GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE I. — LA PREMIÈRE ERREUR ET LE PREMIER SUCCÈS DE CÉSAR EN GAULE.

 

 

Apprenant que l'émigration helvétique allait sa mettre en marche, César avait précipité son départ de Rome. Au mois de février de l'année précédente, le gouvernement des deux Gaules lui était échu à l'improviste : il avait été pendant tout son consulat tellement occupé par les luttes et les intrigues politiques, qu'il n'avait pas eu le temps de se renseigner sur la Gaule, de lire les livres des voyageurs, de consulter les marchands et les hommes politiques qui, par la Gaule narbonnaise, étaient en relation avec les Gaulois libres. Il s'aventurait donc en Gaule sans aucun dessein bien défini et connaissant mal le pays et ses habitants[1]. Sans doute, il était résolu à appliquer à la Gaule la méthode de Lucullus et de Pompée et à profiter de toutes les occasions et de tous les prétextes de guerre pour s'enrichir et pour montrer à Rome qu'il était habile diplomate et bon capitaine ; mais il ne savait pas encore bien dans quelle mesure l'entreprise serait possible, ni tout ce qu'elle nécessiterait. Il verrait sur les lieux mêmes et aux prises avec les événements ce que l'on pourrait improviser. Qu'était devenue, à l'intérieur comme au dehors, la politique romaine, si ce n'est une suite d'heureuses improvisations ? A ses risques et périls, César suivrait en Gaule la loi commune. Lucullus avait réussi ; Pompée avait réussi ; il espérait réussir lui aussi.

La première de ces improvisations fut la guerre contre les Helvètes. Il n'est pas douteux que quand il partit de Rome, César avait sur l'émigration des Helvètes les idées répandues dans le monde politique à Rome, dès l'an 62, par Divitiacus, ambassadeur éduen et porte-voix d'un parti politique de la Gaule qui avait des raisons pour s'opposer à ce mouvement. Les Helvètes, croyait-on, voulaient envahir la Gaule et se mettre à la tête d'une grande coalition des peuples gaulois ; ils se borneraient pour le moment à envahir la province, pour entrer en Gaule par le chemin le plus court ; mais ils pourraient un jour devenir dangereux, même pour l'Italie, s'il se formait un grand empire celtique sous leur hégémonie militaire[2]. Jugeant le mouvement des Helvètes d'après les explications fournies par Divitiacus, César était parti précipitamment de Rome, dès qu'il avait su que ces Helvètes se mettaient réellement en marche : le danger était pressant ; il n'y avait pas un moment à perdre ; bien que cette invasion fût annoncée depuis si longtemps, César se laissait surprendre avec une seule légion dans la Narbonnaise, et les trois autres sous Aquilée à l'autre bout de la Cisalpine. Il envoya donc aussitôt aux légions d'Aquilée l'ordre d'accourir ; et en voyageant jour et nuit il arriva par une marche très rapide à Genève, où probablement il croyait trouver les hostilités déjà commencées. Au contraire, à son grand étonnement, du 5 au 8 avril[3] il reçut une ambassade des Helvètes, qui lui déclara qu'une partie du peuple voulait émigrer en Gaule[4] en emmenant hommes, femmes et enfants, et qui lui demanda la permission de traverser la province. Il n'y avait dans ces demandes ni provocation ni menace ; mais César, prévenu par les Éduens et voyant dans les Helvètes une horde impatiente de se lancer sur la Provence et sur la Gaule, y soupçonna une embûche. Il demanda donc quelques jours pour réfléchir, en donnant à entendre qu'il consentirait[5] ; et à peine les ambassadeurs furent-ils partis qu'il se mit, avec la légion qu'il avait avec lui et un certain nombre de recrues, à fortifier, entre le lac de Genève et le Jura, les points où le Rhône était facile à franchir[6]. Il fallait qu'il s'attendit à une attaque bien sérieuse, après le refus qu'il était décidé à opposer aux demandes des Helvètes, s'il prenait tant de précautions ! Mais cette fois aussi César se trompait. La réponse négative fut communiquée aux Helvètes le 13 avril, et l'attaque redoutée n'eut pas lieu. Les Helvètes ne firent aucune tentative pour envahir la province[7] ; ils demandèrent au contraire aux Séquanes de leur permettre de franchir la montagne au Pas de l'Écluse, ce qui leur fut accordé sans difficulté ; et aussitôt tous ensemble, hommes, femmes et enfants, 150.000 personnes environ[8], avec trois -mois de vivres et le peu de matériel de valeur qu'ils possédaient chargé sur des chars, prirent la route du Jura, sous la conduite d'un vieux chef, nominé Divicon.

Le premier danger que redoutaient les Romains, l'invasion de la province, disparaissait, et César manquait sa première occasion de faire une guerre. Toutefois l'autre danger subsistait, le danger dénoncé par les Éduens, celui d'un empire gaulois qu'auraient voulu fonder les Helvètes.

César, qui avait besoin d'accomplir tout de suite quelque brillant exploit, se décida à faire immédiatement la guerre à cet empire de l'avenir, en poursuivant les Helvètes en Gaule. Le prétexte, sinon le motif, était facile à trouver : il était certainement déjà en relation avec le gouvernement éduen, qui se considérait comme menacé par l'émigration des Helvètes ; et le sénat avait donné au gouverneur de la Narbonnaise l'ordre de défendre les Éduens. Il fallait cependant avoir d'abord les moyens de faire cette guerre. Quatre légions étaient insuffisantes. Laissant Labienus pour défendre le Rhône, César retourna vite dans la Gaule cisalpine ; et tandis qu'il attendait les trois légions qu'il avait déjà rappelées de leurs quartiers d'hiver d'Aquilée, il en recruta deux nouvelles ; puis, dès que les cinq légions furent prêtes, il passa le mont Genèvre, descendit à Grenoble, marcha rapidement au nord, sur la frontière de la Province. Dans le voisinage de l'endroit où plus tard s'éleva Lyon, il fut rejoint par Labienus avec la légion qu'il avait laissée à Genève ; et probablement vers le commencement de juin, avec six légions et les auxiliaires, c'est-à-dire environ 25.000 hommes[9], il passait la frontière de la Province et entrait dans le territoire gaulois longeant la rive gauche de la Saône[10]. Il arrivait au moment opportun. Lentement, pendant ces deux mois, les Helvètes avaient traversé le territoire des Séquanes, puis Ils étaient entrés dans celui des Éduens, arrivant jusqu'à la Saône pour la passer, probablement à Mâcon. Mais, soit qu'ils se fussent véritablement livrés au pillage, soit que le parti même des Helvètes eût créé, d'accord avec César, une agitation artificielle parmi les nations de la Gaule, dès que le proconsul eut passé la frontière, différents peuples gaulois lui envoyèrent des ambassadeurs et demandèrent du secours : les Allobroges habitant au delà du Rhône, les Ambarres, les Éduens et jusqu'aux Séquanes, qui cependant avaient permis aux Helvètes de passer sur leur territoire[11]. Le prétexte légal de la guerre ainsi trouvé, César s'autorisa du sénatus-consulte en faveur des Éduens pour demander à ceux-ci du blé et 4.000 cavaliers, et il se lança sans perdre un moment dans l'entreprise. Son plan était de surprendre les Helvètes, qui commençaient à passer la Saône, tandis qu'ils étaient occupés à cette opération lente et difficile. A grandes journées, en brûlant les étapes, César se dirigea sur Mâcon ; quand il fut auprès, il fit un dernier effort, et envoya en avant-garde, à marches forcées, trois légions. Mais il avait trop compté sur la lenteur des Helvètes. A l'arrivée des trois légions, il ne restait plus sur la rive gauche qu'une petite arrière-garde. L'anéantir fut chose facile ; mais comme ce succès n'avait aucune importance[12], César jeta en un jour toute son armée sur la rive opposée, et se mit à la poursuite des Helvètes, qui s'étaient dirigés au nord-ouest à travers les régions accidentées du Charolais[13].

César s'imaginait arrêter à son origine même un vaste et dangereux mouvement des populations celtiques, qui aurait pu prendre un jour les proportions de celui des Cimbres et des Teutons. Il tombait au contraire les yeux fermés dans un piège que lui avait habilement tendu le parti conservateur des Éduens, et commettait une des plus grandes erreurs de sa carrière politique. Les Helvètes n'avaient nullement l'intention de fonder un grand empire gaulois. C'était là une invention des Éduens, à laquelle les Romains et César, dans leur ignorance des choses de la Gaule, avaient ajouté foi trop naïvement. Le but de l'expédition était tout différent. César arrivait en Gaule à un moment critique, où toute la nation était préoccupée par un péril bien plus grand que l'émigration des Helvètes, le péril germanique, personnifié dans Arioviste. Divisée depuis des siècles en un grand nombre de républiques indépendantes, grandes et petites, dont les plus puissantes étaient sans cesse en guerre ; troublée en même temps, dans chaque république, par les luttes acharnées des partis qui très souvent venaient compliquer les luttes entre les États[14], la Gaule avait été, pendant les années qui avaient précédé l'arrivée de César, encore plus troublée et agitée que d'ordinaire par les complications terribles d'un de ces conflits à la fois intérieurs et nationaux, le grand conflit entre les Éduens et les Séquanes, qui se disputaient par des guerres continuelles la Saône et ses riches péages[15]. Quelques années auparavant, au cours d'une de ces guerres, les Arvernes et les Séquanes, vaincus par les Éduens, s'étaient adressés à Arioviste, roi des Suèves, et lui avaient demandé du secours en lui promettant en échange des territoires en Gaule : Arioviste avait passé le Rhin à la tête de ses Germains, avait aidé les Séquanes et les Arvernes à battre les Éduens ; mais les conséquences de cette victoire germanique au delà du Rhin avaient été beaucoup plus graves que ne le supposaient les Séquanes et les Arvernes. Une fois établi en Gaule, Arioviste ne s'était plus contenté des territoires qui lui avaient été attribués ; il avait fait venir de nombreux Suèves de son pays ; et avec l'appui d'une armée nombreuse et victorieuse, profitant de la division et de la faiblesse des États gaulois, il avait fini par acquérir en peu de temps dans toute la Gaule une suprématie que l'on n'avait pas tardé à trouver intolérable[16]. Une coalition des peuples gaulois avait tenté de délivrer le pays ; mais Arioviste l'avait vaincue[17] et, devenu encore plus puissant après cette victoire[18], il avait astreint les Éduens à lui payer un tribut[19] ; et opprimé les Séquanes eux-mêmes, ses anciens alliés, qui lui avaient ouvert les portes de la Gaule[20]. Depuis quatorze ans, la menace d'une suprématie germanique grandissait donc sur le Rhin ; et ce qui était plus grave, ce grand péril national avait surexcité, au lieu de les apaiser, les luttes entre les partis gaulois, entre le parti que l'on pourrait appeler aristocratique et conservateur et le parti populaire et ploutocratique. Depuis quelques générations la vieille noblesse gauloise s'endettait et s'appauvrissait, comme avait fait la noblesse romaine aux temps des Gracques ; et de cette gêne croissante de leur classe, un petit nombre de nobles plus adroits ou plus audacieux profitaient pour acquérir une grande puissance politique et pour amasser d'immenses fortunes. Les uns accaparaient les terres et les capitaux ; d'autres monopolisaient les impôts des gabelles et des péages et prêtaient de l'argent à tout le monde ; tous par le grand nombre de leurs débiteurs, de leurs clients, de leurs serviteurs, par les largesses qu'ils faisaient à la plèbe pauvre, tâchaient d'acquérir un pouvoir presque monarchique dans les anciennes républiques aristocratiques[21]. Dans toute la Gaule, ces démagogues millionnaires qui, exactement comme Crassus, Pompée et César à Rome, cherchaient, en s'appuyant sur les masses populaires, à constituer des gouvernements personnels, luttaient contre la noblesse conservatrice qui tâchait de conserver avec les institutions traditionnelles son ancien prestige ; et la lutte était si vive que les deux partis en étaient venus à diviser la Gaule même dans la grande question nationale du péril germanique. Les deux partis se rendaient compte que celui d'entre eux qui réussirait à rejeter au delà du Rhin Arioviste acquerrait un prestige suffisant pour s'assurer pendant longtemps le pouvoir ; mais naturellement, comme chacun voulait exploiter à son avantage cette question, ils ne pouvaient s'accorder sur la politique à suivre pour délivrer la Gaule. La noblesse conservatrice, surtout chez les Éduens, comptait sur l'appui de Rome pour chasser Arioviste, et depuis quelque temps intriguait à Rome, surtout par l'intermédiaire de Divitiacus, pour amener le sénat à intervenir[22]. Au contraire le parti populaire des ploutocrates, qui s'appuyait sur les masses et en représentait les passions, prétendait délivrer la Gaule avec les forces gauloises et sans l'intervention de l'étranger, disant que, si on appelait les Romains contre Arioviste, ceux-ci prendraient la place d'Arioviste et qu'on n'y gagnerait rien ; mais comme les États les plus importants et les plus civilisés de la Gaule étaient trop découragés et trop divisés, tandis que le parti adversaire intriguait à Rome, il se tournait vers les populations les plus barbares et les plus belliqueuses de la Gaule, espérant se servir d'elles pour repousser les Suèves[23]. L'émigration des Helvètes avait justement été imaginée dans ce but par les chefs de ce parti. On avait promis de donner, nous ne savons dans quelle partie de la Gaule, des territoires aux Helvètes qui se trouvaient trop à l'étroit dans leur pays, pour les avoir ensuite comme alliés dans la guerre contre les Suèves, que les Helvètes avaient déjà battus à plusieurs reprises. Aussi, comme chaque parti préférait au succès du parti adverse la prolongation d'un état de choses que tout le monde jugeait déplorable, la puissance d'Arioviste se consolidait, tandis que les partis disputaient sur le meilleur moyen de la renverser. Le parti romanophile avait remporté un grand succès quand il avait réussi à faire voter par le sénat romain le fameux sénatus-consulte en faveur des Éduens ; mais au bout de deux ans il n'était pas encore parvenu à le faire exécuter, et il était accusé par le parti national de trahir les intérêts de la Gaule. Le parti national à son tour avait réussi à décider les Helvètes à prendre les armes contre Arioviste ; mais pendant trois ans l'émigration avait été empêchée de se mettre en marche par différentes difficultés, auxquelles probablement n'étaient pas étrangères les intrigues du parti romanophile. Celui-ci avait en même temps inventé à Rome le danger helvétique. En somme, ni l'un ni l'autre n'était assez fort pour s'imposer à toute la Gaule et l'entraîner à sa suite dans une guerre de libération ; un désordre épouvantable régnait dans toute la Gaule, et la gravité de ces luttes qui divisaient non seulement les peuples et les classes, mais jusqu'aux familles, est prouvée par ce fait que le chef du parti national, l'Éduen Dumnorix, était frère de Divitiacus, le chef du parti romanophile.

Cependant, après de grands efforts et au bout de trois années de travail, le parti national était arrivé à faire sortir les Helvètes de leurs montagnes. Au commencement de l'an 58, quand l'émigration helvétique, prélude de la guerre contre Arioviste, avait commencé, le parti national avait paru un instant devenir le maitre de la situation ; et la joie avait été grande dans toute la Gaule. Mais cette joie avait été de courte durée. Exploitant adroitement l'ignorance et l'esprit aventureux du nouveau proconsul, le parti romanophile avait lancé César contre les Helvètes, et changé par là, d'un coup, la situation à son avantage. Le parti national se trouvait maintenant dans le plus grand embarras, n'osant s'opposer à Rome, et ne pouvant pas non plus abandonner les Helvètes. Bien que furieux contre César, les chefs du parti national comprirent bien vite que pour le moment il fallait ruser, cacher leur mécontentement, gagner du temps et profiter de l'ignorance de César et de la force que leur donnait leur popularité, pour s'insinuer entre le parti adverse et César, et venir indirectement en aide aux Helvètes. En effet, ils protestèrent tous de leur amitié pour Rome ; et Dumnorix lui-même vint au camp romain et consentit à payer le corps de cavalerie que les Éduens devaient fournir, à la condition d'en avoir le commandement, et avec l'intention de profiter de cette situation pour rendre les plus grands services à ses amis les Helvètes. Sa popularité était si grande que le parti romanophile n'osa pas avertir César de ce qu'était ce singulier commandant de cavalerie. C'est ainsi que César s'enfonça à la poursuite des Helvètes dans un vaste pays dont il ne connaissait ni les hommes ni les partis, sans soupçonner que par cette guerre il allait se rendre dès le début suspect et odieux aux masses gauloises à qui il enlevait brutalement un espoir très ancien, et sans même se douter qu'une partie de sa suite, composée d'Éduens, ne venait avec lui que pour le trahir. Et la guerre, commencée avec tant d'imprudence, prit aussitôt une tournure singulière. Les Helvètes, qui avaient hâte d'accomplir leur émigration dans les meilleures conditions, ne voulaient pas se brouiller avec Rome, et dès qu'ils surent que le général romain avait passé la Saône, ils lui envoyèrent une ambassade à la tête de laquelle était Divicon en personne, pour lui faire les déclarations les plus rassurantes et les offres les plus raisonnables. Divicon affirma que les Helvètes, malgré l'attaque injuste qu'ils avaient subie sur les bords de la Saône, ne voulaient pas la guerre ; et il déclara qu'ils étaient prêts à émigrer sur les terres que César leur indiquerait. Mais pour César, qui était encore la dupe des intrigants éduens, ces déclarations étaient trop rassurantes, et, au lieu de le tranquilliser, elles augmentaient ses soupçons. Pouvait-on considérer comme sincères ces propositions faites par les Helvètes ? Ne pouvait-on craindre qu'ils eussent l'intention de fonder un grand empire gaulois ? Il répondit donc en leur reprochant les guerres qu'ils avaient faites autrefois contre Rome, en déclarant qu'il ne se fiait pas à eux, et en demandant, pour consentir à la paix, des otages. Divicon répondit que les Helvètes avaient l'habitude de recevoir et non de donner des otages, et il rompit les négociations[24]. La guerre entre Rome et les Helvètes était désormais officiellement déclarée. Mais, cette fois encore, les hostilités ne commencèrent pas immédiatement, comme on aurait pu croire. Les Helvètes, toujours désireux d'éviter la guerre, continuèrent leur chemin, prêts à se défendre, mais sans prendre eux-mêmes l'offensive ; César, qui savait combien serait dangereux un insuccès, se mit à suivre l'armée des Helvètes à cinq ou six milles de distance sans jamais se décider à attaquer, mais guettant une bonne occasion[25], que les Helvètes ne lui donnèrent pas. Pendant quinze jours les deux armées se suivirent à peu de distance, et il n'y eut entre elles que de légères escarmouches de cavalerie, dans lesquelles les cavaliers de Dumnorix se laissaient battre facilement[26]. Cependant les Helvètes s'étaient dirigés au nord vers la Côte-d'Or, et César qui les poursuivait avait dû s'éloigner de la Saône, au moyen de laquelle il s'était approvisionné jusque-là Bientôt les provisions portées de Mâcon sur les bêtes de somme commencèrent à s'épuiser ; les vivres promis par les Éduens n'arrivaient pas, et les nobles éduens étaient de plus en plus embarrassés pour expliquer les retards. César eut d'abord des soupçons, puis il se fâcha, et à la fin fit une enquête. Alors, tirant de l'un une information, de l'autre un aveu, il commença à s'apercevoir du piège où il avait donné à l'aveuglette, et à démêler un peu les intrigues politiques si compliquées de la Gaule. Il apprit que si chez les Éduens le parti aristocratique, avec Divitiacus à la tète, était favorable aux Romains, le parti démocratique leur était opposé, et que son chef Dumnorix n'avait consenti à payer et à commander la cavalerie que pour venir en aide aux Helvètes. C'était lui en réalité qui en imposait par ses richesses et sa popularité au sénat des Éduens et qui, pour ruiner l'expédition de César, empêchait le blé d'arriver à destination. La situation se révélait tout à coup d'une gravité exceptionnelle. César n'osa pas châtier Dumnorix, dans la crainte d'irriter trop les Éduens ; mais il comprit qu'en poursuivant ainsi les Helvètes sans combattre, il décourageait ses soldats et faisait le jeu des traîtres. Une brillante victoire pourrait seule changer les choses. Justement, ce jour même, des explorateurs vinrent l'avertir que les Helvètes étaient campés à environ douze kilomètres de distance, au pied d'une montagne dont ils avaient négligé d'occuper la cime, et sur laquelle on pouvait monter par un chemin différent de celui qu'ils avaient suivi. C'était là l'occasion si longtemps attendue. César imagina d'envoyer Labienus d'avance, avec deux légions, occuper dans la nuit la montagne, de se mettre en marche un peu plus tard avec le reste de son armée, et en suivant la même route que les Helvètes d'arriver à l'aube à leur camp et de les attaquer encore endormis, tandis que Labienus fondrait sur eux du haut de la montagne. Le plan était ingénieux, et il fut exécuté avec soin. Labienus partit à temps ; César envoya d'abord un détachement d'éclaireurs commandés par un vieux soldat, un certain Publius Considius ; puis à l'heure fixée, dans la nuit, il se mit en marche avec les légions. Mais il devait être bien inquiet et agité pendant cette marche nocturne, tandis qu'il se préparait à tenter son premier stratagème, dans des conditions aussi critiques, avec les vivres presque épuisés, avec tant de traitres tolérés par nécessité dans son camp, avec des légions qui avaient perdu courage. En effet un instant de désarroi suffit pour faire manquer un coup si bien préparé. A l'aube, César, après une pénible marche nocturne, était déjà arrivé en vue du camp des Helvètes quand Considius arriva au galop l'avertir que la montagne était occupée non par Labié-nus, mais par les Helvètes. Que s'était-il donc. passé ? Labienus avait-il été anéanti ? César épouvanté revint avec précipitation sur ses pas, et trouvant une colline dans une position favorable il y disposa les légions en ordre de bataille, dans l'attente d'une attaque. Ce ne fut que quelque temps après, le soleil étant déjà haut dans le ciel, et tout étant calme alentour, qu'il envoya des explorateurs. Il sut bientôt que Considius s'était trompé, que Labienus avait occupé la montagne et attendu en vain là-haut l'arrivée et l'attaque de César. Pendant ce temps, les Helvètes étaient partis tranquillement[27].

La situation devenait critique. L'armée n'avait plus de vivres que pour deux jours. Mais en avançant ainsi les deux armées étaient arrivées à la hauteur de Bibracte (mont Beauvray, près d'Autun), la riche capitale des Éduens, qui se trouvait à environ vingt-huit kilomètres à l'occident. César, contraint par la nécessité, résolut de se replier sur Bibracte pour s'y ravitailler. Il allait prendre les dispositions nécessaires quand soudain les Helvètes se jetèrent sur les légions et livrèrent bataille, à l'endroit où s'élève maintenant le village d'Ivry[28]. Divicon, ayant appris que le hasard seul avait sauvé les Helvètes d'une surprise désastreuse, ne voulait plus sans doute avoir les Romains à ses trousses, et pour les rejeter en arrière il avait décidé de leur livrer bataille[29]. Peut-être aussi ne pouvait-il plus contenir l'ardeur de ses soldats. Quoi qu'il en soit, César eut à peine le temps, en faisant arrêter un peu l'ennemi par sa cavalerie, de disposer sur trois files, à mi-côte d'une colline à droite de la route, les quatre légions de vétérans, et plus haut les deux légions nouvelles et les auxiliaires, avec l'ordre de garder les bagages et de préparer le campement ; et déjà les phalanges des Helvètes arrivaient, attaquant les légions de front. La bataille commença. Mais bientôt, après un court engagement, les Helvètes reculèrent, tournèrent le dos, prirent la fuite. Divicon, qui était un tacticien habile et rusé, formé par la pratique des guerres continuelles, comme un chef de Boërs, tendait un piège à l'érudit général romain, qui avait étudié les manuels grecs d'art militaire, mais qui manquait d'expérience. L'attaque sur le front et la retraite n'étaient qu'une feinte pour attirer les Romains au bas de la colline et les écraser[30]. César, qui à cette première bataille ne pouvait avoir tout son sang-froid, tomba dans le piège ; il crut que l'attaque faite sur le front de son armée était sérieuse, et quand les Helvètes commencèrent à se retirer, il ordonna à ses soldats de descendre de la colline et de poursuivre l'ennemi. A peine furent-ils descendus, que Divicon lança une colonne de 15.000 Boïens et Tulingiens sur le flanc droit des Romains ; les phalanges qui avaient fait mine de se retirer firent demi-tour et revinrent à l'attaque ; les Romains furent attaqués de front, pressés sur le flanc, et menacés par derrière, avec une telle rapidité que César ne put envoyer aux légions restées sur le haut de la colline l'ordre de marcher aussitôt au secours. Que se passa-t-il alors dans la mêlée terrible ? Il est difficile de s'en rendre compte par le récit confus et contradictoire de César[31], qui parait vouloir cacher quelque chose, au moins si l'on ne veut pas admettre qu'un écrivain d'ordinaire si clair et précis ait été confus dans le récit de son premier grand fait d'armes par pure négligence.

Il est probable que les deux légions nouvelles, épouvantées, regardèrent d'en haut la mêlée, sans oser accourir au secours, n'ayant pas reçu d'ordre ; que César réussit à conduire ses soldats hors du défilé, dans quelque position forte où ils purent résister au choc, mais en perdant beaucoup d'hommes ; et que les Helvètes, croyant avoir porté un coup assez fort, se retirèrent. La confusion du récit ne serait alors qu'un artifice pour cacher le résultat peu brillant de la bataille. En effet, César dut laisser l'ennemi lever le camp pendant la nuit et continuer tranquillement sa route vers Langres, sans laisser de prisonniers entre ses mains ; tandis que, à cause du grand nombre des morts et des blessés, à cause de la fatigue et aussi sans doute de l'impression que la terrible mêlée avait causée à ses soldats, il fut obligé de rester trois jours sur le champ de bataille[32]. Les Helvètes avaient donc pleinement réussi dans leur dessein. Mais César ne pouvait rester sur cet insuccès, et il se disposait à poursuivre de nouveau l'ennemi pour prendre sa revanche à n'importe quel prix, quand heureusement les Helvètes demandèrent la paix. Fatigués de la longue marche et effrayés peut-être par leur victoire, ils redoutèrent sans doute que Rome leur fît payer cher ce succès, et ils résolurent de faire la paix avec César en se déclarant prêts à retourner dans leur ancien territoire. César, heureux de cette proposition qui le tirait sans risque et sans honte d'une guerre dangereuse, fit cette fois des conditions très larges. Non seulement il fit donner aux Helvètes par les Allobroges de grandes provisions de blé pour remettre les terres en culture et vivre jusqu'à l'année suivante, mais comme les Boïens ne voulaient plus à aucun prix revenir dans leur pays, il leur fit céder des terres par les Éduens dans leur propre territoire. Ainsi César put s'accorder avec les Helvètes aux dépens des Gaulois[33], et embellir le rapport qu'il fit au sénat, au point de donner pour une victoire le résultat incertain de la guerre[34]. Les Helvètes rentrèrent chez eux, sauf une petite bande d'obstinés qui voulurent continuer l'émigration et se dirigèrent sur le Rhin ; mais ils furent sans peine anéantis par les Gaulois le long du chemin.

Si les Helvètes avaient eu moins peur, non pas de César, mais de Rome ; si, le jour qui suivit la bataille, ils avaient attaqué l'armée romaine fatiguée et découragée, ils auraient pu sauver pour toujours la Gaule de la domination romaine. Divicon avait eu en son pouvoir pendant vingt-quatre heures les destinées de l'Europe ; mais, satisfait d'avoir arrêté un instant César, le barbare ignorant avait poursuivi son chemin. César s'était donc assez bien tiré du danger où il s'était aventuré un peu à la légère. Malheureusement ce succès négatif ne pouvait lui suffire, car il avait besoin de relever par quelque victoire éclatante son prestige en Italie, où les affaires de son parti commençaient à se gâter. Tandis qu'il combattait contre les Helvètes, les premiers effets de sa révolution démocratique commençaient à se faire jour ; mais ils étaient très différents des prévisions faites par tout le monde, par César aussi bien que par ses adversaires. Il s'était trompé en croyant que, lui parti, Pompée et Crassus pourraient gouverner la République en s'imposant sans difficulté, grâce à l'indifférence du grand public, aux conservateurs qui n'avaient plus de chefs, au sénat désormais paralysé et aux comices enrégimentés par Clodius. L'indifférence habituelle des hautes classes, que ni les crises intérieures, ni les guerres, ni les grands problèmes politiques ne pouvaient ordinairement faire sortir de leur apathie, avait été secouée à la fin, après son départ, par l'injustice faite à un seul homme, par l'exil de Cicéron. Le fait était bizarre. Dans le grand désordre de cette époque agitée, il se commettait chaque jour des iniquités non moins graves que celle-là, auxquelles personne ne faisait attention ; et Clodius avait compté beaucoup sur cette indifférence morale pour le succès de sa persécution contre le grand écrivain. Mais cette fois, au contraire, au grand étonnement de tout le monde, le premier étonnement passé, le public s'était révolté en voyant Cicéron quitter l'Italie, sa maison du Palatin brûlée, ses villas dévastées, son exil décrété sans procès par un privilegium ou loi personnelle, c'est-à-dire par une majorité des comices qui s'attribuait les fonctions des tribunaux, et sans respecter aucun principe juridique privait un grand citoyen de sa patrie et de ses biens, pour un crime qu'il n'avait pas commis. C'était là une injustice monstrueuse ; Rome serait à jamais déshonorée, si elle ne savait pas la réparer. L'indignation, surtout dans les hautes classes, était très vive ; et il serait intéressant de savoir pourquoi, parmi tant d'injustices tolérées avec un si froid cynisme, celle-là avait ému à ce point tout le monde. Était-ce parce que la victime était un homme illustre, aimé et admiré ? Était-ce parce que son persécuteur était un homme détesté par les gens riches ? Était-ce parce que le public déchaîna en cette occasion toute l'irritation sourdement accumulée par tant d'autres injustices, qu'il avait eu la faiblesse ou la lâcheté de tolérer ? Les grands phénomènes de psychologie collective sont encore mystérieux et obscurs. Quoi qu'il en soit, tandis que Cicéron s'éloignait dans son douloureux voyage d'exilé, on le regardait et on l'admirait de plus en plus, en Italie, dans le monde de la noblesse sénatoriale et des chevaliers. Une première démonstration en sa faveur, aussi solennelle que silencieuse, avait eu lieu quand Clodius avait mis en vente les biens de l'exilé. Personne ne s'était présenté pour les acheter[35]. Puis les démonstrations de toute espèce s'étaient suivies ; chaque occasion était bonne pour témoigner de l'admiration pour l'exilé ; beaucoup de riches citoyens mettaient même à sa disposition leur patrimoine, pour ce dont il pourrait avoir besoin, lui ainsi que sa famille, qui se trouvait désormais à demi ruinée et réduite à vivre sur la dot de Térentia [36]. Malheureusement tandis que Cicéron grandissait dans l'admiration des classes riches, son persécuteur, cet étrange aventurier de grande famille, ce jeune homme violent, exalté, sans peur et sans scrupules, toujours prêt, par tempérament et par habitude, à s'imposer à la lâcheté universelle, non pas par son intelligence qui n'était pas sublime, mais par son audace, savait profiter de la situation singulière dans laquelle il se trouvait vis-à-vis du sénat et du parti conservateur sans chefs et sans courage. Inviolable comme tribun, très populaire par sa loi sur les blés, arbitre par l'intermédiaire de Sextus des distributions gratuites du blé, chef des bandes électorales qui étaient maîtresses dans les comices, très lié avec les deux consuls à qui il avait fait obtenir un gouvernement quinquennal, Clodius s'était mis à appliquer et même à exagérer pour son propre compte la méthode de César, surtout en exploitant la politique extérieure pour se faire de l'argent. Il avait débuté par un coup d'une audace singulière, en faisant s'évader ce fils de Tigrane que Pompée avait mis dans la maison d'un sénateur pour y vivre comme en prison. L'Arménien l'avait bien payé ; mais l'affront à Pompée était grave, et tout le monde s'était demandé ce qu'allait faire le conquérant de la Syrie ; certaines gens avaient déjà commencé à espérer que les chefs du parti démocratique allaient se brouiller entre eux[37]. Mais Pompée, qui voulait la paix, ne s'était point fâché ; et le tribun avait continué sa politique avec plus d'audace encore, en vendant des royaumes, des privilèges et des sacerdoces dans toutes les parties de l'Empire[38], et il devenait le maitre de Rome. Quelle impression pouvaient faire sur un homme aussi puissant et aussi audacieux les manifestations platoniques de l'opinion publique ? Un homme tel que Clodius ne s'intimiderait pas si les classes riches réussissaient à entraîner dans l'agitation la classe moyenne et une partie, la moins corrompue, de la plèbe ; si les sociétés de publicains, si le collegium des scribes ou des employés libres de la république, si un grand nombre de municipes et de colonies de l'Italie, et même certaines sociétés ouvrières, votaient des décrets, nous dirions aujourd'hui des ordres du jour, en faveur de Cicéron[39]. Clodius ne lâcherait sa proie qu'après une lutte politique acharnée. Les amis de Cicéron l'avaient si bien compris qu'ils s'étaient mis à courtiser le sénat et Pompée, le plus conservateur et le plus impressionnable des trois chefs du parti démocratique. On ne pouvait compter sur Crassus, qui n'avait cessé d'être l'ennemi de Cicéron depuis les révélations de la conjuration de Catilina. Ainsi peu à peu l'injustice faite à un seul homme avait déchaîné une formidable crise politique, qui bouleversait tout l'État. Comme personne ne s'était rendu acquéreur du terrain sur lequel se dressait la maison de Cicéron, Clodius l'avait fait acheter par un homme de paille et, pour que la restitution en fût plus difficile, il projetait d'y faire construire un portique et un petit temple de la Liberté[40]. De leur côté les amis de Cicéron avaient, le premier juin, fait proposer au sénat un projet de rappel ; et comme Clodius avait fait mettre le veto par un tribun[41], ils s'en étaient vengés en faisant de grandes démonstrations à son frère Quintus qui revenait d'Asie. Ils avaient aussi poussé le sénat à décider qu'on ne traiterait plus aucune affaire avant qu'on ne lui permit de s'occuper de Cicéron[42], et ils se disposaient à tout faire aux élections pour qu'un grand nombre de partisans de l'exilé fussent élus.

Pendant ce temps l'homme qui était l'objet d'une lutte si ardente en Italie se morfondait et maigrissait[43] à Thessalonique. Tout le rebutait ; il n'avait plus de goût à rien, pas même au travail, pas même à ce qu'il aimait d'ordinaire par-dessus tout, les livres et les voyages ; il ne voulait plus voir personne, ni amis, ni parents ; il passait tout son temps à construire et à détruire des espoirs de retour, à accabler ses amis de lettres, tantôt se plaignant d'eux tous et se désolant, tantôt les suppliant d'agir et reprenant confiance, mais pour retomber dans le désespoir et se tranquilliser bientôt de nouveau[44]. Les temps étaient changés ; et le rôle d'un Rutilius Rufus ne lui convenait point. Cependant les conservateurs faisaient de leur mieux pour exploiter la question de son rappel comme s'il était un nouveau Rutilius Rufus et la noble victime, non pas des haines personnelles qui s'étaient couvertes de prétextes politiques, mais de la violence de tout le parti populaire, espérant ainsi prendre la revanche des défaites qu'ils avaient essuyées l'année précédente. Non seulement Varron et les autres amis de Cicéron tachaient d'amener Pompée à proposer le rappel ; mais on cherchait aussi, profitant de cette crise politique, à le faire divorcer d'avec Julie et à lui faire abandonner le parti de César[45]. En somme la situation politique de l'Italie, vers la moitié de l'an 58, était telle que César devait en être vraiment préoccupé. Malheureusement, tout de suite après la guerre helvétique, les affaires de la Gaule aussi s'étaient compliquées d'une manière inattendue.

Après la conclusion de la paix César avait pu croire un moment que la petite guerre contre les Helvètes aurait des conséquence très grandes et très favorables aux intérêts romains. Il avait vu se réunir autour de lui, sous sa présidence et sans qu'il eût l'idée de la convoquer, l'assemblée générale de la Gaule, le concilium totius Galliæ, presque tous les peuples, de leur initiative, lui ayant envoyé des députations ; et ces députations n'étaient pas venues porter seulement des félicitations, elles étaient venues aussi se plaindre d'Arioviste et implorer l'appui de César contre le roi germain. Le fait était significatif. Ce n'est plus, comme pour la guerre contre les Helvètes, un parti politique d'un seul peuple ; c'était toute la Gaule, sans distinction de partis et de nations, qui maintenant se déclarait prête à se mettre dans la clientèle de Rome, en s'adressant à elle pour être aidée à résoudre la question si importante de sa politique nationale ! On ne pouvait plus en douter ; cette assemblée gauloise en était la preuve : la guerre helvétique avait grandi en un mois le prestige de Rome parmi les Gaulois plus que n'avaient fait les négociations et les délibérations du sénat pendant tant d'années. Mais César ne tarda pas à s'apercevoir que la situation n'était pas aussi favorable qu'elle semblait l'être. C'est un moment solennel et décisif dans l'histoire de la Gaule et dans l'histoire du monde que celui où se réunit ce grand conseil gaulois sous la présidence du représentant de Rome. Ce fut alors en effet, très probablement, que César envisagea pour la première fois, dans son ensemble, la situation politique de la Gaule ; et qu'il se rendit compte en même temps du but véritable que poursuivaient les Helvètes avec leur mouvement, et de ce fait essentiel dont l'importance lui avait échappé jusqu'alors, à savoir que le véritable adversaire de l'influence romaine en Gaule n'était pas le peuple des Helvètes avec son vieux chef Divicon, mais Arioviste. Il était évident que le proconsul de Rome ne pourrait acquérir en Gaule cette suprématie qui lui permettrait de tirer sous différents prétextes beaucoup d'argent des libres républiques celtiques, s'il ne débarrassait la Gaule de ce concurrent, venu de Germanie, qui y jouait déjà le rôle ambitionné par lui. Mais à mesure qu'il comprenait mieux la situation politique de la Gaule, César devait reconnaître l'immense gravité de l'erreur commise en attaquant les Helvètes, ce peuple vaillant qui lui aussi avait voulu combattre Arioviste. Par cette guerre malheureuse il s'était privé d'un allié qui aurait pu lui être très utile dans une lutte contre la suprématie germanique ; il avait rendu un service considérable au roi germain, c'est-à-dire à son rival ; il s'était aliéné le puissant parti national et les masses populaires de la Gaule, qui étaient furieuses contre lui et contre le parti romanophile ; il avait enfin compromis le prestige de Rome en Gaule et le sort de cette guerre contre Arioviste, qui était inévitable, si César voulait faire entrer les républiques celtiques dans le rayon de l'influence romaine.

Ce n'était pas par admiration pour Rome, en effet, que toute la Gaule avait envoyé à César des ambassadeurs demander son appui contre le roi germain. Cette démarche était l'effort désespéré du parti romanophile et conservateur pour maîtriser à son profit la situation créée par la guerre contre les Helvètes. L'insuccès des Helvètes, qui avait été la conséquence des intrigues des Éduens auprès de César, avait excité la haine du peuple gaulois contre tout ce parti, au point que celui-ci avait compris qu'il ne lui restait qu'un moyen de salut : c'était d'amener tout de suite César à renverser la domination d'Arioviste. Si César s'arrêtait après la conclusion de la paix, le peuple aurait ajouté foi aux meneurs du parti national qui accusaient les Éduens et tout le parti aristocratique d'avoir trahi la cause gauloise et rivé au bras de la Gaule les chaînes de la domination germanique, en arrêtant les Helvètes ; si César, au contraire, rejetait au delà du Rhin les Suèves, ce parti pourrait affirmer avoir servi la cause nationale mieux que le parti adverse et trouverait dans le proconsul victorieux un appui solide de son pouvoir. Il fallait donc décider César à faire cette guerre, et sans perdre de temps ! César ne tarda pas à s'apercevoir que les sollicitations empressées et respectueuses des représentants gaulois avaient tout l'air de véritables sommations. Il s'était déjà aliéné par la guerre helvétique le puissant parti national et les masses populaires ; maintenant, s'il ne détruisait pas Arioviste, le parti romanophile lui-même se tournerait contre lui ; et il se trouverait avec sa petite armée comme perdu au milieu de la Gaule, détesté de toute la nation, sans l'appui d'aucun parti. Comment aurait-il pu se maintenir longtemps en Gaule, dans de pareilles conditions ? La guerre contre Arioviste pouvait seule lui donner en Gaule le prestige qu'il avait espéré de la guerre contre les Helvètes. Malheureusement cette guerre n'était pas de celles que l'on pouvait improviser en quelques semaines, sans grand danger Il s'agissait d'attaquer dans un pays éloigné, sans une bonne base d'opérations et avec une petite armée de six légions, un ennemi exalté par de grandes victoires et qu'on disait très nombreux ; César ne pouvait compter sur l'appui loyal de la nation gauloise, dont dépendaient les approvisionnements ; il laisserait même en Gaule tout un parti, le parti national, qui souhaitait voir échouer César. Ce qui s'était passé dans la guerre contre les Helvètes montrait combien la difficulté était grande. Enfin — et la chose aurait surtout été dangereuse dans le cas d'un revers — il y avait aussi un empêchement d'ordre juridique : Arioviste avait été déclaré l'année précédente ami et allié du peuple romain, et on ne pouvait décemment alléguer aucun prétexte de guerre.

César ne s'était jamais trouvé à pareille épreuve. Il s'agissait pour lui de risquer tout ce qu'il avait acquis par tant de luttes et tout ce qu'il espérait de l'avenir, sur le succès incertain de cette guerre si difficile ; car, s'il était vaincu, il ne pourrait pas se maintenir longtemps en Gaule et sa situation à Rome serait irrémédiablement perdue. Mais avec la lucidité d'intuition et la résolution rapide qui lui étaient propres, César comprit qu'il n'était pas possible d'éviter cette épreuve ; et il résolut de marcher au-devant du danger, improvisant du mieux qu'il put cette seconde guerre. Il commença par en faire naître le prétexte en invitant Arioviste à venir lui faire visite, parce qu'il avait à lui parler[46]. L'invitation était insolente, et le barbare répondit naturellement que si César avait besoin de lui, il n'avait qu'à venir lui-même le trouver pour lui dire ce qu'il voulait. César, sans y aller, lui demanda alors de faire différentes concessions en faveur des Éduens et des Séquanes. Arioviste, que la première invitation avait déjà irrité, refusa, et César déclara alors qu'il était autorisé à lui faire la guerre, par le fameux décret en faveur des Éduens. Averti cependant par la guerre précédente, César ne voulut pas courir le risque de manquer de vivres en route, ou d'être trahi. Il occupa Besançon, la ville la plus grande et la plus riche des Séquanes ; il organisa un service de ravitaillement auquel devaient pourvoir les Éduens et les Séquanes ; il substitua à Dumnorix un commandant de cavalerie plus sûr, Publius Crassus, fils de Marcus. Mais quand tout semblait prêt, il surgit une nouvelle difficulté. Les soldats, déjà impressionnés par la sanglante bataille livrée aux Helvètes et par les dangers courus pendant la guerre précédente, avaient été effrayés par les récits que faisaient sur les Germains et la Germanie les habitants et les marchands de Besançon, et au dernier moment ils refusèrent de marcher. Comment, disaient-ils, étant si peu nombreux, attaquer un ennemi aussi terrible ? Comment nourrir l'armée dans les immenses forêts et les déserts sauvages de ce pays sans routes ? La peur réveillait même chez eux des scrupules : cette guerre contre un roi que le sénat avait déclaré ami et allié n'était pas juste, et les dieux ne permettraient pas qu'elle eût une issue heureuse[47]. César dut réunir ses officiers et ses soldats, réfuter leurs raisonnements, les admonester et piquer leur amour-propre en déclarant que si les autres n'en avaient pas le courage, il partirait seul avec la dixième légion. Celle-là du moins n'avait pas peur ! Le jour suivant l'armée repartait vers la vallée du Rhin ; et après une marche de sept jours elle arrivait dans la vallée de la Thur, et peu de temps après en vue de l'armée d'Arioviste. César, qui savait qu'Arioviste attendait des renforts, lui offrit aussitôt la bataille ; mais Arioviste la refusa pendant plusieurs jours, disant à ses soldats, pour les faire patienter, que les devineresses défendaient de combattre avant la lune nouvelle[48] ; et il se contenta pendant ce temps de menacer les communications de César avec les Éduens et les Séquanes, et d'occuper ses soldats à des escarmouches de cavalerie, à des surprises et à des sorties, sans jamais s'engager à fond. Un jour cependant, semble-t-il, une de ces surprises réussit par trop bien, et il s'en fallut de peu, sans doute par suite d'une erreur de César, qu'elle n'aboutit à la prise d'un des deux camps entre lesquels César avait dû partager son armée, afin de pourvoir plus facilement aux approvisionnements[49]. Que se passa-t-il alors ? Arioviste prit peut-être trop de confiance dans ses forces, ou bien il ne réussit pas à retenir plus longtemps ses soldats, fatigués de la longue attente ? Ce qui est certain, c'est que le lendemain, quand César rangea ses troupes hors du campement, Arioviste accepta la bataille. L'aile droite de l'armée romaine brisa la ligne de front de l'ennemi ; mais l'aile gauche ne put soutenir le choc, et elle commençait déjà à plier, sans que César, qui était sur la droite, s'en fût aperçu. Par bonheur, Publius Crassus, qui était à l'écart avec la cavalerie, comprit le danger et donna l'ordre à la troisième ligne de réserve de se porter au secours. L'expérience de la guerre contre les Helvètes avait été profitable. Les Romains gagnèrent ainsi la bataille ; Arioviste s'enfuit précipitamment au delà du Rhin, renonçant à tous ses projets sur la Gaule ; la domination germanique en Gaule était détruite.

C'est cette victoire sur Arioviste, et non celle sur les Helvètes, qui doit être considérée comme le premier succès politique et militaire de César, succès important, car par cette bataille il avait donné à Rome, au moins pour quelque temps, cette sorte de suprématie que nous appellerions aujourd'hui protectorat, et qu'Arioviste avait exercée jusque-là sur les républiques divisées de la Gaule. Cette suprématie n'était pas encore comparable aux grandes conquêtes asiatiques de Lucullus et de Pompée ; mais elle pouvait devenir entre les mains de César un instrument utile de domination et d'influence, soit pour se procurer de l'argent, soit pour agir sur la politique italienne. Mais pour le moment César n'eut pas le temps de s'occuper de la Gaule, ni de la façon de tirer parti de sa victoire : il se contenta d'envoyer ses légions hiverner sous le commandement de Labienus sur le territoire des Séquanes, et il revint aussitôt dans la Gaule cisalpine. Les choses allaient trop mal à Rome. On ne soupçonnait point en Italie l'importance des événements qui se passaient en Gaule, et par suite personne ne s'y intéressait, tout le monde ne s'occupant plus que de Cicéron, et avec une ardeur de plus en plus vive à mesure que la lutte entre ses amis et Clodius devenait plus violente. Le parti de Cicéron avait obtenu un brillant succès aux élections : les deux consuls Publius Cornélius Lentulus et Quintus Cæcilius Metellus étaient tous les deux favorables à Cicéron, ainsi que sept préteurs sur huit, et huit tribuns sur dix[50]. Le public, très satisfait, avait espéré que ce résultat hâterait le rappel désiré, d'autant plus que Pompée s'était engagé à porter après les élections la question devant le sénat[51]. Mais Clodius n'était pas homme à se décourager aussi facilement, et sachant combien il était facile d'épouvanter Pompée, le sénat et tout le monde politique, il avait commencé par attaquer Pompée dans de violents discours ; puis, à la tète de ses bandes, il s'était mis à troubler toutes les réunions des partisans de Cicéron ; et il avait fini par afficher à la porte du sénat le début de sa loi contre Cicéron, qui défendait au sénat de s'occuper dorénavant de cette affaire[52]. Pompée, effrayé, ne pouvant recourir à Crassus, qui ne voulait rien faire, avait songé à demander à César son appui ; mais Clodius, de plus en plus audacieux, l'avait menacé de brûler sa maison et de le tuer[53] ; et, profitant de l'inertie des deux consuls, avait terrorisé Rome tout entière à la tête de ses bandes. Le public pouvait protester tant qu'il voudrait contre l'exil de Cicéron : le monde politique avait trop peur du terrible tribun, et pour un moment Clodius réussit à le tenir en échec. Pompée finit par s'enfermer chez lui et ne plus sortir[54] ; au sénat personne n'osa plus faire la moindre proposition ; à la fin seulement un ami de Cicéron se risqua à en faire une, mais très timide. Pour éluder la difficulté qui résultait de la défense affichée par Clodius aux portes du sénat, Sextus avait cherché à faire comprendre le cas de Cicéron dans une formule plus générale où il n'était pas nommé[55], mais on n'en fit rien. Clodius, profitant du découragement de ses adversaires, inaugura sur l'emplacement de la maison de Cicéron le petit temple de la Liberté, en y mettant comme statue de la déesse, du moins à ce que raconte Cicéron, la statue d'une courtisane de Tanagra[56], et, pour gagner à sa cause la faveur populaire, se mit à prodiguer le blé au peuple ; il en achetait partout en Italie, et il engloutit dans ces achats l'argent apporté par Pompée qui aurait dû servir à mettre à exécution la loi agraire de César[57]. Toutes ces provocations finirent cependant par exaspérer Pompée qui, voulant montrer à Rome que c'était lui et non Clodius qui était le maitre de la république, se décida à envoyer Sextus auprès de César pour lui demander son consentement au rappel de Cicéron[58] ; il détacha de Clodius le consul Gabinius et l'amena à former une bande de partisans pour batailler contre les bandes de Clodius[59] ; il amena aussi huit tribuns du peuple à proposer, le 29 octobre, une loi de rappel en faveur de Cicéron[60]. Pour complaire à Pompée, les tribuns consentirent ; mais en même temps, pour ne pas se brouiller avec leur terrible collègue, ils insérèrent dans la loi une clause qui l'annulait, à savoir que serait nulle toute partie de leur loi qui abrogerait ou déciderait une chose qu'une autre loi défendait de décider ou d'abroger[61]. Et cet étrange projet avait encore échoué.

Dans ce désordre épouvantable personne ne s'occupait des entreprises de César, et la chute de la suprématie germanique en Gaule ne produisit aucune impression. César comprit que pour gagner le public d'Italie ses victoires ne lui serviraient à rien, et que le rappel de Cicéron lui rapporterait davantage. Il donna donc son consentement[62]. Mais cela ne suffit pas encore pour résoudre cette question compliquée. Clodius, décidé à en venir aux moyens extrêmes pour empêcher l'inévitable, imagina alors le plus invraisemblable des expédients : il se tourna contre César, et fit des avances aux conservateurs pour faire abolir les lois de César en les déclarant nulles, comme Bibulus pour les fameux motifs liturgiques[63]. Le tribunat de Clodius prit fin le 9 décembre ; mais il avait suffi pour mettre Rome dans un état voisin de la folie. La discorde était dans le parti démocratique ; Pompée n'avait pas confiance en Crassus, Crassus détestait Pompée ; Clodius et Pompée étaient en guerre déclarée ; les deux consuls n'étaient pas d'accord ; tandis que Pison était resté l'ami de Clodius, Gabinius se rangeait du côté de Pompée. Les affaires publiques étaient dans le plus grand abandon : le sénat ne s'occupait plus d'aucune affaire ; Crassus ne faisait rien ; Pompée n'agissait que d'une façon intermittente ; la loi agraire de César, pour laquelle on avait tant bataillé l'année précédente, n'était pas même appliquée. Seul le consul Gabinius faisait preuve d'une certaine activité en faisant approuver une loi anti-ploutocratique qui défendait aux Italiens de prêter de l'argent hors d'Italie, pour obliger le capital à rester dans la péninsule et en diminuer l'intérêt au profit des débiteurs[64]. En attendant, Cicéron restait en exil. Dans la séance du sénat du 1er janvier de l'an 57, on discuta enfin son rappel[65]. Certains sénateurs furent assez hardis pour déclarer que la loi de Clodius n'en était pas une, et que par conséquent il n'était pas nécessaire de faire une loi nouvelle pour l'annuler. La loi était nulle en elle-même ; il suffisait d'inviter Cicéron à revenir. Mais Pompée, plus prudent, fit prévaloir l'avis qu'il valait mieux ne pas se mettre en opposition avec les comices sur une vétille juridique, et faire approuver une loi[66]. Il s'agissait après tout d'une formalité sans importance, car la loi serait approuvée sans difficulté. Mais on avait compté sans l'entêtement de Clodius. Quand, le 25 janvier de l'année 57, la loi sur le rappel de Cicéron fut portée aux comices pour être discutée, Clodius, bien qu'il ne fût plus que simple citoyen, vint à la tête de ses bandes empêcher qu'elle fût approuvée, et la bataille fut si meurtrière que le forum fut inondé de sang. Il fallut, après la lutte, le laver avec des éponges[67].

 

 

 



[1] Cela résulte de toute la marche de la guerre et des aveux de César lui-même, qui dit à plusieurs reprises ne s'être informé des choses essentielles qu'arrivé à l'endroit même, et quand l'action était imminente. — Voy. B. G., II, XV, 1 ; II, XV, 3 ; III, VII, 1 ; IV, XX, 4.

[2] CICÉRON, A., I, XIX, 2 : Senatus decrevit... legati cum auctoritate mitterentur, qui adirent Galliæ civitates darentque operam, ne eæ se cum Helvetiis jungerent. Ce fragment de lettre est d'une importance capitale pour l'histoire de la conquête de la Gaule ; il nous révèle en effet le point de départ de la politique de César en Gaule. V. l'appendice.

[3] Voy. RAUCHENSTEIN, F. C., p. 50.

[4] Il me parait que RAUCHENSTEIN, F. C., p. 43, a démontré qu'il est vraisemblable que, contrairement à ce que dit César, les Helvètes n'émigrèrent pas tous.

[5] Je suis la version de DION, XXXVIII, 31-32, qui est différente de celle de César, B. G., I, VII, pour les raisons exposées par RAUCHENSTEIN, F. C., 51. Quant à ce qui est des sources de Dion, il me semble que Micalella, dans son beau travail : Les sources de Dion pour les guerres de César dans les Gaules, Lecce, 1896, a définitivement démontré, à l'inverse de ce que pensent Heller et Rauchenstein, que Dion n'a pas suivi les Commentaires de César, mais un autre écrivain, dont la narration différait de celle de César sur des points importants, et était souvent plus vraisemblable.

[6] NAPOLÉON III, J. C., II, 48 et suiv., me parait corriger judicieusement ce que César dit de ce travail, B. G., I, VIII. Voy. DION, XXXVIII, 31.

[7] CÉSAR, B. G., I, VIII, parle de tentatives faites par les Helvètes pour forcer le passage. II s'agit évidemment d'incidents particuliers et sans importance ; César les raconte pour donner aux Helvètes une attitude de provocateurs. Si les Helvètes avaient voulu envahir la province, qui n'était alors défendue que par une seule légion, ils en seraient venus à bout facilement, étant donnée leur immense supériorité numérique.

[8] CÉSAR, sans le dire expressément, cherche à faire croire (B. G., I, XXIX) que les émigrants étaient 360.000. PLUTARQUE, César, 18, et STRABON, IV, III (193), donnent à peu près les mêmes chiffres. Seul OROSE, VI, VII, 5, dit qu'ils étaient 157.000. Ce chiffre est le plus vraisemblable. RAUCHENSTEIN, F. C., 44, a démontré que 360.000 hommes avec trois mois de vivres auraient fait un convoi de plus de 90 kilomètres et que César aurait pu l'attaquer à son aise, où et quand il aurait voulu ; te qu'il ne fit pas. D'ailleurs César lui-même (B. G., I, XX) dit que 110.000 personnes revinrent en Suisse ; or nous verrons que les pertes des Helvètes pendant la guerre ne furent pas très considérables ; et comme un petit nombre seulement émigra vers le nord et qu'un autre groupe resta sur le territoire des Éduens, on peut supposer qu'ils étaient environ 150.000 au moment où ils partirent.

[9] RÜSTOW, H. K. C., 3, évalue les légions de César à 3.000 soldats ; mais les témoignages se rapportent aux dernières années de la guerre. Au début les légions devaient être un peu plus nombreuses. En les supposant de 4.000 hommes, six légions faisaient 24.000 légionnaires, auxquels il faut ajouter environ un millier d'auxiliaires et 4.000 soldats de cavalerie éduenne, qu'il eut au bout de peu de temps.

[10] C'est l'opinion de von Göler, à laquelle RAUCHENSTEIN, F. C., 67 et suiv., fait des objections stratégiques irréfutables si l'on admet que les Helvètes voulaient aller au sud, dans la Saintonge. On ne comprendrait pas alors comment César, qui était au sud et voulait leur couper la route, serait remonté au nord jusqu'à la hauteur de Mâcon, au lieu de se diriger sur le nord-ouest. Mais cela est-il certain ? Ne faut-il pas au contraire admettre que les Helvètes allaient au nord ? Voy. l'appendice. Alors tout devient clair. César pensait les surprendre au passage de la Saône. De cette façon la question du combat contre les Tigurins qui eut lieu sur la rive gauche de la Saône, s'éclaircit. Il me parait impossible d'attribuer à Labienus le mérite de cette victoire, comme le font APPIEN, Gall., 15, et PLUTARQUE, César, 18. Labienus est très bien traité dans les Commentaires de César : ce livre fut écrit au moment où la guerre civile menaçait, et où César devait chercher à flatter ses généraux ; pourquoi aurait-il risqué de froisser Labienus en lui enlevant le mérite d'un petit combat ? Il est vrai que le texte des Commentaires ne veut pas que César ait passé le Rhône à Lyon : B. G., I, X : In Segusiavos exercitum ducit. Les Ségusiaves occupaient, semble-t-il, la rive droite du Rhône ; et Napoléon III les a placés aussi sur la rive gauche de la Saône, simplement pour mettre ce passage des Commentaires d'accord avec la nécessité de faire passer à César le Rhône à Lyon. Mais n'est-il pas plus simple de supposer que César, qui écrivait à la hâte et sept ans après les événements, ait commis une inexactitude et se soit trompé de nom pour ce peuple ? De cette façon il n'est pas nécessaire d'admettre, comme le suppose DE SAULEY (Guerre des Helvètes, dans la Revue archéologique, 1861) que César ait passé le Rhône à Vienne, puis ait traversé de nouveau la Saône, dans une direction opposée, ce qui serait absurde.

[11] Si, du moins, on s'en rapporte à DION, XXXVIII, 32. CÉSAR, B. G., I, XI, ne parle pas des Séquanes.

[12] RAUCHENSTEIN, F. C., 61, a démontré que ce combat est décrit avec une certaine exagération par CÉSAR, B. G., I, XII. En réalité cela ne découragea pas les Helvètes.

[13] HELLER, in Phil., 19, 559.

[14] CÉSAR, B. G., VI, XI.

[15] STRABON, IV, III, 2 (192).

[16] CÉSAR, B. G., I, XXXI.

[17] CÉSAR, B. G., I, XLIV : Omnes Galliæ civitates ad se (scilicet Ariovistum) oppugnandum venisse... eas omnes copias uno prælio... superatas esse.

[18] Le prælium ad Magetobrigam dont parle Divitiacus, B. G., I, XXXI, est probablement celui auquel fait allusion Arioviste dans le discours cité dans la note précédente.

[19] CÉSAR, B. G., I, XXXVI.

[20] CÉSAR, B. G., I, XXXII.

[21] Voy. CÉSAR, B. G., I, IV ; I, XVIII ; VI, XV ; VII, XXXII. STRABON, IV, IV, 3 (197), nous dit que la plupart des peuples gaulois vivaient en républiques aristocratiques.

[22] Voyez CÉSAR, B. G., I, XXXI.

[23] Sur toute cette question voyez l'appendice.

[24] CÉSAR, B. G., I, XIV.

[25] CÉSAR, B. G., I, XV.

[26] Voy. les observations judicieuses que fait RAUCHENSTEIN, F. C., 73 sur le récit de cette marche de César, B. G., I, XV.

[27] B. G., I, XXI-XXII. Le récit a donné lieu à bien des critiques et des suppositions. Voy. LOSSAU, I, K., I, 304 ; RAUCHENSTEIN, F. C., 76 ; SUMPF, B. O., p. 14. Mais ces critiques, et surtout celle de Rauchenstein, me paraissent trop subtiles. Pourquoi ne serait-il pas possible que les Helvètes aient oublié ce soir-là d'occuper la montagne ? De telles imprudences se commettent dans toutes les guerres. Si la surprise avait échoué parce que la montagne était gardée, ce n'aurait nullement été la faute de César, et il est peu probable qu'il eût altéré tout le récit, en risquant de se donner des torts à lui-même, simplement, comme le suppose Rauchenstein, pour discréditer Considius. Il me parait plus vraisemblable que Considius se soit réellement trompé et que tout se soit passé comme le raconte César, qui a soin d'insister sur l'erreur de Considius pour dissimuler le tort qu'il eut de croire à son rapport et de perdre son sang-froid. Cette interprétation a encore l'avantage de nous confirmer ce dont nous avons des preuves nombreuses, à savoir que dans cette première guerre César était encore peu maitre de ses nerfs.

[28] Comme le suppose de Saulcy. Voy. PHIL., 49, 559.

[29] Il me parait peu probable que les Helvètes aient attaqué César, comme il le dit B. G., I, XXIII, parce que, ayant su qu'il voulait se replier sur Bibracte, il crut que l'armée romaine avait perdu courage, ou parce qu'ils voulaient lui couper la route. Tout montre que les Helvètes voulaient arriver au terme de leur émigration avec toutes leurs forces et que par suite ils évitaient d'engager une bataille avec les Romains. Il est donc probable que, s'ils avaient su que les Romains cessaient de les suivre, ils les auraient laissés aller en paix. En outre, s'ils avaient eu l'intention de détruire l'armée romaine, ils n'auraient pas repris leur route après la bataille ; mais, comme nous le verrons, ils auraient pu tenter de nouveau l'attaque le jour suivant, ce qui eût été une très mauvaise affaire pour César. Il me parait plus simple de trouver le motif de la bataille dans la surprise que César avait tentée le jour précédent.

[30] RAUCHENSTEIN, F. C., 83.

[31] B. G., I, XXV-XXVI. César décrit avec une parfaite clarté et en donnant beaucoup de détails la première partie de la bataille, l'attaque faite sur le front par les Helvètes, leur retraite, la poursuite téméraire faite par les Romains, l'attaque sur le flanc que firent les Boïens et les Tulingiens. Mais ce n'est là que le commencement de la bataille ; pour nous dire ensuite comment elle se déroula et se termina, César se contente de cinq mots : Diu atque acriter pugnatum est. Mais ce que fut cette bataille, on ne le sait pas. César ne parle plus des deux légions placées sur le haut de la colline ; il veut faire croire que le soir, tandis qu'une partie des ennemis se retiraient sur une colline, mais sans que ce fût une déroute, les Romains s'emparèrent du camp défendu avec acharnement par l'autre partie de l'armée. Il ne dit pas cependant ce que firent les Helvètes qui s'étaient retirés sur la colline, tandis que les Romains s'emparaient du camp de leurs compagnons. Est-il possible qu'ils soient restés là sans bouger ? César lui-même donne à entendre qu'il ne fit pas de prisonniers, et il avoue que les ennemis purent, la nuit même, reprendre leur route, tandis qu'il dut rester pendant trois jours sur le champ de bataille. L'ennemi ne fut donc pas poursuivi. Alors à quoi se réduit la victoire ? Tout cela montre que cette prétendue victoire de César fut, sinon une vraie défaite, du moins un insuccès qu'il a su habilement dissimuler. Si Divicon avait, lui aussi, écrit ses commentaires, nous aurions un récit fort différent.

[32] CÉSAR, B. G., I, XXVI.

[33] Les conditions de paix que CÉSAR, B. G., I, XXVIII, dit avoir imposés aux Helvètes sont telles qu'elles démentent tout le récit qu'il fait de la guerre. Il est tout à fait invraisemblable que les Helvètes se soient rendus parce que les Lingons, sur les ordres de César, ne leur donnaient plus rien. Il est évident qu'ils auraient pris ce qu'on leur refusait. En outre, si César leur fit donner non seulement du blé par les Allobroges, mais des terres par les Éduens eux-mêmes, cela montre que les Helvètes discutèrent la paix et obtinrent de bonnes conditions. Si on ajoute à cela que, comme l'a observé RAUCHENSTEIN, F. C., 97, nous ne voyons pas que César, dans la suite, ait imposé des contingents militaires aux Helvètes, on peut conclure avec une quasi certitude que les Helvètes ne se rendirent pas sans conditions, qu'ils ne livrèrent pas leurs armes et que peut-être ils ne reconnurent même pas la domination romaine.

[34] Le récit des Commentaires est probablement calqué sur ce rapport.

[35] CICÉRON, pro domo, XLI, 107-103 ; PLUTARQUE, Cicéron, 33.

[36] CICÉRON, post reditum in senatu, IX, 22.

[37] CICÉRON, pro domo, XXV, 66 ; A., III, VIII, 3.

[38] CICÉRON, pro Sext., XXVI, 56 ; XXX, 65 (mais il exagère beaucoup).

[39] CICÉRON, pro domo, XXVIII, 74.

[40] CICÉRON, pro domo, XXXVIII, 102 ; XLIII, 111.

[41] CICÉRON, pro Sext., XXXI, 68.

[42] CICÉRON, pro Sext., XXXI, 68.

[43] CICÉRON, A., III, XV, 1.

[44] Voy. CICÉRON, F., XIV, 1 ; XIV, 2 ; XIV, 4 ; ad Q., I, 3 ; I, 4 ; A., III, 7-13 ; 15 ; 19 ; 21.

[45] PLUTARQUE, Pompée, 49.

[46] DION, XXXVIII, 34. Pour ce qui est des différences essentielles entre le récit de Dion et celui de César sur ce point et des raisons pour lesquelles le récit de Dion est plus vraisemblable, voy. MICALELLA, F. D., 38 et suiv.

[47] DION, XXXVIII, 35, dit que la panique se déclara parmi les soldats ; César, au contraire, B. G., I, XXXIX, prétend que ce fut d'abord parmi les officiers supérieurs. Le récit de Dion est le plus vraisemblable. Tandis qu'il est impossible que les officiers eussent tous assez peu de dignité et de courage pour laisser voir leur frayeur aux soldats, au contraire, si l'on admet que la bataille contre les Helvètes ait été peu heureuse pour les Romains, il est très naturel qu'une panique ait éclaté parmi les soldats. La version de Dion est tellement plus naturelle que celle de César, que Petsch lui-même, toujours enclin à ajouter foi aux récits de César, admet qu'il altère ici la vérité. Cette narration nous montre combien César est porté à célébrer la valeur de ses soldats et à rabaisser les mérites des officiers supérieurs, qui appartenaient presque tous à l'aristocratie.

[48] CÆSAR, B. G., I, LIV. dit incidemment qu'Arioviste attendait des renforts. C'est là certainement la raison véritable pour laquelle Arioviste différa de livrer bataille ; les prédictions des femmes dont parle César au chapitre L n'étaient pas la raison, mais l'explication donnée aux soldats.

[49] Cet insuccès de César est relaté par DION, XXXVIII. 43, et je crois qu'il est véridique, bien que, comme le fait observer Petsch, le récit de cette guerre soit très confus dans Dion. Mais si l'on n'admet pas une aventure comme celle-là, il est difficile d'expliquer pourquoi Arioviste changea de détermination. Le récit de César n'est pas non plus sans obscurité. Par exemple, au chapitre L, il dit qu'un jour, après avoir tenu toute la matinée l'armée en champ découvert pour livrer bataille, il la ramena dans ses retranchements. Alors enfin, ajoute-t-il, Arioviste fit sortir une partie de son armée à l'assaut du petit campement et un combat violent dura jusqu'au soir ; Arioviste finit par rappeler ses soldats après de grosses pertes de part et d'autre. Comme on le voit, il est ici question d'un combat sérieux, mais d'une façon trop brève et trop vague. Que firent les soldats du petit campement, et que firent ceux du grand campement ? Ceux-ci firent-ils une sortie pour attaquer les assaillants, et s'efforcèrent-ils de faire sortir les autres troupes d'Arioviste ? Nous ne savons, en réalité, ni ce que fut le combat, ni quelles troupes y prirent part. Au chapitre suivant, César nous dit que le jour d'après il conduisit ses légions jusque sur le campement des ennemis, et que les Germains furent contraints d'accepter la bataille. Que signifie cette contrainte ? Pourquoi les Germains n'auraient-ils pas pu rester derrière leurs tranchées comme les autres jours ? Comment, d'autre part, si César était si près de leurs campements, les Germains purent-ils ranger leurs troupes en bataille ? Cette obscurité doit aussi servir à cacher quelque chose, c'est-à-dire probablement l'issue du combat du jour précédent, qui fut plus sérieux que César ne veut le donner à entendre et qui décida Arioviste à livrer bataille.

[50] CICÉRON, Post red. in sen., IX, 22, 23 ; Ad quir. post red., VI, 15.

[51] CICÉRON, A., III, XIII, 1 ; A., III, XIV, 1.

[52] CICÉRON, A., III, XV, 6.

[53] CICÉRON, de arusp. resp., XXIII, 49 ; pro domo, XXV, 67.

[54] PLUTARQUE, Pompée, 49.

[55] CICÉRON, A., III, XX, 3.

[56] CICÉRON, pro domo, XLIII, 111.

[57] CICÉRON, pro domo, IX, 23 ; X, 25.

[58] CICÉRON, pro Sext., XXXIII, 71.

[59] CICÉRON, pro domo, XXV, 66-67.

[60] CICÉRON, A., III, XXIII, 1.

[61] CICÉRON, A., III, XXIII, 2-3.

[62] DION, XXXIX, 10.

[63] CICÉRON, pro domo, XV, 40.

[64] MOMMSEN, in Hermes, 1899, p. 145 et suiv.

[65] CICÉRON, pro Sext., XXXIII, 72 ; in Pis., XV, 34.

[66] CICÉRON, pro domo, XXVI, 68 ; pro Sext., XXXIV, 73, 74.

[67] CICÉRON, pro Sext., XXXV, 77 ; PLUTARQUE, Cicéron, 33.