GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE II. — L'ANNEXION DE LA GAULE.

(L'an 57 avant Jésus-Christ.)

 

 

La situation devenait critique à Rome. Pendant l'hiver de 58 à 57 la famine vint encore augmenter le désordre. Les achats énormes qu'avait faits Clodius l'année précédente et ses folles profusions en étaient probablement la cause, ainsi que les troubles intérieurs qui épouvantaient les marchands et paralysaient les magistrats. Du moins les ennemis de l'ancien tribun, qui voulaient lui enlever le service de l'approvisionnement, le rendaient responsable de cette famine[1]. Mais si les difficultés croissaient, César ne put suivre cette année-là longtemps les affaires d'Italie, comme il l'aurait voulu ; car il dut repartir aussitôt pour la Gaule d'où Labienus lui envoyait des nouvelles peu rassurantes. La victoire sur Arioviste n'avait pas suffi à réparer l'erreur qu'il avait commise en faisant la guerre aux Helvètes ; et les conséquences de cette erreur continuaient à se faire sentir. Le parti national, qui détestait César, se défiait des assurances qu'il avait données à plusieurs reprises de respecter la liberté gauloise, et préparait une nouvelle guerre. Le plan était le même que celui de la guerre contre Arioviste : il s'agissait de soulever contre César et contre Rome un autre peuple barbare et belliqueux, tel que les Helvètes ; ce seraient les Belges cette fois, c'est-à-dire toutes les populations mêlées de Celtes et de Germains qui habitaient entre le Rhin, l'Escaut, l'Océan et la Seine. Sans doute, quand Labienus donnait à César ces nouvelles, le plan de cette guerre devait être à peine tracé ; mais, bien qu'elle fût lointaine, cette menace ne pouvait manquer de préoccuper beaucoup César en lui prouvant que, s'il ne voulait pas ramener ses légions dans la Narbonnaise et renoncer à s'immiscer dans les affaires gauloises, il aurait de nouvelles luttes à soutenir. D'autre part l'impression médiocre faite à Rome par sa victoire sur Arioviste le poussait à tenter quelque entreprise plus importante, dont on parlerait davantage. Pendant l'hiver César prit donc le parti de laisser Pompée, Crassus, Clodius et Cicéron se débrouiller entre eux et de retourner en Gaule pour y préparer un coup d'audace analogue à ceux de Lucullus en Orient, et qui étonnerait la Gaule et l'Italie ; il préviendrait l'attaque des Belges en attaquant lui-même ; et il porterait la guerre sur le territoire des Belges, avant qu'ils eussent complété leurs préparatifs. Le pays était éloigné ; César ne le connaissait nullement[2] ; l'ennemi était considéré comme très redoutable, à cause de sa valeur qui était connue, et de son nombre, que personne ne savait fixer avec précision. On parlait vaguement d'immenses multitudes. Il s'agissait donc, tout probablement, d'une guerre très sérieuse. Mais César n'hésita pas. Il avait trop besoin de consolider son influence en Italie par des succès éclatants ! Averti cependant par les dangers courus l'année précédente dans la guerre contre Arioviste, il voulut être cette fois prudent et se préparer mieux. Ne pouvant calculer exactement les forces de l'ennemi, César commença par augmenter les légions. Il envoya des agents en Afrique, en Crète, dans les Baléares pour y recruter des archers et des frondeurs ; il leva deux nouvelles légions dans la Gaule cisalpine ; il les envoya en Gaule sous le commandement de Quintus Pédius, et il les suivit bientôt, rejoignant son armée en Franche-Comté. De là ayant fait avec soin ses approvisionnements, il se rendit en quinze jours, par une marche rapide, jusque sur le territoire ennemi, et par cette apparition subite amena les Bernes à se soumettre. Ce premier succès avait une certaine importance, car les Rèmes pouvaient lui donner des renseignements plus exacts sur les forces de l'ennemi. Il fit donc une enquête. Mais les réponses furent peu rassurantes. D'après les Rèmes, les Belges auraient pu mettre en campagne 350.000 hommes. Les Rèmes disaient-ils la vérité, ou cherchaient-ils, tout en protestant de leur amitié pour César, à l'épouvanter ? Ce ne serait pas un signe que la soumission des Bénies fût bien sincère. Quoi qu'il en soit, que ces renseignements fussent exacts ou non, César ne pouvait que se convaincre encore mieux de la nécessité d'être prudent. Il se fit donner des otages par les Rèmes ; il persuada aux Éduens d'envahir le pays des Bellovaques, le plus puissant des peuples belges, pour les détacher de la coalition ; il fit sur l'Aisne une forte tête de pont où il plaça six cohortes sous les ordres de Quintus Titurius Sabinus ; puis il établit un camp sur la rive droite, en l'appuyant à la rivière. Dans ce camp fortement retranché il attendit, avec ses huit légions, les Belges qui approchaient. Mais, les Belges une fois arrivés, César ne livra pas tout de suite bataille ; il voulut auparavant étudier l'ennemi et sa manière de combattre, et préparer avec soin le champ de bataille, faisant creuser et fortifier deux grands fossés, longs de 400 pieds, au milieu desquels il rangea son armée, à l'abri des attaques de flanc. Divicon lui avait appris à s'en garder. Mais ce furent là des travaux inutiles. Les ennemis n'étaient pas assez naïfs, pour s'engager entre les deux fossés en attaquant de front les légions ; et si tous les jours ils se rangeaient en bataille au delà d'un petit marais, eux aussi, comme les Romains, attendaient d'être attaqués. Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, sans aucune action décisive, quand tout à coup César fut averti par Titurius que les Belges essayaient de tourner la position, en passant à gué la rivière un peu plus bas, au-dessous du campement, de façon à couper les communications de César avec la Gaule. César en toute hâte sortit avec la cavalerie, les archers, les frondeurs, passa le pont et arrivant au moment où l'ennemi commençait à passer le gué, il le chargea jusque dans le lit du fleuve. L'engagement fut court ; après une faible résistance les Belges se retirèrent. Surpris par cette retraite, qui ne lui semblait pas justifiée par les pertes infligées à l'ennemi, redoutant une ruse de guerre, César fit surveiller tout le jour les bords de la rivière ; mais le soir, comme il commençait à se rassurer, voyant que tout était tranquille, une nouvelle plus surprenante encore que les événements du jour lui arriva : toute l'armée belge se retirait. Était-ce possible, après une seule escarmouche ? Repris par sa méfiance, César garda toute la nuit son armée dans le camp. Ce ne fut que le lendemain, quand il eut reçu confirmation de la nouvelle, qu'il lança aux trousses de l'ennemi trois légions sous le commandement de Labienus et la cavalerie sous le commandement de Quintus Pédius et de Lucius Arunculéius Cotta. Il connut bientôt la cause de cette retraite qui, après une brève escarmouche d'avant-postes, terminait tout à coup une guerre qu'il avait crue terrible. Les Bellovaques, ayant appris quelques jours auparavant que les Éduens avaient envahi leur territoire, voulaient rentrer pour défendre leurs foyers ; ils avaient encore consenti, avant de partir, à essayer l'attaque du jour précédent ; mais, l'attaque ayant échoué et les vivres se faisant rares, ils étaient partis en entraînant avec eux tous les autres peuples. Chacun retournait dans son pays ; la grande coalition était dissoute.

César comprit qu'en saisissant bien vite ce moment il pourrait dompter facilement l'un après l'autre tous ces peuples. Aussitôt, sans plus attendre, il pénétra sur le territoire des Suessions, les surprit au moment où ils venaient de rentrer de leur expédition, et les amena facilement à se rendre ; puis il surprit à leur tour et d'une façon aussi heureuse les Ambiens, et avec encore plus de rapidité et d'audace il s'avança sur le territoire des Nerviens. Ceux-ci étaient les plus belliqueux et les plus barbares des Belges ; si barbares qu'ils chassaient de leur pays à demi désert les marchands étrangers, grecs et italiens, qui cherchaient à leur vendre du vin, boisson perfide qui énerve l'âme et affaiblit le corps. Rusés et hardis, les Nerviens, qui s'étaient unis aux Atrébates et aux Viromandes, surprirent un soir dans les forêts l'armée romaine qui se disposait à construire le camp pour la nuit. La bataille fut terrible ; César lui-même dut combattre comme un simple soldat, et si les soldats romains n'eussent acquis dans les deux années précédentes une telle expérience de la guerre qu'ils surent combattre tout seuls sans attendre les ordres des officiers, l'armée eût été anéantie. Quand les Nerviens se furent rendus, il ne resta plus en armes que les Aduatuces qui, ayant appris la défaite des Nerviens, incendièrent les villages et se réfugièrent dans une forteresse que l'on croit avoir été située à l'endroit où est aujourd'hui Namur. César en fit le siège ; et quand on vint, au bout de quelques jours, lui proposer de rendre la ville, il accepta à la condition, comme à l'ordinaire, que les armes lui seraient livrées. Pendant toute une journée les assiégés portèrent hors de l'enceinte ou jetèrent dans les fosses des armes : mais, la nuit venue, ils prirent des armes qu'ils avaient cachées et fondirent sur les Romains. L'attaque fut repoussée, la ville fut reprise, et tous les assiégés, qui selon César étaient au nombre de 53.000, furent vendus comme esclaves aux marchands qui suivaient l'armée[3].

Par ces victoires sur tant de peuples barbares si redoutés César frappait d'étonnement la Gaule entière, forçait un grand nombre d'hommes à reconnaître la domination romaine, faisait un butin important. Outre les prisonniers qu'il vendit, il dut trouver chez ces barbares une quantité considérable de métaux précieux. Mais ces victoires auraient-elles un aussi grand retentissement en Italie qu'en Gaule ? Telle était la question qui devait intéresser César plus que toute autre, en ce moment. Les nouvelles qui arrivaient de Rome faisaient craindre une catastrophe du gouvernement démocratique. Cicéron était enfin revenu, accueilli dans toute l'Italie par des démonstrations enthousiastes ; mais la loi de Clodius n'avait pu être annulée que lorsque Pompée eut trouvé, parmi les tribuns du peuple de l'année 57, un homme capable de tenir tête au terrible démagogue. C'était un certain Titus Annius Milon[4], noble ambitieux, endetté, téméraire et violent comme Clodius. Protégé par l'inviolabilité tribunitienne et alléché par la promesse du consulat, Milon avait recruté une bande de gladiateurs et de sicaires[5], grâce à laquelle Pompée avait pu, au milieu de bagarres sanglantes, faire voter le 4 août[6] la loi qui rappelait Cicéron et ordonnait une réparation. Mais la paix n'était pas encore revenue dans la république. Le parti conservateur et Pompée s'étaient mis d'accord pour soustraire, en profitant de la famine, à l'influence de Clodius le service des vivres ; et Cicéron avait fait approuver par le sénat une loi qui donnait à Pompée, pour cinq ans, la haute surveillance de tous les ports et de tous les marchés de l'Empire. et la faculté de nommer jusqu'à quinze légats pour approvisionner Rome de blé[7]. Mais cette mesure avait déchaîné de nouveau la tempête, un moment apaisée après le retour de Cicéron : Clodius, pour se venger, avait essayé de soulever le peuple contre Pompée, en faisant courir le bruit que c'était lui qui créait la disette pour se faire nommer roi de Rome ; il avait annoncé sa candidature à l'édilité pour l'année suivante ; il avait cherché, au moyen de tribuns qui étaient ses amis, à empêcher que Cicéron ne fût indemnisé de la destruction de sa maison[8] ; enfin il avait aux élections pour l'an 56 aidé, avec ses bandes, les conservateurs, en leur faisant conquérir tous les postes de préteurs et les deux consulats[9]. L'alliance entre le démagogue et les conservateurs était officiellement conclue, et Pompée en était si inquiet que, redoutant le succès de Clodius soutenu par les conservateurs, il différait, d'accord avec Milon, l'élection des édiles[10]. Comme si tant de difficultés n'eussent pas été suffisantes, Ptolémée Aulétès, chassé d'Égypte par une révolution populaire, était venu à Rome dire à ses créanciers que s'ils voulaient être payés, c'était à eux de l'aider à recouvrer son royaume. Pompée qui, désireux de bien remplir sa mission annonaire, tenait à l'amitié du roi possesseur du plus fertile grenier de la Méditerranée, l'avait accueilli dans son palais et cherchait à lui venir en aide ; mais ni le sénat ni le public ne s'intéressaient beaucoup au sort du roi[11]. En somme, si le parti conservateur était faible et vieux, le parti populaire risquait, malgré son énergie, de s'épuiser en peu d'années, car à l'exception de quelques chefs remarquables il se composait d'aventuriers, de voleurs, de violents et de fous. Tôt ou tard le parti conservateur, qui était plus riche, et qui comptait dans ses rangs un plus grand nombre de personnes respectables, reprendrait le pouvoir, abolirait la loi Julia, se vengerait des triumvirs et surtout de César.

Il fallait que César, par quelque coup hardi, de la Gaule où il était, arrêtât cette rapide dissolution. La situation était critique, le péril imminent et l'urgence extrême. Et alors, au milieu de ces difficultés qui semblaient l'entourer de toutes parts, cet homme souple, génial, plein de confiance en lui-même, imagina une chose si téméraire qu'elle dut effrayer les traditionalistes de la politique romaine, comme une folie : il voulut faire pour la Gaule ce que Lucullus avait fait pour le Pont, et Pompée pour la Syrie, la déclarer jusqu'au Rhin province romaine. Rome n'avait pas encore vu une audace semblable. La Gaule était deux fois grande comme l'Italie : elle avait de nombreux États, une noblesse puissante, des prêtres influents, ses mœurs à elle et ses traditions ; elle avait, du moins à ce que l'on croit aujourd'hui, une population de quatre à cinq millions d'habitants[12], et qui n'était pas énervée et affaiblie comme les populations d'Orient ; une partie même ne vivait que de guerre. Soumettre d'un jour à l'autre tant de peuples à l'autorité romaine, changer les bases politiques et nationales de leur existence, c'était une entreprise immense, et même sans partager les anxiétés de cette école diplomatique si craintive, qui n'avait voulu ni conquérir ni accepter en don l'Égypte, des personnes sérieuses pouvaient se demander si elle n'était pas au-dessus des forces de la République. Mais trop de motifs poussaient César à adopter les méthodes audacieuses et violentes de l'école toute nouvelle de Lucullus. Ii pensait sans doute qu'après la guerre aux Helvètes le parti national le détestait trop pour accepter, tant qu'il resterait en Gaule, ce protectorat que le parti le plus modéré à Rome considérait, après les victoires de César, comme juste et nécessaire, et auquel en aucune façon il ne pouvait lui-même renoncer. Ce parti se serait au contraire servi de la demi-indépendance de la nation pour susciter des troubles et créer des embarras à Rome, qui n'aurait pu en sortir qu'en se retirant complètement ou en annexant le pays. N'était-ce pas du reste l'histoire de tous les protectorats ? N'en serait-il pas ainsi en Gaule où la résistance nationale était si forte ? Il pouvait être sage de bitter ce qui paraissait inévitable, en profitant de l'impression qu'avait produite la grande victoire sur les Belges. Les motifs de la politique italienne étaient encore plus pressants. César comprenait qu'il ne serait maître de la situation en Italie et ne sauverait son parti que s'il réussissait à frapper un grand coup qui étonnerait tout le monde. La victoire sur les Belges était encore trop mesquine ; il fallait pouvoir annoncer quelque chose de plus grand : que les antiques et terribles ennemis de Rome étaient désormais soumis, après deux ans de grandes guerres ; que l'œuvre commencée par le premier grand homme de la démocratie romaine, Caïus Flaminius, la conquête des pays celtiques, avait été achevée un siècle et demi plus tard par Caïus Julius César ; que l'Empire avait acquis un nouveau territoire populeux, riche et fertile, aussi vaste que les provinces conquises par Lucullus et Pompée en Orient. Il est vrai que cette conquête était encore en grande partie imaginaire. Ni l'Aquitaine, ni la partie encore libre de la Gaule méridionale, n'avaient vu jusqu'ici un soldat ni un magistrat romains. Beaucoup de peuples de la Gaule centrale et occidentale n'avaient pas fait leur soumission, et beaucoup ne s'étaient soumis que pour la forme ; beaucoup d'autres et parmi eux les plus riches et les plus puissants, les Séquanes, les Éduens, les Lingons, avaient accueilli amicalement le général romain, mais à titre de puissant allié et sans se montrer en aucune façon disposés à accepter la domination romaine. Mais à Rome le succès immédiat, obtenu même par des expédients pleins de dangers lointains, était la loi suprême des partis ; et une fois engagé dans cette lutte où les partis étaient obligés d'impressionner le public par de violentes charlataneries, César, qui était le plus intelligent de tous, en arriva à imaginer le plus téméraire de ces expédients, la plus grande de ces charlataneries. Pour donner un peu de couleur à la chose, il envoya Publius Crassus avec une légion dans la Gaule occidentale, y recevoir à la hâte la soumission formelle des petits peuples habitant entre la Seine et la Loire ; il envoya Servius Sulpicius Galba avec une légion dans le haut Valais, près du Grand Saint-Bernard pour soumettre les peuples qui faisaient payer les péages trop cher, et ouvrir aux marchands italiens le nouveau marché qu'il leur avait conquis ; il laissa les autres légions hiverner dans le pays des Carnutes, des Andes, des Turones, et il revint dans la Cisalpine après avoir fait proclamer d partout la grande nouvelle : le sénat pouvait nommer

les dix commissaires chargés d'organiser en province romaine la nouvelle conquête. Il pensait que, prise ainsi à l'improviste, la Gaule resterait tranquille au moins jusqu'au printemps ; et pendant l'hiver, quand toute l'Italie se réjouirait de l'annexion de l'immense pays, il aurait le temps de réorganiser son parti. C'est ainsi que la conquête romaine de la Gaule fut, dans la première intention de son auteur, en partie l'effet d'une erreur involontaire, la guerre contre les Helvètes, qui obligea ensuite César à marcher plus loin qu'il ne voulait tout d'abord ; en partie une manœuvre électorale pour impressionner à un certain moment le sénat, les hommes politiques, les électeurs d'Italie ; en partie aussi la conséquence fatale et involontaire de cette révolution démocratique que César avait accomplie pendant son consulat. Cependant, à ce moment où il ne songeait qu'à mettre en échec le parti conservateur de Borne, César fut véritablement l'homme fatal de l'histoire européenne, l'instrument inconscient dont se servit le destin pour une œuvre immense. Sans le savoir il allait déchaîner par sa proclamation une guerre d'indépendance terrible ; sans le vouloir il allait dans cette guerre détruire ou ruiner l'aristocratie gauloise ; cette noblesse qui gardait les anciennes traditions celtiques une fois détruite, ces traditions aussi disparaîtraient, et les classes nouvelles qui la remplaceraient accueilleraient la civilisation gréco-latine, qui à travers la Gaule pénétrerait à l'intérieur du continent européen[13].

Mais César n'avait pas alors d'autre idée que de regagner à Rome le terrain perdu par la faute de ses partisans. Et la chose réussit admirablement[14]. La conquête de la Gaule fit, comme il l'avait prévu, une impression profonde dans toute l'Italie. Le peuplé, la classe moyenne, les chevaliers, les hommes de lettres, la bourgeoisie qui se tenait ordinairement en dehors des luttes politiques, tout le monde enfin fut fier d'une telle conquête, crut qu'elle donnerait d'aussi beaux fruits que les guerres d'Orient, et fut pris d'un de ces délires d'admiration brefs mais violents qui agitaient périodiquement les masses. Une députation de sénateurs fut envoyée par le peuple de Rome à César dans la Cisalpine, pour le féliciter[15] ; beaucoup d'hommes politiques, qui l'année précédente commençaient à le juger sévèrement, lui et sa politique, redevinrent ses admirateurs et se hâtèrent d'aller le trouver dans la province[16] ; le sénat, cédant à l'opinion publique, décréta une supplication de quinze jours, la plus longue de toutes les supplications ordonnées jusque-là[17]. L'emphase qui, dans toutes les grandes questions, tenait lieu désormais de raisonnement, de bon sens et de sagesse, grisa pendant tout l'hiver de 57 à 56 la crédule Italie. Bien peu de gens se doutaient que la Gaule n'était pas véritablement conquise ! César sut exploiter immédiatement et d'une façon merveilleuse ce délire. Dans les deux guerres qu'il avait déjà faites, César s'était très bien trouvé de la vie au grand air, des exercices physiques, de la continence forcée de la vie des camps ; et il s'était aperçu que sa complexion délicate résistait à ces rudes efforts beaucoup mieux qu'il n'avait pensé tout d'abord[18], que ces dures fatigues lui allaient mieux que les plaisirs, les festins et le surmenage de la vie politique de Rome. Il semble que son épilepsie, qui avait empiré à l'époque de son gouvernement en Espagne, ait été moins mauvaise ces années-là[19]. Il avait aussi définitivement mis en œuvre une qualité qui, même parmi les hommes supérieurs, n'est l'apanage que d'un petit nombre : cette surexcitation facile, intense et progressive de l'esprit dans le travail ; cette vivacité divine dans la pensée et dans l'action ; cette volupté de répandre son énergie sur une étendue toujours plus vaste de projets et d'œuvres, grâce à laquelle les forces du corps et de l'esprit, la lucidité et la rapidité de l'intelligence, la souplesse et la fécondité de l'imagination augmentent à mesure que l'œuvre déjà accomplie prend de plus grandes proportions. C'est ainsi qu'après cette rude campagne de Belgique il n'était pas venu dans la Gaule cisalpine pour s'y reposer ; mais il parcourait la province, y rendait la justice, tenait des réunions de notables, voyageait de jour et de nuit, écoutait les commissions, s'inquiétait des doléances, jugeait des procès, acceptait des invitations, recevait des rapports de ses généraux de la Gaule, distribuait aux marchands italiens des commandes d'armes, de chevaux et de vêtements ; recrutait des soldats ; recevait chaque jour, de Reine, une volumineuse correspondance ; dictait un grand nombre de réponses ; lisait les nouveautés littéraires et la chronique des événements publics et privés de Rome ; accueillait une infinité d'admirateurs, de quémandeurs et d'amis qui venaient de Rome le trouver[20]. L'exaltation qui nait de la conscience de sa propre force, la gloire que lui avait value son éclatante victoire sur les Belges, le succès de l'annexion de la Gaule, excitaient son ardeur et son audace.

Au milieu de tant d'affaires, César s'occupa encore de reconstituer cette triarchie, ce gouvernement à trois qu'il avait fondé en 59 et qui, dans les derniers mois de l'année 57 et dans les premiers de l'année 56 allait à sa ruine, surtout à cause des scandales égyptiens. Les créanciers de Ptolémée, et surtout le riche banquier Caïus Rabirius Posthumus, lui avaient prêté de nouveau de l'argent[21], et à force d'intrigues ils avaient fini par obtenir que le consul Lentulus fût chargé de le reconduire avec l'armée de Cilicie[22]. Mais le parti conservateur, qui était toujours opposé à l'entreprise de l'Égypte, avait fait trouver dans les livres sibyllins, grâce sans doute à de longues intrigues, une réponse d'après laquelle, si un roi d'Égypte demandait du secours, il fallait lui venir en aide, mais sans envoyer une armée. Comme le plus grand nombre des sénateurs n'osait pas contrecarrer ouvertement la superstition si populaire des oracles sibyllins, le décret qui chargeait Lentulus de reconduire Ptolémée avait été remis en discussion. L'affaire tournait au comique, avec toutes ces contradictions. Mais elle prit bientôt une allure tragique. Depuis quelque temps on avait annoncé qu'une ambassade de cent notables d'Alexandrie allait venir à Rome porter une accusation contre Ptolémée et exposer au sénat la situation véritable. Mais en vain de semaine en semaine on attendit les ambassadeurs. Ce retard avait été d'abord expliqué par différentes raisons ; mais bientôt un bruit singulier avait couru dans Rome. Ptolémée, disait-on, faisait tuer les ambassadeurs les uns après les autres sur les routes d'Italie, et les sicaires recevaient leur salaire dans la maison de Pompée. Le parti conservateur protesta avec violence ; Favonius demanda une enquête, promit de faire venir le chef de l'ambassade, un certain Dion qui avait échappé au danger et était logé à Rome dans la maison de Luccéius. Mais Dion lui-même fut introuvable et on ne tarda pas à dire qu'il avait été tué, lui aussi[23]. Au milieu de ce scandale d'autres malheurs accablaient le parti populaire. Le trésor public était vide[24] ; Caton allait revenir avec les trésors et les esclaves du roi de Chypre ; et la vieille querelle entre Crassus et Pompée recommençait : Crassus, qui désirait toujours être envoyé en Égypte, travaillait en secret contre Pompée ; et Pompée, ennuyé et fatigué, ne se montrait plus au sénat et accusait Crassus de payer Clodius pour le faire assassiner[25]. A la fin, après de longues discussions, le sénat décida, dans la première moitié du mois de janvier 56, que Ptolémée serait reconduit par un magistrat romain sans armée. Mais Crassus voulait être chargé de cette mission ; Lentulus aussi ; quant à Pompée, il ne disait ni ne faisait rien ouvertement, mais ses amis travaillaient pour lui. Les luttes recommencèrent. On arriva ainsi au 15 janvier, sans que l'on eût rien conclu ; et les séances du sénat furent suspendues pour faire les élections des édiles, qui avaient été renvoyées jusque-là Cette fois aussi Clodius, avec l'aide des conservateurs, l'emporta sur Vatinius ; et à peine élu il eut le courage d'accuser Milon, le protégé de Pompée, de violence. Ce procès surpassa tout ce que l'on avait vu jusqu'alors en ce genre, à Rome. Pompée avait accepté de défendre Milon ; mais dès qu'il se leva, la bande de Clodius commença à siffler et à crier ; et tout le long du discours, ce ne furent que clameurs, vociférations, injures. Personne n'entendit rien. Quand il eut fini, Clodius prit la parole ; mais alors les partisans de Pompée lui rendirent la pareille ; et pendant deux heures firent pleuvoir sur lui les plus terribles invectives, en prose et en vers. Le tumulte devint épouvantable ; mais soudain, à un moment d'accalmie, Clodius se leva et se mit à crier du côté des siens : Qui vous fait mourir de faim ? Et la bande répondit en cœur : Pompeius ! Clodius reprit : Qui voudrait aller en Égypte ? Ils répondirent : Pompeius !Qui faudrait-il envoyer ?Crassus ![26] Il fallut suspendre le procès ; et Pompée revint chez lui furieux et dégoûté. Milon fut acquitté ; mais Sextus Clodius, le client de Clodius que Milon accusait de violence, le fut aussi, peu de temps après, parce que tous les sénateurs qui siégeaient dans le jury votèrent en sa faveur[27]. Désormais, pour renverser la triarchie, les conservateurs favorisaient ouvertement Clodius. Ils étaient devenus si hardis que, comme on discutait peu de temps après au sénat la question des quarante millions de sesterces nécessaires pour les achats de blé, beaucoup de sénateurs se plaignirent dans des termes violents (on se serait cru, dit Cicéron, dans une réunion populaire) que la loi agraire de César menaçait d'enlever à l'État le revenu de l'ager campanus. Par bonheur la loi n'avait pas encore été appliquée ; et ils demandèrent si on ne pourrait pas l'annuler[28]. Cicéron avait proposé que la question fût discutée le 15 mai[29]. Il fallait donc agir. Heureusement Crassus était venu trouver César dans la Gaule cisalpine, à Ravenne ; et Pompée se rendait en Sardaigne et en Afrique pour y chercher du blé[30]. César leur donna à tous les deux rendez-vous à Lucques, pour leur soumettre le vaste projet d'une politique nouvelle et audacieuse, à l'intérieur et à l'extérieur, qui peut être considérée comme la vraie grande politique de César.

 

 

 



[1] CICÉRON, pro domo, X, 25.

[2] César lui-même l'avoue : B. G., II, IV.

[3] CÉSAR, B. G., II, XXXIII.

[4] Voy. DRUMANN, I2, 31 et suiv.

[5] DION, XXXIX, VIII ; APPIAN, B. C., II, 16.

[6] CICÉRON, A., IV, I, 4.

[7] CICÉRON, A., IV, I, 6 ; PLUTARQUE, Pompée, 49 ; DION, XXXIX, IX.

[8] LANGE, R. A., III, 309-310.

[9] LANGE, R. A., III, 308.

[10] LANGE, R. A., III, 309.

[11] DION, XXXIX, XII ; PLUTARQUE, Caton d'Utique, 35 ; CICÉRON, pro Rab. Post., II, 4 ; LANGE, R. A., III, 311.

[12] BELOCH, Die Bevolkerung Galliens zur Zeit Cœsars, dans le Rh. Museum, LIV, pages 414 et suiv.

[13] La fin de l'année 57 est un moment très important dans la guerre des Gaules, et qui a échappé à tous les historiens, même à JULLIAN, Vercingétorix, 77 ; c'est celui où, la campagne contre les Belges terminée, César annonça à Rome la pacification de toute la Gaule, puis, abandonnant la politique incertaine qu'il avait suivie jusque-là en proclama l'annexion. En d'autres termes la Gaule devint province romaine à la fin de l'année 57. Cela nous est prouvé par les grandes fêtes qui furent données alors et qui sont significatives, car à la fin de l'année 58 ni le peuple ni les magistrats ne firent au contraire aucune manifestation. Voy. DION, XXXIX, V et XXV ; OROSE, VI, VIII, 6 ; CÉSAR, B. G., II, XXXV, mais surtout le discours da Cicéron, De provinciis consularibus, document contemporain de la plus grande importance et dont les historiens n'ont pas assez tenu compte. Voy. surtout les chapitres VIII, XIII, XIV : una atque altera æstas — l'été de 58 et celui de 57, puisque le discours fut prononcé au printemps de 56 — vel metu, vel spe, vel pœna, vel prœmiis, vel armis, vel legibus potest totam Galliam sempiternis vinculis adstringere (XIV, 34). Que César ait été amené à proclamer l'annexion à cause de la situation de son parti à Rome, c'est une conjecture que rendent vraisemblable beaucoup de cas analogues apportés par les historiens. et que confirment l'entrevue de Lucques et ses résultats. Le fait que CÉSAR, B. G., II, XXXV, dissimule pour ainsi dire dans une phrase brève ce moment qui fut le plus important de sa vie, au lieu de détruire cette supposition, ne fait que la rendre plus vraisemblable. Nous verrons que César a écrit les Commentaires pour se justifier des accusations des conservateurs au sujet de son administration, et comme l'annexion avait été faite prématurément, avant que le pays eût encore été conquis, et avait déchaîné une guerre d'indépendance de plusieurs années dont ils le rendaient responsable, il lui fallait s'efforcer de cacher le plus possible cette annexion prématurée qui avait été une supercherie politique et l'origine de tous les maux.

[14] DION, XXXIX, XXV.

[15] DION, XXXIX, XXV.

[16] APPIEN, B. C., II, XVII.

[17] CÉSAR, B. G., II, XXXV ; PLUTARQUE, César, 21.

[18] PLUTARQUE, César, 17 ; SUÉTONE, César, 57.

[19] C'est du moins ce que semble dire PLUTARQUE dans le laconique chapitre César, 17.

[20] Voy. PLUTARQUE, César, 47.

[21] CICÉRON, in Rab. Post., III, 6 ; CICÉRON, F., I, I, 1.

[22] CICÉRON, in Pis., XXI, 50 ; in Rab. Post., III, 6 ; DION, XXXIX, XII.

[23] DION, XXXIX, 13-14.

[24] CICÉRON, ad Q., II, V, 1.

[25] CICÉRON, ad Q., II, III, 3-4.

[26] CICÉRON, ad Q., II, III, 2.

[27] CICÉRON, ad Q., II, VI, 6.

[28] CICÉRON, ad Q., II, V, I.

[29] CICÉRON, F., I, IX, 8. C'est là encore une preuve que la loi agraire n'avait pas été appliquée. Si les champs de la Campanie avaient déjà été répartis, cette discussion n'aurait pas été possible.

[30] CICÉRON, F., I, IX, 9.