ils sortirent en effet, la toge enroulée autour de leur bras gauche en guise de bouclier, brandissant dans la main droite leurs poignards ensanglantés ; portant au bout d'un bâton un piléum, symbole de la liberté, acclamant la liberté, la république et Cicéron, le philosophe du De Republica. Mais ils trouvèrent partout dans les rues un grand désordre. Tout le monde, en poussant des cris, se sauvait de tous les côtés[22]. Sous le portique et dans les rues avoisinantes les gens avaient été épouvantés quand ils avaient vu soudain les sénateurs s'enfuir en criant, et les gladiateurs armés accourir ; l'alarme avait été donnée en un instant ; on avait pris partout la fuite ; les cris avaient été entendus du théâtre de Pompée, et le public effrayé fuyait aussi en désordre, tandis que les voleurs s'emparaient des corbeilles et des voitures des marchands ambulants qui étaient autour du théâtre[23] ; tout le monde cherchait un refuge dans les maisons et dans les boutiques, que les patrons se hâtaient de fermer. L'apparition de cette bande de gens armés, couverts de sang, accrut le désordre dans les rues qu'ils parcouraient ; c'était en vain qu'ils poussaient des acclamations, Brutus surtout, et qu'ils faisaient des gestes pour rassurer la foule[24]. Personne n'écoutait ni ne s'arrêtait ; la nouvelle se répandait avec la rapidité de l'éclair, jusque dans les quartiers les plus éloignés de Rome, et partout le peuple effrayé rentrait chez lui Antoine ne tarda pas à s'enfermer, lui aussi, tandis que les conjurés cherchaient un abri au Capitole. Bientôt les rues furent désertes et Rome plongée dans un silence funèbre. Les gens se faisaient peur les uns aux autres.

La Perse était sauvée. Le grand destructeur avait été détruit, au moment où il allait mettre à exécution son immense projet de conquérir l'empire des Parthes et de pousser Rome sur la route foulée par Alexandre le Grand. C'est ce projet qui avait absorbé toute son activité pendant les derniers temps de son existence ; tandis que les bruits sur ses ambitions monarchiques n'étaient probablement encore que des inventions ou au moins des exagérations prématurées de ses adversaires. Ce qu'il aurait fait à son retour, s'il fût revenu victorieux, personne ne le sait, et peut-être l'ignorait-il lui-même, lui, l'incomparable opportuniste qui, jeté dans une période d'extraordinaire confusion, avait su pendant trente ans s'adapter aux situations les plus différentes. Toujours préoccupé du problème du moment. il ne pensait alors qu'à se servir de la dictature conquise dans la guerre civile, pour devenir un second Alexandre et pour trouver en Perse les moyens de réorganiser l'empire. Mais l'incomparable opportuniste se trompait cette fois. César avait déjà sans le savoir, contribué plus que tous les contemporains à la future régénération du monde ancien, qu'il espérait de la guerre de la Perse, par la conquête de la Gaule, à laquelle il attachait si peu d'importance ; mais pour que cette régénération pût s'accomplir, ce qu'il fallait encore ce n'était pas une grande entreprise extérieure, mais une grande crise intérieure, où les forces de dissolution à l'œuvre depuis un siècle allaient à la fin s'épuiser. Et cette crise, la plus épouvantable peut-être de l'histoire ancienne, était déjà commencée au moment même où César tombait, la poitrine déchirée, sous les coups de ses anciens amis et camarades, au pied de la statue de Pompée.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] L'affirmation de DION, XLIV, XIII, que l'auteur de la conjuration fut Brutus, en dehors de l'invraisemblance psychologique, est contredite par l'affirmation de tous les historiens, parmi lesquels il faut noter celle de PLUTARQUE, Brutus, 8.

[2] PLUTARQUE, Brutus, 10.

[3] PLUTARQUE, Brutus, 9 ; César, 62 ; APPIEN, B. C., II, 112. Il me parait vraisemblable, malgré ce que dit Plutarque, que Cassius et ses amis étaient les auteurs de ces billets. Voy. APPIEN, II, 113.

[4] DION, XLIV, XII.

[5] APPIEN, B. C., II, 113.

[6] Cette opinion est précisément l'opposé de celle de MOMMSEN, R. G., III, 464 : César, dit-il, fut certainement un grand orateur, un grand écrivain et un grand capitaine, mais il ne devint tout cela que parce qu'il était un parfait homme d'État. Paolo ORANO, dans son étude intitulée Il problema del cristianesimo, Rome, 1901, où, bien que sous une forme un peu enveloppée, il y a de fines observations sur le monde romain, dit judicieusement (p. 84) que les causes personnelles de ce qui fait la grandeur de César sont des causes nécessaires. Mais il se trompe, à mon avis, en estimant qu'il fut un politique sublime, admirablement opportuniste.

[7] Sur les difficultés constitutionnelles résultant de l'absence des consuls, voy. CICÉRON, ad Fam., XI, X, 2.

[8] NICOLAS DE DAMAS, 23 ; SUÉTONE, César, 80.

[9] NICOLAS DE DAMAS, 24.

[10] APPIEN, B. C., II, 120.

[11] DION, XLIV, XV.

[12] SUÉTONE, César, 79.

[13] APPIEN, B. C., II, 114.

[14] PLUTARQUE, Brutus, 13.

[15] Je crois qu'il y a beaucoup d'imagination dans les récits anciens où il est question d'avertissements donnés à César. Si la conjuration avait été si bien connue, la chose serait venue à la connaissance d'Antoine, de Lépide et d'autres amis fidèles, et cela aurait suffi. Il n'était pas nécessaire que César lui-même frit averti. Il est probable qu'il reçut ces jours-là comme les autres des avertissements imaginaires d'une conjuration, comme il en recevait depuis longtemps déjà et comme en reçoivent toujours tous les chefs de gouvernement. Le seul témoignage vraisemblable d'une divulgation du secret me parait celui de Popilius Lena : PLUTARQUE, Brutus, 15. Si l'on réfléchit que les conjurés étaient tous des hommes d'élite, on ne s'étonnera plus que le secret ait été si bien gardé.

[16] PLUTARQUE, Brutus, 14.

[17] PLUTARQUE, Brutus, 15 ; APPIEN, B. C., II, 115.

[18] COLUMBA, Il marzo del 44 a Roma, Palerme, 1896, p. 40.

[19] PLUTARQUE, César, 64 ; DION, XLIV, XVIII.

[20] PLUTARQUE, Brutus, 16.

[21] PLUTARQUE, César, 66-67 ; Brutus, 17-18 ; DION, XLIV, XIX-XX ; NICOLAS DE DAMAS, 24-25. Je donne ici seulement les détails du commencement de l'assassinat, parce qu'ils sont seuls vraisemblables. Il est probable en effet que les conjurés se souvinrent des premiers actes de la mêlée ; mais il est probable aussi qu'ensuite personne n'y comprit plus rien. Les paroles de César à Brutus et le geste qu'il aurait fait en se couvrant de sa toge sont certainement une fable. Comment aurait-il pu se couvrir de sa toge alors que tout le monde était sur lui et le frappait ? Quant à l'invocation à Brutus (tu quoque, Brute fili mi !), ce n'est qu'un motif sentimental tiré de la légende fantaisiste qui fait de Brutus le fils de César.

[22] APPIEN, B. C., II, 119 ; NICOLAS DE DAMAS, 25.

[23] APPIEN, B. C., II, 118 ; NICOLAS DE DAMAS, 25.

[24] DION, XLIV, XX ; NICOLAS DE DAMAS, 25. Il ne me semble pas que GROEBE, Append. à DRUMANN, G. R., I2, 407 et suiv., ait raison de supposer que Brutus ait à ce moment-là tenu un premier discours au peuple, au forum. Les écrivains, et surtout Nicolas de Damas et Dion Cassius, qui décrivent ce mouvement avec beaucoup de clarté, parlent seulement d'exhortations au calme faites par Brutus et les autres, avec des gestes et quelques mots, comme il est naturel dans une telle confusion.