GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE III. — LA GRANDE POLITIQUE DE CÉSAR.

 

 

La conquête de la Gaule avait produit une impression énorme en Italie, parce qu'elle avait été proclamée en temps opportun. Justement alors la grande lutte entre les vieilles traditions italiques et la civilisation voluptueuse, artistique, savante et corrompue de l'Orient se ravivait. L'antique esprit latin n'était pas mort : il se retrouvait encore dans de nombreuses familles qui, bien que riches ou aisées, restaient fidèles à ce qu'il y avait de beau et de salutaire dans l'antique simplicité[1] ; il luttait même avec vigueur contre les mœurs nouvelles, cherchant à s'appuyer non seule-seulement sur les souvenirs sacrés du vieux temps, mais aussi sur certaines philosophies de l'Orient. On lisait beaucoup Aristote qui avait combattu comme les fléaux les plus funestes des républiques[2], le luxe, l'accroissement des besoins, la cupidité mercantile. Varron écrivait son beau traité des Antiquités civiles et religieuses pour reconstruire par l'érudition la partie la plus vénérable du passé. A ce moment aussi une secte mystico-morale, née au commencement du siècle à Alexandrie, et qui avait pris le nom de néo-pythagoricienne, travaillait à répandre dans la société italienne des livres de morale attribués au vieux philosophe, où l'on prêchait toutes les vertus qui disparaissaient dans les hautes classes de l'Italie, la piété à l'égard des dieux, le respect des ancêtres, la douceur, la tempérance, la justice, l'examen scrupuleux fait tous les soirs des actions accomplies pendant la journée[3]. Cependant, malgré tant d'efforts, l'orientalisme, avec ses vices et ses splendeurs, inondait l'Italie, comme un torrent grossi au printemps par la fonte des neiges. Les conquêtes de Pompée, l'augmentation des revenus publics, l'abondance des capitaux et la prospérité qui, après la crise de 66-63, avaient été le résultat de ces conquêtes, avaient de nouveau grisé la démocratie maîtresse de l'empire. L'Italie n'était plus l'Amazone ou la Minerve du monde : elle en était la Bacchante. Aphrodite, le dieu Dionysos et l'Orgie avec la bande des Ménades avaient envahi Rome, la parcourant jour et nuit en processions folles et effrénées, invitant aux fêtes et aux débauches hommes et femmes, patriciens et affranchis, esclaves et citoyens, riches et pauvres. Les banquets des sociétés ouvrières et des cercles électoraux étaient si fréquents, si nombreux et si magnifiques qu'ils faisaient à chaque instant renchérir à Rome le prix des vivres[4]. Bien que la république en achetât partout, le blé faisait constamment défaut à Rome. Les cultivateurs des jardins suburbains, les éleveurs d'animaux, les innombrables cabaretiers et marchands de vin de la ville s'enrichissaient. Eurysace, le plus grand boulanger de Rome, obscur affranchi qui possédait un four immense et un très grand nombre d'esclaves, faisait, en accaparant les fournitures de l'État et peut-être aussi celles de tous les grands banquets populaires et politiques, cette grande fortune qui lui permettrait de laisser un jour, comme monument de sa richesse, ce sépulcre bizarre en forme de four qui se dresse encore presque entier auprès de la Porta Maggiore. Partout en Italie on construisait des palais, des villas et des fermes ; on achetait des esclaves ; le luxe privé et public continuait à grandir ; après la Gaule, les gains, les affaires, et les fêtes que devait assurer la nouvelle conquête, ce qui intéressait le plus le public, avide de nouveautés, c'était alors le théâtre de Pompée, le premier grand théâtre en pierre que des architectes grecs construisaient, à l'endroit où sont maintenant le Campo dei Fiori et les rues adjacentes. Un citoyen avait fini par oser se révolter contre l'absurde loi, imposée pendant des siècles par l'étroit puritanisme des vieux temps, qui défendait de construire g Rome des théâtres en pierre. La construction de ce théâtre avait donc aussi une signification révolutionnaire. Pompée, il est vrai, même en cette occasion, avait voulu ménager les traditionalistes ; et il prétendait s'être mis en règle avec cette loi en faisant construire au sommet de la cavea un temple de Vénus, de façon à ce que les bancs des spectateurs pussent être considérés comme un immense escalier courbe conduisant au petit temple. Mais Pompée était un homme qui tremblait toujours de ses succès ; et il ne se doutait pas que pour la grande majorité des Romains la construction de ce théâtre valait encore mieux que la conquête de la Syrie. Cependant, en attendant le grand théâtre de pierre, les ambitieux dépensaient des sommes folles pour donner au peuple des spectacles dans des théâtres provisoires, en bois, et qui duraient quelques semaines ; pour engager des gladiateurs, des musiciens, des danseurs et des mimes ; pour acheter partout des lions, des panthères, des tigres, des éléphants, des singes, des crocodiles, des rhinocéros que l'on montrait et que l'on faisait combattre[5]. Tous les gouverneurs d'Asie et d'Afrique étaient obligés de se faire marchands de bêtes féroces pour le compte de leurs amis de Rome[6]. Scaurus, en 58, avait, pour les fêtes de l'édilité, dépensé presque tous les revenus de ses campagnes en Orient pour orner de trois mille statues, des tableaux merveilleux de Sicyone, de trois cents colonnes de beaux marbres, un théâtre de bois qui pouvait contenir quatre vingt mille spectateurs, et ne devait durer qu'un mois.

Les hautes classes, la noblesse et les riches, vivaient désormais dans une promiscuité effrénée d'adultères, de débauches, de villégiatures, de banquets, d'orgies, de fêtes nocturnes[7]. La fusion de la vieille. aristocratie et de la riche bourgeoisie de l'ordre équestre se faisait enfin, mais dans la jouissance et le vice ; à la tête de l'empire ne se trouvaient plus une noblesse guerrière et une classe puissante de manieurs d'argent, mais une petite société corrompue, cynique, sceptique, amie des plaisirs et des lettres, des festins et des choses de l'esprit. Les femmes ruinaient leurs maris et cherchaient des amants assez riches pour leur donner des étoffes précieuses, des litières somptueuses, de beaux esclaves bien peignés et bien vêtus, surtout des perles et des pierres précieuses aussi superbes que celles de Mithridate, qu'elles couraient voir au temple de Jupiter Capitolin, où Pompée les avait exposées[8]. Quant aux hommes, c'était à qui aurait la cave la mieux montée en vins grecs, les cuisiniers les plus habiles, les villas les plus somptueuses, la bibliothèque la mieux garnie, la maîtresse la plus en vogue, les pièces de sculpture ou d'orfèvrerie les plus rares et les plus coûteuses. Mais les pires de tous étaient les jeunes gens. Cynique, voluptueuse, frivole, sans respect pour aucune autorité, pour les dieux comme pour les pères ; impatiente de réussir et de s'enrichir sans fatigues[9], cette jeunesse dorée d'arrivistes peut être jugée d'après les cinq jeunes hommes qui faisaient alors le plus parler d'eux : Marc Antoine, le petit-fils du grand orateur et le fils du préteur, qui en 74 avait été si malheureux dans la guerre contre les pirates ; Caïus Scribonius Curion, fils de l'illustre conservateur qui avait été consul en 76, et avait fait les expéditions de Thrace ; Caïus Sallustius Crispus, fils d'un riche propriétaire d'Amiterne ; Marcus Cœlius, fils d'un grand banquier de Pouzzoles ; et enfin Catulle. Antoine et Curion, que les méchantes langues appelaient le mari et la femme, avaient fait ensemble tant de dettes et tant de folies, que Curion avait été obligé par son père à abandonner Antoine ; et alors Antoine, poursuivi Dar ses créanciers, s'était enfui en Grèce, où il avait fait mine de s'adonner aux études ; mais bientôt il s'était ennuyé et était allé trouver Gabinius qui l'avait fait officier de cavalerie[10]. Salluste, qui avait beaucoup d'intelligence, une belle éducation et une fortune considérable, se ruinait pour les femmes. Très jeune encore, Cœlius avait été un ardent admirateur de Catilina ; échappé aux répressions, il était devenu lui aussi l'amant de Clodia, qui avait achevé de le corrompre, et qui l'accusait maintenant d'avoir pris part à l'assassinat des ambassadeurs envoyés d'Alexandrie pour accuser devant le sénat Ptolémée Aulétès[11]. Catulle, ennuyé par ses créanciers, profondément affligé par les trahisons de Clodia et par la mort d'un de ses frères qui avait péri en Asie, s'en était allé à la suite du préteur Caïus Memnius en Bithynie, pour oublier ses chagrins et pour remplir un peu sa bourse. Il n'avait pas tardé cependant à sentir la nostalgie de Rome[12] ; et il se disposait déjà à y revenir, non à la façon de tout le monde, sur un vulgaire navire marchand, mais comme un roi d'Orient sur un élégant petit bateau de plaisance[13], qu'il avait acheté avec son équipage dans un port de la mer Noire, probablement à Amastri. Bientôt, quand les doux zéphyrs printaniers recommenceraient à crisper de leurs caresses voluptueuses les flots azurés de la Méditerranée[14], il le rejoindrait à Nicée[15], après être allé pleurer en Troade sur les cendres abandonnées de son frère[16] ; puis il côtoierait tranquillement l'Asie Mineure, traverserait les Cyclades, longerait les rivages de la Grèce, et enfin par l'Adriatique il arriverait jusqu'aux embouchures du Pô, pour le remonter et faire ensuite conduire par terre son navire jusque sur le lac de Garde[17].

Exaltée par une prospérité que tout le monde croyait éternelle, l'Italie perdait le sens du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, de la sagesse et de la folie et se lançait dans l'avenir sans préparation, n'ayant pour objet que d'aller toujours plus loin, à quelque prix que ce fût. Mais cette prospérité n'était qu'apparente. Si les dépenses augmentaient partout, les revenus n'augmentaient pas en proportion ; une des sources de richesse qui avaient été depuis les Gracques des plus abondantes, l'exploitation financière des provinces, était en train de se tarir ; et à mesure que cette ressource s'épuisait, l'Italie en était réduite à vivre sur la seule exploitation politique et militaire des provinces. C'est là un des faits essentiels des dix années qui suivent le consulat de César ; et ce fait nous explique la popularité dont jouissait à ce moment la grande politique de César, de même que la crise terrible qu'elle devait un jour engendrer. Dans les vingt-cinq dernières années l'Asie et la Grèce, qui déjà après la conquête de Sylla avaient rapporté beaucoup moins qu'auparavant aux financiers italiens, s'étaient épuisées ; il était désormais impossible de faire en peu d'années de grandes fortunes en Orient, car toutes les richesses qui pouvaient être avec plus de profit transportées en Italie ou exploitées sur place étaient déjà tombées au pouvoir des financiers italiens ; et les nouvelles conquêtes, le Pont, la Syrie, épuisées auparavant par de longues guerres, ne rapportaient pas grand'chose aux hommes d'argent. Les grands capitaux se retiraient de ces affaires ; les fils, les neveux, les petits-fils des chevaliers qui avaient amassé des millions dans le demi-siècle qui avait suivi la mort de Caïus Gracchus, jouissaient paisiblement en Italie, comme Atticus, des patrimoines dont ils avaient hérité, s'adonnaient à la politique, aux affaires, aux études, aux plaisirs ; et sur les derniers débris de l'ancienne richesse asiatique s'acharnait maintenant une foule de petits usuriers, qui travaillaient avec des capitaux modestes. Ainsi cette classe de grands financiers très riches, très cultivés, très influents, qui avaient formé la plus grande puissance politique de l'État romain depuis les Gracques jusqu'à Sylla, avait presque disparu ; et affaiblie d'abord par les meurtres et les confiscations de Marius et de Sylla, énervée ensuite, dans les vingt-cinq dernières années, par le manque de grandes affaires et par le désir de jouir de la richesse qui apparaît toujours chez les fils de ceux qui l'ont amassée ; s'étant enfin en partie confondue avec la noblesse politique, elle avait cédé sa place à cette foule obscure de financiers ignorants qui ne pouvaient exercer qu'une influence très médiocre. En effet la puissance politique de la haute finance, qui avait si profondément troublé la république aux temps de Marius et de Sylla, n'était presque plus qu'un souvenir historique. La répression après la conspiration de Catilina avait été le dernier effort de cette puissance mourante. Maintenant l'esprit de Catilina triomphait partout ; le parti populaire victorieux portait dans le gouvernement et dans la société les haines et les préjugés anti-ploutocratiques des masses, aidé en cela par la noblesse, qui alors comme toujours, détestait les grands manieurs d'argent ; bien que les trois chefs du parti populaire ne fussent pas des ennemis des capitalistes, l'État se montrait de plus en plus contraire aux financiers. En Macédoine, par exemple, Pison accordait facilement, pour de l'argent, des réductions d'intérêts aux villes endettées[18] ; en Syrie Gabinius donnait toujours tort aux capitalistes italiens, et il leur faisait toutes les vexations possibles pour leur persuader que l'Italie était un pays plus favorable que la Syrie à l'emploi des capitaux[19] ; à Rome les vieilles lois qui défendaient aux sénateurs de faire du commerce, longtemps négligées, étaient remises en vigueur à mesure que le courant anti-ploutocratique acquérait de l'importance, dans la politique italienne. On hésitait davantage dans les hautes classes et surtout dans le monde politique à placer ses capitaux dans des entreprises dont les risques et les difficultés avaient augmenté ; et si quelqu'un s'y laissait entraîner, il s'en cachait. C'est ainsi que Marcus Brutus, fils de Servilia, pendant qu'il accompagnait Caton à Chypre, avait fait la connaissance de deux de ces obscurs hommes d'affaires italiens qui infestaient l'Orient ; et par leur entremise il avait prêté de l'argent au roi Ariobarzane et à la ville de Salamine de Chypre au taux de 48 pour 100. Mais comme la loi de Gabinius interdisait les affaires de ce genre, il intriguait dans l'ombre pour faire autoriser ce prêt par une délibération spéciale du sénat[20]. Les spéculations et les grandes affaires écartées, il ne restait d'autre ressource pour les hautes classes et surtout pour l'oligarchie politique, que les profits des opérations militaires, les riches butins, les impôts, les rançons, les présents que procuraient les guerres. Après les grandes fortunes qu'avaient faites Lucullus et Pompée, après les millions qu'avaient gagnés leurs généraux, après les grosses sommes amassées aussi par de modestes personnages qui les avaient suivis, les hommes politiques de Rome, tous leurs amis et leurs parents rêvaient de pouvoir imiter leur exemple, dans une partie du monde qui n'eût pas encore été parcourue par les armes romaines.

On imagine sans peine combien ces espérances et ces besoins devaient rendre populaire, dans toute la société romaine, la politique de conquête. Le pillage militaire était désormais l'industrie la plus lucrative de l'Italie, et quand les armées faisaient un gros butin, tout le monde en bénéficiait en Italie, surtout sans doute les classes paisibles, qui ne risquaient rien, les marchands, les entrepreneurs, les artisans, à qui l'État enrichi par les dépouilles, les généraux, les officiers, les soldats même revenus avec de l'argent, donnaient du travail. Aussi la population civile, adonnée au commerce et à l'agriculture, n'était pas moins enthousiaste des conquêtes que le monde politique : peut-être même réclamait-elle avec une ardeur plus vive l'agrandissement de l'empire, parce que, comme toutes les classes pacifiques, elle se laissait éblouir par l'attrait de la gloire militaire, par les récits des batailles et des guerres. Cet amour littéraire et platonique de l'élément civil pour la guerre, qui est propre à toutes les civilisations avancées, se répandait alors en Italie, et devenait une force dont les partis et les intérêts se servaient pour imposer à la république cet impérialisme aventureux. Si l'impérialisme moderne prend pour modèle l'impérialisme romain, celui-ci voulait imiter Alexandre le Grand ; nul personnage de l'histoire n'était alors plus populaire en Italie que le conquérant macédonien ; et tout le monde pensait que Home devait accomplir les mêmes exploits. Mais, en attendant que l'empire de Borne devint aussi étendu que celui d'Alexandre, tout le monde — et c'était l'effet le plus immédiat et le plus certain de l'engouement universel — faisait des dettes ; tout le monde était à la fois créditeur et débiteur. On prêtait à autrui l'argent dont on disposait ; et on empruntait, quand on en avait besoin. La société italienne était devenue une inextricable forêt de dettes et de créances, de syngraphæ, comme s'appelaient alors les cartes de crédit, qui le plus souvent se renouvelaient à l'échéance et se négociaient, comme aujourd'hui les titres ou les lettres de change, parce que la pénurie des capitaux, et les oscillations fréquentes des valeurs auraient rendu ruineux leur remboursement trop fréquent Ceux qui avaient besoin d'argent cherchaient à vendre à un financier les créances qu'ils avaient sur d'autres personnes, et le financier escomptait, en faisant bien entendu un rabais plus ou moins grand, selon la solidité de la créance, les besoins du créancier et l'abondance du capital[21].

La nouvelle politique que César proposait à ses amis[22] correspondait admirablement à cet état de l'esprit public en Italie, et tendait à satisfaire et à aviver en même temps les grandes passions populaires de l'époque mercantile et démocratique, l'orgueil militaire et impérial, la manie des gains rapides, la folie du plaisir, du luxe, des grandeurs dans la vie publique et dans la vie privée. Conquêtes au dehors, profusion d'argent au dedans, l'or et le fer, c'étaient là les deux points essentiels de cette politique, et l'un était lié à l'autre. Les conquêtes fourniraient l'argent nécessaire pour les grandes profusions ; la prospérité créée par celles-ci activerait l'énergie des conquêtes. Déjà cet hiver-là César avait répandu l'argent gagné dans la campagne de Belgique, prêtant ou donnant de grandes sommes aux hommes politiques venus de Rome pour lui faire la cour[23]. Mais il voulait faire de plus grandes choses les années suivantes. Crassus réconcilierait Clodius avec Pompée et tous les deux se porteraient comme candidats au consulat pour l'année 55 ; une fois élus, ils se feraient donner par le peuple un proconsulat de cinq ans, et ils feraient aussi prolonger pour cinq ans à César son commandement des Gaules et voter les fonds nécessaires pour payer les légions qu'il avait recrutées depuis le commencement de la guerre. Maîtres ainsi pour longtemps de la république, ils se mettraient d'accord pour appliquer sur une échelle encore plus vaste l'impérialisme agressif inventé par Lucullus et pour faire de grandes conquêtes : avec l'argent des conquêtes ils exécuteraient de grands travaux publics à Rome et en Italie, feraient gagner les entrepreneurs, les marchands, les ouvriers, les soldats, achèteraient le monde politique et le sénat, s'occuperaient avec une splendeur sans pareille des amusements du peuple. Entre autres choses, on fonderait à Capoue de grandes écoles de gladiateurs[24]. Quant aux conquêtes à faire, on décida l'entreprise qui devait paraître la plus merveilleuse à ces admirateurs d'Alexandre, celle à laquelle César avait peut-être songé longtemps, la conquête de la Perse. Quelle gloire et quel pouvoir acquerraient !homme et le parti qui augmenteraient l'Orient romain de cet immense empire, si lointain, si riche et presque fabuleux. Mais, César dut se résigner à céder cette guerre à un de ses amis. Il était trop occupé par les affaires des Gaules, et la récente conquête nécessitait encore trop sa présence. Quant à l'Égypte, Crassus et Pompée en abandonneraient l'idée, mais on chargerait Gabinius de reconduire, sans autorisation du sénat, Ptolémée en Égypte, à condition qu'il leur payât à chacun une somme considérable. Il semble que la somme réclamée par César était de dix-sept millions et demi de sesterces, plus de quatre millions de francs[25]. L'homme qui, comme consul, avait cherché à guérir par une belle loi la corruption, cette maladie chronique des sociétés civiles, se préparait à corrompre l'Italie tout entière.

Nous ne savons pas ce que furent alors les discussions entre César, Pompée et Crassus ; mais il est probable que Crassus approuva les plans de César plus facilement que Pompée. Il arrive souvent aux égoïstes trop favorisés de la fortune que, rassasiés de tous les autres biens qu'ils ont eus facilement et en abondance, avides de satisfactions nouvelles, jaloux des succès d'autrui, ils s'entêtent à la fin dans le désir de réussir dans une chose qui leur est impossible. Crassus avait eu la puissance et la richesse, mais non la popularité de Lucullus, de Pompée ou de César ; et pendant toute sa vie il avait fait à différentes reprises de grands efforts pour l'acquérir, demeurant tranquille quelque temps après chaque échec, pour essayer de nouveau à la première occasion. Encore une fois, dans ce moment d'exaltation universelle, son vieux désir se rallumait de nouveau. La grande politique impérialiste créée par Lucullus avait valu trop de gloire à son auteur et à Pompée, et elle commençait à en valoir trop à César ; et comme désormais les rêves de grandeur les plus absurdes paraissaient à tout le monde possibles et faciles, Crassus ne voulait plus rester avec la seule gloire de vainqueur de Spartacus, alors que tout le monde pensait qu'un général romain aurait pu facilement égaler les exploits d'Alexandre le Grand. L'espoir de conquérir la Perse suffisait à lui faire approuver la convention. Pompée, au contraire, qui était le seul des trois à connaître un peu les Parthes, qui n'avait pas voulu essayer la conquête en 63, abandonna volontiers la Perse à son collègue ; peut-être aurait-t-il même voulu s'opposer à tous ces projets de politique conquérante et corruptrice qui ne devaient pas lui plaire beaucoup. Il commençait déjà à être dégoûté et aussi un peu effrayé de l'allure démagogique que prenait la politique du parti populaire, dont il était un des chefs ; et, comme tant de riches satisfaits, il approuvait volontiers pour les autres une morale de simplicité, d'austérité et de prudence. Mais pouvait-il se séparer de César et de Crassus ? Il aimait sa femme ; il se sentait chaque jour tomber plus bas dans l'opinion publique ; il avait au sénat de nombreux ennemis. Clodius, déjà si audacieux, aurait tout osé contre lui le jour où il se serait senti appuyé par César et Crassus. Il ne pouvait consolider son influence qu'en redevenant consul, en s'acquittant bien de sa mission annonaire, et en se faisant donner quelque nouveau commandement extraordinaire. Il n'aurait pas pu, seul, obtenir tant de choses. Lui aussi, il finit donc par accepter les propositions de César.

 

 

 



[1] Voy. dans CORNELIUS NEPOS, Att., 14, la description de la vie d'Atticus, et dans l'éloge de TURIA, C. I. L., 6, 1527 la description d'une famille noble qui, sans affecter de rudesse archaïque, conservait la gravité et la modestie antiques. Voy. aussi les considérations très fines de VAGLIERI, Notizie degli scavi, octobre 1898, p. 412 et suiv. ; et encore CICÉRON, pro Cœlio, XV, 9 : M. Crassi eastissima domus.

[2] Voy. ARISTOTE, Politique, II, VI, 5 ; II, VI, 9 ; IV, V, 1.

[3] CROIZET, Histoire de la littérature grecque, Paris, 1899 ; vol. V, page 408 et suiv.

[4] VARRON, R. R., III, II, 16 ; III, V, 8.

[5] FRIEDLÆNDER, D. S. G. R., II, 392.

[6] Voyez la curieuse correspondance de Cælius avec Cicéron : CICÉRON, F., VIII, VI, 5 ; VIII, IX, 3. Voy. aussi CICÉRON, A., VI, 21.

[7] Voy. CICÉRON, pro Cœlio, XV, 35.

[8] PLINE, Histoires Naturelles, XXXVII, I, 11-12.

[9] Voy. CICÉRON, pro Cœlio, IX, 25 ; XII, 29 ; XVIII, 42.

[10] DRUMANN, G. R., I2, 47.

[11] Voyez tout le discours de Cicéron pro Cœlio.

[12] CATULLE, C., 46.

[13] CATULLE, C., 4.

[14] CATULLE, C., XLVI, 1-3.

[15] CATULLE, C., XLVI, 5.

[16] CATULLE, C., CI.

[17] CATULLE, C., IV.

[18] CICÉRON, in Pis., 35.

[19] CICÉRON, de prov. consul., 5.

[20] CICÉRON, A., VI, I, 4 suiv. ; VI, II, 7 suiv.

[21] Si l'on désire connaître plus particulièrement ce genre d'affaires, on peut étudier la vente tentée par Cicéron en 45 d'une créance qu'il avait sur Fabérius. Cicéron en parle dans beaucoup de lettres ; dans la cinquième, dans la quarantième, dans la quarante-septième du livre XII des lettres à Atticus ; et dans les lettres 1-5, 27-33 du livre XIII. Sur la chronologie et l'interprétation de ces lettres, voy. SCHMITZ, B. W. C., 291 et suiv.

[22] SUÉTONE, César, 24, dit que les conventions de la conférence de Lucques furent imaginées par César et que ce fut lui qui les proposa et les fit accepter par les autres. L'affirmation est certainement exacte, car des trois, César était l'homme le plus énergique et qui courait les plus grands dangers.

[23] APPIEN, B. C., II, XVII.

[24] On voit dans CÉSAR, B. C., I, XIV, que César avait des écoles de gladiateurs à Capoue. Je suppose qu'il les fonda, quand les guerres des Gaules commencèrent à être lucratives.

[25] Il n'est dit nulle part que l'on ait parlé des affaires d'Égypte dans l'entrevue de Lucques, mais cela est plus que vraisemblable. Crassus, César et Pompée ne pouvaient abandonner une affaire qui, avec peu de risques, pouvait être si profitable. C'est d'après PLUTARQUE (César, 48) que nous supposons que César se fit promettre de l'argent. Les sommes que les héritiers de Ptolémée lui devaient en 48 ne pouvaient être que celles qui avaient été promises pour sa restauration sur le trône.